Article extrait du Plein droit n° 3, avril 1988
« Quels discours sur l’immigration ? »

Sages, sagesses, sageries

Jean-Michel Belorgey

 
L’anti-racisme de bon aloi qui se dégage du rapport Hannoun, le rejet clair et net de toute problématique d’exclusion par la Commission de la nationalité, devraient rassurer ne prouvent-ils pas que l’humanisme est une valeur en hausse en cette veille d’élection présidentielle ? Mais les ambiguïtés qui émaillent ces rapports, et plus encore les dissonances inquiétantes du discours à trois voix Pasqua-Chalandon-Malhuret viennent tempérer, hélas, cet optimisme.

À lire le rapport Hannoun sur le racisme et les discriminations, et celui des « sages » sur la nationalité, on a bien l’impression que le discours sur l’immigration a changé. Et si ceux-là mêmes qui se sont battus contre des analyses moins sereines sont tentés d’y voir une victoire, on ne saurait le leur reprocher : car il n’y a pas que le ton qui ait changé ; dans le diagnostic aussi et dans le contenu des politiques proposées, il y a incontestablement un progrès. Jusqu’à quel point ? C’est là que le bât blesse. Le diagnostic posé suffira-t-il, tout d’abord, à calmer les alarmes d’une opinion moyenne à l’égard de laquelle, sachant l’énergie que certains ont dépensée pour la pousser sur une certaine pente, on a du mal à ne pas penser que la sagesse eut consisté à lui manifester moins de déférence, et à prendre plus de distance par rapport à ses préventions ? Les compromis intellectuels et stratégiques recommandés sont-ils, ensuite, à la mesure des enjeux auxquels la France est aujourd’hui confrontée ? Parviendra-t-on enfin, sur de telles bases, à mettre un terme au scandale qu’alimentent certaines pratiques politico-administratives ? Il est permis d’en douter.

Sagesses…

Sans doute serait-il injuste de ne pas, pour commencer, rendre hommage aux mérites de certaines prises de position. Essentiellement du rapport des « sages » :

  • refus de donner aux préoccupations de prévention de la fraude un rôle excessif dans l’identification des redonnes jugées nécessaires en matière de nationalité ;
  • refus de déstabiliser les jeunes d’origine étrangère, y compris maghrébine, nés en France de parents nés en France, en remettant en cause le double jus soli ;
  • proposition de clarifier, dans un sens nettement favorable aux jeunes intéressés, les contradictions existant entre le code de la nationalité et le droit pénal quant à l’effet des condamnations subies pendant la minorité ;
  • proposition, correspondant à une revendication exprimée de longue date par les mouvements de défense de droits de l’homme, d’assurer un minimum de transparence à l’alchimie des naturalisations en prévoyant la motivation des décisions prononcées en ce domaine ;
  • proposition de simplifier l’administration de la preuve en matière de nationalité.

Moins décisivement, du rapport Hannoun :

  • mise en évidence de la nécessité de sanctionner plus systématiquement et plus sévèrement certains comportements racistes ;
  • et de celle de mettre les bouchées doubles si l’on veut vraiment faire en sorte que l’École soit un instrument d’insertion plutôt que d’exclusion des enfants étrangers.

… ou idées à la mode ?

Mais comment ne pas rester perplexe devant les sacrifices consentis par le rapport des « sages » à plusieurs idées à la mode :

  • celle qu’il faut faire une place déterminante à l’expression de la volonté dans le processus d’accès à la nationalité française des jeunes nés en France de parents étrangers (et cela alors même que le rapport fait par ailleurs état des problèmes cornéliens que crée souvent à ces jeunes la sensibilité de leur milieu familial) ;
  • celle que, passé l’âge de la majorité, l’accès à la nationalité française doit être refusé à tout jeune étranger ayant encouru certaines condamnations pénales, même peu importantes ;
  • celle, encore, qu’il faut introduire de nouvelles restrictions dans les règles gouvernant l’acquisition de la nationalité pour cause de mariage avec un Français (et cela alors même que le rapport relève par ailleurs la faiblesse du nombre de mariages de complaisance).

Est-il donc indifférent de rendre certains déchirements encore plus incontournables qu’ils ne le sont déjà, de « fabriquer des étrangers avec des Français », de renforcer la probabilité de dériver vers une apatridie de fait ? Le droit de vivre en famille, déjà fortement ébranlé par la législation du séjour, doit-il donc être sacrifié à la peur d’une fraude, dont il est par ailleurs reconnu que l’obsession d’y parer ne doit pas guider le législateur ? Ou bien une vieille sensibilité au scandale des hybrides a-t-elle inconsciemment guidé le choix de la Commission ?

Comment ne pas dire sa gêne, aussi, devant l’insistance fréquemment choquante, avec laquelle le rapport Hannoun incline à renvoyer dos à dos les racistes et leurs victimes en relevant (peut-être fallait-il le faire, mais fallait-il si complaisamment s’y appesantir ?) :

  • que le racisme se nourrit d’éléments objectifs, singulièrement à l’encontre des Maghrébins (!!),
  • que l’exaltation de la différence est souvent une provocation au racisme (!!),
  • que toutes les communautés sont xénophobes,
  • que même les immigrés trouvent qu’il y a trop d’immigrés,
  • que toutes les discriminations ne sont pas injustifiées, et que celle entre national et étranger a toujours été légitime.

Fatalisme

Il flotte, du coup, dans un discours par ailleurs attendrissant à force de bonne volonté, de générosité un peu mièvre, de parti-pris d’optimisme et d’autonomie de jugement – « pour ma part, je pense que… » –, comme un relent de fatalisme et de tolérance à ce qui n’en mérite assurément pas. C’est ce à quoi concourt également l’étrange usage itératif que fait le rapport Hannoun de l’expression « tabou du racisme », sans qu’on sache toujours si c’est pour se féliciter que le racisme ne soit pas banalisé, ou pour augurer qu’il finira par l’être.

Comment ne pas s’inquiéter encore de ce que le rapport consacre en fin de compte plus d’espace à la reproduction des articles du réquisitoire raciste – chômage étranger, délinquance étrangère, pillage de la sécurité sociale par les étrangers – qu’aux précisions tendant à en démontrer – souvent faiblement, alors qu’il y avait matière à le faire de façon convaincante – le mal fondé ?

Quelle intégration ?

Comment ne pas voir enfin, qu’à réaffirmer une nouvelle fois, sans la moindre nuance, l’exigence d’une application rigoureuse de la politique de fermeture des frontières pour assurer l’intégration de ceux des étrangers qui ont été admis au séjour, on contribue à alimenter les fantasmes obsidionaux d’une partie du public, et à couvrir les excès auxquels conduit l’application, souvent désinvolte ou répressive, d’une législation déjà en plusieurs points exagérément restrictive ? Y compris à l’égard de personnes – les jeunes de la seconde génération, notamment – sans liens avec leur pays d’origine et vouées, si on les y refoule, à la marginalisation ou à la déchéance, mais tombant sous le coup d’une conception étroitement hygiéniste du droit du séjour.

La vérité – et cela saute aux yeux quand, franchie l’étape du diagnostic, on passe à celle des propositions et de l’énoncé de la philosophie qui les fondent – est que le rapport Hannoun procède moins d’une tentative d’explorer l’avenir, et de faire entrevoir à ceux qui le vivront – ou dont les enfants le vivront – sur qui retomberont les conséquences de leur choix, les défis dont il sera tissé, que de colmater le présent autant que le permet le mélange « de tolérance et d’intolérance », légitimement, mais un peu platement, repéré dans la société française…

Aussi bien toute sa démarche, comme en matière de nationalité celle du rapport des « sages », repose-t-elle sur l’affirmation, davantage présentée comme une évidence qu’étayée par une démonstration, de l’excellence du concept d’intégration. De là à conclure à l’illégitimité des différences excessives, à l’impossibilité du « muid- » ou de « l’interculturel », non sans prendre à parti au passage les rêveurs qui succombent à ces mythes, il n’y a évidemment qu’un pas. Il est allègrement franchi. Plus allègrement encore par le rapport Hannoun que par le rapport des « sages » qui, s’il prend lui aussi ses distances vis-à-vis de l’idée de « culture transnationale » et marque le souci de « ne pas laisser croire que l’identité nationale puisse être menacée par une quantité excessive d’altérité », évoque tout de même la nécessité de passer, de façon certes consciente et organisée, mais tout de même de passer d’un ensemble national vers un autre plus large.

Sans doute n’est-il pas temps de soutenir, comme l’a récemment fait un hebdomadaire, que la France manque d’immigrés 0). Sans doute une ouverture excessive au monde n’est-elle pas recommandée à un pays qui, comme le notent le rapport Hannoun et le rapport des « sages », s’est mis à douter de son identité, et dont les creusets sont « en panne ». Il n’est pas faux non plus que la menace de « tiers-mondisation » chère à J. Costa Lascoux, que certains apports étrangers peuvent faire peser sur un pays développé comme la France, ou redouter par certaines couches de son opinion, est de celles qu’on ne saurait traiter à la légère.

Mais la meilleure façon d’y faire face est-elle de se comporter comme si on pouvait éluder en restant entre soi ? Comme si – la formule, qui est évidemment absurde, figure dans le rapport Hannoun – l’immigration appartenait au passé ? Comme si les inévitables, peut-être un jour à nouveau souhaitables mouvements de population étaient, à la fin du XXe siècle, justiciables du même traitement qu’au début du même siècle, et si le rapport entre masses démographiques en présence n’impliquait pas quelques sacrifices en matière d’identité pour gagner en densité et en vitalité ? En bref, comme si l’offensive n’était pas, dans un pareil contexte, préférable à un dosage frileux du Même et de l’Autre ? Comme si l’Etat-Nation aussi, et les liens qui unissent les citoyens, n’étaient pas nécessairement, profondément, ébranlés par les redonnes économiques et sociales en cours ?

Citoyenneté et double nationalité

Il est clairement déraisonnable, de ce point de vue, de repousser du pied, même sur le ton relativisant de l’intime conviction – « ma réponse est que je ne suis pas favorable au vote des étrangers » – comme le fait le rapport Hannoun, l’idée de citoyenneté locale. En tout cas d’affirmer aussi péremptoirement que « cela ne va pas dans le sens de l’intégration » ; même de celle à laquelle on songe. Car si l’on admet qu’« ils resteront », et que tous ne choisiront pas, pour autant, y compris ceux de la seconde génération, la nationalité française (puisqu’aussi bien on met en avant la nécessitée de faire place, en ce domaine, à un acte de volonté), peut-être faut-il aussi se demander quelle sera la position dans la société française de ces résidents de longue durée, pourvus en principe de cartes de 10 ans, mais non électeurs sur le plan local ? Comment ceux-ci arracheront-ils à des décideurs locaux soumis à la sanction d’urnes auxquelles ils n’ont pas accès les décisions dont dépend leur intégration, alors qu’auront accès à ces urnes les Français avec lesquels ils seront en compétition en tant qu’usagers ou consommateurs de service ? Voilà cinq ans que le problème a été nettement soulevé par les Communautés européennes. Les textes par lesquels elles ont, à cette époque, exprimé leur réflexion auraient mérité une lecture ou une relecture. Il est clair que monsieur Hannoun ne s’y est pas livré.

Pas plus que la commission des « sages » ne s’est, elle, livrée à une vraie lecture du rapport remis en 1981 au conseil de l’Europe par le Professeur Hammar sur la double nationalité (2). La double nationalité est longtemps apparue comme incompatible avec la conception quasi sacramentelle de la nationalité qui a continué à prévaloir jusqu’au milieu du siècle. D’où les conventions « tendant à l’élimination des cas de… ». Mais il est évident qu’une telle conception ne résistera pas à la mondialisation des échanges et à l’évolution des mentalités. C’est ce que suggérait, non sans une aimable ironie, un membre de la hiérarchie ecclésiastique interrogé par le président de la Commission des lois de l’Assemblée nationale sur la portée du baptême, et qui lui répondait : « bien sûr, c’est un sacrement, et, comme tel, administré avec solennité, mais si vous me posez cette question en entendant comparer baptême et nationalité, il est clair que la comparaison ne vaut rien ». Le rapport des « sages » indique lui-même, étrangement, que nation et droit de la nationalité sont deux notions distinctes, l’une fondamentale, l’autre « instrumentale » ; la notation est ambiguë, mais doit retenir l’attention. Instrumental, le concept de nationalité tend ou tendra incontestablement à le devenir. A. Cordeiro, qui a été reçu par la commission des « sages », mais dont celle-ci n’a guère, semble-t-il, entendu le propos, l’a fortement mis en évidence 0). La double nationalité ne doit plus dès lors apparaître comme une bizarrerie troublante, une demi monstruosité. Elle pourrait sans inconvénient devenir la règle pour certaines catégories de populations. Et l’équilibre du monde n’en serait pas pour autant perturbé. Les doubles solidarités que cette évolution autoriserait, pour peu qu’elles soient également – mais ce n’est pas en ce sens non plus que se prononce le rapport Hannoun – prises en compte dans la conception des systèmes scolaires, seraient, au contraire, de nature à favoriser le développement de relations de qualité entre les pays de rattachement des doubles ou multinationaux, et le dynamisme commercial, culturel et politique de ces pays. C’est dans cette perspective que s’est situé le rapport Hammar.

Haute Cour

Or, ce rapport est cité dans le rapport des « sages ». Mais aucunement de ce point de vue. Et le rapport des « sages » continue, du coup, à se préoccuper pour l’essentiel (sauf, marginalement, pour les Français de l’étranger) non pas comme le rapport Hammar, de la solution des problèmes pratiques effectivement posés par la double nationalité, mais des moyens les plus appropriés pour assurer l’unicité de nationalité (libération des liens d’allégeance, etc.). Ceci sans grand effort de légitimation théorique d’ailleurs, sinon par référence aux problèmes – principalement « théologiques » – soulevés par les conventions intervenues en matière de service militaire. À cet égard, les « sages » n’ont pas eux non plus, « digéré » l’accord franco-algérien, dont l’un d’eux, Maître Varaut, indiquait il est vrai lors d’une journée d’études sur le droit des étrangers organisée par le Barreau de Paris (4), que ses signataires auraient dû être traduits en Haute Cour (!) ; combien de temps faudra-t-il pour que la Guerre d’Algérie cesse de peser sur le débat politique français et sur les choix stratégiques dont dépend l’avenir de notre pays, notamment sur le front méditerranéen où il se joue, de fait, pour une large part ?

Mais ce n’est pas que dans la pauvreté péremptoire de leur problématique de l’intégration que voguent de conserve le rapport Hannoun et le rapport des « sages ». C’est aussi – et on débouche là sur l’intolérable – en matière de droit d’asile. La malheureuse page du rapport Hannoun consacrée à celui-ci (c’est peu de toutes façons), témoigne d’une totale ignorance des vraies données du problème et véhicule, comme n’importe quel tract électoral, l’idée plus qu’à moitié fausse que « la demande d’asile est devenue, pour certains, un moyen d’échapper aux contraintes de la législation sur l’entrée des étrangers en France ». Le « pour certains » sauve-t-il l’honneur ? Rien n’est moins sûr. Une affirmation si hâtive dans un texte si court et pauvre ne peut avoir pour effet que d’alimenter la rumeur. Les « sages » ont, hélas, « fait plus fort » encore que monsieur Hannoun. « L’impression d’ensemble, osent-ils écrire, reste que la fraude massive à la réglementation du séjour est ailleurs que dans le droit de la nationalité ; pour l’essentiel, elle se trouve dans l’immigration clandestine et l’utilisation abusive, du droit d’asile » (p. 77). Il est étrange que les membres du Conseil d’État qui ont rédigé les deux rapports n’aient pas consulté leur collègue Tiberghien pour prendre la mesure d’une évolution qui n’est pas dans le sens qu’ils imaginent (5). Plus de demandes, certes. Mais la paix et les libertés progressent-elles à ce point dans le monde que cela soit surprenant ? Et qu’en est-il à l’arrivée ? Le nombre de demandes acceptées, loin de croître, reste constant, comme s’il faisait – et c’est pour partie ce qui se passe en réalité, et c’est de cela qu’il faudrait s’indigner – l’objet d’un contingentement. La sagesse voudrait dans certains cas que, pour le moins, on se renseigne. Ou que, lorsqu’on n’est pas sollicité de prendre position sur un sujet, on s’abstienne de le faire.

À penser court, l’inconvénient est qu’on se condamne à agir court. Non seulement sur un plan stratégique, mais aussi sur un plan plus modeste : celui du fonctionnement des services compétents en matière d’immigration et de nationalité. Ni le rapport Hannoun, ni le rapport des « sages » ne font totalement l’impasse sur ce problème. Mais le changement radical de style qui doit intervenir dans le traitement des dossiers d’usagers étrangers par les guichets des préfectures, singulièrement de la région parisienne, des offices de HLM, de la sécurité sociale etc. n’implique pas seulement un aménagement des pratiques bureaucratiques. Il implique une reconversion des esprits. Or rien, dans les rapports, ne constitue une introduction, même limitée, à pareille reconversion.

Encore ne peut-on seulement parler de discriminations de guichet et faut-il aussi parler de discriminations de prétoire. Celles-ci ne sont distinctement nommées dans aucun des deux rapports ; il n’est question ni du sort réservé aux meurtriers d’étrangers, ni de la différence de tarifs appliqués par les juridictions pénales à la délinquance nationale et à la délinquance étrangère.

Le rapport des « sages » « cale », en revanche, une partie de ses propositions sur l’idée que le passage au judiciaire d’un certain nombre de compétences en matière de nationalité est une garantie pour les libertés. Cette idée est évidemment à contre-courant de tout ce que l’expérience révèle, et dont la réflexion en matière de droits de l’homme, étant donné le cadre institutionnel dans lequel s’exerce en France le pouvoir judiciaire, et sa sociologie, devrait au plus tôt tenir compte.

Que, dès leur publication, le rapport Hannoun et le rapport des « sages » aient donné lieu, de la part de la droite extrême et des mouvements de défense des libertés, à des critiques contradictoires serait, aux yeux de certains, la preuve de leur sagesse. Un tel argument est irrecevable. Et cette nouvelle application de la technique du renvoi dos à dos signe le désarroi d’une société. Les mouvements de défense des libertés dont les préoccupations ne sont naturellement pas que défensives, mais aussi promotionnelles, et dont le souci de protéger l’individu s’inscrit par conséquent dans une vision des devenirs collectifs possibles, ne sont pas le symétrique par rapport au centre des théoriciens de la haine raciale.

À croire que la sagesse n’est ni dans la justice, ni dans la capacité à prendre des risques calculés pour faire face aux véritables défis de l’avenir, mais dans une manière de juste milieu, on se trouverait au demeurant conduit, dans l’analyse du discours à trois voix – Pasqua, Chalandon, Malhuret – émanant du gouvernement sur les questions de nationalité et d’immigration, vers une étrange conclusion : que celui qui est dans le vrai n’est ni M. Pasqua, ni M. Malhuret, mais M. Chalandon.

Discours à trois voix

Mais pourquoi, dans ce cas, ne désavoue-t-on pas M. Pasqua quand il parle de faire, non seulement des charters, mais des trains pour expulser les étrangers regardés comme indésirables, réfugiés compris (Maliens, Iraniens, jeunes usagers de stupéfiants etc.) au point qu’on en est venu à juger les préfets sur leurs performances statistiques en ce domaine ! ; ou quand il soutient qu’il faut en finir avec le code de la nationalité avant les élections présidentielles pour ne pas en pourrir l’ambiance ; ou encore quand il se risque à affirmer qu’il ne lui paraîtrait pas déraisonnable de demander à un étranger entrant dans notre pays : « Pourquoi y venez-vous ? Pour y rester et devenir français, ou pour en repartir un jour ? » (Kingersheim, septembre 1987) ?

Et pourquoi ne fait-on pas taire M. Malhuret qui est, certes, en ce qui concerne le code de la nationalité, de l’avis de M. Chalandon, donc d’un avis contraire à celui de M. Pasqua, mais qui parait aussi convaincu, à l’encontre de l’ensemble du gouvernement, et de ses sages, que « les citoyens français de demain auront des origines, des religions et des mœurs différentes » et que « l’identité nationale peut être le cadre d’une grande diversité…. » (6).

Pluralisme gouvernemental ? Ou incohérence ? Ou partage de clientèles, et stratégie d’égarement de l’opinion ? La réponse est clairement dans ce dernier sens. Elle implique une vigilance sans faille, et la poursuite de l’action entreprise par les organisations démocratiques en vue du retrait pur et simple, jusqu’à nouvel ordre, de tout projet de réforme du code de la nationalité. Une telle réforme ne devrait, en toute hypothèse, intervenir qu’au terme d’une réflexion manifestant davantage que ne le font les rapports actuellement disponibles le souci du long, ou tout simplement du moyen terme.

Il n’y aurait, en revanche, que des avantages à ce qu’un effort soit dès à présent entrepris par les pouvoirs publics dans la direction que suggèrent un certain nombre de notations et de propositions du rapport des « sages » et du rapport Hannoun pour infléchir dans un sens conforme aux grandes lignes de l’éthique qu’ils ont dégagée les comportements administratifs. En matière d’acquisition de la nationalité, bien sûr. Mais aussi en matière d’admission au séjour. En matière d’accès aux prestations sociales, bourses comprises – sait-on que le ministère de l’Éducation nationale a cru pouvoir réserver certaines bourses aux étudiants français nés de deux parents français ? (7). Et en matière de fonctionnement du service public de la justice, sait-on que, pour justifier une condamnation particulière sévère contre un jeune délinquant français d’origine maghrébine, une des chambres correctionnelles de la Cour d’Appel de Paris s’est fondée sur la circonstance que, s’il n’avait pas été français, il aurait été expulsable ?!

Au degré d’efficacité de l’action menée sur ces deux fronts pourraient utilement être mesurées les véritables intentions du gouvernement. Il serait, à l’inverse, au moins imprudent de cautionner l’élaboration d’une nouvelle législation quand celle qui est en vigueur n’est pas correctement appliquée, et que son réaménagement dans un sens restrictif et répressif est quotidiennement anticipé par les services chargés de sa mise en œuvre. ^


(1) Politis, n° 1, 21 janvier 1988.

(2) Tomas Hammar, La naturalisation et la double nationalité des travailleurs migrants et de leur familles, Conseil de l’Europe, 22 juin 1984.

(3) Voir la transcription de son audition dans le rapport de la Commission de la nationalité, T. 1, p. 660.

(4) Le 26 septembre 1987.

(5) Voir F. Tiberghien, La protection des réfugiés en France, Economica, 1984.

(6) Le Monde, 30 janvier 1987.

(7) Voir la question écrite n° 28121 de M. Le Déault du 13 juillet 1987, du 21 septembre 1987.



Article extrait du n°3

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Dernier ajout : mercredi 2 avril 2014, 16:37
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