Article extrait du Plein droit n° 62, octobre 2004
« Expulser »

Une histoire de reconduite

Anne-Sophie Bruno

Doctorante en histoire à l’Université de St. Quentin-en-Yvelines.
Il y a deux ans, Riadh a traversé la Méditerranée sur une barque. Après avoir erré trois jours en mer sans manger ni boire, il a débarqué en Italie puis a gagné la France. Depuis son arrivée, il travaillait dans le bâtiment. Riadh voulait apprendre le français et a pris des cours avec une amie française. Un soir, il s’est fait arrêter devant chez lui. Après vingt-sept heures de garde à vue, il a été transféré au centre de rétention de Vincennes. A cette amie française, Riadh a fait parvenir ce témoignage.

« Quand je suis arrivé, ils m’ont fouillé trois fois et ils m’ont pris tout ce qui m’appartenait (téléphone, montre, argent). Ils m’ont donné un papier qui disait ce que je devais faire au centre. Ils m’ont demandé si je voulais un papier en arabe ou en français. Si tu sais pas lire, c’est les autres qui t’expliquent ». Ils lui ont aussi donné une carte numérotée avec sa photo. Cette carte rythmait sa vie au centre et lui permettait, en échange, de prendre de quoi se raser le matin, de retirer son plateau repas, d’aller aux visites... « Les deux premiers jours, j’ai partagé la chambre avec quatre autres détenus. Mais ils n’arrêtaient pas d’en ramener tous les soirs et à la fin, on était dix dans la chambre. Dans le centre, il y avait de tout, même des clochards, des gens qui n’ont pas de travail, pas de maison, des pickpockets… Tout le monde était mélangé dans les chambres. Les gens venaient de partout ; il y avait des Algériens, des Marocains, des Maliens, des Chinois, des Egyptiens, des Syriens, … ». Certains avaient une femme et des enfants en France. Riadh s’est fait deux amis égyptiens et un ami malien ; « avant, je travaillais avec des Africains sur les chantiers, mais on ne parlait pas ensemble ».

Au centre, c’était « pire que sale. Quand tu vas aux douches, tu prends plus de saleté [que tu n’en enlèves]. Il y a une seule douche qui a l’eau chaude. Quand des gens habillés en costume sont venus visiter le centre, tout a été nettoyé, surtout le réfectoire » dont les murs étaient recouverts de nourriture. Les deux premiers jours, Riadh, trop angoissé, n’a rien mangé. Il attendait de passer devant le juge et espérait être relâché ; l’audience a été fixée au dimanche. Prévenues dans la nuit du vendredi au samedi, sa sœur et moi n’avons réussi à joindre personne. L’avocat, rencontré le jour de l’audience dans les couloirs du palais de justice, n’a pu obtenir la libération de Riadh ; la même demande a été rejetée deux jours plus tard en appel. Après son premier passage chez le juge, Riadh a recommencé à s’alimenter normalement, mais la nourriture était « dégueulasse » et puis, là bas, « tout est blanc, alors que nous, on a l’habitude de manger épicé ». A l’occasion d’une fête musulmane, la sœur de Riadh lui avait préparé un plat traditionnel mais tout aliment venant de l’extérieur était interdit ; se sentant déjà impuissante pour son frère, elle est repartie du centre encore plus bouleversée, avec son plat intact. Un midi, ils ont décidé de déclencher une grève de la faim. « Ceux qui avaient fait vingt-huit jours ne voulaient pas [1] ; il y a eu des bagarres », quelques-uns ont été « envoyés à la Santé » et la grève s’est arrêtée. Dès que quelqu’un se plaignait des conditions de rétention et du manque de respect de certains gardiens, on le menaçait de l’envoyer en prison.

Dans le centre, il n’y avait rien à faire. Il y avait une table de ping-pong, mais pour y jouer, il fallait donner sa carte très tôt pour prendre les raquettes. Quant à la salle de télé, c’était l’endroit le plus sale. Riadh passait une partie de la journée à discuter avec les autres, dans les chambres, dans la petite cour ou à côté des téléphones. Ils parlaient de ce qu’ils faisaient avant, de ce qu’ils allaient faire s’ils sortaient, de ce qu’ils feraient s’ils rentraient, « toujours de ça  ». Les seuls moments de répit, relatif, étaient les visites et les appels téléphoniques. Nous avions le droit de le voir un quart d’heure par jour ; la présence permanente des gardiens rendait cependant les conversations difficiles et la disposition des tables faisait que, presque spontanément, Riadh se retrouvait face au gardien pendant toute la visite. Les cabines téléphoniques, quatre ou cinq par bâtiment, étaient prises d’assaut tous les soirs et il fallait souvent appeler de façon continue pendant plus d’une demi-heure pour qu’enfin une ligne se libère et que quelqu’un décroche. Les visites, trop courtes, et les moments, parfois très longs, passés au téléphone, à parler, à pleurer, à rire, ou encore à écouter des chansons d’Oum Kalthoum, « c’était très important. Comme ça, tu as quelqu’un qui est avec toi, tu n’es pas seul. J’avais envie d’avoir mes amis avec moi ».

Lors d’une de nos visites, une formation au tir venait de s’achever dans la cour de l’école de police ; deux policiers discutaient à voix haute : « Si tu veux t’entraîner, tu vas à côté [au centre] ; il y a plein de cibles vivantes  ». Cette remarque venait s’ajouter à celles entendues au palais de justice : l’arrivée de Riadh et de ceux qui, comme lui, se présentaient ce matin-là devant le juge des libertés, avait suscité chez une magistrate, non chargée de l’audience, ce commentaire de couloir : « Ah ! je croyais que c’était le personnel de ménage  ».

« Je ne voulais pas rentrer comme ça  »

2 Les derniers jours, Riadh est resté le plus souvent enfermé dans sa chambre à dormir et à réfléchir. Il répétait sans cesse que sa vie était foutue. En un instant, tout ce qu’il avait essayé, tant bien que mal, de construire s’effondrait. Riadh espérait que le consul ne le reconnaîtrait pas, mais cet espoir était faible : le consul tunisien était connu pour délivrer systématiquement les laissez-passer – il était d’ailleurs le seul, avec les consuls marocains et algériens, à se déplacer jusqu’au centre pour reconnaître ses ressortissants. Restait une solution : refuser d’embarquer. Au centre, des rumeurs assuraient que ceux qui refusaient l’embarquement faisaient trois mois de prison puis étaient relâchés. Au téléphone, nous essayions de l’en dissuader. Jusqu’au dernier moment, Riadh ne savait pas s’il accepterait de monter dans l’avion. « Je ne voulais pas rentrer. Pas comme ça. Je réfléchissais trop, ça me faisait très mal à la tête ». Le médecin n’avait qu’un peu d’aspirine ou de Doliprane à lui donner. « Je ne savais pas ce qui allait m’arriver. Si tu sais dès le premier jour que tu vas rentrer, tu peux réfléchir. Mais au centre, tu ne peux rien savoir. Même l’OMI, ils ne savent rien. Le plus dur, c’est de ne pas savoir ce qui va m’arriver. Je réfléchis à ce que je vais faire si je sors. Après, je change d’idée et je me demande ce que je vais faire là-bas. Tu sais pas si tu sors ou si tu rentres ; tu restes bloqué entre les deux. Les gens sont tellement stressés et dégoûtés qu’il y a tout le temps des bagarres ». Certains sont si désespérés qu’ils s’auto-mutilent ; « quand j’étais au centre, un Chinois s’est coupé la langue avec une lame [de rasoir]  ».

Le quinzième jour, ils sont venus le chercher et lui ont dit de prendre ses affaires. Ses amis du centre ont prévenu sa famille qu’on venait de l’emmener à l’aéroport. Dans l’avion, Riadh a été installé à côté d’un autre Tunisien expulsé ; tous deux étaient menottés et encadrés par des policiers. Il a demandé à être détaché et, comme il se tenait tranquille, il a pu changer de siège et voyager seul. A son arrivée à Tunis, Riadh a débarqué entre deux policiers, mais sans menottes ; il a pu parler quelques instants avec sa famille venue le chercher à l’aéroport. Il a ensuite passé deux jours en prison, attendant d’être libéré par un juge : « c’était le week-end ». ;




Notes

[1La durée maximale de la rétention administrative est de trente-deux jours ; au terme de ce délai, si aucun laissez-passer n’a été délivré par un consulat, la personne ne peut être reconduite à la frontière et est relâchée.


Article extrait du n°62

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:58
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