Article extrait du Plein droit n° 28, septembre 1995
« Les nouvelles batailles de Poitiers »
Ces circulaires qui ne tournent pas rond
Claire Rodier et Jean-Pierre Alaux
Comme en 1991 les demandeurs d’asile déboutés avaient obtenu la leur — celle du 23 juillet — après une grève de la faim [1], voilà que, cette année, les parents étrangers d’enfants français font mieux. Leur grève de la faim, menée pendant la campagne électorale en vue de l’élection présidentielle, se conclut par la diffusion aux préfets non pas d’une, mais de trois circulaires : deux sous le sceau du ministère de l’intérieur ; une sous celui du ministère des affaires sociales.
Les parents étrangers d’enfants français ne sont pas les seuls à avoir « bénéficié », au cours de l’été, de circulaires. Frappés par une rafale d’arrêtés municipaux leur interdisant de faire la manche, voire de séjourner dans certaines villes plus ou moins touristiques, les mendiants et autres quémandeurs de rues ont eu la leur. Par ailleurs, saisie par le Gisti, la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) a invité les pouvoirs publics à révéler le texte de deux circulaires confidentielles plus anciennes : l’une porte sur le renouvellement des titres de séjour et de travail des « superdéboutés » [2] ; l’autre sur l’éloignement des Haïtiens en situation irrégulière.
Si l’on excepte le texte relatif à la mendicité, aucune de ces circulaires du ministère de l’intérieur n’a pour but d’expliquer à l’autorité d’exécution la lettre et l’esprit d’une loi ou d’un décret. Elles ont toutes en commun d’être « dérogatoires », « exceptionnelles » et inévitablement « humanitaires », c’est-à-dire en contradiction avec une loi et avec des pratiques qui se confirment ainsi être inhumaines.
C’est bien là que le bât blesse. Surtout quand ils visent les étrangers et, peu à peu, les marginaux et les exclus, quelle que soit leur nationalité, les lois, les pratiques administratives, les arrêtés municipaux de nombreux maires sont à ce point répressifs qu’il faut ensuite corriger leur mise en œuvre à la va-vite par des circulaires pour rétablir — ou faire mine de le rétablir — ce minimum d’humanité sans lequel aucun texte réglementaire n’est applicable dans une société non totalitaire. Comme l’« humanitaire » appartient au domaine de pauvres circulaires sans autorité juridique, alors que l’« inhumanitaire » s’appuie sur la loi, l’administration opte inévitablement en faveur de la loi.
Y aurait-il eu le moindre pas en avant au bénéfice des parents étrangers d’enfants français si un changement de gouvernement n’avait pas été imminent à la faveur de l’élection présidentielle ? Rien n’est moins sûr. La circulaire signée le 5 mai 1995 par le ministre de l’intérieur sortant, Charles Pasqua, a toutes les couleurs d’un cadeau un peu empoisonné à son successeur ; du coup, elle porte en elle des contradictions dont les parents d’enfants français font déjà les frais.
Grève de la faim et campagne électorale obligent, Charles Pasqua signe un texte présenté comme une concession. La presse, les intéressés et nombre d’associations se frottent aussitôt les mains. L’effet d’annonce joue son rôle habituel, anesthésique ou euphorisant selon les tempéraments. Pourtant, alors qu’il est censé prendre une mesure de régularisation des parents d’enfants français, le ministre de l’intérieur confirme d’abord les termes de l’article 15 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 réformée par lui : « Les ressortissants étrangers parents d’enfants français résidant en France ne peuvent obtenir de plein droit une carte de résident de 10 ans si leur présence en France constitue une menace pour l’ordre public et si la régularité de leur entrée et de leur séjour sur le territoire national ne sont pas vérifiés ». La circulaire confirme également que « les ressortissants étrangers d’enfants français ne peuvent, par ailleurs, faire l’objet d’une mesure de reconduite à la frontière, puisqu’ils bénéficient de la protection prévue à ce titre par l’article 25-5° ».
SAMU juridique pour parents étrangers d’enfants français
Les parents d’enfants français restent donc, parmi d’autres, sujets à une clandestinisation institutionnelle. La loi, qui les protège de l’éloignement tout en ne prévoyant pas de leur donner des papiers, demeure en vigueur. L’inhumain n’est ni gommé ni écorné, puisque le Parlement l’a voulu ainsi sur proposition du gouvernement.
Qu’à cela ne tienne ! La loi « n’a pas pour objectif de vous empêcher de procéder à l’admission au séjour, à titre exceptionnel, [des parents étrangers d’enfants français] qui vous paraissent de bonne foi et dont la situation familiale peut justifier une décision fondée sur une appréciation d’ensemble, y compris de caractère humanitaire », écrit, peut-être sans rire, le ministre aux préfets. Il les invite à « discerner, parmi les dossiers [...], les cas humanitaires ». Autrement dit, faites comme bon vous semble. D’ailleurs, enchérit le ministre, « il ne doit pas s’agir, et j’insiste sur ce point, de procéder à une quelconque opération de régularisation ».
Bref, l’inhumain reste la règle ; l’humanitaire — nouvelle appellation de l’« humain » labellisée par les ONG dans le tiers-monde — intervient à titre de secours d’urgence « exceptionnel » dans les catastrophes législatives. Ce véritable SAMU juridique évite de toucher aux causes du sinistre. Mais il tranquillise l’opinion qui se satisfait, là comme ailleurs, des apparences. Les parents d’enfants français n’ont pas obtenu le moindre droit dans l’affaire. Qu’importe, puisqu’ils y ont acquis des consolations verbales.
Arrivés dans les préfectures, les bons mots de Charles Pasqua, balayé par l’histoire, restent à ce point lettre morte que son successeur, Jean-Louis Debré, se voit dans l’obligation de récidiver en appelant, le 13 juin 1995, l’administration à « une attention particulière au traitement des demandes dérogatoires des titres de séjour formulées par des parents d’enfants français, en procédant avec le maximum d’humanité ». Car, en fonctionnaires respectueux de la légalité, les préfets appliquent la loi qui n’a pas changé, ce dont convient le nouveau ministre. « L’objet de la réforme de l’article 15 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 introduite par la loi du 24 août 1993 [la loi Pasqua] en la matière était en effet de lutter contre les fraudes et les détournements de procédure, et ne prenait pas en compte de telles situations », constate le ministre avec objectivité. La loi ne les prend toujours pas en compte, puisqu’elle n’est pas réformée.
Si, trois mois après la diffusion de la première circulaire concernant les parents d’enfants français, on compte sur les doigts des deux mains les personnes effectivement régularisées — dans quelques préfectures, il semble qu’on ait délivré des cartes de dix ans, mais, en région parisienne, dans le meilleur des cas, certains parents d’enfants français disposent d’un récépissé provisoire, et les plus malchanceux ont déjà reçu, sitôt leur demande déposée, un refus de régularisation —, on ne peut pour autant conclure à l’inutilité totale de ces instructions de circonstance : elles auront au moins permis aux préfectures d’affiner leur définition de la fraude, thème pivot de la réforme Pasqua de 1993.
L’administration tend ses pièges
Les deux circulaires insistent, en effet, sur les moyens pour les préfets de séparer le bon grain de l’ivraie : la « fermeté est de rigueur » pour ceux des dossiers présentés qui relèveraient de la fraude ou du détournement de procédure et qui, à ce titre, ne méritent pas le label humanitaire. Bonne occasion pour l’administration d’évaluer les demandes de régularisation à l’aune d’une conception extensive de la fraude. On apprend ainsi, au gré des réponses données par les préfectures aux parents, qu’un enfant dont la nationalité française n’a été déclarée qu’après le 5 mai 1995 (date de la première circulaire) doit être un « enfant de complaisance », puisque l’auteur de ses jours, soupçonné - on le suppose - d’avoir profité de l’occasion et donc détourné la procédure, est recalé.
Pas de régularisation non plus pour les Colombiens parents d’enfants français. D’une articulation complexe de la loi sur la nationalité colombienne avec la loi française, il résulte que leurs enfants, nés en France, acquièrent immédiatement la nationalité française « par défaut » (la nationalité de leurs parents ne leur étant reconnue qu’à condition qu’ils mettent le pied sur le sol colombien). La préfecture de police de Paris ne voit dans ces petits Français que la preuve vivante des manœuvres frauduleuses de leurs parents, et persiste, malgré l’opinion contraire du tribunal administratif saisi d’un cas de ce type, à rejeter leurs dossiers.
De même, l’enfant français d’une étrangère célibataire devra se résoudre à être élevé par une mère clandestine : car on exige, pour examiner sa demande de régularisation, qu’elle se présente accompagnée du père de l’enfant. Si cela lui est impossible, c’est louche : elle n’a bien sûr fait un enfant que pour échapper à la rigueur de la loi. La fermeté s’imposant devant ce cas manifeste de fraude, elle restera sans papiers.
Gare aux postulants à la régularisation qui, faute de disposer d’un logement stable, fournissent à la préfecture une attestation de domicile établie par un ami ou un parent. S’il apparaît qu’ils ne sont pas installés à cette adresse, ils risquent de se voir suspectés, là encore, d’avoir « détourné la procédure », et d’être évincés à leur tour. Et, pour faire bonne mesure, l’ami ou le parent qui leur a rendu service risque, quant à lui, des poursuites pour aide au séjour irrégulier... Cela s’est vu.
Quand vraiment la fraude n’existe pas, il faut l’inventer. Le ministère du travail apporte sa pierre à l’édifice, en complétant l’hypocrisie des circulaires du ministère de l’intérieur par des instructions, datées du 16 août 1995, aux directions départementales du travail et de l’emploi, sur la conduite à tenir pour la délivrance des autorisations de travail aux parents étrangers d’enfants français bénéficiaires d’une admission exceptionnelle au séjour. Il leur est demandé de « ne pas opposer la situation de l’emploi dès lors que le bénéficiaire peut disposer d’un contrat de travail ». Quelques mots qui préfigurent la suite : l’expérience prouve que, de peur de laisser passer l’opportunité de la régularisation, certains des étrangers concernés seront nécessairement amenés à produire des propositions d’emploi établies par des « officines » spécialisées qui les leur font chèrement payer, ou encore par des employeurs voulant leur rendre service, mais n’ayant pas l’intention de les embaucher par la suite. Le processus, illustré récemment lors de la régularisation des demandeurs d’asile déboutés, est bien connu de l’administration. Qu’importe ! De ces étrangers, on fera des fraudeurs, en leur refusant ou en leur retirant dans quelques mois le titre de séjour qu’ils ont sollicité au motif qu’ils ont fourni un « contrat de complaisance ».
Clandestinité institutionnelle pour les Haïtiens avant départ
Si l’avenir administratif de beaucoup de parents d’enfants français risque de sombrer dans une fraude préméditée par les pouvoirs publics grâce à quelques circulaires en trompe-l’œil, celui des Haïtiens est scellé. La circulaire du 30 janvier 1995 les replace « sous le régime du droit commun ». Elle prévoit, en effet, un « retour à la normale » en ce qui les concerne, à savoir la possibilité de reconduire à la frontière ceux d’entre eux qui se trouvent en situation irrégulière, « avec circonspection et, en tout état de cause, de manière progressive, afin d’éviter des retours trop massifs ».
Pour prendre connaissance de cette nouvelle manifestation d’humanité de la part du ministère de l’intérieur, il aura fallu que le Gisti saisisse la CADA. Cette circulaire était tenue sous le boisseau, peut-être parce qu’elle en cachait deux autres, rédigées « en raison de la situation troublée qui prévalait en Haïti en 1990 et 1991 » : la circulaire n° 275 du 1er février 1990, qui « invitait à saisir systématiquement l’administration centrale sur l’opportunité de mettre à exécution une mesure d’éloignement frappant un ressortissant haïtien » ; et la circulaire n° III-3455 du 18 décembre 1991, qui « invitait à suspendre toute mise à exécution vers Haïti, mais pour les seuls demandeurs d’asile déboutés, et avec la consigne de laisser la situation administrative des intéressés en l’état, sans assignation à résidence ».
Autrement dit, le coup d’État militaire organisé à Port-au-Prince le 30 septembre 1991 et les 3 000 à 5 000 victimes des putschistes [3] ont humanitairement valu aux Haïtiens de France un sous-droit secret à la clandestinité institutionnelle. On comprend que le ministère de l’intérieur n’ait pas pavoisé.
La situation de ni expulsables ni régularisables des Haïtiens préfigure, dès 1991, celle des parents étrangers d’enfants français créée par la dernière réforme Pasqua de l’ordonnance du 2 novembre 1945. Dans le premier cas, l’humanitaire sert à instituer la situation ; dans le deuxième, à en dénouer la contradiction. Si les circulaires sont décidément bonnes filles, les parents d’enfants français feraient bien d’y regarder à deux fois avant de crier victoire. Car le statut de sans-papiers-inéloignables semble gagner du galon dans la culture juridique nationale.
Civiliser l’apartheid social contre les mendiants
Le dévoiement de l’humanitaire — on l’appelait jadis « charité » — n’est pas réservé aux étrangers par la nationalité. L’été 1995 l’aura vu étendre son emprise à des étrangers français, les mendiants et autres faiseurs de manche, tous membres de la grande famille des exclus. Comme quelques ressortissants étrangers issus de pays pauvres courent parfois au mieux-être en franchissant des frontières, eux vont aux miettes de la richesse en empruntant la route des festivals et des stations touristiques. Ces villes ont, à leur tour, érigé des frontières réglementaires pour se protéger de leur irruption. Les maires de La Rochelle, de Montpellier, de Pau, de Perpignan, de Tarbes ou de Toulon entre autres ont pris des arrêtés leur interdisant leur territoire municipal ou la possibilité d’y quémander.
Devant le succès des premières initiatives en ce sens et la multiplication des arrêtés municipaux, le ministère de l’intérieur a publié, le 20 juillet, une circulaire qui, elle, ne sera pas dérogatoire au regard de la loi et de la jurisprudence. Ce texte s’efforce de tempérer l’ardeur des premiers magistrats de nos villes et de nos campagnes en leur rappelant « les principes juridiques applicables », à savoir l’article L. 131-2 du code des communes qui « confie au maire l’exercice de la police municipale » et l’article L. 131-4-1, lequel « donne la possibilité au maire d’instituer des secteurs protégés dans certaines parties de la commune considérées comme plus particulièrement sensibles ».
Dans ce domaine, le pouvoir judiciaire a eu à dire sa philosophie du droit, ce que précise aussi la circulaire : « Le juge administratif ne manque pas d’annuler les décisions qui revêtent un caractère général et absolu », souligne-t-elle à l’intention de ceux qui seraient tentés par l’institutionnalisation d’un véritable apartheid social. Sous-entendu, un maire averti doit savoir civiliser l’apartheid, c’est-à-dire le déguiser à l’aide d’habillages compatibles avec le droit, puisque les juges y tiennent. « Au delà de ces indications juridiques nécessairement sommaires, conclut le directeur des libertés publiques à l’intention des préfets, il convient donc qu’à votre niveau et à celui des maires, les réalités du terrain donnent lieu à une juste appréciation, faite de considérations juridiques mais aussi d’humanité ». Si le « mais » reste, sur le plan grammatical, la banale conjonction de coordination qu’on connaît, il recèle, sur le plan stratégique, son pesant de signification politique. Le juridique se situe une nouvelle fois du côté de l’inhumain.
Un droit souterrain
Décidément, les circulaires ne tournent pas rond. S’agissant notamment des étrangers et des exclus, elles sortent de leur vocation ordinaire, celle d’expliquer le droit positif et d’indiquer aux administrations la bonne manière de l’appliquer. En réalité, la tendance est, depuis plusieurs années, à la création d’un droit souterrain. Sous couvert de visées humanitaires, il permet, selon les cas, de raboter les aspérités excessives du droit positif (parents d’enfants français) ou de suppléer médiocrement à ses lacunes (Haïtiens), sans que le Parlement ait à en débattre, et souvent sans que la société civile en connaisse l’existence puisque, la plupart du temps, il ne fait l’objet d’aucune publication.
Dans les circulaires comme ailleurs, l’humanitaire, c’est le secours d’urgence. Ici, ce sont des ONG qui soignent et nourrissent affamés et blessés qu’elles laisseront bientôt survivre dans leurs difficultés de la veille. Là, ce sont des étrangers grévistes de la faim qu’il s’agit de tranquilliser en leur faisant quelques promesses. Dans les deux cas, les journalistes, les caméras et les micros sont l’adjuvant nécessaire du traitement, celui de l’opinion priée de retourner bien vite à sa léthargie quotidienne. Mais il est d’autres cas où l’humanitaire prend des couleurs si déshonorantes que les pouvoirs publics cachent leurs trouvailles. Qui connaît, par exemple, le contenu de la circulaire du 23 décembre 1993 sur l’accueil des exilés d’Algérie (voir dans ce même numéro « La voie de l’exil ») ? Sur ce texte, la CADA n’a pas donné satisfaction au Gisti qui en demandait la communication. Elle a admis les arguments du gouvernement, fondés sur la protection de la « sécurité publique ».
Notes
[2] Cette circulaire du ministère de l’intérieur relative aux « superdéboutés » est datée du 24 mars 1994 et s’intitule « Renouvellement des titres de séjour et de travail délivrés aux demandeurs d’asile déboutés, admis exceptionnellement au séjour et au travail sur la base de la circulaire interministérielle du 23 juillet 1991 ».
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