Article extrait du Plein droit n° 80, mars 2009
« Sans papiers, mais pas sans voix »
« Défendre les droits et témoigner »
Emmanuel Blanchard et Hélène Spoladore
Après la Seconde Guerre mondiale, la Cimade intervient à nouveau pendant la guerre d’indépendance algérienne auprès des personnes internées dans des camps : à partir de 1957, des centres d’assignation à résidence sont mis en place afin d’enfermer des suspects de soutien aux nationalistes algériens, et la Cimade apporte à ces internés une assistance sociale [3]. Cette action, acceptée par le pouvoirs en place, se double d’un soutien politique qui conduit les plus engagés des équipiers à œuvrer aux côtés du FLN. Ce lien avec l’Algérie et les Algériens est, d’une certaine manière, singulier, mais nous n’avons eu de cesse de venir en appui aux exilés, aux réfugiés, et de nous intéresser à ce qui se passait à l’intérieur des lieux d’enfermement, notamment au travers de notre commission « prisons ». Ainsi, en 1975, nous avons été en première ligne dans la dénonciation du hangar d’Arenc, sur le port de Marseille, qui servait depuis 1964 de lieu d’internement clandestin pour les expulsions par bateau d’Algériens.
Légalisée en France en octobre 1981, la rétention administrative des étrangers s’est traduite dans les faits trois ans plus tard, à la faveur d’une inflexion politique du gouvernement – liée à la montée du Front national – qui voulait corriger son image devant l’opinion. Dès cette époque, la Cimade a obtenu d’être présente dans certains centres de rétention.
Cette entrée dans les centres de rétention a suscité d’importants débats en interne. Il n’a pas fallu moins de deux assemblées générales pour trancher entre ceux qui jugeaient important d’y aller pour savoir ce qu’il s’y passait et ceux qui ne voulaient pas participer à une forme de collaboration honteuse avec une politique répressive. Finalement, la décision a été prise d’accepter cette mission, ce qui n’a pas été sans entraîner les récriminations de certaines associations.
Un premier tournant est intervenu en 1991 : le recours contre les arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière (APRF) devenant suspensif, la Cimade s’est engagée alors dans l’aide juridique afin de faire valoir les droits des retenus et contester leur « reconduite ». Cette mission d’aide à l’exercice des droits sera difficilement acceptée, mais finalement reconnue et inscrite en 2001 dans le premier décret relatif à la rétention administrative, à la suite d’une première tentative de la direction des libertés publiques (DLPAJ), du ministère de l’intérieur, et de la direction des populations et des migrations (DPM) du ministère des affaires sociales, durant l’été 2000, de marginaliser le rôle de la Cimade et de la remplacer par l’Office des migrations internationales (OMI).
Toujours en 2001, et suite à la première offensive des administrations centrales contre la Cimade, nous décidons de publier le premier rapport d’ensemble relatif à l’intervention dans les centres de rétention. La formalisation de notre rôle de témoignage est l’aboutissement logique de débats internes : nous devions témoigner sur ce qui se passait en rétention, alors même que nous sentions bien la menace d’une restriction de notre marge de manœuvre. Cette évolution n’a pas donné lieu à des remarques de la part des gouvernements successifs, même si nous avions des indications régulières que nous étions toujours « à la limite » de ce qui était acceptable par les pouvoirs publics. Cette information sur les conditions d’enfermement des étrangers en instance d’expulsion est devenue de plus en plus critique au fur et à mesure que la politique du chiffre a transformé les centres de rétention administrative, développant une logique d’industrialisation de l’expulsion.
Assistance humanitaire et morale, aide juridique et témoignage citoyen sont ainsi devenus inextricablement mêlés au fur et à mesure du raidissement répressif des politiques migratoires et des évolutions de l’association.
Une deuxième alerte a eu lieu en 2000. Deux ans auparavant, l’inspecteur général de l’administration, M. Karsenty, à la demande de Jean-Pierre Chevènement alors ministre de l’intérieur, avait fait un rapport sur les centres de rétention. Ce rapport, plutôt bon, recommandait une harmonisation « par le haut », la mise en place d’un cadre plus protecteur, l’amélioration des conditions matérielles, la création d’un dispositif médical, etc. À la suite du rapport, un projet de décret a été soumis à la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) et à la Cimade. Ce projet préconisait qu’une association nationale puisse intervenir auprès des étrangers pour « concourir au plein exercice de leurs droits ». Il maintenait cependant une différence entre centres de rétention ouverts à une mission associative et locaux de rétention ou aucune intervention n’était prévue.
Mais surtout, en plein été, le projet de décret est modifié, et la convention d’intervention de la Cimade en rétention remise en cause. Elle y est remplacée, pour ce qui est de l’accompagnement social, par l’OMI, organisme sous tutelle de l’État et sa mission d’appui juridique est remise en cause. La Cimade monte alors au créneau et mobilise les médias. Le projet est révisé et aboutit au décret de mars 2001 qui reconnaît la mission de défense des droits des étrangers.
2004 : nouvelle alerte à l’occasion d’une modification du décret, rendue nécessaire par l’évolution de la loi qui, en 2003, fait passer le nombre de jours de rétention de douze à trente-deux. Nous avions alors fait savoir que nous n’étions pas obligés de garder le « monopole » de l’intervention en rétention. Nous avons été pris au pied de la lettre ! Un premier projet de texte parlait même de départementalisation des dispositifs, chaque préfet choisissant son association… Face à nos protestations, le décret est renouvelé sans modification et la Cimade reste seule en rétention.
Depuis 2003, nous avions pris langue avec le Secours catholique pour partager notre mission en rétention. Nous avions conclu une convention expérimentale en 2007-2008 par laquelle la Cimade intégrait des salariés du Secours catholique pour voir si le partage de l’intervention en rétention était possible. Quand Hortefeux a parlé de modifier le décret pour ouvrir la possibilité d’intervention à d’autres associations, nous n’y avons donc pas vu d’inconvénient, bien au contraire, à condition que la mission ne soit pas dénaturée. Nous pensions que l’association retenue devait avoir une envergure nationale pour pouvoir résister à la pression des préfectures, et disposer du réseau indispensable à un suivi et une défense utile des personnes en rétention.
Depuis fin 2007, nous demandions à être reçus par le ministère, parfois en partenariat avec le Secours catholique, mais toujours en vain. Nous avons même été écartés d’une commission à laquelle Nicolas Sarkozy lui-même, alors qu’il était encore ministre, nous avait demandé de participer. Dans le même temps, alors que la situation était de plus en plus tendue dans les centres de rétention (révoltes au Mesnil-Amelot, incendie à Vincennes…), certaines associations venaient nous voir pour nous signaler qu’elles avaient été approchées par Hortefeux pour reprendre la mission.
Cette dégradation des conditions de rétention a engendré de nombreux débats internes. Lors de notre assemblée générale d’octobre 2008, 20 à 25 % de nos membres étaient favorables à ce que la Cimade se retire des centres de rétention. Cette position s’était déjà exprimée à deux reprises : en 2002 avec l’instauration de la politique des quotas, et en 2003 lors du passage de la durée de rétention de douze à trente-deux jours.
Aujourd’hui, bien que le poids du subventionnement de notre mission en rétention n’ait cessé d’augmenter dans nos équilibres internes, et même si du fait de la croissance du nombre des retenus nous avons beaucoup embauché, si les conditions de notre intervention ne sont plus respectées, nous n’hésiterons pas à repartir de zéro. L’instrumentalisation de l’association a toujours été un questionnement important dans l’association, mais c’est un questionnement qui traverse tout le secteur associatif. La question qui demeure c’est : à quoi a servi la Cimade depuis 1985 ? À aider un système et un dispositif liberticides à se renforcer en prenant des allures « acceptables » ou, à l’inverse, à apporter, par son expertise et son expérience, les arguments pour critiquer ce système, arguments qui permettront de convaincre la société française que l’éloignement forcé n’est pas une politique tenable ? C’est une question lancinante, à laquelle il n’est possible ni d’échapper, ni de répondre de façon simpliste ou binaire.
Depuis 2002 – mais les bases en ont été construites depuis vingt ans –, les gouvernements successifs ont mis en branle une machine à expulser qui désagrège lentement les libertés fondamentales. Telle qu’il existe actuellement, le régime de la rétention et de l’expulsion est profondément liberticide, il ouvre la voie à un affaiblissement lent mais régulier des libertés et des règles démocratiques. Ces changements funestes ne sont pas propres à la France : l’Union européenne, si elle met en œuvre la directive « retour » [5], se saborde par le reniement de ses principes fondateurs.
Une association ne doit pas se voir confier de mission en tant que dispositif au service d’une politique publique, mais en tant qu’ONG. Elle aide à l’exercice des droits, mais est aussi le regard de la société civile sur cette politique. Elle doit exercer un rôle de témoignage et de critique, « un droit de regard » [7]. Au fil des années, notre mission de témoignage est devenue de plus en plus prégnante. Aujourd’hui, nous souhaitons que l’intervention de la Cimade intègre les dimensions inter-associative, européenne et internationale afin d’assurer un suivi de l’exercice effectif des droits des étrangers. Ces derniers ont besoin de soutien non seulement lié à leur présence dans les centres de rétention (soins médicaux, accès aux droits…) mais aussi à leur travail (d’où notre volonté de collaborer avec les syndicats) et à la vie qu’ils menaient avant d’être interpellés [8].
En cas de reconduite à la frontière, nous devons travailler de plus en plus étroitement avec les associations des pays d’origine. Notre partenariat avec l’Association des Maliens expulsés (AME) a d’ailleurs montré que c’était là la voie à suivre pour faire échec aux politiques d’expulsion : il a été primordial dans la dynamique qui a permis de faire échec au projet de Brice Hortefeux de signer un accord avec le gouvernement malien pour faire augmenter encore le nombre et le taux des reconduites à la frontière. Nous allons continuer la bataille juridique [9] et politique contre la tentative d’imposer le silence aux intervenants en rétention et, quelle que soit l’issue de l’appel d’offres, nous continuerons de nous opposer aux politiques d’inhospitalité et d’expulsion, tout en construisant, avec les ONG d’Europe et du Sud, ce qui pourrait devenir demain la trame d’une véritable alternative aux politiques européennes actuelles.
Notes
[1] Contenu dans le Livre V du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda). Pour un outil de travail pratique et actualisé, voir « le Ceseda du Gisti » : www.gisti.org/spip.php?article143#cb
[2] Comité inter-mouvements auprès des évacués, devenu par la suite Service œcuménique d’entraide.
[3] Voir le dossier « L’internement en France pendant la guerre d’indépendance algérienne », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 92, octobre-décembre 2008.
[4] Cette annulation de l’appel d’offres, le 30 octobre 2008, a été suivie, quelques semaines plus tard, par la publication, par le ministère de l’immigration, d’un nouvel appel d’offres qui prend mieux en compte la nécessaire expertise juridique des associations appelées à intervenir en rétention, mais ne modifie pas les termes de mise en concurrence par la création de « lots ».
[5] La directive « relative au retour des ressortissants des pays tiers en séjour irrégulier » a été adoptée par le parlement européen en juin 2008 et autorise notamment un allongement de la durée de rétention jusqu’à dix-huit mois.
[6] Cf. Laurent Giovannoni, Réflexions et questions sur notre place en rétention, mai 2003.
[7] La Cimade est partie prenante de la campagne « Pour un droit de regard dans les lieux d’enfermement d’étrangers » initiée par le réseau Migreurop : www.migreurop.org/ IMG/pdf/Appel-droit_regard-fr.pdf
[8] Voir les propositions de la Cimade relatives à l’intervention des associations en rétention : www.lacimade.org/nouvelles/1249-Retention— les-propositions-de-la-Cimade
[9] Sur les recours juridiques de la Cimade contre le décret et l’appel d’offres, voirwww.lacimade.org/nouvelles/1452-Decision-du-Conseil-d-Etat-sur-le-recours-en-refere-contre-le-decret-du-22-aout-2008
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