« Microscopie » : 47 minutes de trop pour les « banlieues »

Tribune collective, publiée dans Le Monde, le 17 novembre 2010

L’original de cette tribune co-signée, entre autres, par Stéphane Maugendre et Claire Rodier, est également accessible sur le site web du Monde.

Le 27 octobre marquait le cinquième anniversaire de la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, à Clichy sous Bois, et le point de départ de révoltes dans les quartiers populaires. Trois jours après, le 30 octobre, la radio RFI mettait fin sans ménagement à l’émission « Microscopie » d’Edouard Zambeaux : pour la direction « les banlieues françaises ne méritent pas 47 minutes hebdomadaires sur l’antenne de RFI ».

Par « banlieue » il faut entendre les sujets très divers explorés par l’émission au cours des huit dernières années : gens du voyage, sommet international de la francophonie, délinquance des mineurs, journée du refus de l’échec scolaire, sport et éducation, précarité du logement chez les « vieux », sexualité des jeunes ou des handicapés, la diversité en entreprise, l’armée premier recruteur de France, la désertification médicale… En réalité, « Microscopie » était loin de consacrer l’intégralité de ses émissions à la « banlieue », mais pour ceux qui ont décidé de mettre fin à l’émission, du haut de leur mépris, les vieux, les gens du voyage, les pauvres, tout cela serait la même chose : la « banlieue » ! Et les « banlieusards », lorsqu’ils ne font pas dans le fait divers, ne méritent pas l’attention d’une radio, fût-elle publique. Conséquence de la consonance étymologique du mot « banlieue » (lieu mis au ban) ?

« Microscopie » s’aventurait sur des terrains trop peu arpentés par les médias : dans l’éducation, et pas uniquement « entre les murs », mais bien au-delà ; dans le milieu carcéral ; dans des hôpitaux ; dans les centres de rétention administratifs, les maisons de retraites, les casernes, les centres éducatifs fermés… Passer les murs… Aller voir à travers… Tenter de ravauder des liens sociaux… Faire parler, entendre, comprendre et débattre : telle était la mission que remplissait cette émission avec brio. Ironie du sort, la pertinence des émissions venait d’être récompensée par le prix Goretta de la Radio Suisse Romande…

Alors que le bidonnage d’un grand hebdomadaire est mis en lumière par un « fixeur de banlieue » exaspéré de la stigmatisation opérée par le système médiatique, à l’heure où se multiplient les émissions dans lesquelles les journalistes commentent l’actualité entre eux, faisant fi de celles et ceux qui vivent et subissent cette actualité, « Microscopie » était l’une des rares émissions qui permettait à celles et ceux qui ne sont pas de « bons clients » faute d’avoir les « codes », de se faire entendre en accédant à la parole médiatique.

L’émission reposait sur des enquêtes minutieuses, alternait analyses et illustrations sonores de qualité, avec un point fort : le temps. Le temps d’échanger, le temps de développer, le temps de considérer ces populations habituellement circonscrites aux sordides faits divers. Quarante-sept minutes pourtant dépourvues d’intérêt aux yeux de la direction de la radio publique RFI.

Ce n’est pas seulement à la façon dont elle se comporte avec la majorité que l’on apprécie la valeur d’une société mais aussi surtout à la manière dont elle s’intéresse à ses populations marginalisées. La décision de supprimer une émission qui traite de sujets perçus comme « périphériques » est alors particulièrement significative. 0,5 % du temps d’antenne pour la « banlieue », c’est définitivement trop pour RFI.

Le 17 novembre 2010

Signataires :
Mohamed-Ali Adraoui, chercheur et enseignant à Sciences Po
Alain Berestetsky, ancien directeur et fondateur de la Fondation 93
Alain Brémaud, médecin en centre de santé
Nathalie Broux, agrégée de lettres modernes, coordinatrice du Microlycée 93 à la Courneuve
Guillaume Brunero, documentaliste audiovisuel
Casey, rappeuse
Xavier Cazard, directeur associé d’Entrecom, président du réseau des anciens de l’IPJ
Raymond Chauveau, coordinateur CGT du mouvement des travailleurs sans papiers
Jean-jacques Chauchard, éducateur de la PJJ, Patrick Berthelot, proviseur
Magyd Cherfi, chanteur, écrivain
Jeanne Cochereau-Berestetsky, retraitée et ex directrice de communication action culturelle
Bernard Defrance, philosophe
Christophe Del Debbio, réalisateur-éducateur à l’image
Rokhaya Diallo, présidente de l’association Les indivisibles
Carole Diamant, auteure de Ecole terrain miné (Liana Levi, 2005)
Claude Dilain, maire de Clichy-sous-Bois, président de l’association d’élus Ville et Banlieue
Jean-Pierre Dubois, président de la LDH
François Durpaire, historien et fondateur de Pluricitoyen
Eric Fassin, sociologue, école normale supérieure
Nicolas Ferran, coordinateur des « Amoureux au ban public »
Fredo, musicien, les Ogres de Barback
Mikaël Garnier-Lavalley, délégué général de l’Association nationale des conseils d’enfants et de jeunes
Daniel Goldberg, député de Seine Saint Denis
Nacira Guénif, sociologue, université Paris Nord Villetaneuse (93)
Guizmo, musicien, Tryo
Caroline De Haas, porte parole d’Osez le féminisme
Nadia Hathroubi-Safsaf, secrétaire générale de Presse & Cité
Pierre Henry, directeur général de France terre d’asile
Yazid Kherfi, consultant en sécurité, enseignant à l’université Paris-X
Thierry Kübler, réalisateur de documentaires
Eléonore de Lacharrière, déléguée générale, fondation Culture & Diversité.
Laurence Lascary, productrice, « De l’autre côté du périph »
Henri Leclerc, avocat, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme
Eunice Mangado-Lunetta, déléguée nationale de l’AFEV
Stéphane Maugendre, président du Gisti
Serge Michel, journaliste, prix Albert Londres, co-fondateur et président honoraire du Bondy Blog
Stéphanie Molez, réalisatrice de documentaires
Marie Rose Moro, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’université Paris Descartes, directrice de la revue L’autre
Laurent Mucchielli, sociologue, directeur de recherches au CNRS
Nordine Nabili, président du Bondy Blog
Pap Ndiaye, historien, EHESS
Jérôme Pélisse, sociologue, maître de conférences à l’université Versailles-Saint Quentin en Yvelines, chercheur au laboratoire Printemps
Marie-Pierre Pernette, Anacej
Mohamed Razane, écrivain et président du collectif Qui Fait La France ?
Xavier Renou du collectif Les désobéissants
Christophe Robert, sociologue
Claire Rodier, vice-présidente du réseau Migreurop
Erwan Ruty, directeur de Ressources Urbaines, agence de presse des quartiers
Eric de Saint-Denis, fondateur des Microlycées de Sénart et de Vitry
Jean Sur, écrivain
Chris Trabys, documentaliste en lycée et fidèle auditrice
Françoise Vergès, écrivaine, politologue
Jean Pierre Worms, sociologue, ancien député
Zebda, musiciens

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Dernier ajout : mercredi 17 novembre 2010, 19:06
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