Article extrait du Plein droit n° 61, juin 2004
« Immigrés mode d’emploi »

Naïma, « travailleuse agricole »

Alice Mony

Juriste en droit social
Son nom est désormais connu et symbolise la lutte contre l’utilisation massive et abusive de contrats saisonniers « OMI » dans les exploitations agricoles. Salaires insuffisants, non paiement des heures supplémentai- res, accidents du travail non déclarés, logements souvent insalubres, telles sont les conditions de travail des saisonniers. L’administration française, elle, laisse faire. Mais Naïma Farrie poursuit sa lutte pour la reconnaissance de ses droits et de la responsabilité de son ancien em- ployeur, exploitant agricole dans les Bouches-du-Rhône.

Entrée en France en 1990 sous le couvert d’un contrat de travail saisonnier, Naïma Farrie, marocaine d’une quarantaine d’années, a travaillé pendant dix ans en qualité de femme de ménage, cuisinière et garde d’enfants pour un exploitant agricole des Bouches-du-Rhône. Son parcours, même s’il présente des particularités, invite à réfléchir sur le sort réservé aux travailleurs saisonniers « OMI ». Un exploitant agricole arrive à Fez, là où elle réside, pour « faire son marché » parmi les personnes qui souhaitent venir travailler en tant que saisonniers en France dans son exploitation. Des hommes principalement, qui sont employés depuis parfois plus de vingt ans sur la même exploitation, tous les ans. Les démarches que doit suivre l’exploitant sont les mêmes que celles prévues pour l’introduction de tout travailleur étranger, à savoir déposer une demande à la direction départementale du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (DDTEFP) qui la vise, puis la transmet à l’office des migrations internationales (OMI). C’est ce que fait l’employeur de Naïma, comme il en a l’habitude, en choisissant nominativement ses salariés.

Les étrangers sont alors admis au séjour en France, pour la seule durée du contrat, c’est-à-dire, par définition, une saison de production agricole. Il convient d’emblée d’indiquer que la « saison » peut, au titre de l’article R. 341-7-2 du code du travail, durer jusqu’à huit mois. Ces contrats sont soumis au paiement d’une redevance à l’OMI, dont l’objet est de financer l’accomplissement des démarches et contrôles effectués par lui. Elle est à la charge de l’employeur, et ne saurait, selon les textes, être imputée sur les salaires des travailleurs saisonniers. Ce n’est certes pas ce que souhaite le patron de Naïma Farrie. Comme bon nombre des exploitants recourant aux contrats OMI, il estime que les frais liés à l’embauche d’un salarié doivent lui être remboursés… D’une manière générale, il semble considérer que les salariés qu’il a choisis lui doivent une certaine reconnaissance dont il fixe la valeur à 750 €. Ainsi, à chaque renouvellement du contrat saisonnier, il demandera aux salariés de s’acquitter du paiement de cette somme en la prélevant automatiquement sur les salaires.

A son arrivée en France, le 12 avril 1990, Naïma a donc un contrat de travail dûment établi. Il y est indiqué qu’elle est engagée en qualité d’ouvrière agricole, pour « l’entretien des cultures et la cueillette ». En contrepartie d’un travail hebdomadaire de 39 heures, elle doit percevoir le SMIC et bénéficier d’un logement.

Ses conditions réelles de travail seront toutefois bien différentes : Naïma est chargée de l’entretien du logement familial de l’exploitant agricole, ainsi que de la garde de ses enfants. Elle commence généralement sa journée à 6 heures le matin, si son patron ne l’a pas réveillée plus tôt, pour ne quitter son travail parfois qu’après 23 heures. Son salaire lui est versé en liquide, le montant ne correspondant pas à celui inscrit sur le bulletin de paie qui lui est en même temps remis. Pour l’exploitant, il faut en effet tenir compte du logement qui lui est fourni, et de la dette de 750 € que Naïma a envers lui. Aucune heure supplémentaire n’apparaîtra jamais sur ses bulletins de salaire.

Enfin, l’employeur ne veut pas d’obstacles à la libre exploitation de son employée de maison : il tente de s’opposer à son mariage et refuse de déclarer un accident du travail dont elle sera victime. Bien que bénéficiant de certificats médicaux d’arrêt de travail, Naïma continuera d’exercer ses fonctions. Profitant de son ignorance des mécanismes de l’assurance maladie, l’employeur ira même jusqu’à s’approprier les indemnités journalières versées.

Le mari de Naïma, Hassan Es Salah, est également saisonnier chez le même employeur, et employé lui aux travaux de cueillette. Il effectue lui aussi de très nombreuses heures supplémentaires qui ne lui sont pas rémunérées. Un jour, par temps de pluie, il chute de son escabeau et doit être conduit à l’hôpital. Malgré les efforts de l’employeur, intervenu pour éviter la réalisation d’une opération chirurgicale et la déclaration de l’accident du travail, M. Es Salah bénéficiera des soins nécessaires.

Naïma et son mari ont chacun été victimes d’accidents du travail qu’ils ont souhaité déclarer, afin de pouvoir bénéficier de soins adaptés. Leur patron considère pour sa part qu’il s’agit là d’actes signifiant leur insubordination et révélant une opposition inacceptable aux méthodes qu’il emploie. Il leur indique donc, au mois de décembre 2000, que leurs contrats ne seront plus renouvelés.

Naïma et Hassan Es Salah ne veulent pourtant pas quitter le territoire français avant leur guérison, et surtout avant d’obtenir la reconnaissance de leurs droits au titre de la relation de travail qui vient de cesser. Ils ont, à cet effet, contacté un avocat dès le mois d’octobre 2000. Leur départ est cependant vivement souhaité par leur ancien employeur, inquiet du tort que les époux Es Salah pourraient lui causer. Ils verront ainsi leur appartement « visité », l’exploitant agricole dépose contre eux une plainte pour vol, ils sont menacés de violences physiques. Enfin, une procédure visant à reconduire Naïma et Hassan à la frontière est engagée. Ce n’est qu’à l’intervention du MRAP et de la CGT auprès du secrétaire général de la préfecture des Bouches-du-Rhône qu’ils doivent de ne pas avoir été expulsés vers le Maroc.

Bénéficiant d’autorisations provisoires de séjour successives, Naïma s’engagera dans une procédure prud’homale pour faire reconnaître ses droits en matière de salaire, et une procédure pénale relative en particulier à la fraude à la législation sur l’emploi des étrangers. Plusieurs associations seront partie civile dans l’instance pénale en cours devant les autorités judiciaires d’Aix-en-Provence. Le Gisti a décidé de s’associer à la procédure. La presse locale, puis nationale [1] s’est fait l’écho de cette affaire qui, loin d’être anecdotique, concerne la grande majorité des travailleurs étrangers titulaires de contrats saisonniers « OMI ». Ils ont généralement en commun de devoir rembourser à leur employeur la redevance versée à l’OMI, d’accomplir, si nécessaire, des heures supplémentaires non rémunérées ou encore d’être soumis à des conditions de travail s’écartant des prescriptions du code du travail.

Au-delà de l’histoire de Naïma Farrie, c’est en fait la légitimité même des contrats saisonniers OMI qui doit être mise en question. Le procès pénal devrait être l’occasion de le discuter publiquement ; c’est le sens et l’objectif des constitutions de partie civile. Ces contrats de travail visés par l’OMI ont pour objet de permettre à un employeur, dans le cadre d’une activité reconnue comme saisonnière (agriculture, hôtellerie, tourisme), de faire venir à titre temporaire une main-d’œuvre étrangère, en l’absence de recrutement possible de personnel résidant déjà en France. La durée maximum des contrats ne doit en principe pas dépasser six mois sur une période de douze mois.

Une exception devenue une règle

Toutefois, dans l’agriculture, un arrêté du 5 juin 1984 [2] a autorisé la conclusion de contrats saisonniers d’une durée de six mois sur douze, pour trois activités agricoles : la culture maraîchère, l’arboriculture fruitière et l’exploitation forestière. Si l’administration du travail, censée vérifier les conditions d’emploi, de rémunération et de logement donne une suite favorable à la demande d’introduction, les contrats sont transmis à la mission OMI du pays d’origine, qui se chargera du contrôle médical. Outre la « redevance » calculée en fonction de la durée du contrat de travail et à la charge exclusive de l’employeur, ce dernier doit respecter l’ensemble des règles fixées par le code du travail (temps de travail, hygiène et sécurité, congés, rémunération…). Une évidence toute relative dans la plupart des cas.

La conclusion de contrats saisonniers OMI devrait en principe rester exceptionnelle, puisque représentant pour l’employeur une charge supplémentaire par rapport à l’embauche de personnel résidant en France (démarches, paiement de la taxe OMI). Or la réalité est tout autre ! Il suffit pour s’en convaincre de constater que le nombre de contrats saisonniers OMI, n’a cessé d’augmenter depuis 1998 : au nombre alors de 7 523, ils dépassent aujourd’hui les 14 000 [3].

C’est donc que les employeurs trouvent intérêt à la conclusion de tels contrats. Un intérêt que l’histoire de Naïma Farrie met très clairement en évidence, et que l’on peut résumer ainsi : la possibilité de recruter à un moindre coût des travailleurs soumis que leur situation précaire conduit à la docilité. Les employeurs savent utiliser la menace du non-renouvellement de contrat lorsque certains commencent à se plaindre, ou simplement demandent le respect de leurs droits. C’est ce qui s’est passé pour Naïma et son mari lorsqu’ils ont osé déclarer leurs accidents du travail. Mais les lésions professionnelles sont souvent tues, et même en l’absence de toute pression manifeste, physique ou verbale exercée par l’employeur, les travailleurs ne se hasardent pas facilement à les révéler. S’ils ignorent leurs droits, ils ont, pour la plupart d’entre eux, une conscience aiguë de la précarité de leur situation – contrat à durée déterminée, obligation de quitter la France à l’issue de leur contrat – et ils expriment tous le désir de voir leur relation de travail maintenue.

Enfin, dans le secteur des fruits et légumes, les exploitants agricoles ont encore l’avantage de bénéficier d’une exonération de 97 % des charges sociales pour les emplois d’ouvriers agricoles. Cette mesure, destinée à favoriser l’emploi des résidents, auxquels elle était tout d’abord seulement applicable, est aujourd’hui la règle pour l’ensemble des contrats de travail. La main-d’œuvre s’en trouve d’autant moins onéreuse.

L’arrogance de l’employeur de Naïma est particulièrement significative : il recrute tranquillement une jeune femme comme ouvrière agricole parce qu’il a besoin d’une employée de maison. La législation est cependant claire : un contrat de courte durée, dans des secteurs précis et pour des emplois déterminés. C’est bien parce qu’il connaissait les règles que le patron de Naïma a toujours soutenu l’avoir employée à des travaux « d’entretien des cultures et de cueillette », et qu’il l’affirme encore en cours de procédure prud’homale, n’apportant toutefois aucune précision sur les tâches « agricoles » confiées à la salariée (et pour cause). Toutes les pièces du dossier, et en particulier de nombreuses attestations, montrent bien la réalité de l’emploi de Naïma. Espérons que les juges prud’homaux se laisseront convaincre par cette évidence. Espérons aussi que la procédure pénale en cours permettra de dénoncer plus largement les contrats OMI.

La légitimité de ces contrats doit être interrogée. A tout le moins, si l’on veut bien procéder par étapes, le contexte décrit devrait conduire à réclamer des garanties pour les travailleurs agricoles : un contrôle strict du respect de la législation par l’employeur, et la possibilité, pour les salariés, de voir reconnaître leurs droits.

Un contrôle sur la seule redevance

Chaque année, une circulaire relative aux travailleurs saisonniers étrangers dans le secteur agricole insiste sur la nécessité, pour les autorités chargées de l’autorisation des contrats pour les travailleurs étrangers, d’effectuer un contrôle sérieux [4]. Il s’agirait d’un contrôle tant a priori (l’exploitant a-t-il vraiment cherché à privilégier l’emploi local ?), qu’a posteriori, en cours d’exécution du contrat. Dans les faits, seul le versement de la redevance OMI fait l’objet d’un contrôle.

Il ne peut être sérieusement contesté que le recours aux contrats saisonniers OMI est le plus souvent abusif, et qu’il est source de situations d’emploi déplorables. Quand il n’est pas purement et simplement détourné de son objet, comme dans le cas de Naïma. A cet égard, il est particulièrement surprenant que les services de la DDTE et de l’OMI n’aient pas émis la moindre réserve à la qualification d’ouvrière agricole de Naïma, quand l’ensemble des personnes travaillant dans les arbres sont des hommes.

Comment justifier [5] que des exploitants agricoles, dont on sait qu’ils embauchent chaque année plusieurs dizaines d’ouvriers saisonniers sous contrats OMI, ne fassent pas l’objet d’une visite des services de cet office ni de la DDTEFP, ni même de l’inspection du travail agricole ?

La carence constatée des autorités françaises à faire respecter les dispositions relatives à l’emploi de saisonniers, et notamment les dispositions du code du travail, devrait au moins pouvoir être compensée par la possibilité, pour les travailleurs, de faire reconnaître leurs droits. C’est pourtant le contraire que l’on doit déplorer. Les salariés sont laissés dans l’ignorance de la législation, qu’il s’agisse des règles de sécurité, de leur rémunération, du temps de travail. Les exploitations sont le plus souvent dépourvues de toute représentation élue du personnel, et les salariés sont en conséquence complètement isolés.

Plus encore, ils craignent parfois de s’adresser aux autorités compétentes (inspection du travail, tribunaux) en raison de leur situation au regard de la législation sur les étrangers. Le droit au séjour des travailleurs saisonniers est en effet conditionné par l’existence d’un contrat OMI valable et régulièrement exécuté. On comprend dès lors que, par peur d’éventuelles difficultés avec les services préfectoraux, beaucoup d’étrangers ne souhaitent pas engager de lutte pour la reconnaissance de leur droits…

En réalité, il n’apparaît pas étonnant que l’engagement de discussions ou de procédures juridictionnelles soit encore rare, tant leur efficacité apparaît illusoire. Qu’est-ce qui a provoqué, pour Naïma, la rupture définitive des relations de travail avec son employeur, si ce n’est la volonté de voir ses droits respectés ? Pourquoi engager une procédure prud’-homale à l’encontre de son employeur, quand on sait que le travailleur saisonnier doit avoir quitté le territoire dans les huit jours de l’expiration de son contrat de travail, alors même que l’existence d’une procédure judiciaire pendante n’empêche pas l’exécution d’un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière [6] ?

Procédures judiciaires

L’affaire Naïma Farrie a été portée devant les juridictions prud’homale et pénale. C’est ici en réalité que commence, pour l’ancienne salariée, la difficile lutte pour la reconnaissance de ses droits. Naïma est confrontée d’une part au manque de preuve écrite : elle ne peut fournir que des attestations, puisque son employeur avait pris garde d’établir des bulletins de salaires conformes à ses contrats de travail, faisant apparaître une rémunération au SMIC pour 39 puis 35 heures par semaine. D’autre part, cet employeur tente par tous les moyens de la décrédibiliser : Naïma est présentée comme une salariée souhaitant porter atteinte à la réputation de son employeur par des actions abusives à son encontre, et ce au risque de faire déconsidérer le reste de ses compatriotes, de bons salariés, eux. C’est ainsi que l’exploitant agricole produit à l’instance prud’homale une pièce étrange : une pétition contre l’action de Naïma, « spontanément » dactylographiée en français – dans un style soutenu – par les travailleurs marocains actuellement employés par l’exploitant.

L’affaire sera plaidée le 29 juin prochain devant la section agriculture du conseil de prud’hommes d’Aix-en-Provence. Mais la procédure engagée par Naïma n’est désormais plus une exception et les actions en justice se multiplient : pour le seul mois de juin 2004, dix-sept « contrats OMI » citent leurs employeurs aux prud’hommes, tandis que trois exploitants comparaissent en correctionnelle pour emploi dissimulé. Ces procédures judiciaires en cours inciteront peut-être les travailleurs saisonniers à plus de combativité, en attendant une bien trop hypothétique réforme des contrats saisonniers OMI.




Notes

[1Voir notamment « Des esclaves pour nos pastèques », article de M. Nennès, CQFD, 15 déc. 2003 ; « Voyage au pays des hommes invisibles », article de P. Herman , le Monde diplomatique, 3 avril 2003.

[2J.O. 19 juin 1984.

[3Source : OMISTATS, ministère des affaires sociales.

[4Cf. par exemple circulaire DPM/DMI/2/ n° 2004-230 du 18 mai 2004, relative aux travailleurs saisonniers étrangers dans le secteur agricole pour la campagne 2004.

[5L’absence de moyens et, en particulier, l’extraordinaire insuffisance des effectifs de l’inspection du travail pour le secteur de l’agriculture ne pouvant de toute évidence justifier la tolérance de telles pratiques.

[6CE, 20 octobre 1999, Chihab.


Article extrait du n°61

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : vendredi 25 avril 2014, 19:37
URL de cette page : www.gisti.org/article2983