Article extrait du Plein droit n° 88, mars 2011
« Immigration : l’exception faite loi »
Le Maroc gère les flux des indésirables
Diane Kitmun
Juriste, membre du Gisti
Fin décembre 2010, une centaine de migrants subsahariens, dont plusieurs femmes et enfants, ont été victimes de rafles dans les quartiers populaires de Rabat en vue de leur refoulement vers la frontière algérienne. Selon le Gadem (Groupe antiraciste d’accompagnement et de défense des étrangers et migrants), « il est vraisemblable que les autorités marocaines cherchent à gonfler les chiffres des refoulements de l’année 2010 pour satisfaire l’Union européenne » [1]. Les rafles ont continué début 2011 avec, notamment, le refoulement de soixante migrants vers la Mauritanie, frontière désertique et minée [2]. En menant cette politique, le Maroc entend dissuader les migrants de poursuivre leur route vers l’Europe. Il s’efforce ainsi de remplir son contrat avec l’Union européenne (UE) dont l’une des composantes réside dans sa participation à la lutte contre l’immigration irrégulière. En effet, craignant une invasion de migrants en mal de protection et en quête d’une vie meilleure, l’UE a amorcé, au début des années 2000, un processus d’externalisation de ses politiques migratoires3. Dès lors, la lutte contre l’immigration irrégulière et la réadmission sont parties intégrantes des accords d’association et de coopération conclus entre l’UE et les pays tiers.
Ces notions sont apparues dans les relations UE-Maroc avec l’adoption de la Déclaration de Barcelone, en novembre 1995, initiant le partenariat euro-méditerranéen pour la création d’un espace commun de paix et de stabilité ainsi qu’une zone de libre-échange. Le Maroc s’est joint à cette dynamique par la signature d’un accord d’association avec l’UE en 1996, entré en vigueur en 2000. Cet accord instaure un dialogue notamment sur la réadmission et définit des actions prioritaires telles que « la réduction de la pression migratoire ». Dans le cadre de cet accord, la coopération financière a été mise en œuvre jusque fin 2006 à travers le programme Meda I (lancé en 1996) modifié en 2000 (Meda II). Les fonds Meda ont été progressivement utilisés à des fins sécuritaires dans le domaine migratoire suivant l’orientation fixée par la politique européenne en matière de lutte contre l’immigration irrégulière. Ainsi, le programme indicatif national Meda (2002-2004) du Maroc prévoyait trois projets pour lutter contre l’émigration illégale. Il n’est plus question ici d’empêcher les candidats à l’exil d’atteindre le sol européen mais bien de les empêcher de quitter le sol africain.
À partir du 1er janvier 2007, l’Instrument européen de voisinage et de partenariat (IEVP) prend le relais du programme Meda dans le cadre de la nouvelle Politique européenne de voisinage (PEV). Le Maroc en est le premier bénéficiaire. La PEV, lancée en 2004, a pour objectif d’approfondir et mieux cibler la mise en œuvre du partenariat euro-méditerranéen. Des plans d’action spécifiques pour chaque pays partenaire sont adoptés en fonction des spécificités de chacun d’entre eux. Le plan d’action UE-Maroc entré en vigueur en 2005 définit les questions relatives à la migration et à l’asile comme primordiales. Lors du septième conseil d’association UE-Maroc d’octobre 2008, le Maroc est le premier pays méditerranéen à passer du statut d’associé ordinaire de l’UE à celui d’associé avancé. À cette occasion, l’UE « salue les efforts du Maroc pour faire face à l’immigration illégale, qui ont conduit à une réduction substantielle de ces flux en provenance de ce pays » [3]. Les enjeux financiers que représente le partenariat UE-Maroc ainsi que la perspective pour le Maroc d’intégrer progressivement le marché intérieur de l’UE, conduisent ce dernier à remplir son rôle de gendarme de l’Europe avec zèle.
La récompense de l’UE
Afin de bloquer la sortie du territoire marocain aux candidats à l’exil, qu’ils soient étrangers ou ressortissants, le Maroc participe activement au contrôle de la frontière de l’Union européenne, notamment à travers des patrouilles conjointes avec l’Espagne dans le cadre du programme Sive (Système intégré de vigilance électronique). Ce dispositif de contrôle très sophistiqué s’étend sur toute la frontière méridionale de l’Espagne, des îles Canaries à Almeria en passant par Ceuta et Melilla [4]. Depuis 2005, c’est l’agence européenne Frontex qui coordonne les opérations d’interceptions maritimes entre les côtes africaines et les îles Canaries [5]. Cette militarisation de la frontière méditerranéenne a rendu le passage du détroit de Gibraltar plus difficile et contraint les candidats à l’exil à emprunter des routes migratoires plus longues et périlleuses les exposant ainsi au risque de perdre la vie en pleine mer. Elle est également source de dérives mortelles de la part des forces de sécurité. En 2005, au moins quatorze migrants ont trouvé la mort sous les balles des autorités marocaines et espagnoles alors qu’ils tentaient de franchir les grillages de Ceuta et Melilla. Ces événements tragiques, sans être généralisés, n’en sont pas moins isolés.
Sur le plan interne, le Maroc a adopté, en novembre 2003, la loi n° 02-03 relative à l’entrée et au séjour des étrangers au Maroc, à l’émigration et à l’immigration irrégulières qui instaure, notamment, un délit d’émigration. Elle pose ainsi un cadre légal permettant au Maroc d’arrêter les migrants ou ses ressortissants qui tentent de quitter son territoire pour se rendre en Europe « de façon clandestine », et ce, en violation du droit de « quitter n’importe quel pays, y compris le sien » énoncé par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Un an après l’adoption de la loi n° 02-03, l’UE annonçait le déblocage de 40 millions d’euros pour la « gestion des contrôles frontaliers » dans le cadre du programme Meda II, finalement versés en 2006 avec une enveloppe supplémentaire de 30 millions d’euros. Le Maroc répond ainsi aux exigences de l’UE et accepte de devenir une « vaste zone d’attente » [6]. Aujourd’hui, 10000 à 15000 migrants en situation irrégulière seraient bloqués au Maroc. Nombre d’entre eux y sont présents depuis plusieurs années.
Dans sa lutte contre l’immigration irrégulière, le Maroc ne se contente pas de contrôler la frontière de l’UE, il adopte également une politique répressive à l’encontre des migrants présents sur son territoire. Afin de les dissuader de rester au Maroc, ces derniers sont régulièrement victimes d’arrestations et de rafles la plupart du temps effectuées au faciès. Ils sont ensuite détenus au commissariat pendant une durée de quelques heures à plusieurs jours. Les dispositions protectrices de la loi n° 02-03 ne sont pas appliquées par manque de volonté et par méconnaissance de la part des autorités. Privés de leurs droits de recourir à l’assistance d’un avocat, d’un interprète ou d’un médecin, de contacter une personne de leur choix ou de leur ambassade, les migrants sont détenus dans des conditions inhumaines et dégradantes. Présumés être entrés au Maroc par l’Algérie, le procureur du roi prend systématiquement à leur encontre une décision orale de refoulement vers la frontière maroco-algérienne, fermée officiellement depuis 1994, non loin de la ville d’Oujda située au nord-est du pays. De l’arrestation au refoulement, les procédures prévues par la loi ne sont jamais respectées. Après avoir été violentés et dépouillés de leurs biens les plus précieux, les migrants sont abandonnés dans un no man’s land où ils se retrouvent exposés aux attaques, viols, séquestrations de bandes de délinquants. Les femmes enceintes et les mineurs n’échappent pas au refoulement alors même qu’ils font partie des catégories protégées par la loi. Les autorités marocaines savent pertinemment que, dans les heures qui suivent leur refoulement, les migrants reviennent à Oujda, devenue « une prison à ciel ouvert » [7]. Pour autant, ce ballet incessant d’arrestations et de refoulements perdurera tant que le Maroc aura besoin de montrer à l’Union européenne sa participation active dans la lutte contre l’immigration irrégulière.
Le HCR comme alibi
Malgré les violences et violations des droits commises au nom de la protection de ses propres frontières, l’UE présente le Maroc comme un partenaire privilégié œuvrant pour la promotion des droits de l’homme. La présence du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) au Maroc fait de ce pays une zone soi-disant sûre où les demandeurs d’asile potentiels peuvent y demander une protection. De ce fait, l’Union européenne se sent légitime à contourner ses obligations internationales en matière d’asile et n’a donc aucun scrupule à verrouiller ses frontières. Pour autant, bien que le Maroc ait signé la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés et malgré la présence du HCR, le sort des demandeurs d’asile et réfugiés au Maroc reste dramatique. En effet, même si le Maroc a adopté, le 29 août 1957, un décret royal fixant les modalités d’application de la Convention de Genève, ce décret est resté lettre morte. L’examen des demandes d’asile est donc assuré par le HCR à Rabat mais le statut de réfugié, une fois octroyé, ne trouve aucune effectivité au Maroc. Ce dernier refuse, en effet, de reconnaître aux réfugiés les droits afférents à leur statut, notamment en matière de séjour, de travail, d’accès aux services publics ou de liberté de circulation. Les réfugiés sont ainsi condamnés à vivre dans des conditions de précarité extrême dans un pays qu’ils ne peuvent pas quitter. Les réfugiés et demandeurs d’asile s’organisent et tentent de faire entendre leurs revendications à travers des sit-in devant les locaux du HCR ou des communiqués. Jusqu’à présent ces démarches sont restées vaines. L’espoir de recommencer une nouvelle vie au Maroc perdure pour certains, s’amenuise pour d’autres. Beaucoup d’entre eux espèrent faire partie des quelques personnes qui bénéficieront du programme de réinstallation dans un autre pays, mis en place par le HCR, d’autres imaginent toutes sortes de stratégies pour quitter le Maroc.
La carte de réfugié délivrée par le HCR les protège un tant soit peu contre les refoulements à la frontière maroco-algérienne mais pas encore contre les arrestations. Pour obtenir une libération avant le refoulement, il est nécessaire que le HCR intervienne. Encore faut-il qu’il soit prévenu. Il en est de même pour les demandeurs d’asile enregistrés auprès du HCR. En revanche, ceux qui ne sont que « préenregistrés » c’est-à-dire qui n’ont en leur possession qu’un bout de papier leur indiquant la date de rendez-vous en vue de leur enregistrement, ne disposent d’aucune protection du HCR en cas d’arrestation. Alors même qu’ils se sont présentés au bureau du HCR pour solliciter une protection internationale, celui-ci ne les considère pas encore comme de « vrais » demandeurs d’asile durant cette phase de pré-enregistrement qui peut durer plus d’un mois.
Le rôle du HCR au Maroc peut apparaître ambigu. Présent dans le cadre de la politique européenne d’externalisation de l’asile institutionnalisé par le programme de La Haye, il a notamment pour rôle d’accompagner le Maroc dans la mise en place d’un dispositif national en matière de droit d’asile tel que prévu dans le plan d’action PEV. L’objectif consiste donc à associer « le HCR à une démarche de l’UE tendant à développer les ‘‘capacités d’accueil’’ des pays voisins [en l’espèce du Maroc], pour réduire les entrées sur le territoire européen » [8]. Le Maroc freine sur ce point de crainte de devoir pleinement supporter la charge de l’accueil des demandeurs d’asile et des réfugiés qui, au départ, souhaitaient se rendre en Europe. Le HCR s’efforce donc de ne pas effrayer le gouvernement marocain en limitant l’enregistrement des demandeurs d’asile et des réfugiés. Il semblerait d’ailleurs que, chaque année, le nombre de réfugiés reconnus comme tels soit à peu près équivalent à celui des réinstallations. Au 31 octobre 2010, le Maroc comptait 768 réfugiés.
Accord de réadmission
Les négociations entre l’UE et le Maroc concernant la signature d’un accord de réadmission sont ouvertes depuis l’année 2000. Cet accord obligerait le Maroc à réadmettre les Marocains, les apatrides et les ressortissants de pays tiers qui seraient en situation irrégulière dans l’un des États membres de l’UE et qui auraient transité par le Maroc pour s’y rendre. Ce dernier résiste à intégrer dans cet accord la réadmission des non-nationaux. Il est en effet difficile de voir quel serait l’intérêt du Maroc sur ce point. L’UE, bien consciente de ces réticences, tente de convaincre le Maroc en lui faisant miroiter des facilitations de visas pour ses ressortissants. Cet aspect du partenariat ne sera examiné qu’une fois l’accord signé. L’UE exerce également un chantage en conditionnant à la signature de l’accord le déblocage des appuis techniques et financiers concernant la question prioritaire de la migration et de l’asile [9]. Le Maroc pourrait donc être amené à céder prochainement face aux exigences européennes. Si tel n’était pas le cas, l’UE pourrait être tentée de bloquer la mise en œuvre d’autres volets du plan d’action plus avantageux économiquement.
En externalisant le contrôle de ses frontières et en transférant la charge de l’accueil des migrants à des pays qui, comme le Maroc, ne sont pas prêts à assumer ce rôle sur le plan tant juridique que démocratique, l’Union européenne mène une politique qui ne fait que conduire au renforcement de la précarisation des migrants et à la violation de leurs droits. La conclusion prochaine d’un accord de réadmission laisse ainsi présager du pire.
Gisti et Gadem, des partenaires
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Notes
[1] « Immigration clandestine : rafles policières à Rabat », Le Soir, 30 décembre 2010, www.lesoir-echos.com/2010/12/30/immigration-clandestine-rafles-policieres-a-rabat/
[2] Helena Maleno, « Expulsados de frontera en frontera », Pandoras invisibles, 1er février 2011, http://pandoras.periodismohumano.com/2011/02/01/expulsados-de-frontera-en-frontera/ 3Claire Rodier, « L’externalisation des politiques migratoires », in Migreurop, Atlas des migrants en Europe, éd. Armand Colin, 2009, pages 96-98.
[3] 7e conseil d’association UE-Maroc, Déclaration de l’UE, 13 octobre 2008.
[4] Claire Rodier, « Frontex, l’agence tout risque », Plein droit, n° 87, pages 8-11, 2010.
[5] Ibid.
[6] Abdelkrim Belguendouz, « Le Maroc, vaste zone d’attente ? », Plein droit, n° 57, pages 35-40, 2003.
[7] Hicham Rachidi, « Zones tampons au Maroc », in Migreurop, Atlas des migrants en Europe, éd. Armand Colin, 2009, pages 96-98.
[8] Jérôme Valluy, « Le HCR au Maroc : acteur de la politique européenne d’externalisation de l’asile », L’Année du Maghreb [en ligne], vol. III, 2007, mis en ligne le 1er novembre 2010. URL : http://anneemaghreb.revues.org/398
[9] Mid-Term Review of the Country Strategy Paper Morocco and National Indicative Program 2011-2013.
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