Article extrait du Plein droit n° 34, avril 1997
« Zéro or not zéro ? »

Comme une porte sans chambranle ni murs

Jean-Pierre Alaux

Permanent au Gisti
Au casino de Knokke en Belgique, dans une monumentale fresque murale intitulée « Le domaine enchanté », René Magritte a peint en 1952 une porte bleue posée sur le sol. Autour d’elle, l’espace et le ciel. La porte est ouverte. A quoi bon la fermer, puisqu’aucun mur n’empêche d’aller et de venir ? Pour paraphraser l’antiphrase Magritte, on pourrait intituler le tableau « Ceci n’est pas une loi de fermeture des frontières ». Tous les échafaudages législatifs qui se sont succédé depuis 1974 contre les flux migratoires, jusques et y compris le plus récent signé par Jean-Louis Debré, ont le même caractère surréaliste : ils prétendent fermer la porte aux migrants au moment où les pratiques économiques et financières démolissent les frontières.

En pleine deuxième lecture à l’Assemblée nationale du projet de loi de Jean-Louis Debré contre l’immigration clandestine, le 26 février, jour de l’adoption du fameux article 1 amendé – celui des certificats d’hébergement –, Olivier Dassault, député RPR et rapporteur du budget du commerce extérieur, propose publiquement l’institution d’un « contrat initiative export », le CIEX. De quoi s’agit-il ? Le parlementaire de la majorité recommande « dans un premier temps, de créer 20 000 CIEX pour les jeunes diplômés bac + 2 à bac + 4, et 50 000 à terme ». « Le contrat, explique-t-il, porterait sur une expatriation de douze mois. (…) La formule envisagée serait assortie des mêmes avantages financiers et sociaux que ceux actuellement attachés au CIE, le contrat initiative emploi. A savoir une exonération des charges sociales, soit un coût de 2 000 francs par mois et par contrat pour l’état »(1).

On n’imagine pas que son zèle expatriateur ait poussé l’honorable parlementaire à rejoindre l’opposition, quelques heures plus tard et le lendemain, au moment des votes du projet du ministre de l’intérieur. ça se serait su.

A vrai dire, ce fut le petit clou inaperçu de ces semaines de débats entre, d’une part, les tenants d’une fermeture musclée des frontières françaises aux flux migratoires et, d’autre part, les partisans d’une fermeture humanisée des mêmes frontières. Ni les uns ni les autres n’ont éprouvé le besoin de replacer la question dans son contexte international réel.

A côté des petits, il y eut aussi de gros clous, également passés inaperçus. Par exemple, les progrès de la négociation, dans le cadre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), d’un traité sur l’accueil des investissements internationaux, en discussion discrète depuis deux ans. Il est, selon l’OCDE, « entré dans sa dernière ligne droite » le 27 février, en pleine bataille sur la fermeture des frontières à la mode Debré-Juppé-Chirac. Les mêmes qui clôturent la France au nez des migrants font en sorte que cet accord soit bouclé à la fin du mois de mai pour la réunion ministérielle de l’organisation. L’approbation de ce traité s’inscrit dans la logique de la mondialisation-libéralisation acceptée notamment par la France qui, le 17 avril 1996, a – sans tambours ni trompettes – supprimé toute procédure de déclaration ou d’autorisation préalables pour les investissements étrangers directs.

Il s’agit d’un véritable « traité » qui, après sa ratification par les Parlements nationaux, aura autorité sur le droit national. Il prévoit une libéralisation effective, avec procédure d’arbitrage obligatoire pour régler les litiges entre les états et les investisseurs privés étrangers. L’accord garantit le droit de libre établissement pour les entreprises étrangères dans tous les pays signataires ; le traitement des firmes étrangères sur un pied d’égalité avec les firmes nationales, y compris dans le cas d’achats d’entreprises publiques en cours de privatisation. Il assure aussi la liberté de transfert des bénéfices réalisés par les non-nationaux(2).

Des « bienfaits » de la mondialisation pour la France

A cet énorme clou enfoncé dans les frontières, on peut ajouter celui de l’annonce, à la veille du premier jour de la deuxième lecture du projet de loi Debré à l’Assemblée nationale, des performances tricolores en matière d’exportation. « Le commerce extérieur a battu ses records en 1996 avec un excédent de 122,3 milliards de francs », a titré le Monde, tandis que, dès le lendemain, le Figaro s’est écrié « Balance commerciale française : record historique l’an dernier »(3). Mais nul n’a trouvé matière au moindre étonnement à la vue simultanée des deux logiques en contradiction. Dans l’intérêt de la tranquillité des esprits, mieux valait sans doute faire comme si l’on ne voyait aucun lien entre l’explosion des exportations dans les échanges mondiaux et l’existence de migrants auxquels chacun reproche d’être « économiques ».

Treize jours plus tôt, trop loin dans le temps pour que l’on s’en souvint, il y avait encore eu l’annonce des « bienfaits » de la mondialisation pour la France. « Les investissements étrangers ont créé ou sauvé 22 800 emplois », avaient souligné les échos du 13 février 1997(4). Le même quotidien économique avait aussi rendu compte, le 23 janvier, des résultats d’une étude demandée par les services du premier ministre, Alain Juppé, au cabinet d’expertise Arthur Andersen. Conclusions : « On observe depuis la deuxième moitié des années 80 une forte progression des flux d’investissements directs à l’étranger : ils ont atteint 315 milliards de dollars de flux en 1995 (selon les chiffres de la CNUCED).

(…) La part des ventes à l’étranger dans les chiffres d’affaires des entreprises s’accroît d’année en année. Ainsi, les trente premières entreprises industrielles françaises réalisaient 60 % de leur chiffre d’affaires à l’étranger en 1990, contre 54 % en 1985. (…) Le pourcentage d’entreprises ayant réalisé plus de 60 % de leurs ventes à l’étranger au cours des cinq dernières années devrait passer de 28 % aujourd’hui à 53 % d’ici à 2001. Même tendance pour la part de la production réalisée à l’étranger. Les firmes interrogées indiquent en moyenne vouloir fortement augmenter le recours à la production à l’étranger d’ici à 2001, tandis que le recours aux exportations à partir du pays d’origine resterait stable »(5).

Fiction : des bancs de l’Assemblée nationale, un député – « sans étiquette », ça va de soi – se lève au cours de la discussion du projet de loi Debré. « Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, Mesdames, Messieurs, Chers Collègues, nous ne pouvons discuter de l’immigration sans tenir compte de l’environnement économique, observe-t-il. Regardons les statistiques ». On le voit venir. « Oui, examinons-les », lui rétorque-t-on d’un peu partout dans l’hémicycle. « La France investit à l’étranger. Raison de plus pour que les étrangers restent chez eux ». La discussion est close sur ce point. L’insolite député est allé se rasseoir.

« Clin d’œil du soleil et des cocotiers »

Retour à la réalité. A celle des premiers jours de février 1997. Comme à l’accoutumée, l’OCDE publie son bilan annuel de l’aide au tiers-monde. Le Figaro choisit de montrer la moitié pleine du verre : « Flux record de capitaux privés pour les pays en développement », titre-t-il. Comme le Monde, les échos mettent l’accent sur sa moitié vide : « L’aide publique au développement a atteint un plancher historique », souligne ce dernier, expliquant que « les pays industrialisés ont de nouveau réduit leur aide publique au tiers-monde en 1995. L’essentiel du financement des pays en développement vient désormais du secteur privé mais profite surtout à quelques grands pays d’Asie et d’Amérique latine »(6). En fait, les vingt-et-un états les plus prospères de la planète n’ont consacré que 0,27 % de leur produit national brut à l’aide, soit « le chiffre le plus bas jamais atteint depuis 1950 », souligne l’OCDE.

Donnons acte aux députés du groupe communiste à l’Assemblée nationale d’avoir rappelé cet aspect de la question. D’une coopération plus intense et mieux équilibrée, ils attendent une réduction des flux migratoires. Vieille espérance qui relève elle aussi d’une conception négative de l’immigration. Il faudrait tarir les flux à la source par l’aide. C’est de toute évidence une vue de l’esprit à l’échéance de plusieurs décennies(7).

Il n’y a pas besoin d’être un fanatique de l’ultra-libéralisme pour admettre que nul ne pourra jamais vitrifier le monde et ses habitants. Même un progrès – souhaitable – des notions d’autosuffisance et de répartition équitable des richesses dans la définition des politiques économiques ne pourra rien sur la circulation des capitaux, des idées, des techniques et des gens. A titre d’indice, examinons le sommaire du Figaro qui, tout au long du débat sur le projet de loi Debré, s’est comporté en véritable bulletin paroissial des cadenasseurs de nos frontières nationales. Dans son numéro du 27 février, en rubrique « Politique », il affiche « Immigration : le venin de la polémique ». C’est tout dire. Tournons les pages jusqu’à « La vie des voyages ». Finie l’apologie implicite du verrouillage. Le monde est à nous, tout entier. « Sénégal : l’Afrique toute proche » clame le titre. Et le « chapeau » de nous ouvrir l’appétit : « Le clin d’œil du soleil et des cocotiers, et tout le dépaysement de l’Afrique noire à moins de six heures d’avion de la France ». ça vous donne envie ? Qu’à cela ne tienne. « Choisissez votre formule », « Y aller » et « Numéros utiles » vous ouvrent toutes les frontières que vous voulez. Surtout n’arrêtez pas là votre lecture. Il y a le cahier « économie » qui vous attend. « Olivier Dassault pour l’expatriation » y trône, sans scrupule, avec ses contrats initiative export (CIEX).

Passons sur les deux cahiers de cinq pages « Printemps-été, la grande revue du prêt-à-partir » (19 février) et « Spécial croisières printemps-été » (20 février) du même Figaro qui n’a vu aucune contradiction à publier, à côté du premier, « Le franc-parler d’un maire », celui de Jean Marsaudon, député de la majorité et maire de Savigny-sur-Orge, qui refuse de délivrer des certificats d’hébergement nécessaires à l’obtention des visas de… visiteurs ; et, à côté du second, un article intitulé « Défense des clandestins : la surenchère “citoyenne” ». Passons sur la campagne publicitaire « Doublez vos miles AAdvantage sur American Airlines » qui a fleuri dans une bonne partie des journaux tout au long du débat sur le projet Debré jusqu’à figurer au recto de la page « La politique d’immigration altère l’image de la France à l’étranger » du Monde (23-24 février).

Quelles que soient ses options politiques ou philosophiques, la presse reflète la réalité. Il suffit de la feuilleter pour que saute aux yeux l’absurdité du dogme de la fermeture des frontières dans le contexte économique et financier du moment. Peut-on méthodiquement bâtir une Europe qui attire près de deux milliards de passagers chaque année, au sein de laquelle la France enregistre de l’ordre de 300 millions d’entrées et de sorties, en imaginant, ne serait-ce qu’une minute, interdire à quelques milliers de défavorisés du Sud de se faufiler dans l’Hexagone à la faveur de cette formidable circulation ?

Il faudrait être sérieusement borné pour se féliciter, dans ce paysage, de la réduction du nombre des installations régulières d’étrangers en France : en gros, de 130 000 par an avant les lois Pasqua, au début des années 90, à 70 000 en 1995. Qui sera assez crédule pour ne pas imaginer que cet affaissement ne se traduit pas par une hausse des entrées irrégulières ?

Qu’on le veuille ou non, dans les circonstances réglementaires actuelles, ces arrivées de clandestins sont normales et légitimes. On ne peut impunément participer à l’aggravation de l’injustice sur la planète en s’adonnant à cœur joie à une libéralisation tous azimuts, soutenir M. Mobutu au Zaïre et M. Eyadéma au Togo (pour ne prendre que ces deux exemples), ériger les voyages, le tourisme, l’exportation, l’expatriation en valeurs fondamentales du présent et de l’avenir, et accuser à la télévision les adversaires du projet de loi Debré d’« intoxiquer » les jeunes – en tordant le cou, au passage, à la langue française(8).

Au Carnaval de la fermeture

Ont-ils réalisé, ces beaux esprits, que les visées sur l’étranger de Moulinex(9), de Carrefour(10), de Ciments français(11), d’Elf(12) et même du port de Marseille grâce aux fruits « exotiques »(13) – pour ne citer que quelques conquistadores français à la « une » des derniers jours – confèrent à la fermeture des frontières le statut d’un masque de Carnaval qu’ils veulent nous faire prendre pour un visage.

Que dire encore des derniers épisodes belges du feuilleton Renault ? Car, en s’implantant notamment en Belgique, ce qui reste de la Régie n’avait-il pas pour objectif de pouvoir s’en retirer avec plus de facilités qu’en France en cas de difficultés ? C’est exactement à quoi ont toujours servi les travailleurs immigrés. Il fut un temps où Renault et les autres les faisaient venir. Ils se délocalisent aujourd’hui pour en tirer profit au-delà des frontières. Cette émigration vaut la précédente : les ouvriers restent asservis au même souci de la flexibilité des coûts de la main-d’œuvre. A la première difficulté, au lieu de les licencier, l’employeur s’en va.

A la faveur de cette internationalisation, en France comme dans tous les pays industriels, beaucoup de salariés nationaux sont progressivement assujettis au rôle jadis dévolu aux immigrés. A titre d’indice, l’augmentation du nombre des contrats de travail à durée déterminée dans l’Hexagone. Sur 959 000 emplois nets créés entre 1986 et 1996, les trois quarts ont pris la forme de CDD, d’emplois intérimaires ou de stages rémunérés(14). évidemment, l’immigration d’entreprises étrangères en France conforte et confortera le phénomène. Même en Occident, on peut désormais être immigré chez soi.

Histoire oblige, l’Amérique, c’est différent. C’est aussi parfois éclairant : précarisation croissante de l’emploi des nationaux, richesse exubérante au regard du niveau de vie dans les pays voisins du Sud et de la Caraïbe, délocalisation de nombre d’industries américaines dans ces pays (l’automobile au Mexique, par exemple) justifiée par le faible coût de la main-d’œuvre locale, militarisation de la frontière avec le Mexique mais création d’une zone de libre échange. Selon des statistiques officielles publiées en février 1997, le flux annuel d’installations irrégulières est passé de 300 000 en 1992 à 275 000 aujourd’hui (il y a 700 000 installations régulières en moyenne par an). De l’ordre de 80% des illégaux actuels seraient présents depuis 1992. Au total, ils sont 5 millions, soit 2 % de la population. Plus de la moitié des irréguliers (54 %) viennent du Mexique, les autres (40 %) du Salvador, du Guatemala, du Canada et d’Haïti. Près de 40 % d’entre eux ont pénétré aux états-Unis munis de visas.

D’un côté, on libéralise le marché à l’échelle régionale sans remédier aux écarts économiques ; de l’autre, on muscle la répression contre les clandestins. évidemment, ça ne marche pas. Il faut croire que cet échec satisfait ceux qui en profitent, puisque le président Clinton propose au Congrès de s’obstiner dans la même voie : augmentation de 13 % le budget du Service de l’immigration et des naturalisations (INS) pour 1998, qui disposerait ainsi de 3,6 milliards de dollars (1,5 milliard en 1993) et pourrait recruter 500 nouveaux agents affectés aux patrouilles frontalières ainsi que 277 inspecteurs de l’immigration.

« Servilisation »

Un mois avant la publication de ce bilan, en janvier 1997, Rudolph Giuliani, maire de New York, constatait que, dans sa ville, l’immigration s’était accrue de 30 % entre 1990 et 1994 par rapport aux années 80. La moyenne s’établit à 113 000 installations régulières par an, et cette tendance se poursuit. Pour lui, ce phénomène entraîne « la revitalisation de la cité » et contribue puisamment à sa « redynamisation économique ». Les immigrants et leurs enfants représentent désormais à peu près 50 % de la population, où figureraient environ 400 000 illégaux. Rudolph Giuliani a fondé un « Collectif pour l’immigration » qui entend montrer au Congrès, au président et aux états hostiles à l’immigration ses effets bénéfiques.

Ni aux états-Unis ni en Europe, cette irréductibilité du phénomène migratoire clandestin ne constitue une « bénédiction ». Elle confirme que, dans un contexte de libéralisation et de mondialisation forcenées, les fermetures de frontières facilitent surtout la « servilisation » de la main-d’œuvre nationale et étrangère.

Nous nous trouvons de la sorte, en Amérique comme en Europe, à un carrefour où, d’une part, les exigences de l’économie libérale rendent impossible toute fermeture des frontières ; où, d’autre part, les ravages internationaux de ses modes d’exploitation poussent des quantités croissantes de ressortissants du tiers-monde à désespérer avec raison de tout avenir là où ils sont nés ; et où, enfin, dans les pays industriels, la dégradation des droits des salariés liée à l’augmentation du chômage donne une apparence de bons sens aux mots d’ordre xénophobes.

Les circulaires Marcellin-Fontanet (1972), Stoléru (1980), les lois Bonnet (1980), Deferre (1981), le décret Dufoix sur le regroupement familial (1984), les lois Pasqua 1 (1986), Joxe (1989), Pasqua 2 (1993) et son appendice Debré (1997) illusionnent, chacun à sa manière, une opinion qui ne sait plus à quel saint se vouer. Tous ces textes promettent le renforcement d’une porte dont le chambranle et l’environnement mural ont été démontés par la volonté des leaders de l’économie et de la finance.

« Réaction irrationnelle »

Les responsables politiques le savent à ce point qu’ils le disent. C’est poignant d’entendre le président de la République expliquer, le 27 août à Brégançon, quatre jours après l’évacuation des sans-papiers de l’église Saint-Bernard à Paris : « Je dénie à qui que ce soit de se considérer comme plus sensible que moi. Nous voyons bien aujourd’hui que, globalement, les Français, quelle que soit leur appartenance politique, ont une irritation croissante à l’égard des immigrés. C’est une réaction irrationnelle et souvent injuste. Je ne participerai pas à l’action de ceux qui, par irresponsabilité, développent la xénophobie et le racisme dans notre pays. Je ne serai pas de ceux qui jouent avec le feu en ce domaine »(15). Autrement dit, les Français ont tort mais il me faut bien leur donner raison.

Trois jours après, le 1er sep-tembre, Lionel Jospin emprunte la même voie : « Le mouvement autour des sans-papiers […], explique-t-il, ne doit pas être un mouvement, noble certes, mais minoritaire, c’est-à-dire coupé des couches profondes du pays, notamment populaires, qui doivent, au contraire, être amenées à se reconnaître en lui. (…) Tous les sans-papiers ne pourraient prétendre à une régularisation, sauf à contredire nos affirmations sur l’immigration clandestine, à bouleverser la conception française du droit d’asile et à s’exposer à être gravement incompris des Français, y compris de nos électeurs »(16). Henri IV, pour lequel Paris valait une messe, continue à faire école.

Que pourraient bien dire les responsables politiques ? D’abord que, dans les conditions économiques mondiales actuelles, c’est un vrai miracle qu’on ne compte pas davantage de candidats à l’immigration. Qu’il a fallu aller les chercher chez eux, dans les années 60–70 pour qu’il en arrive dans les 300 000 par an à l’époque. Que, par la suite, les entrées régulières annuelles ont oscillé autour des 130 000 avant les lois Pasqua. Que, sans doute, il y a des entrées irrégulières – celle des fameux « clandestins ». Que moins on enregistre d’arrivées régulières, plus on n’enregistre pas d’arrivées irrégulières qui adviennent pourtant bel et bien. Qu’on n’y peut rien. Que le coup de la porte sans chambranle ni murs, ça suffit parce que son seul effet réel consiste à développer la xénophobie en cultivant l’illusion. Qu’il vaut mieux pour les Français et pour les étrangers, pour la défense des droits de tous les salariés, quelle que soit leur nationalité, que tous les immigrés soient en situation régulière. Que l’on pourra raisonner autrement quand on en aura fini avec le pur libéralisme. Que ce n’est vraisemblablement pas pour demain. A moins que… Mais c’est une autre histoire.

Intoxications

Au lieu de cette acceptation de la réalité du moment, l’opinion continue à enregistrer des litanies de déclarations ahurissantes, comme celle du premier ministre à la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) à propos du projet de loi Debré : « A posteriori on aurait mieux fait de vous écouter », a regretté Alain Juppé le 20 mars devant les représentants de cette institution qui avait condamné le texte. « Je ne peux pas garantir que ça [l’indifférence du contrit] ne se reproduira pas à l’avenir car votre comité est consultatif et le gouvernement n’a pas obligation de donner suite à vos avis »(17).

En matière d’immigration, qu’importe donc la vérité. S’il est possible, en droit, de la contourner, on continuera à le faire. Le Conseil d’état peut se le tenir pour dit, lui dont l’avis négatif sur l’article 1 du projet Debré avait aussi été ignoré, et caché à l’opinion par le gouvernement. Au fait, M. Chirac, qui sont les fauteurs d’« intoxication »(8) ?

Dans ce contexte surréaliste, point n’est besoin d’être prophète pour annoncer que, comme celles de Charles Pasqua et de ses prédécesseurs, la loi de Jean-Louis Debré fera office d’emplâtre sur des frontières démolies. On aura donc bientôt droit à d’autres épouvantails législatifs. Impuissants à agir sur des flux migratoires suscités par ceux qui les condamnent, ils prennent secrètement acte de leur vanité. D’où un grand écart supplémentaire entre le discours politique et la réalité.

• Discours officiel : « immigration clandestine zéro » (Debré) après « immigration zéro » (Pasqua). Mine de rien, un zeste de doute pointe dans la langue de bois.

• Réalité : elle a beau dire, la loi du ministre de l’intérieur renonce à agir sur les frontières et sur les entrées. Elle cogne par défaut sur les étrangers en situation régulière (suppression de l’automaticité du renouvellement de la carte de résident) – toujours dans le cadre d’une ambition nationale d’intégration ; elle cogne sur les mêmes étrangers et sur les immigrés comme hôtes d’autres étrangers qui vivent, eux, hors du territoire ; elle cogne enfin sur les Français xénophiles (article 1 relatif aux certificats d’hébergement). Le champ de compétence de la douane s’étend à la France profonde. Tout est frontière, sauf la frontière puisqu’on l’a démolie.

C’est là que le Front national se sent pousser des nageoires. Après Charles Pasqua, Jacques Chirac, Alain Juppé, Jean-Louis Debré et leurs amis légitiment l’idéal de purification intra muros de Jean-Marie Le Pen. Ils s’y sont condamnés, et la gauche avec eux si elle ne se décide pas à regarder l’immigration comme un produit de l’économie. De la lutte inutile contre l’« ennemi » extérieur, on passe à la lutte contre l’« ennemi » intérieur. Les libertés publiques n’y résisteront évidemment pas.

Musée d’histoire naturelle ?

Pourquoi nous trouvons-nous désormais à l’heure du choix entre une société démocratique et une société répressive ? Parce que, curieusement, malgré un contexte méthodiquement organisé sur la migration de tout, les migrants attirés par l’Europe et par la France restent peu nombreux. S’ils étaient les hordes et les légions annoncées, s’ils mijotaient l’« invasion » tant de fois prophétisée, s’ils franchissaient en foule les « seuils de tolérance » reconnus infranchissables, s’ils dégageaient en cohortes leurs « odeurs » supposées, la moins musclée des ordonnances du 2 novembre 1945 les arrêterait. Mais ils ne constituent qu’un petit flux de rien du tout, insaisissable dans l’univers de la circulation. L’aiguille dans la botte de foin. Pour la trouver, rien de plus efficace que brûler la botte.

Ça, c’est le travail de M. Le Pen, grand ordonnateur d’un autre monde, celui de la fixité, où chacun doit demeurer à la place que lui aurait assignée le destin. Il le concède, M. Le Pen, et pas seulement à propos des étrangers. C’est, par exemple, très intéressant de l’entendre réagir à l’élection de Catherine Mégret à la mairie de Vitrolles. « Les femmes, explique-t-il doctement au Club de la presse d’Europe 1, le 9 février 1997, ne sont pas portées à la bataille politique comme le sont les hommes ». Respectueux des libertés comme il l’est, il ne veut donc pas les « forcer à prendre des postes qu’elles ne désirent pas prendre ».

Là, les choses sont claires et cohérentes. Tout est génétique. La planète est un vaste musée d’histoire naturelle (et quand l’histoire est naturelle, il y a le moins d’évolution possible, y compris sociale) où le Front national veillera à ce que les momies restent à leur place. Que, dans ce contexte immobile, le moindre flux migratoire provoque une perturbation attentatoire aux valeurs sacrées, ça va de soi. Seulement, qui rêve de cette planète d’ethnies vissées à leur biotope doit aussi adhérer au credo de l’extrême droite et renoncer aux libertés en général. C’est à prendre ou à laisser.


Notes

(1) D’après le Figaro, Cahier « économie », 27 février 1997.

(2) Les échos, 28 février-1er mars.

(3) Le Monde et le Figaro, 26 février.

(4) Outre les échos, le Monde (13 février) soulignait, pour sa part, que « Les emplois dus aux investissements étrangers sont en hausse de 15 % », tandis que, martial, le Figaro (13 février) observait : « Les investissements étrangers ne désarment pas en France ».

(5) Les échos, 23 janvier 1997.

(6) Le Figaro, 7 février. Les échos, 6 février. Le Monde (7 février) titrait, pour sa part, « L’OCDE observe un recul historique de l’aide au développement ».

(7) Ces chiffres de l’aide au développement avaient déjà été annoncés en juin 1996. Lire aussi « Les capitaux privés affluent vers les économies émergentes », le Monde, 26 mars 1997. Sur ces données, comme sur le caractère aléatoire et ambigu des espérances sur les effets d’une « bonne coopération », voir « Contre l’extrême droite, la liberté de circulation », Plein Droit, n° 32, juillet 1996.

(8) M. Chirac a accusé, le 10 mars sur France 2, les opposants au projet de loi Debré d’avoir « intoxiqué » la jeunesse. « A partir du moment où vous intoxiquez, par amalgame, les jeunes, il devient très difficile de leur faire comprendre les choses, surtout une jeunesse qui a un cœur gros comme ça. De ce point de vue, ceux qui polémiquent ont des torts parce qu’ils trompent », a-t-il déclaré.

(9) En juin 1996, Moulinex a supprimé 2 600 emplois en France en annonçant sa délocalisation notamment au Mexique et en Irlande.

(10) « Carrefour promet à M. Chirac d’aider les PME françaises à exporter », indique le Monde, 20 mars 1997, qui précise qu’« en 1996, le groupe a réalisé en Amérique latine 20 % de son chiffre d’affaires, mais 33 % de ses profits mondiaux, soit plus de 1,1 milliard de francs de résultat net ».

(11) « Ciments français reprend l’offensive à l’étranger », annonce le Figaro, 14 mars 1997, ajoutant que « le cimentier veut se développer dans les pays en croissance ».

(12) « Les ambitions mondiales d’Elf-Aquitaine », souligne le Figaro, 3 mars 1997, qui précise que « selon son président Philippe Jaffré, le groupe pétrolier doit réaliser 40 % de son activité hors d’Europe à l’horizon 2005 et figurer parmi les dix leaders mondiaux dans chacun de ses métiers ».

(13) « Les bananes africaines redonnent de l’énergie au port de Marseille », note le Monde, 12 mars 1997. Il relève que « malgré la concurrence portuaire du nord de l’Europe, la cité phocéenne a su reconquérir une part du trafic des fruits exotiques. Un bon point qui s’ajoute à celui de l’augmentation des mouvements de marchandises et de passagers en 1996. Cependant, d’importantes difficultés sociales persistent ».

(14) Alain Henriot, « Quand la flexibilité modifie les comportements économiques », le Monde, 4 mars 1997.

(15) « MM. Chirac et Juppé veulent “clarifier” les lois Pasqua pour les rendre “plus efficaces” », le Monde, 27 août 1996.

(16) « PS : l’appel au combat de Lionel Jospin », le Figaro, 2 septembre 1996.

(17) « La Commission consultative des droits de l’homme salue la baisse des actes racistes en 1996 », le Monde, 22 mars 1997.

La « menace » en chiffres

Où en sont les flux migratoires qui nous « menacent » ? Au « pire » moment des entrées de travailleurs migrants en France, dans les années 1965-1970, il a fallu que les grandes entreprises nationales aillent les chercher chez eux pour que leur effectif culmine à 300 000 par an (1). Dès qu’on cesse de les démarcher, vers 1973, le nombre d’installations régulières de nouveaux immigrés oscille entre 100 000 et 130 000 jusqu’à l’entrée en vigueur des lois Pasqua en 1993.

Et les « clandestins » ? Par définition, ils sont difficiles à compter. Deux types de mesures permettent toutefois d’évaluer raisonnablement leur effectif et son évolution. La régularisation exceptionnelle de 1982, d’abord : elle a abouti à la délivrance de 132 000 cartes de séjour à des sans-papiers. Ensuite, les recensements de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). A l’aide d’une méthode de comptage qui respecte l’anonymat, ces recensements dénombrent les individus qui vivent sur le territoire français, quel que soit leur statut. Selon les résultats de ces opérations, il y avait – réguliers et irréguliers confondus – 3,7 millions d’étrangers en 1982 et 3,6 millions en 1990, soit une légère diminution. En revanche, le nombre des immigrés (étrangers + Français nés étrangers à l’étranger et vivant en France) augmente légèrement dans ce laps de temps. Il passe de 4 millions en 1982 et à 4,2 millions en 1990. Si cette remarquable stabilité d’ensemble ne permet pas de compter les clandestins, elle assure que leur nombre ne bouge guère jusqu’au début de la décennie.

De 1982 – année de la régularisation exceptionnelle, où l’on peut considérer que l’essentiel des irréguliers sont devenus réguliers – au recensement de 1990, le nombre des immigrés n’augmente que de 200 000. Pendant ces mêmes sept années, le nombre des étrangers recule, quant à lui, d’environ 100 000. Qu’en conclure ? Que, de 1982 à 1990, l’addition des 385 000 acquisitions de la nationalité française (par des étrangers – par définition réguliers – nés hors de France et devenus français) et des départs ou décès d’étrangers dépasse les arrivées de nouveaux étrangers (2).

évolution du nombre des immigrés en France

1982 1990

étrangers 3 700 000 3 600 000

Total des immigrés 4 000 000 4 200 000

Population totale 54 300 000 56 735 000

Pourcentage des immigrés 7,36 % 7,40 %

Pourcentage des étrangers 6,8 % 6,3 %

D’après l’INSEE.

A partir de 1993, les lois Pasqua entraînent un fort fléchissement des flux : 94 000 entrées en 1993, 64 000 en 1994, 50 000 en 1995, selon l’Office des migrations internationales (OMI) (3). Pour le ministère du travail et des affaires sociales, les effectifs d’entrées sont légèrement supérieurs : 116 000 en 1990, 123 000 en 1991, 135 000 en 1992, 116 000 en 1993, 88 000 en 1994 et 68 000 en 1995. Mais le « solde migratoire » (il faut soustraire le nombre des départs de celui des arrivées) est beaucoup plus faible. Ainsi, pour 1995, il s’établirait à 35 000 (4).


Notes

(1) Michelle Guillon, « Un demi-siècle de flux et de reflux », Plein Droit, n° 29-30 (Cinquante ans de législation sur les étrangers), novembre 1995.

(2) Pour le calcul du nombre d’étrangers ayant acquis la nationalité française, voir Les étrangers en France, INSEE, mai 1994, p. 25.

(3) Institut national d’études démographiques (INED), Vingt-cinquième rapport sur la situation démographique de la France, janvier 1997, 78 pages.

(4) Direction des populations et des migrations (DPM) du ministère du travail et des affaires sociales, Immigration et présence étrangère en France 1995-1996, à paraître à la Documentation française (en attendant, voir le Monde, 26 février).

bien bonne 

Raoult aux champs

En visite, le 1er mars 1996, à la cité de la Grande Borne dans l’Essonne, éric Raoult, ministre délégué à la ville et à l’intégration, vient y annoncer la mise en « zone franche » du quartier. « Le ministre s’est retrouvé en face d’une vingtaine de jeunes habitants de la cité », raconte Libération(1). “C’est bien beau de faire des visites, mais on aimerait bien qu’il se passe quelque chose après”. (...) “A chaque fois que les ministres passent, c’est pareil, on nous envoie les flics”. (...). “Tu veux que j’en bute un, de flic ?”. Un de ses copains explique : “Hier soir, il a pris des coups”. éric Raoult propose : “On se reverra pour que tu me dises quels sont les policiers qui t’ont fait ça”. “Ils sont là !”, hurle le jeune homme en désignant les policiers effectivement présents dans la salle ».

L’histoire ne dit rien de la tête du ministre, ni si la fin fut morale.


Notes

(1) « Raoult promet, Lienemann réclame et Dray se tait », Libération, 2-3 mars 1996.

∂gr∂f

Ça n’a rien à voir avec les flux migratoires. Encore que, en page 3, on n’en soit pas si loin. Mais peu importe. Ce numéro zéro d’une « revue de recherche graphique » est beau. Vraiment très beau. Malte Martin, la cheville ouvrière d’∂gr∂f, « appartient » au Gisti et au Mrap. Il n’empêche que, si le

cheminement du regard sur les seize pages de la revue ne provoquait pas un vrai plaisir, on n’en parlerait pas ici. A vous de voir.

(Pour ce numéro, 80F + 20F de port à adresser par chèque libellé à Malte Martin – mention ∂gr∂f au dos –, Atelier graphique, 83 rue Léon-Frot, 75011 Paris).



Article extrait du n°34

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Dernier ajout : vendredi 21 mars 2014, 23:29
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