Article extrait du Plein droit n° 92, mars 2012
« Les bureaux de l’immigration (2) »
Le juge européen : l’ultime recours ?
Le droit des étrangers est-il devenu l’angle mort de l’État de droit ? En l’espace d’une dizaine d’années, il a subi une profonde mutation qui risque de s’ancrer durablement dans l’environnement juridique. Et il est peu probable qu’une alternance politique vienne remettre en cause ce que la droite populaire pourrait revendiquer fièrement comme un acquis répressif.
Pourtant, lorsque le 13 août 1993 [1] le Conseil constitutionnel censura la loi Pasqua par adoption de considérants de principes, certains auteurs y virent la consécration d’un statut constitutionnel pour les étrangers, inscrit dans le marbre. C’est qu’à l’époque, encore à la recherche d’une légitimité qu’il ne pouvait puiser que dans la protection effective des droits des personnes, le Conseil développait une jurisprudence libérale. La reconnaissance constitutionnelle de droits aurait dû avoir pour effet d’en consacrer la permanence et l’autorité, en les protégeant de l’aléa des alternances politiques ; on pouvait dès lors s’attendre à ce que l’instrumentation politicienne de la question de l’immigration et la stigmatisation des étrangers restent cantonnées à des débats sans grandes conséquences juridiques, et que la traduction en loi des promesses électorales se fasse dans le respect des droits garantis par la Constitution. Pourtant, en peu de temps, la portée de cette reconnaissance fut neutralisée par le rappel constant de l’absence, pour les étrangers, d’un droit général et absolu au séjour, principe qui devait prendre le pas sur la reconnaissance des libertés.
Finalement, le Conseil constitutionnel a créé un cadre dans lequel les législations libérales ou liberticides pouvaient chacune puiser leur légitimité. Pour se convaincre de la faiblesse de la construction de ce « statut constitutionnel de l’étranger », il suffit de se rapporter à l’analyse que font les Sages de la décision par laquelle le préfet peut désormais interdire à un étranger de revenir sur le territoire français.
En 1993, le législateur avait tenté d’assortir de manière automatique les arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière d’une interdiction administrative du territoire français d’une année. Cette interdiction fut analysée par le Conseil comme une sanction. Conformément aux principes généraux en matière répressive, une telle peine ne pouvait être infligée de manière automatique sans égard à la gravité du comportement ayant motivé l’arrêté et la possibilité pour l’autorité compétente d’en dispenser le mis en cause ou d’en faire varier la durée devait être garantie.
En 2011 [2], ayant à statuer sur la constitutionnalité de l’interdiction de retour, qui peut être prononcée pour une durée de cinq ans, le Conseil constitutionnel a, cette fois-ci, estimé qu’il ne s’agissait plus d’une sanction mais d’une mesure de police. Cette « nuance » conceptuelle était le seul moyen d’esquiver la critique des parlementaires qui, considérant que cette interdiction constituait une sanction, invoquaient la violation des droits de la défense puisqu’en matière répressive, aucune sanction ne peut être prise sans une phase préalable contradictoire. Ainsi, plutôt que de censurer la disposition litigieuse en invitant le législateur à prévoir un mécanisme contradictoire, tel qu’il existe par ailleurs a minima dans les relations entre l’administration et les administrés notamment en matière de police administrative [3], le Conseil constitutionnel a validé, grâce à un tour d’illusionniste portant sur la qualification juridique, le principe de l’interdiction de retour, sans qu’il soit nécessaire de la soumettre à une procédure garantissant les droits de la défense.
Cette dernière décision du Conseil constitutionnel constitue un marqueur important de l’idéologie qui l’imprègne désormais. En l’absence de publicité des délibérations ou de publication des opinions dissidentes, il est difficile de savoir quel cheminement a conduit le Conseil à abandonner au législateur le sort des étrangers. Pouvons-nous parler encore de droits fondamentaux ou de simples libertés publiques ? Les étrangers ne bénéficient plus de la protection que constitue l’État de droit, en tant que système de contraintes encadrant le pouvoir du législateur, mais sont désormais soumis à un système d’État légal [4] où le législateur règne en maître.
La décision du 9 juin 2011 comporte à cet égard un autre indice qui exprime de manière indiscutable cette dérive En posant que « l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière participe de la sauvegarde de l’ordre public qui est une exigence de valeur constitutionnelle », le Conseil autorise le législateur à restreindre plus encore l’exercice des droits et libertés afin de les concilier avec l’objectif ainsi poursuivi [5]. Comment ne pas constater que le Conseil constitutionnel a donné au gouvernement et au législateur les outils conceptuels pour mettre en œuvre la doctrine de l’immigration « choisie », qui a pris les chemins de l’immigration zéro, au préjudice de l’immigration improprement appelée « subie », en réalité celle qui trouve directement sa source dans l’exercice des droits fondamentaux.
« Juge unique, juge inique »
L’étranger doit donc chercher protection de ses droits devant les juridictions ordinaires. Mais le contentieux du droit des étrangers étant largement placé sous le régime du juge unique, se pose la question de la sécurité juridique et de l’égalité des justiciables devant le service public de la justice.
Il est coutume de dire « juge unique, juge inique ». Les praticiens en droit des étrangers connaissent bien le problème : ils savent que le sort de l’étranger qu’ils défendent dépend surtout de la personnalité du magistrat auquel est soumis son cas – qu’il s’agisse du juge administratif, qui contrôle la légalité des décisions relatives à l’entrée, au séjour ou à l’éloignement, ou du juge des libertés et de la détention, qui décide de la prolongation ou non de la rétention administrative. À deux reprises, la Cour de cassation a eu à statuer sur des difficultés de partialité subjective. Dans une première affaire, une cour d’appel avait « sanctionné » un préfet qui semblait choisir le lieu de rétention non pas en fonction des places disponibles dans les centres situés à proximité du lieu de l’interpellation, mais plutôt en fonction de la jurisprudence de la juridiction dans le ressort de laquelle se trouvait le centre. Saisie de cette délicate question, qui s’apparente à un détournement de pouvoir, la Cour de cassation a préféré botter en touche et censurer l’ordonnance de la cour d’appel, pas dupe de la manœuvre, aux motifs que la décision par laquelle le préfet choisit le centre dans lequel un étranger sera placé en rétention est un acte administratif que le juge judiciaire ne peut censurer sans porter atteinte au principe de séparation des pouvoirs [6].
Dans une autre affaire, un étranger avait réussi à démontrer que le préfet déterminait les dates de placement en rétention en fonction des dates auxquelles siégeait l’un des juges des libertés et de la détention du tribunal compétent, manifestement favorable à l’administration. La Cour de cassation dut alors répondre à un grief qui semblait sérieux puisqu’elle jugea que « même à le supposer établi, le fait que la position du juge sur une question de droit qui lui est soumise soit prévisible n’est pas de nature à remettre en cause son impartialité » [7].
La question du juge unique constitue un enjeu important du contentieux, qui peut être déterminant dans la logique d’efficacité de la politique répressive. C’est la raison pour laquelle la généralisation du juge unique crée une sorte de grande loterie où administration et étrangers perdent ou gagnent au gré de la personnalité des magistrats de permanence. Les mêmes critiques peuvent être adressées au juge administratif, mais il ne semble pas que la question de la partialité des juges ait été évoquée de manière aussi franche que dans les exemples ci-dessus. Il s’agit manifestement d’une question qui fâche, car remettre en cause l’impartialité d’un magistrat, c’est remettre en cause l’intégralité du système et la preuve de la partialité d’un magistrat reste difficile, voire impossible, à rapporter.
Dans ce contexte, le droit de l’Union européenne ou de la Convention européenne sont-ils susceptibles d’offrir de nouvelles perspectives, en considérant les ressortissants étrangers non pas comme des objets à usage politique mais comme des véritables sujets de droit ? Quelques décisions récentes peuvent le laisser penser.
Rappel à la règle
L’approche de la question migratoire par le droit de l’Union européenne n’est pas appréhendée exclusivement, comme en France, sous l’angle répressif. L’interprétation de la directive « retour » du 16 décembre 2008 par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est, sur ce point, caractéristique de la différence de philosophie entre les deux systèmes. L’affaire El Dridi [8], désormais bien connue, a donné l’occasion à la Cour de considérer que le simple fait de se soustraire à l’exécution d’une mesure d’éloignement ne pouvait être sanctionné pénalement par une peine d’emprisonnement sans aller à l’encontre d’une directive dont la priorité reste l’éloignement effectif des étrangers en situation irrégulière. Cet arrêt remet en cause la possibilité de placer en garde à vue les étrangers en situation irrégulière à la suite d’une mesure d’éloignement non exécutée pour ce seul motif, puisque cette mesure ne peut être déclenchée que si l’infraction est punie d’une peine d’emprisonnement. Or, l’emprisonnement pour séjour irrégulier étant déclaré par la CJUE contraire au droit européen, la garde à vue s’en trouve ainsi neutralisée (C.Q.F.D.). Compte tenu de l’effet immédiat de cette interprétation sur les objectifs assignés par le ministère de l’intérieur en matière d’éloignement sachant que la garde à vue était devenue une étape incontournable du processus d’éloignement, le garde des Sceaux s’empressa d’informer ses procureurs que si l’arrêt El Dridi pouvait faire obstacle au placement en garde à vue des étrangers s’étant soustraits à une mesure d’éloignement, il n’empêchait pas l’interpellation des étrangers en simple situation irrégulière.
Cette analyse défiant le sens commun amena la Cour de Luxembourg à préciser son propos dans l’arrêt Achughbabian [9]. Les États ne peuvent réprimer pénalement l’irrégularité du séjour que s’ils ont tout mis en œuvre pour assurer l’exécution des décisions de retour, y dit-elle en substance. Compte tenu de la rédaction des articles L. 621-1 et L. 624-1 du Ceseda qui répriment l’entrée et le séjour irréguliers, le droit français reste donc toujours en infraction au droit européen.
C’est surtout la Cour européenne des droits de l’Homme qui, ces dernières années, a dû rappeler au gouvernement français les fondamentaux de la protection minimum des droits de l’homme et des libertés. La critique vise toutefois plus les garanties que la substance même des droits, bien que de nombreuses condamnations portent sur la violation de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CEDH) qui protège le droit au respect de la vie familiale. Il en est ainsi du contentieux des refus d’entrée sur le territoire au titre de l’asile.
Avant la loi du 20 novembre 2007, les demandeurs d’asile qui se voyaient refoulés à la frontière aux motifs que leurs demandes étaient manifestement infondées, disposaient d’un recours en référé devant le tribunal administratif. Les modalités d’examen de ces requêtes étaient telles que toute demande mal documentée ou mal argumentée était « triée », c’est-à-dire rejetée sans qu’une audience ne permette au demandeur d’exposer plus précisément ses doléances. Surtout, à supposer que le juge tienne audience, ce recours n’était pas en lui-même suspensif et l’intéressé pouvait être éloigné avant même que le tribunal rende sa décision qui, le cas échéant, concluait au non-lieu à statuer. On peut imaginer l’effet de cette procédure sur la célérité de l’administration à exécuter au plus vite les refoulements.
Comme on pouvait s’y attendre, la Cour européenne des droits de l’homme considéra que ce traitement privait les demandeurs d’asile à la frontière d’un recours effectif, ce qui obligea le gouvernement à modifier la législation et à mettre en place un recours suspensif [10].
Les critiques de la Cour portent également sur les garanties procédurales offertes aux étrangers maintenus en rétention administrative. Dans un arrêt du 2 février 2012 [11], elle a jugé que les demandeurs d’asile placés en rétention ne bénéficiaient pas d’un recours effectif compte tenu, d’une part, des conditions d’examen de leur demande par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) et, d’autre part, des conditions dans lesquelles étaient examinées les requêtes contestant la légalité des mesures d’éloignement. L’affaire qui lui avait été soumise était particulièrement symptomatique du traitement réservé au migrant par les autorités françaises.
Condamnation claire
L’intéressé, de nationalité soudanaise, était à peine entré sur le territoire français pour déposer une demande d’asile qu’il se retrouva en garde à vue, déféré puis condamné en comparution immédiate à une peine d’emprisonnement pour séjour irrégulier sans que ne (re)vienne à l’esprit du procureur de la République ni même des magistrats que l’article 31 de la convention de Genève relative à la protection des réfugiés instaure une immunité pénale interdisant que des réfugiés ne soient condamnés au seul motif de leur entrée irrégulière. Durant sa détention, l’intéressé tenta vainement de déposer une demande d’asile en adressant à la préfecture une lettre en ce sens. En guise de réponse, l’administration lui notifia un arrêté de reconduite à la frontière. Ne disposant que d’un délai de quarante-huit heures pour contester cette décision, en l’absence d’interprète mis à disposition par l’administration pénitentiaire, il rédigea une requête en langue arabe qui fut quand même jugée recevable. Il fut convoqué et bénéficia de l’assistance d’un avocat d’office juste avant l’audience, lequel ne put rien faire d’autre que d’exposer platement les allégations du demandeur, sans avoir été en mesure de préparer plus sérieusement le dossier. Le recours fut bien sûr rejeté et l’intéressé fut placé en rétention administrative à sa sortie de prison. Il put saisir l’Ofpra et déposer sa demande en français grâce à un interprète de la Cimade (l’interprète n’est pas de droit en la matière). Après un examen sommaire de sa demande et une demi-heure d’entretien, l’officier de protection estima la demande incohérente. Le malheureux dut son salut à la Cour européenne des droits de l’Homme qui, saisie dans l’urgence, recommanda au gouvernement français de suspendre l’exécution de la mesure d’éloignement. Finalement admis sur le territoire, il put faire examiner sa demande par la Cour nationale du droit d’asile qui le reconnut réfugié.
La condamnation de la Cour européenne des droits de l’Homme est claire et sans appel. En substance, elle considère que le placement en procédure prioritaire est systématique en rétention administrative sans que soit examiné in concreto le bien fondé de la demande, que la procédure d’asile ne présente pas de garanties sérieuses faute de droit à un interprète dès le dépôt de la demande alors qu’elle doit être rédigée en langue française, et que les conditions dans lesquelles le tribunal administratif statue sur les requêtes ne peuvent conférer à ce recours un caractère effectif. Ni le Conseil d’État, ni le Conseil constitutionnel n’avaient pourtant trouvé à redire de ces procédures désormais bien huilées et, il est vrai, efficaces en matière d’éloignement.
C’est encore une décision récente de la Cour de Strasbourg qui est venue sévèrement censurer la pratique française d’enfermement administratif des enfants étrangers (voir p. 25). Décidément, même si sur le plan politique l’Europe s’érige en forteresse contre les migrants, ses juges savent parfois faire rempart contre le grignotage insidieux de leurs droits par les législations des États membres.
Notes
[1] Décision n° 93-325 DC du 12 et 13 août 1993.
[2] Décision n° 2011-631 du 9 juin 2011.
[3] Loi du 12 avril 2000.
[4] Sur la notion d’État de droit et la distinction État de droit/État légal, Jacques Chevallier, l’État de droit, Ed. Montchrestien, 2003 ; Marie-Joëlle Redor, De l’État légal à l’État de droit. L’évolution des conceptions de la doctrine publiciste française, 1870-1914, Ed. Economica-Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1992.
[5] Patrick Henriot, « Les sages capitulent », Plein droit n° 90, septembre 2011.
[6] Cass. Civ. 1re, 26 janvier 2011, n° 10-12665. En effet, en dehors du procès pénal, seul le juge administratif peut apprécier la légalité d’un acte administratif.
[7] Cass. Civ. 1re, 18 mai 2011, n° 10-10282.
[8] CJUE, 28 avril 2011, n° C- 61/11. Voir le cahier de jurisprudence dans ce numéro.
[9] CJUE, 6 décembre 2011, n° C-329/11.
[10] Aff. Gebremedhin c. France, 26 avril 2007, n° 25389/05.
[11] Aff. I.M. c. France, 2 février 2012, n° 9152/09.
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