Article extrait du Plein droit n° 12, novembre 1990
« Le droit de vivre en famille »

Quelle politique pour quelles familles ?

Roxane Silberman

CNRS
Première visée dans le débat médiatique sur l’immigration, l’entrée des familles sur le territoire apparaît comme une entrave à la politique d’arrêt de l’immigration. L’idée que la France a eu jusqu’à présent une politique plus laxiste que d’autres en matière d’entrée des familles, et qu’on assisterait de surcroît à une explosion du regroupement familial, la « découverte » du caractère définitif de la présence d’une population issue de l’immigration, liée précisément à l’installation des familles, prédominent dans ce débat.

Alors qu’en période d’immigration massive au début des années 1970, c’était la population des hommes seuls, regroupés en foyer ou dans des meublés souvent insalubres, qui focalisait les peurs, c’est maintenant autour des familles, de leurs caractéristiques, de leur présence sur le territoire (cités, écoles), que tourne une bonne partie du débat sur l’intégration. Les restrictions à l’immigration des familles ont accompagné la montée de ce débat et pourraient encore être accrues.

Qui sont ces familles issues de l’immigration ? Quand se sont-elles installées ? Va-t-il venir encore beaucoup de familles ? Les éléments pour répondre à ces questions étaient jusqu’à présent peu nombreux. L’attention plus grande portée pendant longtemps à l’entrée sur le territoire plutôt qu’à l’installation, au rôle joué par les immigrants sur le marché du travail plutôt qu’à leur présence dans la cité, n’est pas pour peu dans cette situation.

On se propose d’examiner rapidement quelques questions :

  • Comment et quand se constituent les familles au cours du processus migratoire ?
  • Quelles sont les caractéristiques de ces familles, quels en sont les comportements ?
  • Quelles conclusions peut-on en tirer du point de vue de l’impact des politiques migratoires en matière de familles ?

1. Quand et comment les familles se constituent-elles au cours du processus migratoire ?

Une bonne partie du débat actuel tourne autour de l’idée qu’on assisterait aujourd’hui à une croissance anormale du regroupement familial (entrée de familles liées à un travailleur régulièrement installé), croissance qui serait le fait d’une décision tardive mais massive des immigrés de faire venir leur famille. La crise, les effets pervers de la fermeture entraînant une rigidification des possibilités d’allées et venues, l’échec du projet de retour, sont tenus pêle-mêle pour responsables de ce qui serait un changement de comportement.

Responsable au premier chef de ces réponses rapides : l’écart relativement important entre la date de fermeture de l’immigration en 1974 et la poursuite des flux d’entrée des familles plus de 15 ans après.

On examinera successivement les deux arguments du volume et du caractère tardif de ces entrées.

La fermeture de 1974 se présente différemment pour les flux qui sont déjà en train de se tarir et pour ceux qui sont en pleine croissance. Pour les flux déjà anciens, les entrées au titre de la main-d’œuvre sont évidemment en pleine décroissance, mais également déjà les entrées au titre des familles. Ce n’est pas le cas pour les flux plus récents (Marocains et Turcs notamment) pour lesquels les entrées des familles, largement amorcées, sont en pleine croissance. Ces entrées vont continuer à croître quelques années après la fermeture, alors que les entrées au titre de la main-d’œuvre chutent de façon drastique, pour amorcer ensuite une décroissance lente, corrigée cependant par les effets des différentes régularisations (qui concernent aussi plusieurs nouvelles nationalités).

Un volume « normal »

La fermeture, la récession économique, les problèmes de société, rendent plus attentifs à la liaison entre les courbes d’entrées au titre de la main-d’œuvre, et les courbes d’entrées au titre de membres de famille, à laquelle on s’était peu intéressé dans la période précédente. Cette lecture était d’ailleurs rendue difficile d’une part par la succession en vagues des différents flux d’entrée (il faut considérer chaque vague séparément), d’autre part par l’agrégation des données qui ne permet pas de rapporter une entrée de famille à une entrée précise (datée) d’un « travailleur ». On ignore ainsi si une famille entrée en 1974 rejoint un immigré rentré en 1973 ou en 1968 ou en 1960 par exemple, et on ne peut se livrer, pour autant qu’on s’intéresse à la question, qu’à des exercices de modélisation. On ajoutera que la distinction elle-même est en partie faussée par les effets de la réglementation : du temps de l’immigration massive, nombre de conjoints ont pu entrer ensemble ou séparément au titre de la main-d’œuvre (Espagnols et Yougoslaves en particulier), de même que des jeunes déjà en âge de travailler rejoignant leurs parents ou migrant en même temps, sans être comptés comme immigration des familles, alors qu’une femme entrant au titre des familles est décomptée comme telle même si elle entre immédiatement sur le marché du travail.

Globalement, cependant, la lecture des courbes agrégées des entrées au titre de la main-d’œuvre et au titre des familles avant la fermeture de l’immigration montre que les entrées de familles suivent assez strictement, mais avec un décalage variable et à un niveau bien moindre, les entrées au titre de la main-d’œuvre. Les points de retournement des courbes ne sont généralement pas très éloignés, mais, alors que la décroissance des entrées d’actifs, qui part d’un niveau élevé, est assez brutale, la décroissance des entrées au titre des familles est beaucoup plus lente. Au total, la simple comparaison très grossière (car on ignore les sorties comme les allers-retours) des effectifs cumulés d’entrées pour les deux courbes, montre que, sur l’ensemble d’une vague migratoire, seule une partie des entrées de main-d’œuvre a généré des entrées de familles.

L’observation est encore plus évidente lorsqu’on tient compte uniquement des entrées de conjoints, pour éviter l’effet de biais lié à la disparité possible du nombre d’enfants par famille rejoignante. Si l’on tient compte de la situation des différents flux d’entrée des familles au moment de la fermeture (encore croissants ou déjà décroissants) et des différentes régularisations d’actifs qui sont intervenues (1978, 1980, 1982), ainsi que du report possible sur la procédure d’admission au titre des familles, de la petite partie des conjoints ou des adolescents en âge de travailler qui, dans la période précédente, serait peut-être entrée par la procédure de l’immigration de main-d’œuvre, on n’observe aucune disparité dans l’allure des flux d’entrées des familles depuis 1974 par rapport au passé. Seule la disparition des flux d’actifs (aujourd’hui bien remplacés par ceux des réfugiés et des demandeurs d’asile) a pu générer l’impression d’une croissance des entrées des familles.

Un phénomène ancien

Pas plus qu’elles ne sont anormalement volumineuses, ces entrées ne sont à proprement parler tardives, au sens où elles résulteraient d’un changement de comportement des immigrés décidant finalement de faire venir leur famille. Là aussi, la simple lecture des courbes des entrées montre que l’entrée des familles s’amorce peu de temps après les entrées de main-d’œuvre. Mais le caractère massif des entrées de main-d’œuvre, dans leur phase de croissance, tend à focaliser l’attention. Les entrées de familles ne deviennent « visibles » qu’en fin de cycle migratoire. Les effets d’optique sont en fait nombreux, y compris à partir des statistiques, sur la population étrangère installée (recensements). Ainsi, l’indicateur de ratio de femmes dans la population étrangère, ratio qui tend vers l’équilibre en fin de cycle, est également présenté à l’appui de cette « familialisation tardive » de l’immigration. Or, en fait, l’équilibre en termes de sexe de la population étrangère, que l’on observe de façon tout à fait identique pour chaque fin de cycle migratoire, est le résultat bien plus des sorties plus fortes des hommes que des femmes (sorties largement indépendantes de la « politique d’incitation au retour », qui s’effectuent de façon spontanée et qui accompagnent en permanence le flux migratoire, mais ne deviennent visibles que lorsque les nouvelles entrées se raréfient), et d’autre part de l’effet équilibrateur de la croissance endogène de la population étrangère (naissances dans le pays d’arrivée d’enfants des deux sexes).

En fait, l’installation des familles est un phénomène ancien, largement concomitant de l’amorce des flux migratoires, mais qui apparaît qu’en fin de cycle, une fois repartis ceux qui en fait n’ont pas fait souche.

Les raisons du décalage

À quoi correspond donc le décalage de plusieurs années entre les entrées de familles et les entrées de main-d’œuvre, décalage sensible dans la persistance des flux de familles en fin de cycle migratoire, et particulièrement sensible depuis la fermeture de l’immigration qui a fait chuter brutalement les entrées d’actifs ?

En fait le caractère tardif, au sens de décalé d’une partie des entrées de familles ne correspond que pour une faible part à une décision tardive, au sens propre, de regrouper sa famille de la part d’un migrant.

Il est nécessaire pour s’en rendre compte, d’une part de disposer bien sûr de données individuelles et non agrégées qui permettent de relier date d’entrée du premier arrivant et date d’entrée de sa famille, mais d’autre part également de disposer du calendrier de constitution de la famille (date de mariage et date de naissance des enfants).

L’exploitation de données de l’Office des Migrations Internationales, à partir d’un échantillon tiré des demandes de regroupement en 1983 (date à la fois éloignée de la fermeture de l’immigration et proche de la régularisation de 1980 et 1982) pour lesquelles on disposait de ces données, permet de modifier fortement l’idée que l’on se fait du regroupement tardif des familles, et de mieux caractériser la composition du regroupement familial actuel [1].

On observe tout d’abord qu’une partie des demandes de regroupement provient de migrants entrés après la fermeture de l’immigration et régularisés dans les différentes opérations de 1978, 1980 et 1982. Il s’agit soit de migrants déjà mariés au moment d’immigrer, soit de migrants entrés célibataires qui se sont mariés rapidement. Dans les deux cas, l’arrivée des familles suit rapidement l’arrivée du premier entrant, retardée cependant par la situation d’irrégularité, peut-on penser.

Les autres entrées de familles, les plus nombreuses, sont à rapporter à des entrées de migrants bien antérieures, sans pour autant qu’on puisse parler d’une décision tardive de regroupement. En effet, une part importante de ces demandes provient de migrants entrés célibataires au début des années 1970 et qui ne se marient que plusieurs années plus tard, soit qu’ils soient entrés jeunes (18-20 ans), soit qu’ils se marient tardivement (ce qui est souvent le cas chez les migrants), soit les deux en même temps. Une grande partie des demandes de regroupement a lieu dans l’année qui suit le mariage.

Deux autres catégories de demandes échappent encore au qualificatif de regroupement « tardif » en dépit de l’écart très important entre la date d’entrée du demandeur et la date d’entrée de la famille.

Il s’agit d’une part de migrants entrés eux-mêmes comme membres de famille, avant l’âge de 16 ans, scolarisés pour partie en France, et qui trouvent un conjoint dans le pays d’origine (à l’occasion des vacances souvent ; il y a aussi quelques mariages arrangés). La demande de regroupement a lieu dans les quelques mois qui suivent le mariage. La part cependant de ces demandes ne doit pas être exagérée : dans l’échantillon, elle représente moins de 10% du total des demandes de regroupement de 1983.

Il s’agit d’autre part de demandes provenant de demandeurs divorcés qui, après leur remariage, introduisent rapidement en général une demande de regroupement.

Le regroupement « tardif » au sens sociologique, c’est-à-dire d’un comportement tendant à différer l’entrée d’une famille déjà constituée, ne concerne qu’une minorité de demandeurs et se partage inégalement entre des demandeurs entrés célibataires et des demandeurs entrés mariés au profit de ces derniers. On observe que ces migrants entrés mariés sont souvent entrés âgés, longtemps après leur mariage et alors que plusieurs enfants étaient déjà nés. Lorsqu’ils introduisent une demande de regroupement, celle-ci ne concerne pas toujours l’ensemble de leur famille : elle peut concerner l’épouse seule, accompagnée des enfants les plus jeunes.

La composition des familles

En règle générale, la composition des familles regroupées varie fortement en fonction du profil du demandeur : les migrants entrés célibataires regroupent, lorsqu’ils se marient, une famille en début de constitution, le plus souvent limitée au conjoint, éventuellement accompagné d’un enfant en bas âge ; les migrants entrés mariés regroupent des familles plus nombreuses, se heurtant alors à des difficultés plus importantes (il faut justifier d’un logement plus grand), ou parfois des familles incomplètes, soit qu’une partie des enfants soit déjà majeure, soit que le regroupement complet se heurte à des difficultés administratives (critère du logement).

Ainsi, en prenant en compte le calendrier de constitution des familles, on dissocie la question des écarts bruts entre les flux de main-d’œuvre et les flux d’entrée des familles, de celle des « comportements ». Écarts longs et regroupements différés ne coïncident que faiblement.

Des catégories très différentes

L’observation rétrospective sur la formation des familles issues de l’immigration en France fait apparaître des types de familles très différentes. La question du regroupement n’est pertinente en fait que pour deux seulement de ces catégories, qui sont aussi celles qui occupent le devant de la scène. Il s’agit d’une part des familles effectivement « reconstituées » en France par regroupement, ce qui suppose la formation de la famille partiellement ou totalement dans le pays de départ (mariage et naissance des enfants), puis l’immigration d’un membre, et enfin la translation des autres membres de la famille. Une grande variété de situations est possible dans cette catégorie, selon qu’une partie ou la totalité des enfants sont nés à l’étranger au moment du départ. À la limite de cette catégorie se trouvent les familles où tous les membres ont pu migrer au même moment, ce qui était possible au plus fort des courants migratoires.

L’envers de cette catégorie est constitué de ceux qu’on dénomme souvent les « faux célibataires » ou hommes mariés, seuls, qui n’ont pas fait venir leur famille déjà constituée dans le pays d’origine, mais qui sont éventuellement susceptibles de le faire. Mal saisie, c’est à cette catégorie que l’on attribue généralement des potentialités fortes de regroupement.

En matière de familles constituées ou à venir, on pense moins souvent à deux autres catégories. Il s’agit d’abord des familles entièrement constituées sur le territoire français, soit par mariage entre deux étrangers entrés chacun pour leur compte, soit par mariage d’un(e) étranger(e) avec un(e) Français(e). Pour ces familles, on ne peut parler ni de regroupement, ni de translation des familles.

À la jonction des familles constituées par regroupement et des familles constituées en France, on trouve les familles générées par l’entrée d’un membre non pas marié mais célibataire. Parmi ces entrants célibataires, pour ceux qui feront souche, certains vont se marier à l’occasion de vacances au pays et générer alors un regroupement. Lorsque ce regroupement ne concerne que le (la) conjoint(e), et a lieu, comme c’est très souvent le cas, très rapidement après le mariage, il faudrait parler de familles quasiment constituées dans le pays d’arrivée, ayant peu de choses en commun en tous cas avec la famille regroupée d’un migrant qui est entré en ayant déjà deux ou trois enfants. Une partie de ces entrants célibataires alimente la catégorie des familles entièrement constituées en France ; parmi eux les jeunes nés à l’étranger, entrés à la suite de leurs parents, dont quelques uns sont cependant susceptibles de se marier dans le pays d’origine et de générer aussi des entrées de conjoint(e)s. Ce sont ces entrants (à l’âge adulte ou non), majoritaires dans les entrées de main-d’œuvre, qui alimentent des entrées, le plus souvent de conjoints seuls, fortement décalées, dans la mesure où le mariage peut avoir lieu plus de 10 ans après l’immigration (il est courant d’immigrer à 20 ans et de se marier à 30 ans). On ne peut pas pour autant parler de comportement de regroupement « tardif » ou différé.

Peu de longues séparations

L’observation rétrospective en 1985 permet de dire que, pour la majorité des familles concernées, le regroupement a eu lieu rapidement, soit après l’entrée du premier conjoint lorsque celui-ci était déjà marié au moment de l’immigration, soit dès la constitution de la famille (mariage) pour ceux qui sont entrés célibataires. Les regroupements différés, c’est-à-dire impliquant une séparation longue des membres de la famille, sont minoritaires. Par ailleurs, la population des hommes mariés ne vivant pas en couple, qui est susceptible de correspondre grossièrement aux « faux célibataires », apparaît extrêmement restreinte et composée d’hommes plutôt âgés. Leur comportement ne parait pas susceptible de modifier le paysage actuel des familles installées.

Le comportement des vrais célibataires ne peut évidemment être inféré de l’enquête si ce n’est en se fondant sur les comportements passés.

On n’oubliera pas cependant qu’on ne saisit dans la France de 1985, dans un contexte de ralentissements depuis plusieurs années des flux migratoires (l’amorce de nouveaux flux est cependant déjà visible), que la part de la population issue de l’immigration qui a fait souche. Une partie importante des migrants est déjà repartie, sans qu’on puisse savoir précisément la proportion dans ces retours (spontanés dans leur immense majorité, et dont une partie correspond en fait à des venues de courte durée) de migrants mariés, n’ayant jamais regroupé, de célibataires pas encore mariés, ou de familles retournant en bloc. Il apparaît clairement cependant que ceux qui ont fait souche, sont en majorité des familles constituées de façon contemporaine à la migration.

Les différences entre les familles constituées dans le pays de départ, par mariage, peu de temps avant l’immigration pour les hommes entrés mariés et les familles constituées après l’immigration pour les entrés célibataires, s’estompent en effet fortement si l’on tient compte du lieu de naissance des enfants. Une étude plus fine des femmes âgées de plus de 40 ans (donc en fin de fécondité) sur le même échantillon, montre que pour 60% d’entre elles, tous leurs enfants sont nés en France et pour 30% seulement tous leurs enfants sont nés à l’étranger. Cela correspond à une majorité de migrants entrés célibataires et regroupant dès leur mariage, ou se mariant en France, à des migrants entrés mariés peu de temps après leur mariage et regroupant rapidement, et à des femmes entrées célibataires. De ce point de vue, la majorité des familles issues de l’immigration aujourd’hui en France ne sont pas des familles « translatées », ce qui ne signifie pas bien sûr que celles-ci n’existent pas, polarisant fortement l’attention.

2. Calendriers de migration des familles et comportements

Cette typologie, au-delà de l’intérêt qu’elle présente en termes de prévisions en matière de flux migratoires, permet aussi de sortir le débat sur quelques comportements des immigrés, de l’ornière d’un débat pseudo-culturaliste, fondé sur les clivages de nationalité. Que ce soit à propos de la fécondité (familles nombreuses ou pas), du comportement des femmes (activité ou pas), de l’attitude à l’égard de l’école, c’est en effet l’argument de la distance culturelle qui revient le plus souvent pour expliquer les différences comme les évolutions.

Les différences dans le calendrier de migration entre les familles se traduisent en effet en termes de comportement. La simple intuition permet de dire que les difficultés matérielles et psychologiques des familles séparées puis transférées ne seront pas les mêmes que celles de familles en grande partie constituées dans le pays d’arrivée. Mais les différences vont plus loin et affectent la forme même de la famille en termes de nombre d’enfants et de statut de la femme, dont l’activité est un indicateur partiel.

Immigration et fécondité

La question de la fécondité est au premier plan du débat sur l’intégration. Si les objectifs démographiques ont constamment trouvé des défenseurs, notamment à la sortie de la Seconde guerre mondiale, lors de la relance de la politique migratoire française, et si l’impact démographique de l’immigration a été constant en un siècle d’immigration, l’écart entre les normes de fécondité des populations allogènes et de la population autochtone, suscite périodiquement des inquiétudes, tant du point de vue du coût (logement, santé, scolarisation), que du point de vue de l’écart « culturel » dont il serait le témoin. Le poids des familles « lourdes », auxquelles les travailleurs sociaux sont confrontés en priorité, le poids global de la natalité étrangère dans la natalité actuelle (11 % des naissances), l’arrivée de familles nombreuses par la procédure du regroupement familial, sont cités pêle-mêle comme autant d’indicateurs.

Si les raisons de « croire » à cet écart sont nombreuses et sûrement peu sensibles à un exposé rationnel, il n’en reste pas moins que la réalité est beaucoup plus nuancée.

Les données sur lesquelles on s’appuie souvent pour comparer pour la population française et étrangère le poids des familles nombreuses, sont particulièrement impropres à cet usage. La statistique sur les ménages selon le nombre d’enfants de moins de 16 ans traduit en effet une réalité « sociologique », celle de l’occupation des logements telle que la perçoivent les différents acteurs de la société, et oppose les ménages français ayant peu ou pas d’enfants dans le logement, aux ménages étrangers ayant des enfants souvent en bas âge dans le logement. Mais elle ne peut prétendre comparer une population française vieillissante, dont les enfants ont donc quitté le ménage, et une population étrangère beaucoup plus jeune en train d’élever ses enfants.

Si l’on veut cerner la question de la descendance finale des femmes des deux populations, on doit donc travailler sur des enquêtes rétrospectives, concernant des populations âgées de femmes ayant terminé leur fécondité, qui du même coup cernent mal les comportements des femmes plus jeunes.

On a dû ainsi réviser à la baisse des hypothèses de forte fécondité des populations étrangères. Encore faut-il remarquer que des questions telles que le seuil à partir duquel on parle de familles nombreuses dépend fortement de l’évolution de la population autochtone elle-même. Une famille de trois ou quatre enfants, hier considérée comme la norme, est aujourd’hui considérée comme famille nombreuse.

Il n’en reste pas moins que les différentes approches utilisées tendent à faire ressortir des différences à l’intérieur de la population étrangère elle-même, selon les nationalités, inévitablement renvoyées à des différences culturelles, les femmes maghrébines et turques se situant à la distance la plus forte, avec des moyennes supérieures à trois enfants.

Une corrélation significative

L’approche des questions de fécondité par les profils migratoires des familles apporte un point de vue différent. Elle permet d’observer, à partir d’un échantillon de femmes âgées de plus de 40 ans, pour lesquelles les différences de fécondité sont donc déjà nettes, une corrélation significative entre l’histoire de la migration de ces femmes et leur fécondité.

Les femmes mariées depuis longtemps au moment de l’immigration, et qui avaient déjà des enfants à ce moment, ont plus d’enfants que les femmes du même âge dont le mariage a précédé de peu l’immigration, qui en ont elles-mêmes plus que les femmes qui sont entrées célibataires et qui se sont mariées après l’immigration.

Bien que l’on ne tienne compte en général que des femmes en matière de fécondité, il n’est pas inintéressant d’observer que l’histoire migratoire des hommes parait également avoir une incidence non négligeable sur le nombre d’enfants. Les hommes entrés célibataires ont moins d’enfants que les hommes entrés mariés.

Au total, la corrélation apparaît forte entre les familles lourdes (si on retient le seuil de quatre enfants et plus) et les familles en grande partie constituées avant l’immigration. La proportion de familles de quatre enfants et plus, dans les familles où tous les enfants sont nés en France, est beaucoup plus faible.

Ces résultats permettent de donner une autre interprétation des différences observées en termes de nationalité. Plus que des différences de « culture » assignables en bloc à telle ou telle nationalité, ce sont des différences dans le profil migratoire des nationalités qui pourraient expliquer pour une part importante des différences de comportement en matière de fécondité.

Les interprétations qu’on peut donner de cette corrélation peuvent être diverses, soit qu’on considère qu’il s’agit de l’incidence des modèles, en termes de normes, des pays d’arrivée, de l’effet des conditions matérielles des pays d’arrivée, ou encore d’un effet de sélection dû à la migration (ceux qui partent sont aussi ceux qui ont un projet de mobilité sociale accélérée qui va de pair avec une baisse de la fécondité), renforcé par l’accès aux moyens de contraception.

Les profils migratoires

On est cependant tenté de voir dans ces profils migratoires des familles un indicateur pertinent pour caractériser les différences entre les projets migratoires, différences qui traversent la question des nationalités.

L’écart par rapport aux normes de la société d’arrivée caractériserait alors les projets tardifs de migration, probablement plus incertains mais aussi plus difficiles matériellement (il est plus difficile de migrer quand on a déjà des enfants), d’où du même coup des regroupements plus souvent tardifs, qui se heurtent eux-mêmes à plus de difficultés de tous ordres (logement plus grand à trouver, scolarisation d’enfants plus âgés, etc.).

Or ce sont ces profils qui, parce qu’ils suscitent le plus de difficultés, polarisent l’attention bien qu’ils soient minoritaires.

3. La politique migratoire française et la question des familles

Au total, la familialisation de l’immigration apparaît comme un phénomène largement ancien mais masqué en période d’immigration massive de main-d’œuvre. L’inquiétude qui se manifeste à l’égard des entrées de familles coïncide en réalité plus avec l’apparition sur la scène politique des « secondes générations », qu’avec l’arrivée massive des familles ou leur formation sur le sol français. Les décalages sont ici patents.

Ainsi, c’est en 1974 seulement, c’est-à-dire au moment du coup d’arrêt donné à l’immigration, que le ministère de l’Éducation nationale demande à ses services de mettre en place des statistiques sur la présence des enfants étrangers dans l’école — alors que ceux-ci y sont présents depuis l’amorce des flux migratoires — générant ainsi de faux effets d’apparition.

De surcroît, c’est autour de l’entrée des familles plus qu’autour de la formation des familles en France que se modèle la réaction administrative. Des classes d’accueil (CLIN et CLAD) sont créées au coup par coup et ce n’est qu’en 1985 qu’on se préoccupe d’une meilleure organisation de ces classes destinées aux enfants nés à l’étranger qui arrivent en ayant déjà entamé une scolarité, cependant que 70 % des enfants qui entrent au Cours préparatoire en 1985 sont nés en France, et que près de la moitié de ceux qui arrivent par le regroupement familial arrivent avant l’âge du CP. L’idée que le français est une langue étrangère pour les enfants issus de l’immigration va ainsi pendant longtemps imprégner les circulaires mais aussi les esprits.

Cette familialisation apparaît aussi comme largement indépendante des politiques migratoires pratiquées. La politique française mise en place après la Seconde guerre mondiale, est souvent présentée comme ayant favorisé, voire encouragé l’arrivée et l’installation des familles. L’optique démographique, partagée par une partie des responsables, la nécessité aussi d’attirer de la main-d’œuvre en France face à des pays concurrents (Allemagne, Suisse) qui offrent des salaires plus élevés, apparaissent comme des facteurs qui ont favorisé une certaine souplesse dans les procédures d’admission des familles sur le territoire (marquée par l’existence d’une procédure de régularisation sur place des familles et la prise en charge éventuelle de certains frais d’installation).

Les entrées de familles ne sont cependant pas, au total, plus importantes que dans les autres pays européens ayant fait appel à l’immigration. Les différences résultent souvent d’une part des décalages des flux (l’Allemagne utilisera d’abord la main-d’œuvre allemande en provenance de l’Est et fera appel plus tard à l’immigration étrangère) ou des effets d’optique générés par les marchés du travail (en Allemagne où l’activité féminine autochtone a été plus faible qu’en France, les femmes étrangères sont entrées plus directement au titre de la main-d’œuvre, en particulier dans le secteur industriel). En fin de cycle migratoire, on observe partout une familialisation de la population étrangère, fortement liée à la croissance endogène sur place (naissance des enfants dans le pays d’arrivée).

Inversement, les politiques de restriction n’ont pas eu un effet sensible sur le volume réel des entrées et le niveau de familialisation. Tout d’abord parce que la familialisation observée résulte plus de l’apparition d’un phénomène ancien mais masqué jusque là, et est plus endogène (naissance sur place) qu’exogène (entrées de nouvelles familles). Ensuite parce qu’elles se heurtent de façon inéluctable aux principes internationalement reconnus du droit des familles qui restreint fortement les possibilités de la réglementation, et à l’impossibilité pour les mêmes raisons de pratiquer un contrôle des visites des membres des familles.

Des obstacles à l’intégration

La suppression de la procédure de régularisation sur place en 1984, qui ne laisse ouverte que la procédure d’admission avec accord préalable, dans la mesure où elle maintient le principe du critère du logement (discrimination par rapport à la population française : tout Français est libre d’avoir autant d’enfants qu’il lui plaît, indépendamment de la taille de son logement), dans un contexte de pénurie de logements et de forte discrimination, constitue en fait une tentative de restreindre les entrées des familles. Dès le début, les préfectures signalent l’arrivée nonobstant des familles et l’impossibilité de pratiquer des expulsions de femmes et d’enfants. Comme pour tous les pays où les procédures de régularisation n’existent pas, la procédure d’admission sert en fait pour une part de procédure de régularisation sur « liste d’attente » ce qui a pour effet de prolonger la période d’absence de droits, en particulier sociaux.

L’un des paradoxes de cette politique, outre son effet quasiment nul sur le niveau de familialisation de la population étrangère, est d’accroître les difficultés d’intégration pour les familles les plus exposées aux difficultés. Les regroupements de conjointes juste après le mariage se font sans difficultés pour des migrants qui peuvent justifier facilement d’un logement petit et souvent cher, alors que les regroupements (minoritaires) de familles déjà constituées qui sont souvent le fait de migrants âgés ayant passé parfois plus de vingt ans à travailler en France, et qui n’arrivent jamais à justifier d’un logement à la fois spacieux et peu coûteux, se heurtent à des difficultés innombrables qui ont pour seul effet de multiplier les obstacles à l’intégration : regroupement encore différé mais qui finira par se faire ; regroupement partiel accentuant la séparation des familles ; logement trop cher qui ne pourra ensuite être payé ; entrée irrégulière des enfants et des femmes.

Inefficace du point de vue de ses objectifs réels (limiter l’entrée des familles) allant à l’encontre des objectifs officiels (favoriser l’intégration des familles), la politique migratoire en matière familiale apparaît largement comme un leurre. On ne peut prétendre réglementer l’immigration des familles, l’immigration de la main-d’œuvre et le marché du travail comme autant de compartiments cloisonnés.




Notes

[1Cet article renvoie en partie aux résultats d’une étude de l’auteur, à paraître dans les Cahiers de l’INED. Ces résultats proviennent d’un traitement de données de l’OMI sur un échantillon de demandes de regroupement de 1983, et de données de l’Enquête FQP 1985 de l’INSEE.


Article extrait du n°12

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Dernier ajout : mardi 13 mai 2014, 11:52
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