Article extrait du Plein droit n° 113, juin 2017
« Exploitations »
Travailleurs détachés, travailleurs délaissés
Lola Isidro
Enseignante-chercheuse en droit, université de Lorraine
Le principe fondateur de l’Organisation internationale du travail (OIT) selon lequel « le travail n’est pas une marchandise » est frontalement contredit par le sort réservé aux travailleurs détachés.
De toute part, la réalité du travail détaché est dénoncée, pour des raisons aussi diverses qu’opposées, allant de la protection du marché du travail national à celle des travailleurs concernés. Un amendement présenté en avril 2016 dans le cadre des débats sur la loi « Travail » est à cet égard symptomatique. Il était proposé d’ajouter à l’article L. 1262-2 du code du travail portant sur les conditions de détachement l’alinéa suivant : « Au titre de la protection des salariés, tout salarié détaché doit parler et comprendre le français. À défaut, l’employeur doit prendre à sa charge les services d’un interprète ». L’exposé des motifs soulignait que cet amendement avait « pour objectif de garantir que les entreprises employant des travailleurs détachés s’assurent de la compréhension des règles de sécurité ». La proposition a été rejetée ; l’idée, cependant, n’est pas tombée dans l’oubli. Depuis le printemps, les clauses dites « Molière » fleurissent. Un certain nombre de conseils régionaux et départementaux a décidé d’introduire dans ses appels d’offres une clause prévoyant l’usage obligatoire du français sur les chantiers. Sous couvert de sécurité des travailleurs, l’objectif réellement poursuivi par ces clauses est à peine voilé, il s’agit de limiter la présence de travailleurs détachés étrangers [1].
Le nombre de travailleurs détachés a connu une forte progression dans l’UE ces dernières années. Selon la Commission européenne [2], de 1,3 million en 2010, il est passé à 1,9 million en 2014, pour des détachements d’une durée moyenne de quatre mois. En France, la Direction générale du travail [3] comptabilise 286 025 travailleurs détachés déclarés pour l’année 2015. Depuis l’an 2000, époque où l’on comptait environ 7 500 travailleurs détachés sur le sol français, la croissance est continue, avec deux secteurs particulièrement friands, le bâtiment et le travail temporaire.
Avec l’ampleur prise par le phénomène, le détachement est fortement critiqué en raison principalement de la concurrence déloyale entre entreprises sous-traitantes et des effets de dumping social qu’il occasionnerait. D’après les témoignages des premiers intéressés, les conditions de travail et de vie des travailleurs détachés sont effectivement effroyables. Pour certains, la solution consisterait alors à interdire le travail, et partant les travailleurs, détachés. Pour d’autres, il s’agirait de trouver les voies d’une amélioration de la situation de ces travailleurs, dans le respect de la libre prestation de services, l’une des clés de voûte du marché unique européen. Car là est le point de tension : dans le cadre du détachement « intracommunautaire », les travailleurs détachés ne sont que les « accessoires » [4] de la prestation de services. Il s’agit de salariés envoyés à titre temporaire dans un autre État membre en vue de participer à la réalisation du service vendu. Leur présence est donc strictement liée à l’exécution de la prestation. Ce faisant, la libre circulation porte sur la seule prestation de services, et non sur les travailleurs qui l’exécutent.
La situation des travailleurs détachés se situe ainsi au cœur du conflit toujours plus vivace entre libertés économiques et droits sociaux. Actuellement, leur condition témoigne de la suprématie des premières sur les seconds, quand les exigences de dignité et d’égalité voudraient que soient avant tout garanties les conditions du travail « décent » défendu par l’OIT. Le cadre juridique réellement protecteur des salariés détachés qui serait nécessaire peine cependant à s’imposer.
Légalisation de l’exploitation
Le détachement de travailleurs pour l’exécution d’une prestation de services au sein de l’UE pose d’abord un problème de droit international privé. Une entreprise établie dans un État membre fournit un service sur le territoire d’un autre État membre, et elle y détache du personnel pour réaliser la prestation. La détermination de la loi applicable au personnel détaché est un enjeu important compte tenu des différences pouvant exister entre les législations sociales de l’État d’envoi et de l’État d’exécution de la prestation. Une entreprise située dans un État où le coût du travail est faible peut-elle faire travailler ses salariés à ce bas coût ou doit-elle se soumettre à la législation potentiellement plus stricte, et protectrice, de l’État d’accueil ? La solution générale, fixée par le règlement européen « Rome I » sur la loi applicable aux obligations contractuelles, est l’application du droit du travail du pays d’origine, dans la mesure où il s’agit du lieu où les travailleurs exécutent habituellement leur travail. De même, en matière de sécurité sociale, le texte européen qui coordonne les systèmes de sécurité sociale prévoit l’application de la loi du pays d’origine, de sorte que l’entreprise qui détache des travailleurs en France n’est pas dans l’obligation de verser des cotisations sociales aux organismes français, tant que le détachement dure moins de deux ans.
Force est de constater que la mise en concurrence de travailleurs régis par des règles plus ou moins protectrices est susceptible de favoriser le dumping social et diverses formes de concurrence déloyale. Face à ce risque, la Cour de justice de Luxembourg a jugé au début des années 1990 [5] que les États membres pouvaient étendre leur législation ou leurs conventions collectives de travail à toute personne effectuant un travail salarié, même de caractère temporaire, sur leur territoire, quel que soit le pays d’établissement de l’employeur. Le législateur européen a, par la suite, décidé d’adopter un texte, la directive 96/71 du 16 décembre 1996, concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services. Cette directive prend la forme d’un compromis : les États d’accueil doivent appliquer leur législation, mais uniquement dans la limite d’un « noyau de règles impératives de protection minimale ». Ainsi, quelle que soit la loi qui régit le contrat de travail du personnel détaché, la législation sociale du pays d’accueil doit s’appliquer s’agissant des périodes maximales de travail et minimales de repos, de la durée minimale des congés annuels payés, des taux de salaire minimal, des conditions de mise à disposition des travailleurs (notamment par les entreprises de travail intérimaire), des règles de sécurité, santé et hygiène au travail, des mesures protectrices de la maternité, des enfants et des jeunes et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes. De plus, la directive précise que, par « législation », il faut entendre les dispositions législatives, réglementaires ou administratives, ainsi que, dans le seul secteur de la construction, les conventions collectives d’application générale – c’est-à-dire les conventions devant être respectées par toutes les entreprises appartenant au secteur ou à la profession concernés [6].
Le cadre posé par la directive de 1996 est cependant lacunaire, ce qui ne cesse de poser de nouvelles difficultés au fil des élargissements de l’UE. À titre d’exemples, la directive ne pose pas de limite de durée aux opérations de détachement, elle autorise un certain nombre d’exceptions à l’application du « noyau dur » local (en particulier en cas de détachement de courte durée, de travaux de faible ampleur, etc.) et surtout, ce « noyau dur » de protection est insuffisant. La liste des matières y figurant est incomplète, certaines sont tout simplement absentes – on pense aux règles relatives au contrat de travail (conclusion, rupture, etc.) ou aux droits collectifs (représentation du personnel, droit d’action collective) – tandis que d’autres sont tronquées, telles les règles sur la rémunération. Hormis dans le secteur de la construction, le salaire minimal des travailleurs détachés est déterminé par renvoi au salaire minimum légal du lieu d’exécution, qui, s’il existe, peut être largement inférieur aux taux fixés par les conventions collectives. En somme, la directive autorise des différences de traitement qui, dans un autre contexte, seraient qualifiées de discriminations directes en raison de la nationalité. Pour ne pas entraver la libre prestation de services des entreprises, l’Union ne garantit aux travailleurs détachés qu’une protection « minimale », « donc inférieure à celle de la main-d’œuvre locale au motif que le travailleur détaché n’a pas vocation à s’intégrer de façon permanente au marché du travail du pays d’accueil [7] ». Certes, la directive réserve la possibilité pour les États d’appliquer des conditions d’emploi et de travail plus favorables mais cette faculté s’exerce sous le contrôle de la Cour de justice qui privilégie clairement, depuis une dizaine d’années, la libre prestation de services, au détriment de la protection des travailleurs.
En plus du texte de la directive qui offre une protection incomplète aux travailleurs, il faut compter avec les comportements frauduleux et, plus « simplement », avec les violations du texte. Se sont ainsi multipliées les entreprises « boîtes aux lettres » n’ayant qu’une adresse postale dans le pays où elles sont « implantées », ce qui leur permet de bénéficier du régime du détachement, notamment en matière de paiement des cotisations sociales. Ce phénomène est allé croissant avec l’élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale à partir de 2004 dont les législations sociales sont moins contraignantes. À cela s’ajoute un volume important de travail détaché non déclaré, allant de pair avec de mauvais traitements infligés à celles et ceux qui l’exécutent : imputation sur le salaire des frais de transport et d’hébergement, non-paiement des heures supplémentaires, dépassement des durées maximales de travail, logement indigne.
Autant d’infractions contre lesquelles les travailleurs détachés, laissés à eux-mêmes, ne sont pas en mesure de protester. Ainsi d’un travailleur portugais, détaché auprès de Michelin en Auvergne, ayant travaillé pendant huit mois, 10 à 12 heures par jour, sans pause ni congés, six jours par semaine, pour un salaire de 1 200-1 300 euros, jusqu’au jour où, bloqué par une sciatique, dont il doit assumer les frais de prise en charge, l’employeur le met à la porte, avec un billet d’avion pour le Portugal. Le « début de l’enfer » pour ce travailleur qui, selon ses propres termes, « n’existe pas en France » [8].
L’inefficacité et les violations de la directive sont telles qu’un certain nombre d’États membres appellent depuis quelque temps à une révision des textes.
La focalisation sur la lutte contre la fraude
Une première option minimale a été consentie en 2014 avec l’adoption d’une directive « d’exécution » de la directive de 1996 [9]. Simple accessoire à la directive de 1996, celle de 2014 vise à en garantir l’effectivité, sans apporter véritablement de nouveaux droits aux travailleurs. Elle se concentre essentiellement sur la lutte contre la fraude et l’application effective des règles relatives au détachement. Afin de lutter contre les sociétés « boîtes aux lettres », certaines dispositions visent à déterminer si l’entreprise exerce réellement une activité substantielle dans l’État d’origine. De même, la directive invite à s’assurer que le détachement n’est pas fictif et qu’il est bien temporaire. Par ailleurs, le texte entend améliorer la coopération entre les autorités nationales, tant au niveau de l’information sur les droits des travailleurs et les obligations des entreprises, que sur le contrôle des opérations de détachement, l’exécution et le recouvrement effectifs des sanctions et amendes administratives appliquées en cas de manquement à la législation sur le détachement. Enfin, le texte renforce la responsabilité solidaire au sein de la chaîne de sous-traitance dans le secteur du bâtiment, entre le donneur d’ordre et le premier prestataire de services auquel il recourt (alors que la chaîne peut être beaucoup plus complexe), en cas de non-paiement du salaire net minimum ou de cotisations indûment retenues, et il habilite les syndicats à déposer des plaintes et à engager des poursuites.
La France a transposé cette directive par le biais de plusieurs lois (la loi « Savary » du 10 juillet 2014 visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale, la loi « Macron » du 6 août 2015 et la loi « El Khomri/Travail » du 8 août 2016), ainsi que divers décrets. Avec l’Allemagne, l’Autriche, le Benelux et la Suède, la France a tenté de franchir une étape supplémentaire en demandant une véritable révision de la directive de 1996.
Rechercher l’égalisation des conditions
Sensible à la requête, la Commission européenne a rendu publique une proposition de révision le 8 mars 2016, ciblée sur trois points. L’institution propose, tout d’abord, de remplacer la notion de taux de salaire minimal par celle de rémunération minimale, notion plus large qui permettrait d’inclure d’autres éléments tels que les différentes primes et avantages (prime de Noël, 13e mois, indemnités d’intempéries, augmentations liées à l’ancienneté, etc.). En outre, l’égalité de rémunération, en vertu des règles fixées par les conventions collectives d’application générale, s’appliquerait au-delà du seul secteur de la construction. S’agissant des travailleurs détachés envoyés par une entreprise d’intérim, la proposition prévoit l’application intégrale du droit du travail de l’État d’accueil. Enfin, la Commission propose d’encadrer davantage les (très) longs détachements, en prévoyant qu’au-delà de deux ans, la loi du pays d’accueil s’applique (comme en matière de sécurité sociale).
La proposition de révision de la directive, bien que peu ambitieuse [10], vise à une amélioration, dans le sens d’une égalisation, des conditions de travail des salariés détachés. Ses chances de succès sont cependant très faibles compte tenu de l’opposition frontale de nombreux pays (Bulgarie, Croatie, Danemark, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Roumanie et Slovaquie). Car si l’on va dans le sens d’une égalisation des conditions des travailleurs détachés avec les travailleurs locaux, à quoi sert de détacher des travailleurs ? « Si ces nouvelles conditions étaient appliquées, le travail détaché n’aurait plus aucun intérêt », avance un eurodéputé polonais [11]. Où l’on comprend qu’améliorer le traitement des travailleurs détachés viderait de son sens le travail détaché. C’est que, dans son régime actuel, le détachement donne à voir l’archétype du « travail sans le travailleur [12] ». Le travail détaché est bel et bien une marchandise ; les entreprises qui détachent des travailleurs recherchent un travail au prix le plus bas possible, et ce dumping social constitue une fin en soi. Ce type de détachement devrait être proscrit, et seul devraient subsister les détachements se justifiant par le recours à un savoir-faire particulier du prestataire, prestataire dont les employés devraient travailler aux conditions applicables sur le territoire où ils exécutent leur mission.
Le jour où la Commission a fait part de sa proposition de révision de la directive « détachement », elle a aussi présenté une première ébauche du « socle européen des droits sociaux » et lancé une consultation publique à ce sujet. Le Gouvernement français y a répondu en proposant, notamment, l’instauration de salaires minima nationaux dans l’ensemble des États membres et en réaffirmant la nécessité d’achever la révision de la directive de 1996 « pour rendre effectif le principe "salaire égal pour un travail égal sur un même lieu de travail" [13] ». Reste que toute promesse visant à donner un visage social à l’Europe et, plus concrètement, à améliorer la condition des travailleurs détachés ne sera pas crédible tant que les acteurs essentiels pour la défense des droits des travailleurs, les organisations syndicales, n’y seront pas réellement associés.
Notes
[1] Théoriquement, un travailleur détaché n’est pas nécessairement étranger puisque seule la nationalité, étrangère, de l’entreprise procédant à l’envoi du travailleur à une importance du point de vue de la qualification juridique de détachement. Dans les faits cependant, les travailleurs détachés en France sont bien très majoritairement étrangers, de sorte que leur condition rejoint celle des travailleurs étrangers.
[2] « La Commission européenne présente une réforme de la directive concernant le détachement de travailleurs », communiqué de presse, 8 mars 2016.
[3] DGT, Dossier pour la Commission nationale de lutte contre le travail illégal, 30 mai 2016.
[4] Antoine Math, « Les travailleurs détachés dans le cadre de la sous-traitance internationale », Migrations Société, septembre-octobre. 2006, p. 65.
[5] CJCE, 27 mars 1990, Rush Portuguesa, aff. C-113/89 ; CJCE, 9 août 1994, Vander Elst, aff. 43/93.
[6] En droit français, cela renvoie aux conventions collectives ayant fait l’objet d’un arrêté d’extension. Certains ordres juridiques ne connaissent toutefois pas de mécanismes similaires, ou dans des conditions très strictes (comme l’Allemagne).
[7] Jean-Philippe. Lhernould et Barbara Palli, « Révision de la directive n° 96/71/CE : much ado about nothing ? », Droit social, 2016, p. 621.
[8] Témoignage tiré de l’épisode de l’émission « Les Pieds sur terre », diffusé le 26 septembre 2016, sur France culture, intitulé « Les travailleurs détachés : les forçats de l’Union européenne »
[9] Directive 2014/67/UE du 15 mai 2014.
[10] Jean-Philippe Lhernould et Barbara Palli, op. cit.
[11] « Comment faire évoluer la directive européenne sur les travailleurs détachés ? », La Croix, 17 mars 2017.
[12] Alain Morice, « Le travail sans le travailleur », Plein droit n° 61, 2004, p. 56.
[13] « Le socle européen des droits sociaux », compte rendu du Conseil des ministres, 15 février 2017.
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