Article extrait du Plein droit n° 77, juin 2008
« Les chiffres choisis de l’immigration »

Mémoire des ami(e)s

Gisèle Reboul

C’était une militante, une femme de cœur et de volonté. Secrétaire au Nouvel Observateur, elle y était la collaboratrice d’Albert-Paul Lentin, ce grand journaliste pied-noir qui œuvra à l’indépendance de l’Algérie et qui publia, notamment, La lutte tricontinentale (chez Maspéro) dédiée à son ami Ben Barka. Avec lui, elle quitta le journal de Jean Daniel après mai 68 pour participer à la création de Politique hebdo où elle assura la coordination du service « International » jusqu’à l’arrêt de ce journal en 1978. Elle s’efforça, par la suite, de toujours conjuger activité professionnelle et engagement social, notamment à Frères des Hommes (à Versailles puis à Paris) et aux éditions Karthala. Mais plusieurs facteurs l’ont conjointement et peu à peu entraînée à un grand isolement, voire un certain enfermement : un cancer qui la traumatisa dans sa féminité ; des deuils de proches, notamment de son frère agronome en Afrique, et de son dernier compagnon, ancien maquisard de l’Ain qui défila à Oyonnax le 11 novembre 1943 ; l’intransigeance de ses positions politiques que les douleurs susdites accentuaient. Elle vécut ses dernières années dans un profond désespoir et dans un dénuement volontaire. Mais cette femme d’absolu, à la foi passionnée et pudique, dont le sourire épuisé des derniers jours témoignait que l’amour l’habitait toujours, fut jusqu’au bout et concrètement fidèle à certaines causes : la Palestine, les droits des étrangers. Qu’elle ait choisi de léguer tous ses biens au Gisti témoigne de cette dernière fidélité, ainsi que de sa confiance envers lui. Qu’en retour, le Gisti soit fidèle à son souvenir.

Paul Blanquart

Germaine Joinet

Jeudi 24 avril, 9h. Il fait enfin beau à Paris. Le téléphone sonne. Germaine n’est plus. Le soleil s’éteint. Je ferme les yeux et défilent dans ma mémoire les images de ma vie judiciaire et personnelle associées à Germaine.

1968. Naissance du Syndicat de la magistrature. Tous les vendredis les réunions de bureau se tiennent au domicile de Germaine et Louis. Les magistrats de passage à Paris ne manquent jamais ce rendez-vous.

16 rue Meslay, on y mange, on y boit, on y fume, on y dort même et surtout, surtout, de 20h à 3h, on y discourt à l’infini sur la justice et la société.

Tu accueilles, Germaine, avec la même cordialité les habitués et les syndiqués provinciaux. Mais tu ne te contentes pas d’assurer l’intendance, ô combien lourde pour plus de vingt convives. Comme toutes les personnes présentes, tu interviens dans les débats.

Tu nous rappelles les valeurs que nous devons défendre. Tu dénonces la violence de l’institution. Tu t’insurges contre l’injustice qu’elle engendre, tu nous dis de toujours nous défier des exigences de l’ordre établi et du secret défense, tu nous mets en garde contre la hiérarchie, hommes et femmes de pouvoir, trop souvent du pouvoir, plus prompts à perpétuer le système qu’à encourager l’imagination. Tu insistes sur le fait que nous disposons de la force et que notre premier mérite consiste à en user avec parcimonie. Tu nous invites à être prudents avec le compromis quand il flirte avec la compromission.

Et surtout, tu milites avec l’énergie que l’on te connaît pour que toujours nous prenions en compte les droits des plus démunis. Je te soupçonne fortement d’avoir inspiré Oswald Baudot dans la rédaction de sa remarquable harangue à des magistrats qui débutent.

Nous t’écoutions, impressionnés par la force et la pertinence de tes indignations. Maurice Simon, Yves Patureau, Pierre Lyon-Caen, Nicole Obrego, François Colcombet, Philippe Texier, Jean-Pierre Michel, Etienne Bloch, Hubert Dalle, Louis évidemment, et beaucoup d’autres que je ne peux citer, faute d’avoir sous les yeux les fichiers du syndicat, s’imprégnaient de tes avis tant ils étaient au coeur de la réalité sociale.

[...] Je suis convaincu que les idées du Syndicat n’auraient pas été ce qu’elles sont si elles n’étaient pas nées au domicile de Germaine et Louis. Et si je peux me permettre une métaphore audacieuse, je dirais qu’il existe des lieux élus où souffle l’esprit. L’appartement de Germaine et Louis en fait manifestement partie.

[...] J’ai parlé de son appartement comme d’un lieu privilégié où régnait l’esprit de liberté. Quand des Colombiens, des Chiliens, des Argentins, des Italiens et bien d’autres se réfugiaient en France, où allaient-ils le plus souvent ? Chez Germaine et Louis. Ils y trouvaient le gîte, le couvert, des appuis, un moment de répit. Les renseignements généraux voyaient d’un mauvais oeil cette activité. Germaine et Louis n’en avaient cure. Ils répondaient toujours présents aux personnes en difficulté qui frappaient à leur porte. Germaine, on doit t’appeler Germaine terre d’asile.

Roland Kessous
Avocat général honoraire à la cour de Cassation et membre fondateur du Syndicat de la magistrature



Pour Germaine, la solidarité internationale allait de soi ; elle n’avait rien d’exotique, elle était le prolongement naturel de la solidarité sous toutes ses formes, elle la complétait, lui donnait tout son sens.

Germaine était déterminée, concentrée, toute de volonté tendue. Elle réussissait à être, dans le même temps, généreuse, tolérante, ouverte aux autres ; tout en étant ferme et intransigeante. Beaucoup croyaient Germaine discrète, mais c’était une apparence trompeuse. Certes, elle ne se mettait jamais en avant. Quand elle était d’accord, elle ne disait rien. Mais si elle n’était pas d’accord ou percevait une dérive possible, elle commençait à grommeler, puis à bouger sur sa chaise. Tout le monde comprenait alors qu’il fallait faire attention. Et la discussion se polarisait, tout naturellement, autour d’elle. Car elle sentait tout de suite que sous les apparentes évidences se cachaient des limites.

Germaine a été présidente du CICP (Centre International de Culture Populaire) dans ses débuts difficiles de la rue de Nanteuil. Elle avait participé à la genèse du projet, dès 1976, dans la suite des Comités Chili, de leur vrai nom Comités de soutien à la lutte révolutionnaire du peuple chilien. Elle en avait accepté la présidence, qu’elle a assumée de 80 à 85, quand Minute et Le Figaro titraient contre « le centre international du terrorisme  » […]

Germaine était dans son élément au CICP […]. Elle s’y retrouvait dans ses propres engagements. Pour la Palestine d’abord, cette lutte toujours centrale d’un peuple nié, démontrant les limites d’un droit international affaibli par le « deux poids, deux mesures » et l’arrogant cynisme des puissants. Germaine avait été active dès le début dans le Comité des médecins pour la Palestine. Et puis le Chili, l’Argentine, le Brésil et le travail avec les sans-terre et le Père Burin des Roziers, le Comité Nicaragua, l’Uruguay et sa présence efficace dans la préparation de la session à Rome du Tribunal Permanent des Peuples. Elle avait soutenu le peuple arménien et avait été reçue triomphalement avec Louis dans la nouvelle république d’Arménie par ceux qu’elle avait accueillis et défendus.

Nanteuil, c’était un refuge internationalement reconnu pour les exilés, les réfugiés, les militants […]. Mais c’était surtout la maison des immigrés, des sans-papiers, des double-peine, des exclus et des rejetés, de tous ceux qui démontrent tous les jours que la question des droits se pose en France et qu’on ne peut pas soutenir les droits dans le monde si on ne se bat pas, sans concession, pour la dignité et pour l’égalité des droits en France.

Pour Germaine, accepter l’oppression des autres, c’est renoncer, de petites lâchetés en plus grandes lâchetés, à sa propre liberté. Et Germaine était une femme magnifiquement libre. Elle avait gardé intacte sa capacité d’indignation ; toute souffrance, toute injustice la mettait hors d’elle.

Gustave Massiah
président du Centre de recherche et d’information pour le développement – CRID



Article extrait du n°77

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Dernier ajout : vendredi 25 avril 2014, 14:23
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