Article extrait du Plein droit n° 41-42, avril 1999
« ... inégaux en dignité et en droits »

L’école de l’égalité des chances ?

Jean-Paul Payet

Sociologue, chercheur à l’Université Lyon 2, groupe de recherche sur la socialisation
Même si l’école reste le « dernier rempart » de la République, elle n’est pas à l’abri des discriminations à l’égard des élèves nés de parents étrangers. La compréhension du phénomène nécessiterait une réflexion d’envergure et des recherches associant analyse statistique et enquête ethnographique.

Il ne paraît pas évident d’appliquer d’emblée la question de la discrimination à l’institution scolaire. La définition républicaine de l’école française a en effet valeur de symbole d’un modèle, celui qui articule accès à la citoyenneté et accès à la nationalité. L’école française est, dans ses principes, indifférente aux différences et cette attitude laïque constitue le moyen de produire ce lien particulier, direct, entre chaque individu, appelé à être citoyen, et la communauté politique d’appartenance qu’est la nation française. A l’heure où les grandes institutions d’intégration (le service militaire, le syndicalisme…) se sont effritées, voire effondrées, l’école reste, de manière à la fois fantasmatique et réelle, le « dernier rempart de la République ». On comprend donc la difficulté politique et morale à poser, même sur le registre scientifique, la question de la discrimination à l’école.

Bien sûr, on sait, depuis les travaux désormais classiques de la sociologie critique, que l’école n’est pas indifférente aux différences sociales, qu’elle reproduit bien au contraire une structure sociale inégalitaire. Mais alors, cet argument critique est utilisé pour invalider l’hypothèse d’une dimension « ethnique » de la production d’inégalités scolaires. Toutes les enquêtes menées par ou au nom de l’institution, y compris les plus récentes, affirment que les difficultés rencontrées par les élèves issus de l’immigration sont strictement liées à leur appartenance à des milieux populaires.

Les résultats les plus récents avancent qu’au sein de ces milieux, l’origine étrangère constitue même un avantage lié à une plus grande motivation scolaire des familles immigrées par rapport aux familles françaises de condition sociale défavorisée.

Plusieurs critiques méthodologiques peuvent être formulées à l’égard de ces thèses. Longtemps, elles n’ont retenu qu’une opposition entre élèves français et élèves étrangers, occultant la question des enfants et des jeunes français issus de l’immigration.

Dans les travaux plus récents qui ont intégré cette dimension, on ne peut que souligner les limites des conclusions favorables aux élèves nés de parents étrangers, dans la mesure où l’enquête s’arrête à la fin du collège.

Que se passe t-il en seconde, classe d’orientation, au lycée, dans les études supérieures ? Nous n’avons que très peu de données sur ces domaines. Enfin, le raisonnement « toutes choses égales par ailleurs » (fondant la comparaison des élèves nés de parents français et des élèves nés de parents étrangers, de condition sociale égale) ne vaut que pour son domaine d’exercice, la statistique, et se révèle inadéquat à l’analyse du registre des pratiques ordinaires. Une certaine statistique construit des entités désincarnées, sans chair (donc sans couleur de peau), sans langage (donc sans accent), sans épreuves (relationnelles, sensibles) à vivre.

On peut en effet souligner quelques points issus d’une observation plus directe et localisée des phénomènes scolaires, qui contredisent l’harmonie de la thèse officielle, harmonie en partie liée à un traitement statistique très global qui minore des dynamiques liées à des contextes pratiques.

On peut ainsi, en regardant de près les processus et les procédures d’orientation, souligner l’accès extrêmement difficile des élèves issus de l’immigration aux filières de l’apprentissage, lesquelles constituent, pour certains élèves, une forme de réussite scolaire et surtout d’accès à l’emploi. La raison tient certes à un phénomène externe à l’institution, le racisme de nombre de chefs de petites entreprises, mais on peut se demander si l’école ne prend pas ce fait comme une donnée indépassable. On peut également constater la sur-représentation croissante des élèves issus de l’immigration dans les filières de l’enseignement spécialisé, qui renvoie certes à des difficultés d’ordre socio-économique et familial, mais également à une carence des dispositifs d’intégration linguistique des enfants primo-arrivants, ainsi peut-être qu’à des difficultés relationnelles entre l’enfant et le maître, l’école et la famille, qui posent le problème plus profond du regard porté par les agents scolaires sur les familles immigrées.

En restant à un niveau statistique, plusieurs études locales ont à l’inverse mis en évidence l’infériorité des carrières scolaires des élèves nés de parents étrangers. Ces travaux font apparaître notamment qu’une surreprésentation de garçons issus de l’immigration (et des groupes stigmatisés de l’immigration en France) est à l’œuvre dans des classes de niveau scolaire bas, au collège.

Pour être compris, ce phénomène doit, à notre sens, être replacé dans une perspective plus large sur la question de la production de mixités ou de ségrégations à et par l’école. Des ségrégations internes aux établissements, au niveau de classes, renvoient à des phénomènes de différenciation sociale et ethnique des publics entre établissements, qui semblent s’accroître fortement depuis quelques années.

Au fond, c’est bien l’évolution libérale (au sens d’une scolarisation fonctionnant à la manière d’un marché, confrontant offre et demande) de l’école qu’il s’agit d’interroger et le rôle qu’y joue l’origine nationale des publics, pour ne pas dire la visibilité de cette origine. Il nous paraît que la « couleur ethnique » des établissements scolaires constitue, aux yeux des parents mais aussi des acteurs de l’institution, un indice de plus en plus utilisé, en même temps que censuré publiquement, de comparaison des « valeurs » d’établissement.

On voit alors que les études officielles mettant en évidence la supériorité scolaire des élèves issus de l’immigration sur leurs pairs français de même milieu social ont fort peu d’impact sur des représentations irrationnelles, alimentées par une image générale de l’immigration en France. L’argument du climat de l’école, des fréquentations est beaucoup plus prégnant dans les discours ordinaires, faisant l’amalgame entre « banlieues », violence urbaine et immigration. Il faut bien faire le constat de la rareté des investigations scientifiques sur la question du « marché scolaire » et le rôle joué par l’éthnicisation dans ses mécanismes.

Enfin, mais les choses sont intimement liées, l’école comme espace concret de fabrication de la citoyenneté, renvoyant non tant à une définition instrumentale récente en termes d’ordre social, mais plutôt à l’apprentissage d’une civilité entre membres égaux en droits, reste encore largement une « boîte noire ».

On connaît bien peu, au-delà d’expériences directes et de on-dit, de la capacité de l’école à produire une interculturalité positive entre enfants et jeunes d’origines différentes, entre élèves et enseignants, acteurs scolaires très souvent d’origine nationale différente. (A ce propos, il s’agirait de comprendre la faible attraction de la profession enseignante auprès des jeunes issus de l’immigration, qui constitue à terme un facteur négatif en termes de mixité du corps professionnel).

Le thème du racisme à l’école n’a, à notre connaissance, donné lieu encore à aucune recherche d’envergure et de publication majeure. On ne peut continuer à croire que le corps enseignant et non-enseignant des établissements scolaires serait miraculeusement préservé des évolutions des opinions politiques à l’échelle globale, si l’on prend en compte les phénomènes d’usure professionnelle dans des contextes exposés ou les changements dans les caractéristiques sociales des nouvelles générations de professionnels.

Sur tous ces points, et sans doute d’autres encore, la nécessité d’une réflexion d’envergure, basée sur des recherches scientifiques alliant démarche statistique globale et enquêtes ethnographiques, est urgente. La notion de discrimination, à condition d’être définie en termes de processus, d’effets et pas uniquement de procédures et d’intentions, constitue un angle d’attaque privilégié, mais sûrement pas unique, de ce chantier.



Article extrait du n°41-42

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Dernier ajout : jeudi 20 mars 2014, 20:39
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