Penser l’immigration autrement
Le droit d’asile à l’épreuve de l’externalisation des politiques migratoires
Présentation / Lecture en ligne
I. Les logiques de l’externalisation
Externalisation de l’asile : concept, évolution, mécanismes, Claire Rodier
La réinstallation des réfugiés, aspects historiques et contemporains, Marion Tissier-Raffin
Accueil des Syriens : une « stratification de procédures résultant de décisions chaotiques », entretien avec Jean-Jacques Brot
Dublin, un mécanisme d’externalisation intra-européenne, Ségolène Barbou des Places
II. Les lieux de l’externalisation
L’accord Union européenne - Turquie, un modèle ?, Claudia Charles
La Libye, arrière-cour de l’Europe, entretien avec Jérôme Tubiana
L’Italie aux avant-postes, entretien avec Sara Prestianni
Le cas archétypique du Niger, Pascaline Chappart
États-Unis-Mexique : même obsession, mêmes conséquences, María Dolores París Pombo
III. Les effets induits de l’externalisation
Une externalisation invisible : les camps, Laurence Dubin
Relocalisation depuis la Grèce : l’illusion de la solidarité, Estelle d’Halluin et Émilie Lenain
Table ronde : l’asile hors les murs ? L’Ofpra au service de l’externalisation
Annexe 1 – UNHCR, Manuel de la réinstallation
Annexe 2 – Conseil de l’Union européenne
– « Cadre de l’UE pour la réinstallation : le Conseil est prêt à entamer les négociations »
– Migreurop, « La "réinstallation" contre le droit d’asile »
Annexe 3 – Commission européenne, « Migrations : dispositifs régionaux de débarquement »
Annexe 5 – Examen de l’article L. 714-1 du Ceseda (chapitre IV : la dimension extérieure de l’asile)
Annexe 6 – « Mais qu’est allé faire l’Ofpra au Tchad ? », Plein droit n° 115, décembre 2017
Chaque année, des milliers de personnes perdent la vie en Méditerranée. Parallèlement, 90 % des bénéficiaires d’une protection internationale sont entrés en Europe irrégulièrement. L’explication de ce double constat se trouve en grande partie dans la politique d’externalisation de l’asile mise en place par l’Union européenne (UE) et ses États membres depuis une vingtaine d’années.
Le titre de la journée d’étude qui s’est tenue en janvier 2019, « Le droit d’asile à l’épreuve de l’externalisation des politiques migratoires », aurait pu comporter un sous-titre que j’emprunte au géographe Nicolas Lambert : « Quand les frontières se déplacent 1 ». Pour illustrer ce qu’il décrit comme une forme d’« expansion de l’Europe », dont on aurait du mal à donner une définition juridique, plusieurs types d’approche circulent : la terminologie institutionnelle parle de « dimension externe de la politique de l’asile et de l’immigration », de « politique de voisinage » ou de « coopération opérationnelle », là où le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) voit un moyen de « faciliter la détermination du statut de réfugié ». Les « missions hors les murs » organisées par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), la réinstallation des réfugiés depuis des « centres pilotes multifonctions » en Afrique, voire la « relocalisation » des demandeurs d’asile qui se trouvent dans les hotspots au sud de l’UE relèvent-elles de l’externalisation ? Telles sont certaines des questions abordées dans cet ouvrage qui rassemble d’une part les présentations exposées lors de la journée d’étude, d’autre part des contributions qui complètent et élargissent l’analyse de ce phénomène complexe.
« Hier comme aujourd’hui, relevait en 2015 Claire Rodier, l’objectif des États membres de l’UE en matière d’asile consiste à mettre à distance les demandeurs d’asile. Pour ne pas avoir à appliquer la convention de Genève sur les réfugiés dont ils sont signataires ou la Charte des droits fondamentaux de l’UE qui garantit un principe de non-refoulement, quelle meilleure méthode que de faire en sorte que les potentiels réfugiés n’accèdent pas à leurs frontières ? En faisant peser sur des pays non européens – et parfois non démocratiques – la responsabilité de la prise en charge des candidats à l’asile, l’Europe se protège des “indésirables” 2 ». On peut en somme résumer, comme le fait Emmanuel Blanchard, le concept par sa principale finalité : « Externaliser pour contourner le droit 3 ».
En 2006, déjà, le Gisti avait consacré une journée d’études à l’externalisation de l’asile et de l’immigration 4. L’objectif de cette journée était d’abord de retracer la genèse de ce terme, emprunté au vocabulaire économique et utilisé par les ONG pour caractériser certains aspects (la « dimension externe ») de la politique européenne d’immigration et d’asile. Il était ensuite d’inventorier les différents mécanismes par lesquels l’externalisation est mise en œuvre. Une quadruple logique avait alors été mise en évidence. Externaliser, c’est à la fois :
- délocaliser, c’est-à-dire effectuer les contrôles et traiter les demandes d’asile le plus loin possible des territoires où les personnes pourraient ou voudraient obtenir une protection internationale ;
- sous-traiter la politique d’asile à des États non européens qui doivent assumer la responsabilité de la prise en charge des personnes demandeuses de protection ;
- privatiser, c’est-à-dire confier tout ou partie des prérogatives de l’État en principe responsable du traitement des demandes d’asile à des acteurs privés, en amont de l’accès à la procédure de détermination du statut. L’exemple classique est celui de la responsabilité confiée aux transporteurs de vérifier qu’une personne est munie des documents exigibles pour le franchissement des frontières, alors même que le bénéfice de la protection internationale n’est aucunement conditionné par la possession de tels documents ;
- déresponsabiliser, enfin, car il est en effet extrêmement difficile, voire impossible, de connaître les normes juridiques applicables pour régir des situations qui sont nouvelles ; les instances à saisir en cas de non-respect de ces normes soit sont inexistantes soit déclinent leur compétence, précisément en raison du caractère délocalisé des litiges qui leur sont soumis.
Treize ans plus tard, la logique de l’externalisation est restée la même : délocalisation et sous-traitance ont comme finalité commune la mise à distance des étrangers, y compris de ceux qui pourraient prétendre à une protection internationale. Si le Gisti a souhaité consacrer, cette fois-ci en partenariat avec l’Institut de recherche en droit international et européen de la Sorbonne (Iredies), une nouvelle journée d’étude à cette thématique, c’est que le contexte a changé et que les méthodes se sont diversifiées : face aux mouvements de populations entraînés par les printemps arabes à partir de 2011, et surtout face à la « crise des réfugiés » de 2015, l’UE et ses États membres ont déployé une grande variété de dispositifs visant à empêcher leur arrivée sur leur sol.
Cet ouvrage s’attache à recenser ces dispositifs, depuis les plus emblématiques comme l’accord UE-Turquie de mars 2016, ouvertement destiné à sous-traiter à la Turquie la charge des réfugiés que les pays européens ne veulent pas accueillir, jusqu’aux missions humanitaires de l’Ofpra au Moyen-Orient et en Afrique, présentées comme le moyen d’offrir l’asile à des personnes en besoin de protection en leur évitant les risques de la migration irrégulière. Il s’agit de décrire les procédés utilisés par les États européens, mais aussi par des acteurs internationaux comme le HCR, pour faire obstacle à l’arrivée de personnes en quête de protection, au prix d’atteintes frontales ou indirectes à la convention de Genève et à d’autres engagements internationaux.
Un certain nombre de questions reviennent à cet égard de façon assez constante dans les contributions présentées à l’occasion de la journée d’étude – ainsi que dans les discussions qui l’ont conclue, lors d’une table ronde consacrée au rôle de l’Ofpra dans l’externalisation de l’asile par la France – ou celles qui sont venues les compléter en vue de cette publication : Qui décide et de quoi ? Selon quels critères ? Dans quel cadre institutionnel ? Sur la base de quelles normes juridiques et selon quelles règles de procédure ? Si, pour l’essentiel, ces questions sont traitées, dans cet ouvrage, à partir d’exemples pris dans l’UE et dans les pays auxquels elle sous-traite la gestion des personnes en besoin de protection, l’externalisation est un phénomène mondial : en témoigne l’exemple des États-Unis et du Mexique, dont traite l’article de Dolorès Paris.
Qui décide ? À chaque stade des processus décrits, on constate la présence ou l’absence de certains acteurs qui, selon les cas, prennent ou non des décisions. Ainsi, dans le cadre de la réinstallation, sous l’égide du HCR, l’agence onusienne joue un rôle central dans la sélection des personnes, mais l’éligibilité à la protection est décidée dans un État signataire de la convention de Genève et le bénéfice effectif de la protection ainsi reconnue sera organisé sur le territoire d’un autre État, signataire lui aussi de la convention. Ce procédé, utilisé pour la première fois en 1956 pour les exilés hongrois, l’a été à nouveau dans les années 1970 pour l’accueil des Indochinois. Il repose sur le volontariat du pays d’accueil et, de ce point de vue, les pratiques varient de manière remarquable d’un État à un autre, même s’ils sont tous a priori signataires de la convention de Genève. La contribution de Marion Tissier-Raffin, en retraçant l’évolution de la pratique de la réinstallation depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, montre comment son caractère opaque et l’absence de cadre juridique ont permis d’en faire, depuis le début des années 2000, un instrument de contrôle des flux migratoires et de blocage des arrivées spontanées de demandeurs d’asile aux frontières des États européens.
L’exemple du Niger illustre la complexité, frôlant parfois l’absurdité, qui résulte de cette diversité d’acteurs, rassemblés dans un « centre pilote multifonctions » – tel qu’il est désigné dans la communication de la Commission du 13 mai 2015 (« Un agenda européen en matière de migration ») – installé à Agadez. Le HCR procède ici à une sélection des personnes qui se trouvent dans le centre, dont la logistique est assurée par l’Organisation internationale des migrations (OIM). Depuis 2017, l’Ofpra, dans le cadre des « missions foraines », y procède à des entretiens mais ne prend pas de décisions ; ses agents ne donnent que de simples avis, en étant parfois « accompagnés » par des agents du ministère de l’intérieur (DGSI), chargés d’examiner la situation des personnes éventuellement éligibles au regard d’un éventuel danger pour la sécurité publique. À l’issue de l’entretien, le candidat devra attendre, souvent de nombreux mois, pour avoir connaissance de la décision : il comprendra qu’elle est favorable quand on lui délivrera un visa qui lui permettra d’accéder au territoire ; il se verra alors notifier la décision formelle de l’Ofpra et sera accueilli dans un centre spécialement dédié, géré par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii), qui se chargera d’encadrer l’installation. En pratique, les modalités de cette installation sont définies en amont, de telle sorte qu’elles font de fait partie des critères de délivrance du visa, alors que la production de celui-ci n’est pas prévue par les textes, pas plus que les conditions d’accueil… Dans le cas nigérien, on constate non seulement que les acteurs sont multiples, mais à quel point les prérogatives des uns et des autres sont indéfinies ou déterminées selon des modalités opaques. Bien plus, alors qu’elle est censée être mise en œuvre dans l’intérêt des personnes puisqu’elle constituerait une alternative au péril du voyage, la procédure de réinstallation y a pour effet de fixer des conditions supplémentaires pour l’accès à une protection, pour un résultat aussi dérisoire qu’aléatoire, comme le souligne l’article de Pascaline Chappart consacré à l’asile au Niger.
La nature des décisions peut aussi varier en fonction des acteurs qui interviennent dans le processus ou pour un même acteur. Ainsi, lorsque c’est le HCR qui procède à la sélection des personnes, il exclut de fait celles qui ne se trouvent pas dans les centres qu’il gère. Selon les cas, les autorités nationales procéderont à une simple « pré-détermination », en rendant un « avis », dont l’intéressé n’est pas informé, ou bien elles prendront une véritable décision d’éligibilité à la protection internationale demandée, dans d’autres encore, certains acteurs, tel le ministère de l’intérieur, prendront la décision qui est indispensable pour que la protection soit effective, à savoir la délivrance du visa.
Selon quels critères sont prises les décisions ? Les critères retenus pour sélectionner les personnes qui seront admises sur le territoire européen ne figurent dans aucun texte et sont donc très variables. Parfois les personnes sont sélectionnées sur la base de leur nationalité : c’est notamment le cas pour les ressortissants syriens dans le cadre des processus de réinstallation mis en œuvre au Moyen-Orient, que détaille ici le préfet Jean-Jacques Brot, missionné en 2015 par le gouvernement français pour organiser leur accueil en France. Les personnes peuvent aussi être sélectionnées en fonction de ce qu’on nomme pudiquement leur « vulnérabilité » – un critère qui conduit en pratique à donner la priorité à celles qui ont été exfiltrées par le HCR des centres de détention arbitraire libyens. Dans d’autres cas encore, seules les familles seront prises en considération. Dans le cadre des « missions africaines » menées par l’Ofpra au Tchad et au Niger, le critère du « lien avec la migration » s’est superposé à celui du besoin de protection : autrement dit étaient supposés y être pris en compte les éventuelles attaches des « candidats » à la réinstallation avec des membres de famille déjà installés en Europe ou les facteurs (niveau d’études, formation) laissant espérer de bonnes perspectives d’insertion 5.
Quel est le cadre institutionnel ? Les initiatives et les cadres institutionnels sont eux aussi multiples, ce qui accroît encore l’opacité des mécanismes, dont la mise en place a souvent un caractère improvisé, obéissant à des préoccupations conjoncturelles. Cette dispersion reflète également les difficultés techniques et juridiques rencontrées ainsi que le manque de concertation – ou d’accord – entre les États membres de l’UE. Même si le HCR est souvent, voire toujours, présent, l’agence onusienne reste dépendante des instances de l’UE, de certains États membres mais aussi des États tiers sur le territoire desquels la mise à l’écart est organisée.
Parfois, l’initiative est au départ purement nationale, même si sa mise en œuvre est organisée en partenariat avec le HCR, et elle le demeure. Ainsi, dès lors que la réinstallation repose sur la base du volontariat de la part des États signataires de la convention de Genève, un État peut décider unilatéralement de pratiquer des réinstallations pour une période donnée et peut tout autant décider d’y mettre un terme. De manière tout aussi souveraine, il en définira les modalités, mais aussi le nombre de personnes accueillies, leurs profils, les conditions de leur installation, etc.
Ces processus sont ensuite susceptibles d’être officialisés dans un cadre relevant de l’UE, de manière plus ou moins formelle : ainsi, les modalités sont souvent énoncées dans des documents ayant une valeur purement indicative (agenda lors d’un Conseil européen, conclusions, etc.) et non dans des textes contraignants (règlements ou directives).
Il arrive encore que les acteurs européens mettent en place un partenariat avec un ou plusieurs États tiers. Vient immédiatement à l’esprit l’accord conclu entre l’UE et la Turquie en 2016, en réalité principalement défini par la chancelière allemande Angela Merkel. Claudia Charles en décrit avec précision le contenu et les implications. Ces initiatives sont souvent relayées par les institutions de l’UE : soit pour leur élaboration, par la Commission européenne, soit en amont, par le Parlement européen – comme c’est le cas de la proposition qui verra peut-être le jour, d’un visa humanitaire européen 6, même si la délivrance de celui-ci relèvera encore de la souveraineté de chacun des États membres. Enfin, les décisions sont toujours prises en partenariat avec l’État tiers sur le territoire duquel le processus d’externalisation est mis en place. Il s’agit souvent de pays de transit, qui sont souvent aussi des pays d’émigration : Maroc, Turquie, Niger, Algérie, Albanie, etc. L’accord conclu entre l’UE et la Turquie peut sans doute être considéré comme un modèle à cet égard, mais les arrangements conclus de longue date avec la Libye par l’UE et, dans un cadre bilatéral, par l’Italie, illustrent de façon glaçante la façon dont les Européens sont prêts à sous-traiter la « gestion » des réfugiés, quel qu’en soit le coût humain. Les entretiens menés avec Sara Prestianni et Jérôme Tubiana éclairent sur les ressorts de la coopération migratoire avec la Libye, qui concerne aussi bien les instances officielles que les milices mafieuses de ce pays.
Quelle est la loi applicable ? Cette question pourtant cruciale dans l’ordre juridique international, qui émerge en raison du caractère indéfini de l’externalisation, est loin d’être réglée. Certes, les États européens sont tous signataires de la convention de Genève ; mais les États de transit, dont le rôle est souvent important, ne le sont pas toujours et certains sont même dirigés par des dictateurs sanguinaires. Quoi qu’il en soit, aucun des processus mis en place ne s’inscrit dans un cadre juridique prédéfini et n’obéit à des normes de référence. Comme le montre l’analyse, par Laurence Dubin, de l’introuvable statut des « camps » externalisés, la question du droit applicable se pose de façon cruciale lorsque des situations de détention sont imposées à des personnes en transit dans des pays où la privation de liberté n’est pas encadrée ou contrôlée.
Les règles de procédure ne sont pas plus identifiées que les règles de fond, ce qui préjudicie naturellement aux modalités d’exercice des droits. En pratique, les candidats à l’asile rencontrent des difficultés à comprendre le rôle exact de chacun de leurs interlocuteurs (qui prend une décision et laquelle ?) ; ils ignorent s’ils peuvent ou non bénéficier de l’assistance d’un avocat ou d’une organisation non gouvernementale ; l’examen de leurs demandes de protection n’est pas encadré par des délais et ils doivent souvent attendre de nombreux mois avant d’avoir l’espoir qu’une décision favorable se concrétisera par la délivrance d’un visa – qui n’est pas encore une décision de protection. Enfin et surtout, il n’existe aucune règle relative à la prise de décision, non plus qu’à sa notification. Quant à la contestation de la décision, elle est d’autant moins possible que l’intéressé ignore tout simplement qu’une décision a été prise…
Quelle est la situation du candidat à l’asile jusqu’à son arrivée (éventuelle) sur le territoire de l’État d’accueil ? Là encore, le vide est omniprésent. Aucune règle n’encadre l’attente qui est souvent longue, alors qu’un demandeur d’asile est un réfugié potentiel dont les droits devraient pouvoir être pleinement exercés sans délai. Les dispositifs mis en place tendent en réalité à dissuader les intéressés plus qu’à les protéger réellement – mais c’est aussi le cas, on le sait, pour les personnes physiquement présentes sur le territoire d’un État européen qui rencontrent de nombreux obstacles pour faire enregistrer leur demande d’asile.
Quelle est la place des autres acteurs, notamment des ONG et des acteurs locaux de l’État d’accueil ? La question se pose à tous les stades de la procédure d’admission au bénéfice d’une protection : au stade de la formulation de la demande, au cours de son instruction, enfin lors d’un éventuel rejet qui entraîne la nécessité de former un recours.
Une « externalisation intra-européenne » ? Même si elles n’ont pas été directement mentionnées au cours de la journée d’étude, les situations frontalières internes à l’Europe (Calais, Vallée de la Roya, Col de l’Échelle ou, désormais, Pays basque) se doivent d’être évoquées dans cet ouvrage, puisqu’elles engendrent, paradoxalement, une forme d’externalisation de l’asile. Les personnes qui se trouvent dans ces zones ne sont pas libres de faire examiner leur demande d’asile là où elles le souhaiteraient : soit qu’on les empêche de la déposer là où elles se trouvent, soit au contraire, qu’on les y oblige. Le cadre institutionnel existe en principe mais les violations systématiques de la réglementation aboutissent à la création, de facto, de zones de non-droit et au déni des droits fondamentaux.
Cette forme d’externalisation « intra-européenne » de l’asile peut aussi être la conséquence de la stricte application de la réglementation européenne. L’exemple le plus significatif, présenté ici par Ségolène Barbou des Places, est celui du règlement Dublin, qui vise à déterminer l’État responsable du traitement de la demande d’asile. Dans la mesure où le mécanisme de coordination qu’il prévoit ne s’accompagne nullement d’un régime d’asile harmonisé dans les États membres, il est non seulement injuste pour les demandeurs d’asile contraints de voir leur demande traitée dans un pays où ils ne souhaitent pas rester, mais aussi inéquitable pour les pays : le règlement Dublin fait en effet peser sur ceux qui forment la frontière extérieure de l’Europe, notamment dans la région méditerranéenne, l’essentiel de la responsabilité de l’examen des demandes d’asile. C’est à cause du règlement Dublin que la Grèce et l’Italie sont, de façon chronique, délibérément placées dans l’incapacité d’accueillir dignement les demandeurs d’asile dont, dans les hotspots grecs notamment, les droits sont violés de façon systémique.
De même que le règlement Dublin produit, aux frontières extérieures de l’UE, des effets comparables aux mécanismes d’externalisation de l’asile dans des pays non européens, de même la procédure de « relocalisation » des demandeurs d’asile arrivés dans les hotspots grecs ou italiens, ou à Malte, vers d’autres États membres de l’Union, s’apparente à la réinstallation en Europe des réfugiés des camps d’Afrique ou du Moyen-Orient. Comme on peut le lire dans l’article d’Estelle d’Halluin et d’Émilie Lenain, l’une et l’autre sont caractérisées par la même opacité, la même diversité d’acteurs au rôle flou et, pour les personnes attendant d’être transférées, les mêmes délais interminables et la même incertitude, pour des résultats quantitativement très en deçà des besoins.
Les contributions rassemblées dans cet ouvrage permettent non seulement de mieux cerner les très nombreuses formes que peut prendre l’externalisation de l’asile, mais aussi de comprendre les raisons qui expliquent son développement et de mettre en lumière l’écart entre ses finalités hypocritement affichées – telle la nécessité de protéger les vies, notamment face aux dangers de la traversée de la Méditerranée, ou aux pratiques de violences et de tortures systématiques en Libye – et les buts réellement poursuivis par les États européens qui entendent se délester à tout prix du « fardeau » des réfugiés.
→ Les vidéos de la journée d’étude organisée par le Gisti et l’Iredies et intitulée « Le droit d’asile à l’épreuve de l’externalisation des politiques migratoires » sont en ligne sur www.gisti.org/article5981
1 Nicolas Lambert, « L’“externalisation” ou quand les frontières se déplacent » : neocarto.hypotheses.org/713
2 Claire Rodier, « Externaliser la demande d’asile », Plein droit n° 105, juin 2015.
3 Emmanuel Blanchard, « Externaliser pour contourner le droit », Projet, n° 308, 2009/1, p. 62.
4 Les actes de cette journée d’étude ont été publiés : Externalisation de l’asile et de l’immigration. Après Ceuta et Melilla, les stratégies de l’Union européenne, Gisti, coll. Les journées d’études : www.gisti.org/spip.php ?
5 Ofpra, Rapport d’activité 2017.
6 Parlement européen, « Des visas humanitaires pour éviter la mort de réfugiés et mieux gérer leurs flux », communiqué de presse, 11 décembre 2018 : www.europarl.europa.eu
I. Les logiques de l’externalisation
Lorsque l’Europe parle de protection, elle est plus soucieuse de celle de ses frontières que de celle des personnes persécutées.
Comprendre la raison d’être et les mécanismes de l’externalisation de l’asile suppose de se mettre à la place de responsables politiques confrontés à une contradiction. D’une part, il leur faut agir dans le respect des conventions internationales qui protègent le droit d’asile et le droit de ne pas être refoulé vers un pays où l’on risque d’être soumis à la persécution, à la torture ou à des traitements inhumains et dégradants. Mais, d’autre part, au nom de la maîtrise des flux migratoires, il leur faut éviter que n’accède à leur territoire un trop grand nombre de personnes en quête de protection.
L’équation n’est pas toujours simple à résoudre. En Europe, depuis une vingtaine d’années, les solutions envisagées – avec plus ou moins de succès – pour surmonter la contradiction passent par la délocalisation et la sous-traitance des responsabilités qu’ont tous les États membres de l’Union européenne à l’égard des personnes qui demandent asile. Le principal obstacle à franchir est d’obtenir le consentement des pays désignés pour assurer cette prise en charge. Selon les lieux et les époques, les méthodes peuvent varier, mais elles s’appuient grosso modo sur deux types de pressions : diplomatiques et financières, le plus souvent combinées.
C’est à travers des accords, officiels ou informels, politiques ou techniques, que se négocie ou s’impose la coopération de pays non européens pour retenir sur leur sol les exilé·es que l’Europe ne veut pas voir arriver à ses frontières. À charge pour ces pays, selon les cas et les arrangements, de les héberger, d’instruire leurs demandes d’asile, de les intégrer, de les détenir ou de les expulser, l’essentiel étant que les États européens n’aient pas à les accueillir.
Reste à justifier l’autre terme de l’équation : le respect des droits fondamentaux, ou du moins leur affichage. Dans la plupart des cas, le rappel solennel des obligations internationales en matière de droit d’asile qui figure dans les préambules des accords ou des déclarations, sert, sur le plan formel, à cocher la case.
Mais la réinstallation des réfugiés, mécanisme ancien de gestion des personnes déplacées sous l’égide du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, est souvent instrumentalisée à cette fin. En accueillant au compte-gouttes des réfugié·es trié·es sur le volet dans des camps en Afrique ou au Moyen-Orient, les pays qui pratiquent l’externalisation se donnent bonne conscience tout en fermant leurs frontières aux exilé·es.
La logique de l’externalisation de l’asile, fondée sur un hypocrite « partage du fardeau » aussi inéquitable pour les pays concernés qu’injuste pour les personnes en quête de protection, trouve aussi à s’appliquer à l’intérieur des frontières européennes. Par un effet centrifuge, le règlement Dublin a pour effet de concentrer la plus grande partie des demandeuses et demandeurs d’asile dans les États membres qui forment la frontière extérieure de l’UE. En pratique, il crée un mécanisme d’« externalisation intra-européenne » qui place ces pays frontaliers dans la même situation que les pays tiers auxquels l’Europe assigne le rôle de cordon sanitaire.
Externalisation de l’asile : concept, évolution, mécanismes
Claire Rodier, juriste, Gisti
« La tendance à l’externalisation des opérations de contrôle des frontières se traduit par une politique visant à faire en sorte que « le contrôle aux frontières n’ait plus lieu [aux] frontières physiques ». L’objectif est de veiller à ce que les personnes n’atteignent jamais leur pays de destination, bloquant ainsi leur accès à la demande d’asile et à toute autre mesure de protection. L’expression la plus visible de cet objectif est le fait de repousser les migrants en haute mer et sur terre, une tactique qui met grandement leur vie en danger. Parmi les autres tactiques, citons le financement du contrôle des migrations dans des pays tiers pour veiller à ce que les réfugiés ou migrants restent dans leur pays d’origine, de transit ou de premier asile. »
Agnès Callamard, Rapporteure spéciale du Conseil des droits de l’Homme des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, 15 août 2017.
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Le terme d’externalisation, emprunté au vocabulaire économique, a commencé à être utilisé en France en 2003 par des ONG, notamment Amnesty International et le réseau Migreurop, pour désigner certains aspects de la politique d’immigration et d’asile de l’Union européenne (UE). Il est apparu après la proposition faite par le gouvernement britannique à ses partenaires de l’UE d’installer dans des pays non européens des camps offshore, nommés transit processing centers (TPC), pour y envoyer les demandeurs d’asile qui se présenteraient aux frontières de l’UE afin d’y traiter leur requête. Il est maintenant devenu d’usage courant, aussi bien dans les milieux académiques que dans les médias, même s’il n’est pas entré dans le vocabulaire institutionnel qui lui préfère, depuis son officialisation au sommet européen de La Haye en 2004, la formule « dimension externe de la politique d’immigration et d’asile ». Il y a longtemps que le Gisti s’intéresse à la notion d’externalisation à laquelle il avait déjà consacré une journée d’étude en 2006 1. Après une tentative de définition, ou plutôt d’approche des différentes formes que peut prendre l’externalisation à partir d’exemples qui remontent au début des années 1980, on passera en revue ses principales applications – dont certaines sont traitées en détail dans cet ouvrage – telles qu’elles ont été imaginées ou mises en place par les pays européens depuis la fin du xxe siècle, c’est-à-dire depuis que l’asile et l’immigration sont devenus des préoccupations communes pour les États de l’UE. On verra que certains projets, s’ils n’ont pas toujours abouti, refont régulièrement surface dans l’agenda européen.
Les grandes lignes qui caractérisent l’externalisation pourraient se résumer ainsi : délocaliser, sous-traiter, privatiser, déresponsabiliser 2. Pour affiner cette définition, on peut préciser que l’externalisation se décline en deux tendances principales qui ont pour point commun la mise à distance des personnes étrangères – et parmi elles, donc, celles qui pourraient prétendre à une protection internationale. C’est d’abord le fait, pour les pays qui la pratiquent, de reporter hors de leur territoire certaines procédures relatives aux contrôles de leurs frontières ou à l’instruction des demandes d’asile (on parlera de délocalisation). C’est également chercher à faire endosser par d’autres (des pays ou des acteurs non étatiques) tout ou partie de la responsabilité d’un certain nombre des tâches qui leur incombent, que ce soit en application des engagements internationaux qu’ils ont souscrits (notamment concernant le droit d’asile), ou en vertu de leurs propres règles en matière de gestion des flux migratoires et de contrôle des frontières (on parlera de sous-traitance, ou de déresponsabilisation). Dans les deux cas, il s’agit de contourner les obligations qui pèsent sur les États signataires de la convention de Genève de 1951 ou de la Charte des droits fondamentaux de l’UE de 2000, en particulier le respect du principe de non-refoulement, une attitude qui n’est ni nouvelle, ni propre aux pays européens dans la gestion des questions migratoires et de l’asile.
Délocaliser le contrôle du franchissement des frontières
La meilleure façon de ne pas avoir à gérer l’accueil des personnes qui ont besoin de protection, c’est d’éviter qu’elles ne pénètrent sur le territoire des pays où elles pourraient demander l’asile. Plusieurs méthodes ont été mobilisées à cette fin par l’UE et ses États membres, à commencer par la plus directe qui consiste à les intercepter avant le passage de la frontière ou au moment où elles l’atteignent, pour les refouler au nom de la lutte contre l’immigration irrégulière : la création en 2004 de l’agence européenne Frontex, chargée de la surveillance des frontières extérieures de l’UE, répondait notamment à cet objectif. Mais la dissuasion peut être indirecte. Plusieurs dispositifs ont ainsi été mis en place pour déplacer les contrôles bien en amont des frontières physiques des États européens de façon à empêcher les candidats à l’asile de prendre la route. Ils s’ajoutent à la politique des visas, principal outil de la gestion à distance des frontières 3. On en retiendra deux, caractéristiques de cette délocalisation indirecte du droit d’asile : le mécanisme de sanction des transporteurs et l’envoi, dans des pays non européens, d’officiers (européens) de liaison « Immigration ».
L’idée de faire peser sur les transporteurs la responsabilité de la migration irrégulière, en leur infligeant des amendes et en les forçant à réacheminer les voyageurs dépourvus de documents de voyage ou de visa, est ancienne : elle existait déjà dans la convention de Schengen de 1990. Reprise par une directive européenne visant à harmoniser les sanctions pécuniaires imposées aux transporteurs, adoptée le 28 juin 2001, elle a été ensuite intégrée dans le code frontières Schengen de 2016. Même s’il est précisé, à toutes ces étapes, que l’application du dispositif de sanctions, destiné à « lutter efficacement contre l’immigration clandestine », « ne porte pas préjudice aux engagements qui découlent de la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés », la pratique montre que cette réserve n’est qu’une clause de style. Au contraire, ce dispositif a un impact direct sur la possibilité, pour les personnes cherchant à quitter leur pays parce qu’elles s’y considèrent en danger, de se procurer un billet de transport afin de rejoindre l’Europe de façon légale puisqu’il incite les compagnies de transport à leur interdire de prendre la route. En effet, la menace de sanctions qui pèse sur elles (en France, de 5 000 à 10 000 euros d’amende par passager transporté) conduit nécessairement les transporteurs à contrôler, en amont, les documents de voyage de ces personnes et à les empêcher d’embarquer si elles en sont démunies. On notera que plus de la moitié des États membres de l’UE n’ont pas prévu, dans leur législation interne, d’exonération des sanctions dans le cas où les passagers que les compagnies ont transportés sont à la recherche d’une protection internationale. En France, la loi prévoit une telle exonération, mais uniquement « lorsque l’étranger a été admis sur le territoire français au titre d’une demande d’asile qui n’était pas manifestement infondée » (Ceseda, art. L. 625-5) : elle confie ainsi à la compagnie de transport la responsabilité des contrôles, non seulement des documents de voyage, mais aussi du bien-fondé de la demande d’asile. La Commission nationale consultative des droits de l’Homme a d’ailleurs pointé, dans son rapport de 2001 sur l’asile en France 4, « le risque manifeste […] de voir se créer dans les pays d’embarquement des situations de discrimination et de pré-jugement de la qualité de réfugié par le personnel des compagnies aériennes : une personne risquant d’être persécutée pourra difficilement convaincre l’agent de la compagnie qu’elle est en danger et que, malgré l’absence de passeport ou de visa, il faut la laisser fuir ».
Cette privatisation des contrôles transforme les guichets des compagnies aériennes ou maritimes en annexes des postes de police et des bureaux d’asile. Un rôle qu’elles n’assument d’ailleurs qu’à contrecœur. Dans une étude sur la politique de sanction des transporteurs, Caroline Lentaro cite l’entreprise British Airways qui, dès 2000, mettait en garde contre le projet de directive imposant des sanctions aux transporteurs en ces termes : « Nous sommes persuadés que la législation sur la responsabilité du transporteur peut porter atteinte aux droits d’un individu de chercher asile. En empêchant des personnes de se rendre en avion dans un pays, les compagnies aériennes leur refusent la possibilité de faire une demande d’asile 5 ». On ne saurait mieux résumer cette conséquence de la délocalisation des contrôles en amont des frontières européennes, dont les effets collatéraux sont l’utilisation par les personnes en quête de protection de documents falsifiés, ou, plus souvent, le recours à la migration irrégulière, plus coûteuse, plus longue et extrêmement dangereuse.
Le même objectif de dissuasion à la source a présidé à l’adoption, en 2004, du Règlement européen relatif à la création d’un réseau d’officiers de liaison « Immigration » (OLI). Il s’agit d’un réseau de fonctionnaires ressortissants des pays de l’UE détachés à l’étranger, en général dans des pays d’émigration ou de transit, pour « établir et entretenir des contacts avec les autorités du pays hôte en vue de contribuer à la prévention de l’immigration illégale et à la lutte contre ce phénomène, au retour des immigrés illégaux et à la gestion de l’immigration légale ». Ils peuvent être affectés auprès des autorités consulaires de leur État de provenance présentes dans un pays tiers ou auprès des autorités compétentes d’autres États membres de l’UE, « mais également auprès des autorités compétentes des pays tiers et d’organisations internationales ».
Les fonctions des officiers de liaison « Immigration » sont multiples : elles concernent la collecte d’informations sur les flux illégaux en provenance ou en direction du pays hôte, les itinéraires empruntés, les modes opératoires, l’existence d’organisations criminelles ou mafieuses, les moyens d’éviter que les flux d’immigration ne se forment ou ne transitent par le pays hôte, les événements qui pourraient faire évoluer les flux d’immigration illégale ; ils apportent aussi leur aide pour identifier les ressortissants de pays tiers et faciliter leur retour dans leur pays d’origine. Ces officiers peuvent aussi être envoyés comme conseillers en faux documents dans des pays considérés comme États d’origine ou de transit pour la migration illégale ; ils assistent et forment alors les représentations diplomatiques ou consulaires ainsi que des sociétés de transport, à la reconnaissance de documents falsifiés ou contrefaits, ainsi qu’à la fraude documentaire et la migration illégale.
Toutes ces missions convergent vers un même objectif : empêcher le départ vers l’Europe de personnes soupçonnées de vouloir migrer irrégulièrement. Mais rien n’est prévu pour tenir compte de la situation de celles qui, parmi elles, auraient besoin d’une protection internationale. Contrairement à la directive de 2001 sur les sanctions aux transporteurs, le Règlement relatif aux officiers de liaison « Immigration » ne prévoit aucune réserve liée au respect de la convention de Genève sur les réfugiés. Bien que le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) rappelle régulièrement que les mouvements migratoires en route vers l’Europe sont « mixtes » – c’est-à-dire composés de candidats à l’immigration et de personnes qui fuient les persécutions –, et qu’empêcher les uns de franchir les frontières conduit nécessairement à priver les autres de leur droit à recevoir une protection, la lutte contre l’immigration irrégulière pratiquée par l’UE s’applique de façon indiscriminée à tous ceux et toutes celles qui ne répondent pas aux exigences légales pour le franchissement des frontières (passeport, visas, ressources) : le rôle joué par les officiers de liaison « Immigration » dans les pays de départ ou de transit a donc pour conséquence, comme le mécanisme de sanctions aux transporteurs, d’interdire à des personnes, qui pourraient se voir reconnaître la qualité de réfugié si elles parvenaient jusqu’en Europe, d’entreprendre le voyage pour y trouver une terre d’accueil.
Les seuls aménagements imaginés pour prendre en considération les personnes dont il est difficile de nier les prétentions à demander une protection, alors qu’elles sont objectivement empêchées de quitter le pays où elles se trouvent, consistent en projets de délocalisation, hors d’Europe, du traitement des demandes d’asile.
Délocaliser le traitement des demandes d’asile
Dans un contexte où, dans les pays occidentaux, le droit d’asile est encadré par la convention de Genève de 1951 sur les réfugiés, l’idée de délocaliser l’examen des demandes d’asile ailleurs que dans les pays d’arrivée des demandeurs est ancienne. Dès 1986, donc bien avant que les pays européens se dotent d’une politique d’asile commune, le gouvernement danois proposait la mise en place d’un système de gestion des demandes d’asile dans des centres de traitement régionaux, administrés par les Nations unies, dans lesquels auraient été systématiquement placés les requérants d’asile ayant illégalement franchi la frontière. Quelques années plus tard, en 1994, les Pays-Bas inscrivaient à l’ordre du jour de la conférence intergouvernementale de l’UE un projet de centres d’accueil et de traitement pour demandeurs d’asile, situés dans les régions d’origine, à proximité des pays de départ 6.
Si ces projets européens n’ont pas prospéré à l’époque, la méthode était déjà pratiquée ailleurs. Aux États-Unis, c’est sur la base navale américaine de Guántanamo (sur l’île de Cuba) ou à bord d’un bâtiment de la marine mouillant à proximité des côtes jamaïcaines qu’ont été retenus, de 1991 à 1995, des boat people haïtiens interceptés en mer, afin de soumettre leurs demandes d’asile à un pré-examen avant de les admettre sur le sol américain ou, plus souvent, de les refouler 7. Mais c’est l’Australie qui offre aujourd’hui le modèle le plus abouti de l’externalisation de l’asile depuis qu’elle a inventé, en 2001, la Pacific Solution : la gestion matérielle – mais non juridique – de l’accueil des personnes candidates à l’asile est sous-traitée à des micro-États relevant de son aire d’influence géopolitique, qui installent sur leur territoire des camps où sont examinées les demandes sous autorité des instances australiennes. Depuis des années, des témoignages et des rapports d’ONG attestent des conditions insoutenables auxquelles sont soumises ces personnes qui y sont parfois détenues pendant plusieurs années. Même si le HCR ne cesse de dénoncer une politique qui viole la convention de Genève sur les réfugiés, l’Australie n’a fait que durcir les modalités de cette mise à distance des demandeurs d’asile et même des réfugiés, puisque ceux et celles à qui le statut est reconnu ne peuvent qu’exceptionnellement rejoindre le territoire australien 8.
En Europe, les projets de délocalisation de la procédure d’asile sont revenus en force avec la « communautarisation » des politiques d’asile et d’immigration à partir des années 2000. En 2003, pour éviter l’utilisation abusive du canal de l’asile par de « faux » réfugiés, Tony Blair, premier ministre britannique, proposait la mise en place de centres de transit et de traitement (transit processing centers, TPC) dans les régions traversées par les demandeurs d’asile en route vers l’Europe et dans lesquels ces derniers seraient renvoyés dès leur tentative de passage d’une frontière européenne afin qu’il soit procédé à l’examen de leur demande. L’idée était la suivante : les personnes demandant l’asile à leur arrivée dans l’UE seraient envoyées dans un TPC dans des pays tels que l’Albanie, la Bulgarie ou la Roumanie. Celles qui y seraient reconnues réfugiées seraient réinstallées dans un des pays de l’UE, éventuellement sur la base de quotas correspondant aux capacités et aux besoins des États d’accueil, les autres étant renvoyées dans leur pays d’origine. Le projet, qui évoquait, outre les trois pays mentionnés plus haut, la Turquie, l’Iran, le Kurdistan irakien, le nord de la Somalie ou encore le Maroc comme possibles pays d’installation de ces centres, sera finalement écarté au sommet européen de juin 2003.
Mais plusieurs variantes de la proposition de Tony Blair ont été déclinées par la suite, comme celle, imaginée en 2004 par le ministre allemand de l’intérieur, qui envisageait d’installer dans les pays riverains de la Méditerranée et en Ukraine des « centres d’accueil » où serait examinée à la lumière des textes européens, non pas le droit d’asile mais la pertinence d’en solliciter le bénéfice. Il précisait : « Grâce à l’aide financière et logistique de l’Europe, les personnes rejetées pourraient être immédiatement renvoyées dans leur pays d’origine 9 ». La France est réputée hostile à l’idée : « Les camps de transit, c’est une fausse bonne idée », disait le ministre de l’intérieur Dominique de Villepin. Le même suggérait pourtant « d’aider ponctuellement les pays d’Afrique du Nord en créant des “points d’accueil” 10 » où migrants et demandeurs d’asile seraient rassemblés le temps de gérer le retour vers le pays d’origine des « faux » demandeurs d’asile « à peu de frais, puisqu’il se ferait en autocar, et non par avion 11 ».
En mars 2015, pour faire face au nombre croissant de personnes en partance pour l’Europe depuis les zones de conflits au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, les ministres des 28 États membres de l’UE ont réactivé la vieille proposition de Tony Blair : lors d’un Conseil européen, ils envisagent la mise en place de centres de traitement des demandes d’asile dans des pays tiers où les demandeurs seraient pris en charge par le HCR ou l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), et « une fois la demande admise, l’UE ferait venir le réfugié sur son territoire ». L’idée sera reprise dans l’Agenda européen pour la migration présenté par la Commission deux mois plus tard pour répondre à ce qui a été abusivement désigné comme la « crise des réfugiés », avec l’annonce de l’ouverture d’un « centre pilote multifonctions » au Niger : dans ce centre cogéré par l’OIM, le HCR et le gouvernement nigérien, il était prévu de fournir de l’information, une protection locale et des possibilités de réinstallation aux personnes qui en auraient besoin. Le même objectif sous-tend les annonces du président français lorsqu’en juillet 2017, il déclare souhaiter que l’Union européenne puisse aller traiter les demandes d’asile « au plus près du terrain ». Le centre installé à Agadez remplit bien la fonction que lui a assignée l’UE, à savoir empêcher les candidats au voyage vers l’Europe de quitter le Niger. Mais on verra aussi qu’il ne répond pas aux besoins de protection de la plupart des personnes qui y sont retenues et, surtout, que la proportion de celles qui ont été réinstallées dans des pays européens est dérisoire 12.
En juin 2018, c’est l’épisode dramatique et pitoyable de l’Aquarius, ce navire humanitaire chargé de près d’un millier de rescapés de plusieurs naufrages, contraint à errer pendant une dizaine de jours en Méditerranée faute d’être autorisé à débarquer en Italie, qui est venu réactiver les projets de délocalisation du traitement des demandes d’asile. Réunis pour un sommet consacré aux questions migratoire les 28 et 29 juin 2018, les chefs d’État et de gouvernement de l’UE se sont mis d’accord pour examiner l’idée de « plates-formes de débarquement » installées en dehors du territoire européen pour accueillir les boat people interceptés dans les eaux méditerranéennes (voir annexe 3, p. 190). Leur objet est de « permettre un débarquement rapide et sûr des personnes secourues en mer, conformément au droit international, et notamment au principe de non-refoulement, et un traitement responsable après le débarquement ». Il s’agit, selon la Commission, que les personnes débarquées « puissent recevoir une protection si elles en ont besoin, ou, si elles n’ont pas besoin d’une protection, qu’elles puissent retourner dans leur pays d’origine ».
On ne s’étonnera pas de la rapidité avec laquelle la Commission européenne a été en mesure de produire, en vue de ce sommet, des concept papers explorant dans le détail les perspectives ouvertes par cette idée : comme on l’a vu, les projets existent depuis longtemps et n’ont cessé de réapparaître au cours des vingt dernières années, avec des noms différents, mais toujours les mêmes objectifs : externaliser, en la délocalisant, la gestion des personnes en migration vers l’Europe, et notamment celles qui sont susceptibles de demander l’asile.
Dans ces concept papers, on lit que, pour l’installation de ces dispositifs de débarquement des migrants dans des pays tiers, sur la base de « partenariats établis sur un pied d’égalité […] l’Union est prête à fournir un soutien financier et opérationnel aux débarquements et aux activités après le débarquement, et qu’elle est également disposée à contribuer à la gestion des frontières et à d’autres formes de soutien ». La proposition est présentée comme s’il était naturel de trouver des solutions non européennes pour régler les conflits aigus qu’avait entraînés, entre États membres de l’UE, l’attitude du gouvernement italien refusant d’accueillir dans ses ports des personnes qui auraient dû y être débarquées au plus vite en application du droit international de la mer. La suite a montré que l’option des « plates-formes de débarquement » n’était ni naturelle ni simple à mettre en œuvre, puisque tous les pays pressentis pour les accueillir, notamment au Maghreb, l’ont rejetée (voir encadré p. 33).
Lors du même sommet de juin 2018, en parallèle au projet de « plates-formes de débarquement » qui concernent, comme on l’a vu, des pays non européens, la Commission a proposé la mise en place de « centres contrôlés », cette fois-ci installés dans des États membres de l’UE, afin de rendre « la prise en charge des personnes débarquées dans l’Union européenne plus ordonnée et plus efficace » (voir annexe 4, p. 191). Gérés par l’État membre d’accueil, « avec le soutien plein et entier de l’UE et de ses agences », ces centres sont conçus pour « distinguer les personnes qui ont besoin d’une protection internationale des migrants en situation irrégulière qui n’ont pas le droit de rester dans l’UE, tout en accélérant les opérations de retour ». Le projet prévoit un soutien financier aux États membres volontaires pour couvrir les coûts de fonctionnement de ces centres, ainsi qu’aux États membres acceptant de recevoir sur leur sol des personnes identifiées comme ayant besoin de protection.
On constate que les deux dispositifs sont inspirés par le même objectif : mettre à distance dans des centres de triage les boat people ayant tenté la traversée vers l’Europe. Dans le premier cas, en les interceptant avant leur arrivée pour effectuer cette sélection hors de l’UE. Dans le second cas, en les arrêtant dès leur débarquement pour procéder au filtrage lors de l’arrivée dans l’UE et éviter qu’ils ne poursuivent leur route. Le modèle des « centres contrôlés », qui pourrait être qualifié d’« externalisation interne », reproduit très précisément « l’approche hotspot » lancée par l’UE en 2015 pour faire face aux débarquements massifs d’exilés sur les côtes italiennes et grecques. Pour empêcher que ces derniers ne remontent au nord de l’UE, il s’est agi de les bloquer dans des camps situés dans des ports siciliens ou des îles égéennes, officiellement gérés par les autorités nationales des deux pays, en réalité sous le contrôle des agences européennes, notamment Frontex.
Dans les deux cas, la contrepartie offerte aux pays d’accueil, outre une assistance financière, consiste en la promesse de réinstallation ou, dans le cas des hotspots, de relocalisation dans des États membres de l’UE d’un certain nombre de personnes reconnues, dans ces camps, réfugiées ou éligibles à l’asile. L’expérience montre que là où ce dispositif existe déjà, comme au Niger ou en Grèce, les transferts d’exilés dans des pays d’accueil restent très en deçà des promesses, et des attentes 13.
Contrairement à la délocalisation, dans le cadre de laquelle l’UE conserve le contrôle des procédures (de surveillance des frontières ou d’instruction des demandes d’asile), l’externalisation dans sa forme « sous-traitance » consiste à déléguer à des pays non européens, voire à des organisations internationales, la responsabilité de ces tâches. Elle se décline sous de multiples formes et dénominations qui s’appuient, en général, sur des accords de coopération ou de partenariat conclus avec ces pays. L’UE monnaye ainsi son aide en échange de la prise en charge des contrôles migratoires ou de l’accueil des demandeurs d’asile. L’exemple le plus emblématique de cette sous-traitance est l’accord conclu en 2016 avec la Turquie, qui affiche sans détour l’intention des États membres d’obtenir, moyennant finances, le maintien des réfugiés en dehors de l’Europe, en traitant avec un pays où le respect des droits humains est plus que sujet à caution, et la situation des exilés des plus précaire 14. Mais l’accord UE-Turquie n’est que la face la plus visible d’une politique menée de longue date, faite de marchandages dissimulés sous une rhétorique qui prétend combiner l’intérêt des réfugiés et celui des pays par lesquels ils transitent.
Sous-traiter la protection « au plus près des régions d’origine »
Deux formules résument cette double orientation : la « protection au plus près des régions d’origine » ou « protection régionale », et le partage des responsabilités dénommé aussi « partage du fardeau ». En arrière-plan, l’idée est de faire reposer sur des pays non membres de l’UE, notamment ceux qui se trouvent à proximité des pays de départ (la « protection régionale »), une partie de la prise en charge de la demande d’asile jusque-là traitée par l’UE. Le raisonnement ne va pas de soi : ces pays sont moins identifiés pour leur capacité matérielle à assumer l’accueil de demandeurs d’asile et de réfugiés que pour leur situation géographique, lorsqu’ils se trouvent sur les routes migratoires empruntées par ces derniers. Il fallait donc lui trouver des justifications.
La première est tirée du postulat que l’Europe ne peut faire face à l’afflux de personnes qui demandent protection à ses frontières : déjà utilisé au début des années 2000 alors que le nombre d’entrées irrégulières sur le territoire de l’UE était à peine de l’ordre de 100 000 par an, l’argument n’a depuis lors cessé d’être brandi alors qu’il n’est en rien confirmé par la réalité de la « pression migratoire ». La seconde justification est qu’il faut éviter à ces personnes les dangers du parcours migratoire, quand bien même la principale source de risques vient du durcissement des conditions du franchissement des frontières. Pour donner l’apparence d’une prise en compte de cette dimension dans le contexte de l’externalisation, plusieurs outils ont été déployés.
Il s’agit notamment du concept de « pays tiers sûr », né au début des années 1990 au cours des discussions européennes sur l’harmonisation de la politique d’asile. Intégré par la suite dans la directive « Procédures » 15, il consiste à désigner certains pays par lesquels transitent les demandeurs d’asile comme susceptibles d’apporter les garanties nécessaires en termes de protection internationale. Le concept de pays tiers sûr permet de traiter en procédure accélérée, avant un rejet quasi automatique, la demande d’asile déposée par un étranger au motif que, ayant transité par un tel pays, il aurait pu y demander – et y trouver – protection, et par conséquent de le refouler dans ce pays. C’est le but recherché avec l’accord UE-Turquie : moyennant des financements européens destinés à aider la Turquie à financer des camps de réfugiés et leur intégration sur son sol, il devient possible d’y renvoyer les demandeurs d’asile au motif qu’ils y sont en sécurité.
La notion de pays tiers sûr n’existe pas en droit français, malgré une tentative du gouvernement de l’introduire dans la réforme du Ceseda adoptée le 10 septembre 2018. Mais le danger n’est pas écarté, puisqu’un projet de règlement européen appelé à remplacer la directive « Procédures », en cours de discussion, vise à rendre obligatoire le rejet d’une demande d’asile lorsqu’elle est déposée par une personne en provenance d’un pays désigné comme tel.
Le concept d’« asile interne » relève de la même logique. Issu de la directive européenne « Qualification » 16, intégré depuis 2003 dans le droit français (Ceseda, art. L. 713-3), il permet de rejeter une demande d’asile, même si les craintes de persécution au sens de la convention de Genève sont établies, dès lors que le demandeur peut avoir accès à une protection sur une partie du territoire de son pays d’origine, qu’il est en mesure d’y accéder et de s’y établir pour mener une vie normale. À ce jour, la notion d’asile interne n’est pas appliquée par l’Office de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) lors de l’instruction des demandes. Mais son inscription dans la loi fait peser la menace qu’elle le soit un jour. Or, d’après une étude du réseau ECRE (Conseil européen pour les réfugiés et les exilés), dans les pays où elle est appliquée, l’analyse des dangers encourus dans le pays de départ est généralement très sommaire. Il existe notamment un risque, dans des pays en conflit où des organisations internationales tel le HCR administrent des camps de réfugiés, que ceux-ci relèvent automatiquement de l’asile interne, alors que l’expérience montre que ces organisations ne sont pas toujours en mesure d’assurer leur protection (qu’on se rappelle, par exemple, pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine en 1995, le sort des réfugiés censés être en sécurité à Srebenica).
C’est donc au nom de la protection des personnes qu’ont été conçus, dès la fin du xxe siècle, des programmes visant à tenir les réfugiés à distance de l’Europe. Ainsi les travaux du Groupe de haut niveau Asile Immigration, qui avait reçu mandat du Conseil européen, à la fin 1998, pour élaborer des plans d’action en direction de quelques pays d’origine ou de transit des migrants les plus nombreux en Europe, à partir de l’analyse des causes de déplacement des personnes : Irak, Sri Lanka, Afghanistan, Albanie, Somalie et Maroc. Ces plans d’action se concentraient sur trois axes : l’aide de l’UE à l’accueil des personnes déplacées dans la région, la conclusion d’accords de réadmission, l’évaluation des possibilités de retour dans leur région d’origine ou à proximité de personnes non admises en Europe.
L’objectif affiché était de renforcer l’aide de l’UE au développement de ces pays et de contribuer à l’amélioration des droits humains pour prévenir les migrations. Mais quelques-unes des conclusions du Groupe révèlent l’état d’esprit qui sous-tendait la démarche : on y lit, par exemple, que l’arrivée en Europe de réfugiés afghans pourrait être évitée s’ils demeuraient dans les pays proches du leur, tels que le Pakistan, l’Iran et les républiques d’Asie centrale, qu’ils ne faisaient que traverser. De même, les réfugiés irakiens devaient pouvoir trouver protection en Turquie. On était déjà bien dans une logique d’externalisation du devoir de protection, moyennant contreparties politiques ou économiques.
Cette logique de sous-traitance de l’asile, appliquée cette fois-ci à une organisation internationale, le HCR, s’est concrétisée pendant la guerre du Kosovo avec le programme d’évacuation de la population albanaise de ce pays en 1999. On estime à un million le nombre d’Albanais du Kosovo qui ont fui l’épuration ethnique à cette époque. Moins de 100 000 ont pu se rendre dans un pays de l’UE, essentiellement en Allemagne et en Scandinavie. Les autres se sont heurtés à des refus de visas et ont dû rester dans des camps administrés par le HCR en Albanie et en Macédoine. C’est avec l’épisode du Kosovo qu’on a vu apparaître l’utilisation du concept de « protection régionale » : en France, il a été très bien résumé par Lionel Jospin, alors Premier ministre, expliquant, pour justifier le refus de son gouvernement d’accueillir en nombre les réfugiés kosovars, qu’il ne fallait pas donner l’impression d’accepter « le fait accompli des déportations perpétrées par les Serbes » et qu’il était bien préférable qu’ils restent dans les régions limitrophes pour pouvoir rentrer plus vite dans leur pays une fois le conflit terminé 17.
« Partage du fardeau »
L’argument du nécessaire partage régional du « fardeau » que constituerait l’accueil des demandeurs d’asile apparaît régulièrement dans la littérature institutionnelle de l’UE, laissant entendre que les pays dans lesquels transitent les personnes qui aspirent à une protection en Europe devraient, au nom de l’équité, prendre leur part dans leur prise en charge. On le retrouve en préambule des différents programmes et plans d’action déployés par l’UE dans le cadre de la politique commune d’immigration et d’asile dès le début des années 2000, qui visent tous à impliquer les pays du voisinage dans la protection des frontières des États membres. Mais, comme on l’a vu plus haut, il sert d’habillage vertueux à la détermination de l’UE de se défausser de ses obligations à l’égard des réfugiés, en échange de contreparties financières ou diplomatiques.
Cette politique du donnant-donnant a été officialisée au sommet de La Haye de 2004 où l’UE s’est dite prête à soutenir « les efforts déployés par les pays tiers pour améliorer leur capacité à gérer les migrations et à protéger les réfugiés, pour renforcer les moyens de surveillance des frontières, et pour s’attaquer au problème du retour ». Mais c’est deux ans plus tôt, au Conseil européen de Séville, que l’UE a entériné officiellement cette position en prévoyant l’insertion systématique d’une clause de « réadmission » en cas d’immigration illégale dans tout accord de coopération, accord d’association ou accord équivalent conclu par l’UE avec des pays non européens. Au même moment, la Commission européenne invitait à apporter une aide extérieure aux régions « traditionnellement sources d’émigration » pour la mise en place d’infrastructures d’accueil des demandeurs d’asile, l’amélioration des contrôles aux frontières et la lutte contre l’immigration illégale 18.
On constate ainsi que l’externalisation de la politique européenne d’asile et d’immigration n’a pas attendu d’être consacrée par le programme de La Haye pour être mise en œuvre. En témoigne la proposition présentée par la Commission européenne en 2003 pour répondre à la « crise du système d’asile » en Europe, qui préconise une « véritable politique partenariale avec les pays tiers et les organisations internationales » et « une implication beaucoup plus forte des pays tiers de premier accueil et de transit » pour une « protection dans les régions d’origine ». La « consolidation de l’offre de protection dans la région d’origine » passe par le « traitement des demandes de protection au plus près des besoins », autrement dit à la mise en place de dispositifs dissuasifs, faisant appel à la « coopération » d’États tiers pour retenir les candidats à l’exil en Europe 19.
L’externalisation de la politique européenne de gestion des frontières est dès lors placée sous le double signe de la protection et de la conditionnalité. La protection, au travers de deux communications de la Commission qui définissent, au nom de la mise en place de régimes d’asile plus accessibles et équitables 20, le « renforcement des capacités de protection des régions d’origine » afin d’« améliorer l’accès à des solutions durables » 21. La conditionnalité, puisque l’UE se sert de la carotte de l’aide publique au développement, des accords commerciaux et de la coopération pour obtenir la collaboration des pays tiers dans la gestion de ses frontières extérieures.
Cette approche sera validée par le programme de La Haye, lequel place au cœur de ses projets le partenariat avec les pays tiers « dans un esprit de responsabilité partagée ». La « politique de voisinage » lancée en 2004 par la Commission européenne constitue le premier cadre formel de ce partenariat. D’autres vont suivre, sous l’égide de l’Approche globale pour la migration et la mobilité (AGMM), vaste programme qui encadre la coopération entre l’UE, ses États membres et les pays non européens dans le domaine des migrations. L’un des piliers de l’AGMM est la promotion de la protection internationale et le renforcement de la dimension extérieure de l’asile avec la mise en place de programmes de protection régionaux, notamment avec l’Afrique du Nord, pour « sécuriser » le maintien des réfugiés sur place et éviter qu’ils ne cherchent à gagner l’Europe.
De fait, au début de l’année 2005, la Commission européenne décide d’affecter d’importants fonds pour « financer le renforcement de capacité de protection et d’accueil sur place, qui semble moins coûteux que l’accueil dans les centres de réfugiés installés dans des pays membres de l’UE ». Avec l’Afrique du Nord, ce sont l’Afrique des Grands Lacs et la frontière orientale de l’UE, notamment l’Ukraine, la Moldavie et la Biélorussie qui sont visées. L’idée, présentée officiellement en septembre 2005, est de mettre en place des « zones régionales de protection » à proximité des pays de départ où les exilés pourraient trouver un premier asile, avant d’éventuellement bénéficier de programmes de réinstallation dans un pays de l’UE 22. Dans le cadre de ce partenariat, les pays ciblés pour faire office de zones d’attente avant le visa pour l’UE sont pourtant loin d’être « sûrs » au regard des besoins de protection.
Par la suite seront développés plusieurs processus impliquant les pays de l’UE et des pays « partenaires ». Ainsi, en 2006, le « processus » de Rabat, qui vise à apporter « des réponses concrètes et appropriées à la question centrale de la maîtrise des flux migratoires » décline des mesures concernant l’identification des migrants en situation irrégulière, la réadmission et les expulsions. S’il est question, en échange, d’améliorer les conditions socio-économiques des pays africains, aucune mesure concrète n’est annoncée, et les fonds promis dans le cadre de l’aide publique au développement sont nettement conditionnés à leur coopération en matière migratoire. En parallèle, l’UE ou ses États membres mènent des négociations avec certains pays qui occupent une position stratégique dans le paysage migratoire. Dès les années 2000, il en est ainsi avec la Libye du colonel Kadhafi 23, malgré les informations alarmantes qui circulent déjà sur le sort des migrants et des demandeurs d’asile dans ce pays. Interrogée en 2009 sur les conséquences de la coopération italo-libyenne sur les droits des demandeurs d’asile, l’agence Frontex, par la voix de son directeur adjoint, se contente de constater que « [ses] statistiques montrent l’impact positif des accords [entre l’Italie et la Libye]. Sur le plan humanitaire, moins de vies sont en danger car il y a moins de départs. Mais notre agence n’a pas la capacité de confirmer si le droit d’asile et d’autres droits humains sont respectés en Libye 24 ». Et si l’accord de coopération entre l’UE et la Libye, signé en octobre 2010, ne s’est pas concrétisé, ce n’est pas parce que la Libye n’a pas signé la convention de Genève sur les réfugiés, ni parce qu’elle est notoirement connue pour maltraiter les personnes étrangères et instrumentaliser leur présence sur son sol, mais à cause des Printemps arabes et de l’intervention de l’Otan dans le pays en février 2011 qui fera tomber le régime du colonel Kadhafi.
Au fil des communications et des sommets, le ton se fait de plus en plus cynique. En 2014, est lancé le « processus de Khartoum », « dialogue euro-africain » également nommé « initiative pour la route migratoire UE-Corne de l’Afrique ». Ce « dialogue » associe les 28 pays de l’UE, Djibouti, l’Égypte, l’Érythrée, l’Éthiopie, le Kenya, la Somalie, le Sud Soudan, le Soudan et la Tunisie, ainsi que la Norvège et la Suisse pour « affronter de manière conjointe » le phénomène migratoire sur cette route. Il y est question de « mettre en place une coopération entre les pays d’origine, de transit et de destination afin de lutter contre l’immigration irrégulière et contre les filières criminelles », d’aider les pays signataires à créer et à gérer des centres d’accueil et à offrir un accès aux procédures d’asile « en conformité avec le droit international ». La présence, dans la liste des partenaires, de régimes dictatoriaux grands « pourvoyeurs » de réfugiés ne doit pas étonner. On comprend que lorsque l’Europe parle de protection, elle est plus soucieuse de celle de ses frontières que de celle des personnes persécutées.
Désormais, le discours officiel ne s’embarrasse plus d’euphémismes. Dans la foulée de l’accord UE-Turquie, la Commission européenne annonce, en 2016, la mise en place d’un nouveau modèle de négociations bilatérales, sous forme de « pactes », qui seront « la clef des relations globales entre l’UE et les pays tiers prioritaires d’origine et de transit des migrants ». Dans sa communication du 7 juin 2016 relative à la mise en place d’un nouveau cadre de partenariat avec les pays tiers, la Commission annonce clairement qu’il faut « renforcer la cohérence entre les politiques de migration et de développement pour faire en sorte que l’aide au développement permette aux pays partenaires de gérer plus efficacement les migrations, tout en les incitant à coopérer efficacement en matière de réadmission des migrants en situation irrégulière ». Elle ajoute qu’« il convient d’intégrer des mesures incitatives, tant positives que négatives, dans la politique de développement de l’UE, en récompensant les pays se conformant à leur obligation internationale de réadmettre leurs propres ressortissants, les pays qui coopèrent dans la gestion des flux de migrants en situation irrégulière venus de pays tiers et les pays qui prennent des mesures pour héberger comme il se doit les personnes fuyant les conflits et les persécutions. Ceux qui ne coopèrent pas en matière de réadmission et de retour doivent également en payer les conséquences 25 ».
Telle qu’elle est mise en œuvre par l’UE, c’est-à-dire en parallèle avec une politique de surveillance des frontières visant à verrouiller les voies d’accès légales en Europe (politique des visas, surveillance des frontières, interceptions maritimes opérées par l’agence Frontex, interdiction d’accoster pour les bateaux humanitaires qui pratiquent le sauvetage en mer), l’externalisation de l’asile, qu’elle se traduise par la délocalisation des procédures ou la sous-traitance de la prise en charge, traduit moins le souci de protéger les personnes qu’une volonté de l’UE de se défausser de sa responsabilité. Car si l’idée de « renforcer l’offre de protection dans les régions d’origine » peut en théorie se défendre, cet objectif ne saurait en aucun cas être conçu comme une alternative à l’accueil de réfugiés en Europe.
Les États nord-africains refusent le concept de « centres régionaux de débarquement », revue de presse
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1 Gisti, Externalisation de l’asile et de l’immigration. Après Ceuta et Mellila, les stratégies de l’Union européenne, coll. Les journées d’étude, 2006 : www.gisti.org/spip.php?article192
2 Voir l’introduction, p. 5.
3 Migreurop, Les visas : inégalités et mobilités à géométrie variable, Note # 10, novembre 2019.
4 Cité par Virginie Guiraudon, « Logiques et pratiques de l’État délégateur : les compagnies de transport dans le contrôle migratoire à distance », Culture & Conflits, n° 45, printemps 2002.
5 Caroline Lentaro, « La politique de sanction des transporteurs », in Philippe Icard (dir.), Les flux migratoires au sein de l’Union européenne, Bruylant, 2017.
6 Gregor Noll, « Visions of the exceptional : legal and theorical issues raised by transit processing centres and protection zones », European journal of migration and law, vol. 5, Issue 3, 2003 : www.opendemocracy.net/content/articles/PDF/1322.pdf
7 Gilles Danroc, « États-Unis : le retour des refoulés », Plein droit n° 18-19, octobre 1992 : www.gisti.org/doc/plein-droit/18-19/États-unis.html
8 Voir dans cet ouvrage l’article de Laurence Dubin, p. 139.
9 Georges Marion, « En Allemagne, le projet du ministre de l’intérieur est critiqué », Le Monde, 30 septembre 2004.
10 Alexandrine Bouilhet, « L’Europe financera des “centres” de réfugiés à l’extérieur de l’Europe », Le Figaro, 2 octobre 2004.
11 « Débat confus sur la politique d’asile européenne », Le Monde, 1er octobre 2004.
12 Voir, dans cet ouvrage, l’article de Pascaline Chappart, p. 97, le compte rendu de la table ronde : « L’asile hors les murs ? », p. 168, ainsi que l’annexe 2, p. 189.
13 Voir dans cet ouvrage l’article de Estelle d’Halluin et Emilie Lenain, p. 156.
14 Voir dans cet ouvrage l’article de Claudia Charles, p. 71.
15 Directive 2013/32/UE.
16 Directive 2011/95/UE.
17 « Réfugiés : le non-dit français », Le Monde, 7 avril 1999.
18 COM (2002) 703 final.
19 COM (2003) 152 final.
20 COM (2003) 315 final.
21 COM (2004) 410 final.
22 COM (2005) 388 final.
23 Lire l’article de Jérôme Tubiana dans cet ouvrage, p. 81.
24 HRW, « Pushed Back, Pushed Around. Italy’s Forced Return of Boat Migrants and Asylum Seekers, Libya’s Mistreatment of Migrants and Asylum Seekers », septembre 2009.
25 COM (2016) 385 final.
Les États nord-africains refusent le concept de « centres régionaux de débarquement », revue de presse
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La réinstallation des réfugiés, aspects historiques et contemporains
Marion Tissier-Raffin, maîtresse de conférence, université de Bordeaux, CRDEI
Depuis une dizaine d’années, la réinstallation fait l’objet d’un intérêt croissant de la part de multiples acteurs (Haut-Commissariat aux réfugiés, organisations non gouvernementales, États, Union européenne) dont les intérêts sont, en l’état des politiques publiques, a priori divergents. Il est donc légitime de se demander pourquoi ce mécanisme, qui n’a jusqu’à maintenant jamais été privilégié par la majorité des États européens 1, suscite désormais un tel engouement en Europe. Quels pourraient bien être les objectifs sous-jacents et les motifs implicites pour lesquels la réinstallation est désormais présentée comme un mécanisme de solution pérenne de la protection des réfugiés ? Et qu’en est-il exactement ? Peut-elle être une solution réelle pour garantir une protection internationale effective aux personnes ayant besoin d’être protégées ?
La réinstallation fait partie de ce que l’on appelle les « modes d’entrées protégées » ou les « voies d’entrées protégées » qui regroupent l’ensemble des mécanismes permettant aux personnes ayant besoin d’une protection et qui se situent dans un pays de premier asile, ou un pays de transit, d’accéder légalement et de manière sûre au territoire d’un État d’accueil. On retrouve dans ces modes d’entrées protégées les mécanismes d’admission humanitaire et l’octroi de visas humanitaires. Dans les faits, la réinstallation et l’admission humanitaire sont très proches car il s’agit dans les deux cas d’accorder le statut de réfugié (ou la protection subsidiaire) à un quota de personnes identifiées et sélectionnées depuis un pays de premier asile ou de transit, auxquelles l’État d’accueil délivre un visa et dont il organise le transfert jusqu’à leur installation définitive sur son territoire. Dans le cas de la réinstallation, l’instruction du statut de réfugié se fait sur dossier, par l’intermédiaire d’une présélection par le HCR. Dans le cas de l’admission humanitaire, cette instruction se fait directement dans les États tiers par le biais d’entretiens réalisés par les autorités nationales de l’État d’accueil. En ce qui concerne les visas humanitaires, ils sont octroyés par les ambassades et ne permettent pas à leurs bénéficiaires de se voir automatiquement reconnaître le statut de réfugié à leur arrivée. Ces derniers doivent déposer une demande d’asile auprès des autorités nationales compétentes du pays d’accueil. Quelles que soient les modalités d’application de ces entrées protégées, elles visent toutes à organiser un système de protection des réfugiés parallèlement aux demandes d’asile déposées spontanément aux frontières nationales des pays d’accueil. En effet, elles se caractérisent par le fait qu’elles organisent la sélection, le transfert et la protection des personnes depuis leur premier État d’accueil jusqu’à leur installation définitive dans un autre pays.
Réinstallation, relocalisation, de quoi parle-t-on ?
La réinstallation doit être distinguée de la relocalisation. La relocalisation est en effet une procédure européenne mise en place spécifiquement à l’automne 2015 pour faire face à l’arrivée massive de réfugiés sur les côtes grecques et pour remédier au système inéquitable de répartition de la « charge » de l’asile tel qu’il est prévu par le règlement européen Dublin III. S’il s’agit, comme dans la réinstallation et l’admission humanitaire, de transférer des personnes qui ont besoin d’une protection internationale vers un autre État d’accueil, ces dernières sont déjà présentes dans l’un des États membres de l’Union avant d’être relocalisées.
Sans entrer dans une analyse approfondie, il est assez facile et évident de comprendre les avantages de la réinstallation, du moins dans son principe. Tout d’abord, elle permet d’ouvrir des voies d’accès dérogatoires légales et sécurisées aux personnes devant être protégées, sans que ces dernières aient besoin de franchir clandestinement et au péril de leur vie des frontières maritimes et terrestres qui sont, on le sait, de plus en plus hermétiques. Elle permet donc de contourner les politiques de fermeture des frontières. Elle constitue également un moyen de concrétiser le principe de solidarité internationale entre les États, tel qu’il est inscrit dans le préambule de la convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, en établissant un partage plus équitable de la charge de l’accueil des réfugiés entre les États de premier asile et les pays de destination finale.
C’est précisément en raison de ces avantages que la réinstallation bénéficie du soutien d’ONG 2, de la Croix-Rouge, des instances onusiennes et du HCR. Pour ce dernier, la réinstallation fait partie, avec le rapatriement librement consenti et l’intégration sur place, de l’une des trois « solutions durables » pour régler le problème des réfugiés. Depuis les années 1990, le HCR est ainsi à l’initiative de consultations annuelles tripartites et de la rédaction d’un Manuel de réinstallation (réédité en 2011) afin d’inciter les États à mettre en place de tels mécanismes 3. Du côté des instances onusiennes, le soutien à la réinstallation est également unanime. Selon l’ancien Rapporteur spécial pour les Nations unies sur les droits de l’Homme des migrants, François Crépeau, la réinstallation est un mécanisme clé du développement d’un Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, seule stratégie de long terme permettant de réformer la gestion chaotique actuelle, attentatoire aux droits des personnes des phénomènes migratoires 4.
Alors qu’ils poursuivent des objectifs a priori différents de ceux des ONG ou du HCR, il est surprenant de constater qu’un nombre croissant d’États, ainsi que l’UE, soutiennent et ont nouvellement mis en place des mécanismes de réinstallation ou d’admission humanitaire. Au niveau international, la déclaration de New York du 3 octobre 2016 incite sans détour les États à développer des procédures de réinstallation 5 : « Nous exhortons les États qui n’ont pas encore mis en place des programmes de réinstallation à envisager de le faire dans les meilleurs délais ; ceux qui l’ont déjà fait sont encouragés à en augmenter l’étendue » (§ 78). Au sein de l’UE, si la Commission s’intéresse aux mécanismes de réinstallation depuis le début des années 2000, c’est au moment de la crise de la protection des réfugiés de 2015 qu’elle a été à la manœuvre pour mettre en place concrètement plusieurs plans européens de réinstallation. Le Conseil de l’UE a ainsi validé un premier programme volontaire de réinstallation de 20 000 personnes sur une période de deux ans, le 22 juillet 2015. Ensuite, la Commission a proposé, en juillet 2016, d’établir un cadre commun pour une procédure commune, harmonisée et permanente de la réinstallation 6. Enfin, la Commission a lancé un second programme de réinstallation en 2017, toujours sur une base volontaire, pour réinstaller 50 000 personnes depuis le Moyen-Orient et l’Afrique (Libye, Égypte, Niger, Soudan, Tchad et Éthiopie).
La France illustre parfaitement l’intérêt croissant et récent des États occidentaux pour les mécanismes de réinstallation. Le 4 février 2008, elle a signé un accord-cadre de coopération avec le HCR pour mettre en œuvre un programme de réinstallation permettant de sélectionner un nombre maximum de 500 dossiers (un dossier peut inclure la réinstallation de plusieurs membres d’une même famille). Et, depuis 2014, l’Ofpra n’a cessé de multiplier les « missions foraines » au Moyen-Orient (Jordanie, Liban, Égypte), au Niger et au Tchad. Ces missions foraines ne sont pas à proprement parler de la réinstallation, mais s’apparentent davantage à de l’admission humanitaire. L’instruction de l’asile se fait en effet directement dans les pays de premier asile des réfugiés, par les officiers de protection de l’Ofpra eux-mêmes. Mais il y a quand même une pré-identification des personnes auditionnées par le HCR. C’est précisément par l’intermédiaire de ces missions foraines que la France a participé volontairement aux programmes européens de réinstallation.
Le nombre d’États pratiquant la réinstallation ou l’admission humanitaire a été multiplié par trois depuis 1980, et a doublé depuis 1990. Vingt-deux États européens en font partie. Toutefois, le nombre de réfugiés réinstallés reste encore très faible. En effet, sur plus de 25 millions de réfugiés dans le monde, seuls 92 400 ont bénéficié d’un mécanisme de réinstallation, soit moins de 10 % 7.
Face à la multiplication des mécanismes de réinstallation dans les États européens, peut-on considérer qu’ils sont une solution réelle pour garantir une protection internationale effective des personnes ayant besoin d’être protégées ? Autrement dit, sont-ils un complément bienvenu aux politiques d’asile sans cesse plus restrictives ? Ou, au contraire, sont-ils une ultime modalité de l’externalisation de l’asile, voire un instrument de remise en cause du système international de protection des réfugiés, dans la mesure où ils permettent de mettre à distance les demandeurs d’asile ?
Pour tenter de répondre à ces questions, nous proposons de dégager les caractéristiques des mécanismes de réinstallation actuels par rapport à ceux qui ont été ponctuellement mis en place au cours du xxe siècle.
La réinstallation depuis la Seconde Guerre mondiale
Si l’on constate un nouvel intérêt des États pour la réinstallation, cette procédure n’est pas en elle-même récente puisqu’elle a été plusieurs fois appliquée depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais contrairement à ce qui semble se passer aujourd’hui, dans le passé, les États de refuge n’y ont eu recours que temporairement et dans un cadre de coopération dédié à la protection des réfugiés.
La première opération de réinstallation remonte au lendemain de la Seconde Guerre mondiale lorsque l’Organisation internationale pour les réfugiés (OIR, remplacée en 1952 par le HCR) a organisé la réinstallation de plus d’un million de personnes déplacées en Europe. Ensuite, lors de la révolution hongroise de 1956, 180 000 Hongrois ont été réinstallés depuis l’Autriche et l’ex-Yougoslavie vers 37 pays, dont 100 000 en moins de dix semaines 8. En 1972, ce sont 40 000 Indo-pakistanais de l’Ouganda, expulsés par Idi Amin Dada, qui ont été réinstallés principalement en Grande-Bretagne – l’ancienne puissance colonisatrice – et dans quelques autres États européens. En 1973, lors du coup d’État au Chili, 45 000 Chiliens ont été réinstallés en Europe. Enfin, l’opération de réinstallation la plus connue et la plus massive de l’histoire a été organisée au bénéfice des Vietnamiens après la victoire des régimes communistes en 1975. Sous les auspices du HCR et des deux accords internationaux adoptés lors des conférences internationales de Genève sur les réfugiés indochinois de 1979 et 1989, ce sont près de 800 000 personnes qui ont été réinstallées aux États-Unis, 138 000 en Australie et au Canada, 95 000 en France et 20 000 en Allemagne et en Grande-Bretagne 9.
Malgré les spécificités de chacune, ces opérations présentent des caractéristiques communes. Tout d’abord, elles ont toutes été mises en place pour faire face à un nombre important de personnes ayant soudainement besoin d’être protégées. Et ces personnes étaient toutes de même nationalité, facilement identifiables et localisables. Autrement dit, les États de refuge ont eu recours à la réinstallation de manière ad hoc et ponctuelle pour protéger des réfugiés reconnus sur le fondement d’une reconnaissance prima facie. Ensuite, ces opérations de réinstallation ont été une réussite parce qu’elles se sont basées sur une véritable coopération entre les États de transit ou de premier asile et les États d’accueil. Mais surtout, et c’est le point le plus important, ni le rapatriement volontaire au pays d’origine ni l’intégration sur place locale des réfugiés n’étaient envisagés par les États de refuge comme une solution de protection durable et possible. Pour des motifs politiques évidents, liés à l’affrontement idéologique entre le bloc de l’Est et le bloc de l’Ouest (crise hongroise, crise indochinoise), ou pour des raisons tenant au bouleversement politique du pays (Chili), il y avait une réelle volonté des États de refuge de protéger les personnes menacées en les réinstallant au plus vite. Par conséquent, les opérations de réinstallation mises en place ne visaient nullement à pallier les effets pervers d’une politique migratoire restrictive.
Pour résumer, on peut donc dire que les mécanismes de réinstallation développés au cours du xxe siècle présentaient trois caractéristiques communes. Premièrement, même si des considérations politiques stratégiques liées à la Guerre froide étaient indirectement en jeu, l’objectif était clairement de garantir une protection effective et rapide aux personnes ayant besoin de protection. Deuxièmement, ils ont permis de protéger un nombre important de personnes. Troisièmement, leur protection et leur réinstallation se sont fondées sur une identification prima facie des bénéficiaires, c’est-à-dire une approche large et souple de la définition conventionnelle du réfugié. Or, on ne retrouve aucune de ces trois caractéristiques dans les mécanismes de réinstallation mis en place à l’époque actuelle.
Des mécanismes de plus en plus opaques
Les mécanismes de réinstallation mis en place depuis une dizaine d’années ont des caractéristiques très différentes de ceux développés ponctuellement au cours du xxe siècle. Non seulement ils sont divers et non transparents, mais ils s’inscrivent dans un contexte politique tellement différent que l’on peut légitimement se demander si cela n’aboutit pas, in fine, à détourner la réinstallation de ses objectifs de protection initiaux.
Il existe au sein des États une grande diversité de programmes de réinstallation et d’admission humanitaire : certains sont permanents, d’autres sont créés sur une base ad hoc. Il n’est d’ailleurs pas rare que des programmes ad hoc existent parallèlement à des programmes permanents, comme c’est le cas en France. Le programme national de réinstallation signé en 2008 avec le HCR est permanent, tandis que les missions foraines de l’Ofpra sont temporaires et reconduites chaque année, sans que le nombre de bénéficiaires, d’entretiens ou même de missions soit fixé à l’avance par des critères précis et publics.
La réinstallation ne fait pas systématiquement l’objet d’une base juridique stable et définitive. Cela signifie qu’elle ne fait que très rarement l’objet d’une inscription formelle dans la loi. En France, il a par exemple fallu attendre la loi du 10 septembre 2018 sur l’asile et l’immigration pour que soit inscrit à l’article L. 714-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) que « les autorités en charge de l’asile peuvent organiser, le cas échéant en effectuant des missions sur place, la réinstallation à partir de pays tiers à l’Union européenne de personnes en situation de vulnérabilité relevant de la protection internationale. Ces personnes sont autorisées à venir s’établir en France par l’autorité compétente ». Mais cette insertion dans la loi reste encore très vague puisqu’aucune des modalités d’application – procédures, critères de sélection des bénéficiaires – n’y est précisée. Autrement dit, les procédures de réinstallation proposées actuellement ne sont pas clairement encadrées juridiquement de manière sûre et précise.
En conséquence du caractère multiple des programmes de réinstallation et de l’absence de tout encadrement juridique clair, les procédures de sélection des personnes éligibles à la réinstallation sont également diverses. Certaines sélections se font, par exemple, sur dossier sur le fondement de critères d’identification spécifiques au HCR (accord France-HCR, 2008), d’autres se font par l’intermédiaire d’entretiens directement sur place, parfois au terme d’une pré-identification de la part du HCR (missions foraines de l’Ofpra).
Quelles que soient les procédures mises en place (qu’elles s’apparentent à la réinstallation ou à l’admission humanitaire), les critères d’éligibilité des bénéficiaires sont non seulement plus nombreux que ceux énumérés à l’article 1 de la convention de Genève 10 (ou de la protection subsidiaire), mais ils sont très opaques. Tout d’abord, seules quelques nationalités ou personnes ayant trouvé refuge dans un pays identifié peuvent bénéficier de la réinstallation (Syriens réfugiés en Jordanie ou au Liban ; réfugiés résidant au Tchad ou Niger, souvent dans des camps). Le nombre de destinataires éligibles à cette protection est donc, par définition, plus restreint que le champ d’application universel de la protection conventionnelle.
Ensuite, ce sont a priori les personnes dites les plus vulnérables (femmes seules, familles, enfants en bas âge, victimes de torture, malades, etc.) qui sont prioritaires. Par exemple, en Belgique, le champ d’application du programme ad hoc de réinstallation de 2009 visait exclusivement les femmes à risques satisfaisant aux critères de l’article 1 de la convention de Genève. Au Danemark, un sous-quota de places de réinstallation était réservé aux personnes souffrant de handicap. Cela signifie donc que les bénéficiaires doivent non seulement satisfaire aux critères de l’article 1 de la convention de Genève, mais également à ceux liés à la vulnérabilité. Or, si le HCR précise les critères qu’il retient dans son Manuel de la réinstallation, les autorités nationales en charge de l’identification des réinstallés ne rendent pas systématiquement publics ceux qu’ils appliquent lors des entretiens. Enfin, il n’est pas rare que des critères d’intégration soient également retenus pour sélectionner les futurs réinstallés, tels que la langue parlée, le niveau de diplôme ou encore l’existence de liens familiaux avec le pays de refuge. Par exemple, en Allemagne, le programme de réinstallation permanent établit une liste de critères d’éligibilité qui, par ordre de priorité, portent sur la protection de l’unité de famille, l’existence de liens familiaux, la capacité d’intégration et, en dernier lieu, la vulnérabilité des personnes identifiées. En France, par contre, on ne sait pas exactement si de tels critères (vulnérabilité, intégration) sont appliqués par l’Ofpra pour identifier les réfugiés qui seront réinstallés.
Aux critères d’éligibilité additionnels et non transparents, les États ajoutent également des critères d’inéligibilité tout aussi opaques. En effet, il semblerait que des enquêtes de sécurité supplémentaires soient systématiquement mises en œuvre, sans que l’on sache les critères qui sont retenus (en France, le ministère de l’intérieur peut, par exemple, donner son feu vert à l’admission du réfugié).
À l’échelle européenne, le flou perdure
À ce stade, dans le projet de programme commun de réinstallation permanente de l’UE, il n’est pas prévu d’encadrer plus précisément les procédures nationales de sélection des personnes qui seraient éligibles à la réinstallation. Si la Commission propose de mettre en place deux procédures distinctes, l’une dite ordinaire et la seconde pour les situations d’urgence, le projet ne propose pas d’harmoniser les procédures de sélection des bénéficiaires. Celles-ci pourraient s’appuyer sur un tri sur dossier ou par le biais de missions sur place. Et les États seraient libres de faire appel au HCR pour une pré-identification. De plus, le projet propose une harmonisation a minima des critères d’éligibilité à la réinstallation. Outre ceux permettant d’être éligible au statut conventionnel de réfugié ou à la protection subsidiaire, le projet mentionne les critères liés à la vulnérabilité des personnes ou aux liens familiaux. Cela signifie et confirme donc que la réinstallation a un champ d’application plus restreint que la protection conventionnelle ou la protection subsidiaire. Elle ne viserait que les personnes qui, non seulement satisfont aux critères du statut de réfugié ou de la protection subsidiaire, mais encore sont vulnérables et / ou ont des liens familiaux dans l’un des pays européens. Aucun autre critère lié à la capacité d’intégration des futurs réinstallés n’est cependant mentionné, ce qui semble exclure cette dernière. Mais, encore une fois, les critères évoqués ne font l’objet d’aucune définition harmonisée. La marge d’interprétation des États pour les mettre en œuvre reste donc très large et peu encadrée juridiquement.
Cause et conséquence de l’opacité des critères d’éligibilité et d’inéligibilité et de l’absence d’encadrement juridique précis des procédures d’identification, les mécanismes de réinstallation mis en place actuellement sont très largement à la discrétion des États. Aucune motivation juridique ou factuelle ne fonde d’ailleurs la décision de réinstallation ou d’admission humanitaire. Les personnes ne bénéficient pas non plus d’un avocat lors des entretiens. Et si elles ne sont pas identifiées comme pouvant bénéficier de la réinstallation, il ne leur est pas possible de déposer un recours pour contester un éventuel refus. Au regard de l’ensemble des caractéristiques des procédures de réinstallation, il est donc très difficile d’avoir une vision complète et précise de l’ensemble des programmes appliqués dans les États européens. On est face à de multiples procédures dont on ne sait ni comment elles fonctionnent concrètement ni qui sont précisément leurs bénéficiaires. N’étant ni transparentes, ni juridiquement encadrées, elles ne peuvent pas faire l’objet d’un contrôle effectif et sont donc très largement discrétionnaires.
Les mécanismes de réinstallation mis en place récemment s’inscrivent surtout dans un contexte politique très différent de ceux dans lesquels les réinstallations ont été menées au cours du xxe siècle. En effet, les pouvoirs publics se sont intéressés à la réinstallation dans les années 2000, au moment où s’est développée une approche dite « globale » des migrations et de l’asile qui appelle à une gestion plus efficace, mieux organisée et mieux ordonnée des réfugiés. Or, cette gestion ne vise rien d’autre qu’à mettre fin aux flux migratoires dits « irréguliers et désordonnés », car ces flux sont soupçonnés d’être constitués de migrants économiques qui abuseraient et détourneraient les procédures d’asile. Autrement dit, la réinstallation s’inscrit précisément dans une même logique de suspicion à l’égard des demandeurs d’asile spontanés, de lutte contre l’immigration illégale et de blocage des frontières. Or, si l’on suit cette logique, cela signifie que la réinstallation est envisagée comme un autre mécanisme (parmi tous ceux qui existent déjà) pour dissuader encore plus efficacement les personnes supposées être des migrants économiques de se présenter spontanément aux frontières. On comprend alors qu’elle risque de ne pas être développée par les pouvoirs publics en tant que solution de protection durable au service des réfugiés, mais au contraire comme un instrument efficace de contrôle des flux migratoires et de blocage des arrivées spontanées de demandeurs d’asile aux frontières des États européens.
Des exemples concrets illustrent déjà comment les États tentent ou ont tenté de détourner l’objectif initial de protection de la réinstallation pour en faire un instrument de mise à distance des réfugiés. Prenons le cas du Niger, depuis lequel sont organisées des missions foraines de l’Ofpra. Outre que le choix de ce pays n’est pas anodin puisqu’il se situe au carrefour des routes migratoires, ce dernier a accepté, en échange du développement des procédures d’admission humanitaire, de mettre en place des politiques de fermeture extrêmement sévères de ses frontières qui se sont traduites par une chute phénoménale du nombre des départs (moins 95 %) 11. Les missions foraines sont donc un élément clé d’une stratégie politique plus globale de mise à distance des demandeurs d’asile et de blocage des frontières le plus en amont possible des frontières de l’UE. Prenons ensuite l’exemple de l’accord UE-Turquie signé le 18 mars 2016. Au terme de cet accord, la réinstallation des Syriens depuis la Turquie a été négociée comme la contrepartie du refoulement des Syriens arrivés spontanément aux frontières grecques. La réinstallation était donc bien au cœur du marchandage politique négocié 12.
Au terme de cette analyse de la réinstallation, on comprend alors qu’elle puisse être détournée de son objectif initial par les États afin de devenir un alibi imparable pour distinguer les réfugiés légaux légitimes des réfugiés légaux illégitimes. Les réfugiés légaux légitimes seraient ceux qui « mériteraient » d’être protégés en Europe parce qu’ils satisfont aux critères d’éligibilité au statut de réfugié (ou de la protection subsidiaire), voire à d’autres critères additionnels, et qui seraient arrivés légitimement par le biais de la réinstallation. Au contraire, les réfugiés légaux illégitimes seraient certes éligibles au statut de réfugié (ou de la protection subsidiaire) et rempliraient également d’autres critères liés à la vulnérabilité, mais ils ne « mériteraient » pas d’être protégés car ils auraient tenté de traverser clandestinement les frontières extérieures de l’Europe et seraient donc arrivés spontanément sur le sol européen. Malheureusement, cette distinction ne suscite pas qu’une inquiétude théorique lorsqu’on analyse l’argumentation développée par l’Australie quand elle qualifie les demandeurs d’asile arrivés spontanément à ses frontières de « Queue Jumpers ». Cette expression désigne précisément les réfugiés qui n’ont pas « fait la queue » pour être réinstallés et qui, pour cette raison, ont été renvoyés sur des îles extérieures (Nauru, Christmas Island), sans que leur demande d’asile ni aucune protection ne puisse jamais être instruite ou accordée en Australie. Dans ce pays, qui est notamment le troisième État au monde en termes de réfugiés protégés par le biais de la réinstallation, cette dernière s’inscrit clairement dans une logique visant à légitimer des politiques d’asile sans cesse plus restrictives. Sans aller à l’autre bout de la Terre, on peut aussi mentionner les projets européens de juin 2018 évoquant la mise en place de « plates-formes régionales de débarquement » dans lesquelles la réinstallation était un élément central 13. En effet, il était prévu que les demandeurs d’asile secourus en mer soient débarqués dans un pays tiers et que certains puissent, en échange, être réinstallés dans l’un des pays européens. Or, on ne sait pas sur le fondement de quels critères ces demandeurs d’asile auraient pu être réinstallés, si la réinstallation visait toutes les personnes éligibles au statut de réfugié ou à la protection subsidiaire ou seulement certaines d’entre elles, ni si les procédures respectaient le droit conventionnel ou le droit européen des droits de l’Homme. Autrement dit, en l’espèce, la réinstallation était envisagée comme une monnaie d’échange de l’externalisation du traitement des demandes d’asile.
Le détournement du caractère protecteur de la réinstallation
À la lumière du contexte et des modalités de mise en œuvre des mécanismes de réinstallation, on peut donc légitimement se demander s’ils ne sont pas en cours d’être instrumentalisés par les États pour devenir un nouvel outil de l’externalisation de l’asile et du contournement du système conventionnel de protection des réfugiés. En effet, les procédures mises en place actuellement ne sont nullement comparables à celles développées par le passé. Elles ne s’inscrivent pas dans un contexte de coopération et de solidarité entre les États d’accueil et les États de premier asile. Elles ne se fondent pas non plus sur une identification prima facie, c’est-à-dire large et souple des bénéficiaires, mais sur des critères encore plus sélectifs. Et surtout, elles n’ont pas pour objectif (même indirect) de protéger les réfugiés mais, au contraire, de mettre les demandeurs d’asile à distance.
Si la réinstallation n’est pas en soi un mécanisme condamnable et peut effectivement être une véritable solution de protection – nous tenons à le souligner – elle ne peut l’être qu’à la condition que des garde-fous l’encadrent juridiquement. Ces garde-fous doivent garantir que la réinstallation est complémentaire et ne se substitue pas à l’instruction des demandes d’asile déposées par des personnes arrivées spontanément aux frontières. Elle doit offrir un nombre suffisamment important de places pour ne pas être seulement anecdotique ou pour ne pas servir d’argument politique au service d’une distinction entre des demandeurs d’asile légitimes et d’autres non légitimes. Et surtout, elle doit se baser sur des procédures juridiquement encadrées et des motifs d’éligibilité précis et contrôlables. Or, à ce jour, aucun de ces garde-fous n’est clairement garanti.
Dans le contexte actuel de politiques de plus en plus restrictives de l’asile, il est donc plus que nécessaire d’être vigilant pour que la réinstallation ne soit pas détournée de ses objectifs : de mécanisme de solidarité entre les États de refuge et de protection effective des réfugiés, elle pourrait devenir un instrument permettant de revenir à un asile discrétionnaire et exclusivement humanitaire, mais également une ultime étape de l’externalisation des politiques d’asile.
1 À l’exception des États scandinaves et d’un programme de réinstallation ad hoc et temporaire à destination des chrétiens d’Irak en 2008. Sur le fondement d’un rapport de la Commission, le Conseil justice et affaires intérieures des 27 et 28 novembre (2 908 e session) avait en effet proposé et incité les États à développer un programme volontaire de réinstallation à destination des chrétiens d’Irak. Une dizaine de pays européens, dont la France, y avaient répondu positivement. Voir Matthieu Tardis (dir.), « Quel avenir pour les réfugiés irakiens en France ? », Les Cahiers du social, n° 25, février 2010, disponible sur www.france-terre-asile.org/images/stories/publications/pdf/cds25web.pdf
2 Amnesty International, Tackling the global refugee crisis : Sharing, not Shirking responsability, 4 octobre 2016.
3 Disponible sur www.unhcr.org/fr/consultations-annuelles-tripartites-sur-la-reinstallation.html et www.unhcr.org/fr/5162da949.pdf. Voir annexe 1, p. 188.
4 François Crépeau, Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’Homme des migrants, Regional Study : management of the external borders of the European Union and its impact on the human rights of migrants, Human Rights Council, 24 avril 2013, A/HCR/23/46.
5 ONU, AG, Déclaration de New York sur les réfugiés et les migrants, Résolution, 19 septembre 2016, A/RES/71/1.
6 Conseil de l’UE, Conclusions des représentants des gouvernements des États membres réunis au sein du Conseil, concernant la réinstallation de 20 000 personnes ayant manifestement besoin d’une protection internationale, 11 130/15, 22 juillet 2015 ; Commission européenne, Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant un cadre de l’Union pour la réinstallation et modifiant le règlement (UE) n° 516/2014 du Parlement européen et du Conseil, COM (2016) 468, 13 juillet 2016 ; Commission de l’UE, Communication to the European Parliament, the Council, the European Economic and Social Committee and the Committee of the Regions on the Delivery of the European Agenda on Migrations, COM(2017) 558 final, 27 septembre 2017.
7 HCR, Statistics Yearbook – Figures at a Glance, 19 juin 2019, disponible sur www.unhcr.org/figures-at-a-glance.html
8 Marjoleine Zieck, « The 1956 Hungarian Refugee Emergency, an Early and Instructive Case of Resettlement », Amsterdam Law Forum, vol. 5 (2), 2013, p. 45-63 ; Amanda Cellini, « La réinstallation des réfugiés hongrois en 1956 », Forced Migration Review, février 2017, p. 6-8.
9 UNHCR, Les réfugiés dans le monde : cinquante ans d’action humanitaire, 1er janvier 2000, chap. 4 : « La fuite de l’Indochine », p. 79-103.
10 « Article premier - A. Aux fins de la présente Convention, le terme « réfugié » s’appliquera à toute personne : […] 2) Qui craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner. »
11 Voir dans cet ouvrage l’article de Pascaline Chappart, p. 97.
12 Voir dans cet ouvrage l’article de Claudia Charles, p. 71.
13 Commission européenne, Non-paper on Regional Disembarkation Arrangements, 24 juillet 2018 [en ligne] ; voir annexe 3, p. 190..
Accueil des Syriens : une « stratification de procédures résultant de décisions chaotiques »
Entretien avec Jean-Jacques Brot, préfet des Yvelines, le 15 octobre 2019
par Violaine Carrère, Gisti
Ancien secrétaire général de la préfecture des Hauts-de-Seine, où il s’est entre autres occupé du relogement de ceux qu’on a appelés les « Maliens de Vincennes », et ancien préfet de Mayotte – où il a laissé le souvenir d’avoir mené d’une main de fer, au début des années 2000, la lutte contre l’« invasion migratoire » –, Jean-Jacques Brot s’est vu confier, entre 2015 et 2017, une mission pour la réinstallation en France des réfugié·es syrien·nes qui se trouvaient dans les camps de Jordanie et du Liban. Il s’agissait non seulement de trouver des places d’accueil pérennes, dans toute la France, pour plusieurs milliers de femmes, d’hommes et d’enfants identifié·es par le HCR dans ces camps, mais aussi d’assurer leur intégration par un accompagnement social et administratif. S’il se félicite d’avoir pu mener à bien sa tâche grâce à « une bonne volonté locale extraordinaire », Jean-Jacques Brot, aujourd’hui préfet des Yvelines, s’est souvent heurté à une organisation désordonnée, qu’il désigne comme une « stratification de procédures résultant de décisions chaotiques ».
Comment vous êtes-vous vu confier cette mission pour la réinstallation de Syriens et Syriennes ?
Cette mission, que j’ai souvent qualifiée d’improbable, est liée au fait que lorsque j’étais à la préfecture de Nanterre, et d’ailleurs aussi lorsque j’étais préfet de Mayotte, les questions migratoires étaient prioritaires. Et également, en particulier à Nanterre, les questions de logement. Entre 1995 et 1999, j’avais relogé, à la demande du préfet, avec une petite équipe, ceux qu’on avait appelés les « Maliens de Vincennes », après leur expulsion de l’esplanade de Vincennes. Il s’agissait de 36 familles, qui, à mon arrivée à la préfecture, en novembre 1995, étaient hébergées dans des conditions collectives incroyablement indignes, au Cash [Centre d’accueil et de soins hospitaliers] de Nanterre. Nous avons réussi, en 36 mois, à loger ces 36 familles dans quelques-unes des 36 communes des Hauts-de-Seine. À l’époque, je m’étais beaucoup appuyé sur le GIP Habitat et interventions sociales, qui existe toujours sous des formes un peu différentes. La gageure était de loger des familles atypiques, puisque la plupart des hommes étaient bigames, avec beaucoup d’enfants, un revenu fixe, en général employés de la RATP, et donc il s’agissait de faire du cousu main.
Début 2015, j’étais disponible « sur le marché », et on m’a demandé si j’acceptais cette mission d’accompagnement de la réinstallation de familles syriennes reconnues réfugiées par le HCR et proposées par le HCR à la France à partir de camps de Jordanie et de localisations diverses au Liban. La mission concernait des personnes qui avaient été entendues au consulat général à Beyrouth à la fois par l’Ofpra et par les services de sécurité. Ces personnes avaient donc fait l’objet d’une sorte de criblage, afin de vérifier que les choses étaient sans conséquences dangereuses.
L’opération résultait d’un choix – pour ne pas dire d’une sélection – opéré par le HCR. Les États jordanien et libanais n’intervenaient pas dans ce choix, ni les États d’accueil auxquels le HCR faisait des propositions. J’ai vécu une situation qui, à l’époque, m’a beaucoup surpris, et même déçu ; j’avais vu à Beyrouth, à l’instigation du HCR, une ou deux familles, et je me suis étonné qu’elles ne fassent pas partie de la sélection. Mais c’était ainsi. Pour moi c’était une énorme frustration, et c’était extrêmement cruel, parce que j’avais commencé à sympathiser avec ces familles, et à leur faire des propositions de lieux d’accueil.
Ces familles ont-elles été adressées à d’autres pays ? Qu’est-il advenu d’elles ?
Non, elles n’ont pas été proposées à d’autres pays. Je n’ai pas su ce qu’elles sont devenues.
Il faut bien voir que le contexte était très particulier : il y avait plus d’un million et demi de personnes au Liban, en Jordanie plusieurs centaines de milliers. Or, en regard de cela, le nombre de celles que la France allait accueillir était extrêmement limité. Il s’agissait de quelques dizaines de familles : le nombre avait été fixé par le président Hollande, l’opération s’inscrivant dans le cadre de l’accord de réinstallation signé en 2008 entre M. Kouchner, sous la présidence de M. Sarkozy, et le HCR. François Hollande a souhaité que, sur la base de cet accord, des familles syriennes soient réinstallées en France, à partir du Liban essentiellement, et subsidiairement de Jordanie. C’est seulement après l’automne 2015, et surtout après le printemps 2016, que des familles ont bénéficié de réinstallation à partir de la Turquie. Cette évolution a eu lieu du fait de la position qu’avait prise M. Erdoğan, et de l’accord qui a été signé en 2016.
Pourquoi n’a-t-on pris que ce nombre limité de personnes, alors que selon moi il y avait la possibilité de trouver des places pour bien davantage, cela fait partie des interrogations sur lesquelles l’histoire se penchera… Du moins, je l’espère.
Le rôle du préfet dans cette affaire – avant moi il y en avait eu deux, brièvement – était d’aider dans les départements à la prise en compte de ces personnes qui devaient être prioritaires dans l’examen de leur droit à l’asile, qui étaient en fait quasi réfugiées puisqu’elles avaient déjà été entendues par l’Ofpra. Il s’agissait de faciliter les discussions entre les maires et les deux opérateurs qui avaient été retenus, Adoma et Coallia, chargés à la fois de « capter des logements », comme on disait à l’époque, et d’accompagner pendant un an ces familles, avec un financement pris sur le BOP 177 [budget opérationnel de programme « Hébergement, parcours vers le logement et insertion des personnes vulnérables »] pour un suivi social, un apprentissage linguistique et un début d’insertion professionnelle – je dis « début », parce qu’un an ça ne permet évidemment pas de faire des miracles…
La chose a évolué dans le temps : à l’été 2015, il y a eu cette sensibilisation extraordinaire et mondiale, à la suite de la photo du petit enfant échoué sur une plage turque, avec les arrivées massives de réfugiés, notamment en Allemagne, et la position de Mme Angela Merkel. M. Caseneuve et Mme Hidalgo, à la Maison de la chimie, ont appelé les maires à offrir des logements.
À ce moment-là, j’étais déjà en poste mais on a aussi nommé un coordinateur national pour l’accueil des réfugiés, Kléber Arhoul, chargé avec une petite équipe de l’accueil de ces personnes, soit réinstallées soit relocalisées. Il faut bien voir qu’il y a eu, dès le départ, concurrence entre les dispositifs, et confusion dans l’esprit des fonctionnaires. En effet il y avait la mission que je poursuivais, concernant les Syriens, mais qui avait été étendue à deux autres catégories, les personnes de confession yézidi ou chrétienne piégées en Irak, et les personnes ou les familles qualifiées de « personnels civils de recrutement local » (PCRL), de nationalité afghane, qui avaient aidé les forces armées françaises. M. Arhoul devait s’occuper essentiellement des relocalisations, c’est-à-dire de personnes venant de Grèce mais aussi de Bavière, à partir de novembre 2015. Tout cela était difficile à comprendre pour l’administration, pour les maires. Aucun préfet n’était sensibilisé au sort des Syriens réinstallés, ni à l’accueil des autres catégories de réfugiés réinstallés ou relocalisés. Ni Coallia ni Adoma ne disposaient de contingent de logements propre à ces cas-là. Les choses se sont donc réglées de manière assez chaotique…
La confusion, qu’on pourrait dire institutionnelle, a été aggravée par ces appels qui avaient été faits à ouvrir des lieux pour accueillir des exilé·es. À la fin du 1er trimestre 2016, on avait, suite à cet appel au peuple, aux maires en particulier, plus de 800 logements disponibles en France entière. Le responsable de la Dihal [Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement], Sylvain Matthieu, m’a alors dit : « Pourquoi te limiter au parc Adoma et Coallia ? » Nous avons donc mis en place un système assez complexe par lequel des logements fournis par des associations, des structures privées, des particuliers ou des maires ont pu être « labellisés » par la Dihal comme ouvrant droit aussi à la réinstallation de familles syriennes.
Mais tout cela, cette « labellisation », ces contingents de logement, c’est une façon de dire les choses, parce que les besoins effectifs des personnes sont les mêmes qu’il s’agisse de familles yezidis d’Irak ou d’Afghans, non ?
Bien sûr, mais cela révèle la complexité des strates de mesures prises à la suite de décisions diplomatiques ou internationales. Et la preuve, c’est qu’on a mis un préfet puis un autre pour gérer ces dossiers et mettre du liant dans ces affaires-là, parce que c’était tellement complexe qu’on n’y comprenait pas grand-chose.
Cette complexité a certes eu pour conséquence de ralentir les opérations, mais d’un autre côté elle a permis la diversification des lieux d’accueil, grâce à la souplesse dont ont fait preuve les opérateurs, pas seulement Adoma et Coallia mais d’autres également auxquels j’ai fait appel. Je pense en particulier à l’association Horizon, sur laquelle j’ai pu m’appuyer, qui s’était occupée de Français rapatriés de Côte d’Ivoire ou de Haïti et qui nous a procuré dans son parc, en Alsace notamment, des logements de grande taille, avec un accompagnement social. Adoma, Coallia, et de même Habitat et humanisme et d’autres, m’ont suivi pour la labellisation de logements parfois un peu éloignés de leurs bureaux mais où les familles ont été accompagnées à la fois par des travailleurs sociaux et par des bénévoles, les week-ends, les jours fériés, et aux moments difficiles que vivaient les familles. C’est une complémentarité, et une sorte de chemin vertueux d’accompagnement.
Pour la réinstallation, on a toujours tâché d’avoir non pas un lieu d’hébergement provisoire dans l’attente d’un logement pérenne mais tout de suite un logement pérenne. On a ainsi pu faire preuve d’une réelle capacité à aider de manière effective à l’insertion de familles dans des habitats parfois ruraux, parfois loin des villes, dans des lieux propices à la santé, à la reconstruction, à l’apprentissage du français, à la sérénité des familles.
Tout cela m’a permis de démontrer à la presse, ou aux associations d’élu·es, qu’une démarche utilisant toute la gamme disponible pour faire du cousu main, c’est-à-dire un logement, un accompagnement professionnel et un accompagnement bénévole, était selon moi la solution permettant d’offrir le meilleur accueil et les meilleures possibilités d’intégration à des familles déjà traumatisées par l’exil, puis par la demande d’asile, puis par les difficultés diverses des démarches administratives du parcours d’insertion.
Certes, cette méthode demande beaucoup de temps, de patience, d’ajustements, et aussi d’investissement personnel parce que ça ne marche que par les liens de confiance tissés et entretenus. J’avais fait la promesse à tous les élus de revenir et s’il y a eu quelques problèmes, il n’y a pas eu de problème durable d’adaptation. Ce parce que j’ai toujours eu la latitude d’aller, venir, revenir, anticiper. C’est grâce à cela que j’ai un bilan extrêmement positif et encourageant. La liberté que m’ont laissée les cabinets ministériels a été remarquable.
De ce bilan positif, qu’est-ce qui porte la trace ? J’ai lu un rapport de l’Ifri, qui conclut à la réussite d’opérations d’insertion de ce type. Vous-même, avez-vous fait un rapport sur votre mission ?
Ça ne m’a pas été demandé, mais la DGEF [Direction générale des étrangers en France], à laquelle j’étais aussi rattaché, a fait un papier qui dressait un bilan positif, et les collègues du bureau du HCR à Paris ont appuyé la démarche et déclaré souhaiter que le volume de personnes en bénéficiant soit augmenté, disant que c’était la façon la plus convaincante d’accueillir des réfugié·es durablement.
C’est sans doute plus long, un peu plus coûteux – encore qu’une partie des débours ait été pris en charge par l’Union européenne – et il y a tout un montage à faire, mais moi j’ai été de ceux qui pensaient que ça pouvait se développer. Un appel d’offres a été lancé à l’été 2016, qui a porté sur des chiffres plus importants pour augmenter le nombre de personnes bénéficiant de la réinstallation. Des Syriens toujours, venant des trois pays Turquie, Jordanie, Liban.
Cependant, la France s’était engagée à prendre sur son sol 10 000 personnes d’ici 2019, et je crois qu’on n’a toujours pas atteint cet objectif…
Oui, pendant très longtemps ça a été stagnant, mais je crois que le chiffre est maintenant presque atteint.
Ça s’est fait au prix d’affectations moins ajustées en fonction des besoins des familles et des capacités d’accueil que dans le dispositif dont j’ai eu la charge mais ça a marché quand même, peu en Île-de-France mais partout ailleurs.
Connaissez-vous la proportion de personnes ayant obtenu le statut de réfugié, ou la protection subsidiaire, parmi celles qui ont été accueillies dans le cadre de ce dispositif ?
La plupart, sinon toutes, ont eu le statut de réfugié. Je n’ai pas les chiffres sous la main, mais je sais que les procédures ont été très rapides. Dès leur arrivée les personnes étaient hébergées, et les préfectures correspondant à leur lieu d’hébergement étaient averties d’avoir à les recevoir très vite. L’instruction par l’Ofpra, elle, était simplifiée, dans la mesure où elles avaient déjà été entendues et par le HCR et par l’Ofpra sur place… Dans mon souvenir, les procédures n’ont pas dépassé 3, 4 ou 5 mois, ce qui était à l’époque, et est encore maintenant, tout à fait exceptionnel.
Le record toutes catégories de rapidité a été celui de la venue de 26 familles afghanes. C’était dans le cadre d’un autre dispositif, c’était la deuxième série de relocalisations de PCRL afghans. La première, c’était Philippe de Lagune qui s’en était occupé, et moi j’ai eu la chance, à partir de novembre 2015, pendant un an et demi, de pouvoir faire venir 101 unités familiales (des célibataires, des couples avec ou sans enfants), cela a représenté 311 personnes.
L’arrivée collective des familles la plus importante de cette série a eu lieu à Laon, dans l’Aisne – c’est repris dans le livre de Quentin Müller et Brice Andlauer 1. Je m’entendais très bien avec Antoine Lefebvre, sénateur-maire à l’époque, et ça s’est joué en deux minutes. Lefebvre a dit au préfet, Raymond Leudin : « Brot souhaiterait accueillir 26 familles, et il a repéré des logements en centre-ville dans le parc Adoma ». Le préfet s’est passionné pour cette histoire, qui l’a beaucoup ému. Il a mis les 26 familles dans une même pièce, avec la CAF, l’Éducation nationale, etc.. Ça a été réglé en 48 heures ! Ce serait impossible à refaire, parce qu’il faut une volonté de fer. Plus le temps passe, moins on y arrivera.
En l’occurrence, il s’agissait de personnes qui n’étaient pas éligibles à l’asile, puisqu’on appliquait là un article du Ceseda qui prévoit la délivrance d’une carte de résident aux étrangers « ayant servi dans une unité combattante » 2. On a même une famille azérie qui est arrivée à Bullion, près de Rambouillet, pour laquelle j’ai totalement dérogé au cadre du Ceseda ! Elle est actuellement hébergée par une famille d’accueil, extrêmement sympathique… Aujourd’hui, des avocats bataillent pour essayer de faire venir au compte-gouttes des PCRL, sur la base de visas pour asile…
Ces personnes étaient sélectionnées par le HCR, elles étaient sous mandat HCR, mais elles ont tout de même eu un autre entretien avec l’Ofpra sur place ? Et encore un entretien une fois en France ?
En général, elles avaient déjà eu deux ou trois entretiens avec le HCR, mais oui, l’Ofpra s’était déplacé pour les entendre également, dans le cadre d’entretiens forains, à Beyrouth et à Amman. Après, non, il leur était délivré un récépissé, et très rapidement la carte de résident au titre du statut de réfugié.
Pour la relocalisation, c’est autre chose, puisque là il s’agit de transfert de demandeurs d’asile et donc leur dossier était instruit par l’Ofpra à Paris selon la procédure habituelle.
Que pourriez-vous me dire sur les critères de sélection des familles ? Au téléphone, vous m’avez dit qu’assez curieusement la priorité a été donnée aux personnes et aux familles dites « vulnérables » ? C’est l’une des recommandations du HCR, pour la réinstallation, mais tout de même comment s’explique ce choix, de la part de la France ?
C’est exact. Au cours de la « présélection », déjà, avaient été retenues des situations de très grande vulnérabilité : personnes handicapées, voire polyhandicapées, des familles nombreuses… Mais j’ai personnellement assisté, avec l’accord des familles, et de l’Ofpra, à certaines auditions à Beyrouth, et il est clair que ce critère a été très important. C’était un choix délibéré de Pascal Brice, directeur de l’Ofpra à l’époque. Je lui disais : « Tu me compliques quand même beaucoup la vie » ! Des gens estropiés, traumatisés, des familles nombreuses ne parlant pas un mot de français, parfois illettrées, ce n’était pas les publics pour qui on trouvait le plus facilement un hébergement ! De plus, elles nécessitaient un accompagnement important : hôpitaux, structures d’accueil adaptées, soins, etc. Il est certain que Pascal Brice a marqué de son empreinte ces opérations ; ça a beaucoup été une question de personne… Il a une logique doctrinale, qui se tient. Cependant, il n’a pas été désavoué par la DGEF, qui était complètement dépassée par le sujet, mais ça a été conflictuel entre Brice et la DGEF.
La sélection faite par la France était rendue nécessaire par le fait qu’il y avait davantage de personnes proposées par le HCR que de places pour l’accueil en France. Par ailleurs, certaines familles se désistaient au dernier moment, préférant être accueillies au Canada, ou en Suède, ou renonçant finalement à partir. C’est pourquoi le HCR présentait aux États un nombre de cas plus important que ce à quoi ceux-ci s’étaient engagés.
Et puis, certaines familles – je n’ai pas su combien – ont été écartées par les services de sécurité, pour des raisons de sécurité nationale.
Tout cela a parfois conduit le délégué de l’Ofpra sur place à demander au HCR de proposer d’autres familles, parce qu’on avait des places disponibles et pas suffisamment de candidates !
Et à aucun moment il n’y a eu des demandes pour que les critères de sélection correspondent plutôt à des besoins de l’économie française, des informaticiens, des ingénieurs, des chercheurs… ?
Non, jamais. Moi, d’ailleurs, j’étais effaré, parce que je voyais que l’Allemagne raisonnait tout à fait différemment. Pour Pascal Brice, il fallait organiser de l’accueil inconditionnel. Les personnes sélectionnées ont été non seulement des personnes très vulnérables du point de vue de leur état de santé, mais en outre des personnes plutôt non diplômées, peu instruites. Je prévenais les personnes ou les structures volontaires pour accueillir ces réfugiés : « Ne vous attendez pas à recevoir le médecin de Damas, francophone et catholique, ce sera un arabophone musulman, illettré, et polytraumatisé… ». Mais j’ai toujours trouvé des gens pour accueillir ; il y a aussi des gens très généreux en France !
Peut-être que dans certaines communes rurales, ou dans des zones en voie de désertification, l’argument a été la perspective de maintenir ouverte l’école, ou de voir s’installer des personnes susceptibles de tenir des petits commerces ou artisanats locaux ?
Non, cet argument-là n’a pas fonctionné. J’ai tenté de le mettre en avant mais la motivation principale que j’ai rencontrée, ça a été l’envie d’accueillir, l’empathie, la compassion. Souvent, je me suis retrouvé face à deux militants d’Amnesty, trois membres du Secours populaire et trois du Secours catholique. L’argument des infrastructures de la commune a plutôt joué dans le sens inverse. Les habitants se sont dit : il se trouve que le presbytère est libre, pourquoi ne pas l’utiliser pour donner l’hospitalité à des réfugiés.
On a du mal à réaliser que, s’agissant d’un accueil en France, il ait été le produit de réflexions aussi peu cartésiennes. Ça contrevient complètement aux idées que l’on se fait du rapport des Français à l’immigration et à l’étranger en général. On aurait pu penser que la volonté d’accueillir découle d’une étude sur les logements disponibles et sur les métiers en tension : cela n’a absolument pas été le cas.
Les dispositifs pour lesquels j’ai été missionné sont une stratification de procédures résultant de décisions chaotiques. Une politique tout sauf rationnelle. Mais au-delà du caractère ultra-procédurier de la DGEF, j’ai pu constater une bonne volonté locale extraordinaire.
Quels sont les résultats, un an après ? Que savez-vous des suites pour ces familles ?
Je n’ai pas toutes les données, et on n’a pas de statistiques globales. La DGEF a tenté de le faire mais cela s’est avéré difficile, parce que les gens bougent, changent de région… En revanche, j’avais été frappé de ce qui m’avait été rapporté par des responsables de Coallia ; un an après, pour ceux installés en Bourgogne, à côté de Dijon, le taux de personnes en emploi était de 12 %, ce qui, pour des personnes arrivées ne parlant pas français, était tout à fait extraordinaire !
Si, à l’inverse, il y avait eu des problèmes avec « mes » Syriens ou « mes » Irakiens, je l’aurais su. Les choses ont été suffisamment accompagnées pour qu’on n’ait pas connu de problèmes, en tout cas en France, depuis 2015, de quelque nature que ce soit, avec les personnes réfugiées. J’ai revu certaines des familles, et ce que j’ai vu est fantastique. Je pense notamment à un petit village, Mandagout, dans le Gard : le monsieur, arabophone, non francophone et sans permis de conduire était employé comme chauffeur-livreur dans le BTP, ses quatre enfants étaient très bons en classe, et tout allait bien. J’ai revu de jeunes Irakiens, installés dans la banlieue ouest de Lille : les cinq jeunes sont tous les cinq carrossiers, et tous en CDI.
Bien sûr il y a des personnes pour qui la réussite n’est pas aussi extraordinaire, ou exige davantage de temps, mais j’ai toujours relevé une grande gratitude envers la France de la part des familles dont je me suis occupé, et une volonté de « s’en sortir » et de ne pas peser sur le système social français.
Dans la mise en œuvre de ce dispositif, quel a été le rôle de la DGEF ?
Pour la réinstallation, j’ai vraiment eu carte blanche, et la DGEF a été vraiment aidante, a donné les instructions nécessaires aux préfectures.
Moi, je servais essentiellement d’atténuateur de tensions entre la Direction de l’asile et l’Ofpra, et entre la Direction de l’asile et l’Ofii. Ces tensions sont structurelles : la DGEF est le produit d’un mariage réalisé au forceps, sous l’impulsion de Patrick Stefanini, sous Sarkozy. À l’époque où j’ai conduit cette mission, les agents de la Direction de l’asile étaient encore en majorité issus des ministères sociaux, avec une difficile intégration au ministère de l’intérieur. On avait là, dans les rapports avec l’Ofpra en particulier, deux visions difficiles à concilier.
Pour le Gisti, les opérations que nous appelons d’externalisation de l’asile ont pour objectif de ne pas laisser les personnes en demande de protection internationale arriver jusqu’aux territoires des pays d’accueil, de faire en sorte que le tri s’effectue en amont. On va chercher les personnes dans des camps, ou lorsqu’elles sont à bord de bateaux de sauvetage, ou bien on les place dans des hotspots, en Grèce ou au Niger, et c’est dans ces endroits qu’est instruite leur demande d’asile. De cette façon, si elles sont déboutées, on n’a pas à les renvoyer, puisqu’elles ne sont pas là. Est-ce que selon vous c’est un objectif auquel adhèrent les administrations, DGEF, direction de l’asile, etc.? Et quelle est votre propre opinion sur ce sujet ?
C’est une vision cynique mais… opérationnelle !
Cela dit, il faut bien comprendre que peu de gens, parmi les cadres de l’administration, réfléchissent au système dans sa globalité, et ceux qui le font sont bien souvent en opposition absolue entre eux sur le sujet.
Prenons cet exemple : je voulais que soit organisée une audience foraine de l’Ofpra à Erbil, au Kurdistan irakien, pour les femmes yezidis. Je ne l’ai jamais obtenue. Elle n’a eu lieu qu’il y a quelques semaines. Il y a une hostilité totale de la Direction de l’asile aux audiences foraines de l’Ofpra ; selon cette administration, ces audiences « ne respectent pas les procédures », et si on multiplie les dispositifs de ce genre, on risque de tuer… l’inconditionnalité de l’asile, les procédures globales, la convention de Genève.
Personnellement, je ne partage pas l’objectif que vous décrivez, mais si on se place du point de vue des États, on peut en voir l’intérêt. Par ailleurs et surtout, je trouve qu’obliger par exemple les femmes yezidis d’Erbil à un chemin de croix périlleux, leur refuser des visas asile, alors que – je le répète à tout le monde – on a les moyens, on a l’argent, on peut trouver les logements pour les accueillir avant la délivrance des visas, et sachant que si on accorde des visas asile aux demandeurs ce sont eux qui financent leur voyage, c’est une honte de ne pas avoir ouvert davantage l’accueil de diverses catégories de populations persécutées. S’agissant des Yezidis ou des chrétiens d’Orient, il aurait fallu utiliser davantage ces dispositifs particuliers. Je me suis battu pour cela, et me suis heurté à des oppositions radicales.
Et sur les opérations dans lesquelles le directeur de l’Ofpra est allé, à plusieurs reprises au cours des mois derniers, à bord de bateaux qui avaient sauvé du naufrage des migrant·es pour sélectionner les 8 ou 10 ou 20 personnes que le président de la République avait annoncé bien vouloir accueillir en France ?
Personnellement, ce qui m’a le plus « chafouiné » dans ces épisodes, c’est qu’au fond les décisions sont prises sous le coup de l’émotion, pour répondre à l’émotion. C’est une vision partielle, où il n’y a pas d’anticipation.
La réussite de la réinstallation des Syriens a sans doute inspiré Alice Rufo 3, quand elle a, avec Pascal Brice, convaincu le président de la République de reproduire ce modèle au Niger. Le cadre juridique existe, avec cet accord de 2008, donc ça pourrait prendre une ampleur différente.
Certes, les dispositifs comme celui de la réinstallation des Syriens permettent aux personnes d’être accueillies dans des conditions meilleures que l’ensemble des demandeurs d’asile, et d’être accompagnées dans leur insertion. Mais pendant l’attente de leur venue en France, les intéressé·es restent dans des camps, gérés par des États qui n’ont souvent ni les moyens ni la volonté de leur procurer des conditions de vie dignes, aux mains d’exploiteurs de toutes sortes…
C’est vrai. Et le plus cruel, c’est que pour beaucoup de ces Syriens, entre la décision positive de l’Ofpra et leur arrivée effective en France, il a pu s’écouler jusqu’à une année. Les personnes savaient qu’elles pourraient s’installer en France, mais devaient attendre plusieurs mois, et parfois un an. Parfois, l’attente était due à la difficulté à trouver des logements pour certaines familles, aux situations complexes. Le choix de ne faire venir les familles que lorsque nous avions pour elles un logement pérenne a eu cette conséquence : d’un côté, on avait l’assurance d’une arrivée dans de bonnes conditions, mais de l’autre, cela a parfois ralenti l’opération et allongé l’attente… C’est certain que, par exemple au Liban, les personnes ont attendu dans des conditions épouvantables. Et que pour le Liban, cela a représenté une charge très lourde, alors qu’un tiers de la population de ce pays est constitué de réfugiés.
La longueur de l’attente a également été liée aux procédures Ofii, au rythme de certaines administrations… L’OIM pour établir les billets d’avion, le consulat pour s’occuper des visas. À la fin de l’année 2016, aucun visa n’a pu être délivré pendant les 20 derniers jours de l’année, entre Noël et le jour de l’An… Ce n’est pas forcément de la mauvaise volonté ; les fonctionnaires ne savaient pas de quoi je leur parlais quand je leur disais que tarder à établir ces visas c’était laisser des enfants patauger trois semaines de plus dans la boue de Beyrouth.
On a eu aussi à plusieurs reprises, en Turquie, le cas de personnes qui avaient été sélectionnées et dont les autorités turques retardaient le départ parce qu’elles avaient des compétences particulières, des médecins, des ingénieurs…
Le bilan, pour moi, c’est cela : il y a des capacités d’accueil, de la générosité, des possibilités d’application inconditionnelle du droit d’asile, et des acteurs qui ont parfois rendu les choses compliquées, ou les ont freinées, ou les ont limitées en nombre.
1 Tarjuman. Enquête sur une trahison française, Bayard, 2019.
2 Article L. 314-11 alinea 4.
3 Conseillère diplomatique adjointe à la présidence de la République.
Dublin, un mécanisme d’externalisation intra-européenne
Ségolène Barbou des Places, professeure à l’École de droit de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de l’Iredies
Le dispositif Dublin, ce régime juridique 1 au titre duquel un seul État dit « État Dublin » 2 est désigné compétent pour traiter une demande d’asile déposée dans l’Union européenne (UE), est unanimement considéré comme dysfonctionnel. Injuste à l’égard des migrants, artificiel et reposant sur l’inadmissible fiction de l’équivalence des protections nationales accordées aux demandeurs d’asile, il accentue aussi le déséquilibre entre les États membres de l’UE, quelques-uns d’entre eux devant examiner l’essentiel des demandes d’asile. Mais peut-on aller jusqu’à faire l’hypothèse que le mécanisme Dublin est – ou serait devenu – un « mécanisme d’externalisation intra-européenne » ?
De nombreux arguments semblent s’opposer à l’emploi de cette qualification. D’abord, l’« externalisation intra-européenne » est un oxymore car l’on définit généralement l’externalisation, s’agissant du traitement de l’asile en droit de l’UE, comme l’ensemble des dispositifs visant à transférer la responsabilité du traitement de l’asile à des États tiers. Le terme d’externalisation permet donc de regrouper, sous un même vocable, les techniques par lesquelles les États membres, ou l’Union européenne elle-même, cherchent à se décharger, sur les États tiers et non sur d’autres États membres, de leurs obligations.
Une lecture sommaire de certains chiffres permet aussi de contester l’idée selon laquelle le dispositif Dublin aurait pour effet de délester les États membres de l’Europe « du centre » (Allemagne, France, Benelux principalement) vers les États membres de la périphérie européenne (principalement Grèce, Italie, Espagne et les pays de l’Europe de l’Est, tous États ayant « en charge » la frontière extérieure de l’UE). Ainsi, avec 198 000 demandeurs d’asile enregistrés en 2017, l’Allemagne comptait 31 % de tous les primo-demandeurs de l’Union. Seulement ensuite venaient l’Italie (127 000, soit 20 % du total), puis la France (91 000, soit 14 %), la Grèce (57 000, soit 9 %), le Royaume-Uni (33 000, soit 5 %) et l’Espagne (30 000, soit 5 %). Ces chiffres ne confirment donc pas, à première vue, l’idée que ce sont les seuls États périphériques qui supportent ce qu’ils considèrent comme le « fardeau » de l’asile.
Par ailleurs, l’analyse des objectifs énoncés dans les textes fondateurs du dispositif Dublin n’étaye pas l’hypothèse d’un projet d’externalisation intra-européenne. Les États parties à la convention de Dublin adoptée en 1990 – l’ancêtre de l’actuel règlement Dublin –, ont affiché leur volonté, « par fidélité à leur tradition humanitaire commune », de « garantir aux réfugiés une protection appropriée, conformément aux dispositions de la convention de Genève du 28 juillet 1951 ». Ils affirmaient être « conscients de la nécessité de prendre des mesures afin d’éviter que la réalisation de cet objectif n’engendre des situations aboutissant à laisser trop longtemps un demandeur dans l’incertitude sur la suite susceptible d’être donnée à sa demande et soucieux de donner à tout demandeur d’asile la garantie que sa demande sera examinée par l’un des États membres et d’éviter que les demandeurs d’asile ne soient renvoyés successivement d’un État membre à un autre sans qu’aucun de ces États ne se reconnaisse compétent pour l’examen de la demande d’asile ». En somme, le dispositif Dublin poursuit bien, depuis l’origine, deux objectifs. À côté de la lutte contre l’« asylum shopping », (la stratégie qui consiste, pour le demandeur d’asile, à multiplier les demandes d’asile en Europe pour augmenter ses chances d’obtenir une protection), l’enjeu était bien de prévenir la situation dans laquelle, sur la base de son droit national, chaque État membre rejette sa responsabilité parce qu’un autre État membre constituerait un pays tiers sûr pour lui. L’objectif de mettre fin au phénomène 3 dit des « réfugiés sur orbite », ces demandeurs d’asile dont aucun État ne voulait examiner la demande, est ainsi présent depuis 1990. L’actuel article 3 porte la trace de ce projet puisqu’il dispose que « les États examinent toute demande de protection internationale présentée par un ressortissant d’État tiers sur le territoire de l’un quelconque d’eux ». Il y a donc bien, dans le projet Dublin, une démarche positive de prise en charge collective des demandeurs d’asile. Dans l’actuel règlement dit Dublin III, on trouve le même esprit. L’objectif affiché est d’abord celui de déterminer le plus rapidement possible un État compétent pour traiter la demande d’asile, dans un but de rationalisation des procédures d’asile, non d’externalisation.
On arguera avec raison qu’il est naïf de se contenter des objectifs affichés et d’ignorer les intentions réelles des États. Toutefois, ces dernières sont délicates à débusquer et les objectifs figurant dans les textes sont juridiquement opposables aux États parties, ce qui n’est pas rien. De plus, l’évolution du dispositif Dublin mérite considération. L’analyse des critères qui permettent de désigner l’État membre responsable de la demande d’asile présentée dans l’UE montre plusieurs choses. Depuis l’origine, le système Dublin est en effet basé sur une liste de plusieurs critères qui, placés dans un ordre hiérarchique, servent à déterminer l’État membre responsable. Or, même dans le texte de 1990, et contrairement au raccourci médiatique le plus courant, le premier critère de détermination de l’État responsable n’a jamais été le critère de première entrée. On trouvait déjà dans la convention de Dublin, placés avant le critère de la première entrée : le critère familial, puis le critère de la délivrance du permis de séjour et le critère de la délivrance d’un visa. De sorte que les demandeurs d’asile n’ont pas nécessairement, selon le texte, vocation à être pris en charge par l’État de première entrée. On retrouve la même logique dans le règlement Dublin II adopté en 2003 4. Puis, lorsque ce dernier a été modifié, ont été ajoutés, dans le règlement Dublin III, de nouveaux critères de compétence utilisables avant le critère de la première entrée, notamment au bénéfice des personnes mineures et de la protection de la famille des personnes en quête de protection internationale.
Ces différents éléments pourraient, à eux seuls, permettre de disqualifier l’idée selon laquelle Dublin est un mécanisme d’externalisation intra-européenne. Mais d’où vient alors que cette idée s’impose aux observateurs du dispositif Dublin ? Si l’on revient aux chiffres, on mesure le décalage croissant entre les objectifs affichés par le règlement et la pratique. Certes, l’Allemagne comptait plus d’un tiers de tous les primo-demandeurs dans l’UE en 2017. Mais les statistiques des demandes de prise en charge des demandeurs d’asile (c’est-à-dire les cas où un État dans lequel se trouve un demandeur d’asile demande à l’État compétent au titre du règlement Dublin de le prendre en charge) donnent une autre image de la réalité. L’European Council on Refugees and Exiles (ECRE) – groupement d’ONG européennes – documente un usage massif du dispositif par l’Allemagne 5 : on note un nombre particulièrement élevé de procédures Dublin (64 267) initiées en 2017, l’Allemagne détenant ainsi le record européen du nombre de demandes de prise en charge vers de nombreux États membres (Autriche, Bulgarie, Espagne, Grèce, Hongrie, Pologne, Roumanie, Suède et Suisse). Cela confirme l’idée que le dispositif Dublin offre aux États centraux une solution pour diminuer la « charge » de l’asile.
Des effets « externalisants » ou « centrifuges »
Au-delà des chiffres, on peut s’appuyer sur la perception globale des effets du système Dublin. Plus personne ne semble aujourd’hui discuter ces effets que l’on peut qualifier d’« externalisants » ou de « centrifuges » parce qu’ils accentuent la responsabilité des États du Sud et de l’Est de l’UE. Cette réalité n’est pas seulement admise par les États de la périphérie ou les ONG : les institutions de l’UE elles-mêmes la reconnaissent. Dans sa nouvelle proposition de refonte du règlement Dublin, comme d’ailleurs dans la proposition de réforme du règlement Dublin II, la Commission constate que le dispositif Dublin n’assure pas une répartition équilibrée des demandeurs d’asile en Europe 6.
Il faut donc souligner le paradoxe d’un système qui n’a pas été – au moins explicitement – conçu pour externaliser la responsabilité du traitement des demandes d’asile en Europe mais qui, en pratique, est devenu l’archétype des instruments d’externalisation du traitement de la demande d’asile. Il s’agit alors de chercher à comprendre ce qui, dans le dispositif lui-même, le conduit à être un dispositif externalisant. Deux raisons principales peuvent être données. C’est d’abord parce qu’il est un mécanisme formel d’attribution de la responsabilité que le dispositif Dublin a des effets centrifuges. C’est ensuite parce que Dublin a été érigé en « système » que ses effets d’externalisation ont été cristallisés et amplifiés.
Le but du dispositif Dublin n’est pas de régir l’asile au fond, mais de dire quelle loi nationale s’applique à un demandeur d’asile. À cette fin, le dispositif Dublin repose sur des critères hiérarchisés qui servent à déterminer lequel des États membres est compétent. Or, ces critères de compétence étatique sont construits sans égard pour la réalité. Par ailleurs, le dispositif Dublin n’est pas un mécanisme répartiteur de la responsabilité qui vise à organiser un traitement européen des demandes d’asile fondé sur une logique de solidarité et d’équité, tant à l’égard des demandeurs d’asile que des États membres.
L’inadéquation des critères Dublin au réel
Le cœur du dispositif Dublin est constitué de ces critères, énoncés aux articles 8 à 14, qui servent à désigner l’État responsable du traitement de la demande d’asile. Or, si ces critères sont théoriquement opérationnels, le dispositif est en réalité construit sur une double myopie : une myopie sociologique et une myopie à l’égard de la géographie européenne.
La myopie du dispositif est d’abord sociologique car, si les articles 9 7 et 10 8 permettent de désigner un seul État membre compétent pour examiner les demandes des membres d’une même famille (bénéficiaires de protection internationale ou demandeurs d’asile), l’article 2 retient une définition juridique très étroite de la famille. En font partie la conjointe ou le conjoint, de même que la ou le partenaire dans une relation stable, ainsi que les enfants mineurs des couples s’ils ne sont pas mariés eux-mêmes. Si le demandeur d’asile est mineur et non marié, seuls ses parents ou un adulte responsable peuvent être considérés comme membres de sa famille. On ne trouve mention ni des ascendants quand les demandeurs d’asile sont majeurs, ni de leurs frères et sœurs. La comparaison est frappante avec la définition de la famille retenue dans les principales normes européennes applicables à la mobilité des citoyens européens : en faveur des Européens, la définition de la famille est beaucoup plus généreuse, incluant notamment les ascendants (parents et beaux-parents). De plus, comme le reconnaît la proposition de règlement Dublin IV, qui envisage sur ce point une évolution qu’il faut saluer, l’actuel règlement Dublin III prend essentiellement en compte la famille constituée dans le pays d’origine, c’est-à-dire avant le parcours migratoire. Une telle conception, étroite et formelle, de la famille ignore manifestement la diversité des formes de famille existant dans le monde et conduit à « rattacher » à des États différents les personnes appartenant pourtant à une même « famille » au sens sociologique. En outre, le critère familial est fréquemment neutralisé par les exigences de preuve des liens familiaux. Les États imposent souvent aux personnes exilées de prouver ces liens alors que de telles preuves ne leur sont pas accessibles, soit parce qu’elles ne peuvent pas obtenir les documents administratifs nécessaires, soit parce que les exigences sont calquées sur des modèles familiaux européens. On le voit, le dispositif Dublin est construit sans rapport à la réalité humaine et sociale des personnes migrantes. Non seulement leurs choix et leur volonté sont ignorés, puisque le règlement Dublin refuse de fonder la responsabilité des États sur la préférence des demandeurs d’asile, mais leur façon de faire famille ou la profondeur des liens qui jouent pourtant un rôle déterminant dans l’organisation de la migration passée et future, sont totalement passées sous silence.
La myopie des concepteurs du système Dublin a également été géographique. C’est l’avocate générale Scharpston, dans l’affaire Jafari, qui le décrit de la façon la plus convaincante : « le système Dublin ne reprend pas la carte de l’Europe […] il assume plutôt, tacitement, que tous les demandeurs de protection internationale arriveront par la voie aérienne. S’ils le faisaient, il y aurait, du moins en théorie, une plus grande chance que des nombres (très approximativement) équivalents de demandeurs arrivent dans chacun des 28 États membres. Dans ce contexte, le système mis en place est très sensé 9 ». Mais, en raison de la stricte politique européenne des visas, peu de demandeurs d’asile arrivent par avion, l’essentiel d’entre eux entrant dans l’UE par terre ou par mer, au Sud ou à l’Est. Géographiquement, chaque personne qui ambitionne de demander l’asile en Allemagne, en Suède ou au Royaume-Uni est donc contrainte de transiter par un État membre du Sud ou de l’Est. Or cette entrée, qu’elle soit régulière ou non, active mécaniquement la responsabilité des États périphériques. La conclusion est sans appel : « C’est la géographie et non le choix qui dicte quels États membres se trouvent en première ligne 10. » On comprend, en confrontant la structure théorique de répartition de la responsabilité envisagée par le texte au réel, que l’effet centrifuge du dispositif Dublin trouve sa source dans l’architecture même du règlement Dublin.
Un mécanisme d’attribution et non de répartition de la responsabilité
Le régime Dublin peut être considéré comme un dispositif très formel en ce sens qu’il a été conçu comme un mécanisme d’attribution, et non de distribution, de la responsabilité entre les États membres. Par cette distinction, l’enjeu est ici de souligner que le mécanisme Dublin a l’aspect d’un mécanisme de conflit de lois dont l’objet est de désigner lequel des États membres doit être déclaré compétent, et non d’organiser entre les États une distribution équilibrée et équitable des personnes en quête de protection. Cela apparaît clairement à la lecture du préambule du règlement Dublin III. Le but, indique le texte, est de mettre en place une « méthode claire et opérationnelle » pour déterminer l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile. Pour décrire le dispositif Dublin, on trouve dans le texte ou dans la jurisprudence différents termes qui se rapportent à la même idée : « méthode d’organisation » ou « mécanisme organisationnel » de répartition de la responsabilité. L’objectif affiché est bien d’identifier un État membre responsable, selon une logique de rationalisation. En cas d’impossibilité de trouver l’État responsable sur la base des critères énoncés, un mécanisme de responsabilité par défaut est prévu : est désigné responsable l’État qui a reçu la demande d’asile.
Cette logique attributive et non répartitrice, révèle le choix opéré : l’enjeu est principalement de s’assurer que toute demande d’asile déposée à l’intérieur de l’UE sera prise en charge, et traitée par un seul État pour éviter les doublons. C’est cela qui doit être garanti et rien d’autre. Le dispositif Dublin n’est donc pas sous-tendu par une logique de solidarité ou de partage. Certes, l’actuel article 33 du règlement Dublin prévoit un mécanisme d’alerte face à une situation de « crise » : l’État membre dont le système d’asile risque de dysfonctionner en cas de « pression particulière exercée sur le régime d’asile » est placé sous surveillance. L’enjeu est, selon la dernière phrase de l’article 33, que le Parlement et le Conseil « discutent et apportent des orientations sur les mesures de solidarité qu’ils jugent appropriées », mais cela n’engage guère les autres États membres. Certes, depuis des années, la Commission milite pour un partage plus équitable et cherche toute sorte de mécanisme de partage des responsabilités. L’idée de solidarité fonde notamment une partie de la proposition de règlement Dublin IV : la Commission prévoit un mécanisme de compensation et de solidarité pour les États qui accueillent le plus grand nombre de demandes d’asile. Elle propose d’introduire un mécanisme correcteur qui serait déclenché lorsque les responsabilités d’un État dépasseraient un certain seuil. Mais, au vu de la position des États de Visegrad (la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie), qui n’ont cessé de proclamer leur refus de toute forme de « solidarité imposée » pour l’accueil de migrants, personne ne croit que ce mécanisme de compensation soutenu par la Commission a la moindre chance d’être retenu par le Conseil. Pour l’heure, et sans doute pour une durée importante encore, le dispositif Dublin fonctionnera sans mécanisme compensateur des déséquilibres générés par l’ordre des critères de responsabilité.
On observe aussi une utilisation marginale des clauses humanitaires de l’article 17. Selon le premier paragraphe de ses dispositions et par dérogation au mécanisme général, « chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés » dans le règlement. Au titre du second paragraphe du même article 17, l’État membre dans lequel une demande de protection internationale est présentée peut à tout moment, avant qu’une première décision soit prise sur le fond, demander à un autre État membre de prendre un demandeur en charge pour rapprocher tout parent pour des raisons humanitaires fondées, notamment, sur des motifs familiaux ou culturels, même si cet autre État membre n’est pas responsable au titre des critères Dublin. Conçues comme des exceptions, ces clauses sont destinées à injecter de la flexibilité et de l’humanité dans un système très automatique et formel. Mais les États en font un usage restreint. Par ailleurs, et pour durcir encore le système, la Commission propose de restreindre le champ d’application de la clause de souveraineté du premier paragraphe en la rendant applicable aux seuls motifs familiaux.
Enfin, la distribution inégale des demandeurs d’asile devrait être encore accentuée par la suppression de ce que l’on nomme les « clauses de cessation de responsabilité ». Au titre de l’actuel article 13-1, la responsabilité de l’État qui a été désigné compétent en raison du franchissement irrégulier de sa frontière cesse au bout de 12 mois. Cette clause permet donc de soulager les États périphériques, car les demandeurs d’asile peuvent faire le pari d’entrer irrégulièrement par un État du Sud (l’Italie par exemple) qu’ils quittent au plus vite pour se rendre clandestinement dans leur État de préférence (l’Allemagne par exemple) et attendent 12 mois avant de se faire connaître à ce dernier État. Parce que cette clause « inciterait » les demandeurs d’asile à contourner le dispositif Dublin, la Commission propose de la supprimer, éliminant par voie de conséquence un mécanisme qui active la responsabilité des États de destination, qui sont généralement les États centraux de l’UE. Pour la même raison, la Commission envisage de supprimer l’article 13-2 qui stipule que lorsqu’on ne peut prouver qu’est responsable l’État d’entrée irrégulière, c’est l’État dans lequel le demandeur d’asile a séjourné de façon continue pendant au moins 5 mois qui est déclaré responsable.
En somme, de nombreux effets centrifuges sont produits par le règlement Dublin, qui trouvent leur source dans la structure même du dispositif, son architecture étant conçue sans logique distributive et dans une grande myopie à l’égard des personnes et acteurs concernés par son application. Le mécanisme Dublin est un bel exemple d’excessif formalisme juridique. De plus, quand on l’observe dans le temps long, on est frappé par un autre aspect du dispositif Dublin : il est devenu un véritable « système », c’est-à-dire un mécanisme autosuffisant, qui fonctionne selon sa propre logique et que les institutions de l’UE cherchent à préserver coûte que coûte. Cette réalité joue un rôle notable dans les effets d’externalisation du mécanisme Dublin.
Un « système » intangible
La jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a joué un rôle non négligeable dans la cristallisation des effets centrifuges du dispositif Dublin. De façon récurrente, la Cour met en effet l’accent sur la nécessité de garantir la célérité du traitement européen des demandes d’asile, et de préserver le mécanisme Dublin, l’efficacité et la rapidité de la mise en œuvre du mécanisme devenant des objectifs à part entière. De plus, pour la Cour, le mécanisme Dublin est la concrétisation du principe de confiance mutuelle que doivent s’accorder les États membres dans le cadre de l’espace de liberté, de sécurité et de justice instauré par les traités européens. Dès lors, toute atteinte ou exception à l’application stricte du dispositif Dublin est analysée avec la plus grande circonspection, les États se devant, avant toute chose, loyauté et strict respect des règles communes. Dublin n’est donc pas seulement conçu par les institutions de l’UE comme un instrument : c’est un véritable « système » qui tient un équilibre européen complexe. Ce qui se joue, quand les requérants demandent à la Cour d’en suspendre l’application, va par conséquent bien au-delà de la non-application d’un simple texte de droit dérivé. Or, au nom de cette logique de système, la Cour est souvent conduite à adopter des décisions qui cristallisent ou accentuent les effets centrifuges du dispositif Dublin, au détriment des États périphériques de l’UE.
Un mécanisme impératif
Depuis l’origine, le dispositif Dublin est conçu comme un mécanisme impératif pour les États membres et pour les personnes en quête de protection. Les États ne peuvent ainsi pas échapper à l’application stricte des critères de détermination de leur responsabilité, énoncés par les articles 8 à 14. L’article 7 est clair : « 1. Les critères de détermination de l’État membre responsable s’appliquent dans l’ordre dans lequel ils sont présentés dans le présent chapitre ». La conséquence est que, s’ils sont désignés responsables du traitement de la demande d’asile, les États doivent accepter leur responsabilité et prendre ou reprendre en charge un demandeur d’asile qui se trouve dans un autre État membre : la procédure de transfert prévue par le règlement Dublin est rigoureusement contraignante. De plus, le règlement Dublin III organise dans le détail le mécanisme du transfert. Il est presque impossible à un État d’échapper à sa responsabilité en jouant la négligence. La non-réponse à une demande de prise en charge ne permet pas d’éviter la réalisation du transfert : au titre de l’article 22-7, « l’absence de réponse à l’expiration du délai de 2 mois, mentionné au paragraphe 1, et du délai de 1 mois, prévu au paragraphe 6, équivaut à l’acceptation de la requête et entraîne l’obligation de prendre en charge la personne concernée, y compris l’obligation d’assurer une bonne organisation de son arrivée ».
De même, la Cour de justice est très stricte sur le respect intégral du dispositif Dublin : elle veille à ce que les États n’en éludent pas l’application. Deux exemples le montrent particulièrement. Le fameux arrêt N. S., du 21 décembre 2011 11, traduit bien la conception que la Cour de justice se fait du droit Dublin. La question était posée à la Cour de savoir si un État membre doit suspendre le transfert d’un demandeur d’asile vers l’État membre désigné responsable lorsque ce premier État a connaissance de défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans le second État membre, lesquelles constituent des motifs sérieux et avérés de croire que la personne à transférer courra un risque réel d’être soumise à des traitements inhumains ou dégradants. La Cour admet que, dans ces circonstances exceptionnelles, le transfert soit interrompu. En revanche, une « simple » violation d’un droit fondamental par l’État membre responsable n’affecte pas automatiquement les obligations des autres États membres de respecter le règlement Dublin, et notamment la mise en œuvre du transfert. Car, dit la Cour, « il en va de la raison d’être de l’Union et de la réalisation de l’espace de liberté, de sécurité et de justice et, plus particulièrement, du système européen commun d’asile, fondé sur la confiance mutuelle 12 ». Pour les juges, si toute violation des dispositions isolées des directives asile « devait avoir pour conséquence que l’État membre dans lequel a été introduite une demande d’asile serait empêché de transférer le demandeur dans ce premier État », cela « aurait pour effet d’ajouter aux critères de détermination du chapitre III du règlement n° 343/2003 un critère supplémentaire d’exclusion selon lequel des violations mineures aux règles des directives susmentionnées commises dans un État membre déterminé pourraient avoir pour effet d’exonérer celui-ci des obligations prévues par ledit règlement 13 ». Une telle conséquence viderait en effet lesdites obligations de leur substance et compromettrait la réalisation de l’objectif de désigner rapidement l’État membre compétent pour connaître d’une demande d’asile introduite dans l’Union. En somme, l’effectivité du dispositif Dublin est une exigence impérative. Le « simple » risque d’atteinte au droit fondamental d’une personne exilée ne peut, à lui seul, justifier l’abandon du transfert.
De même, dans l’arrêt Jafari 14 rendu le 26 juillet 2017, la Cour a clairement rappelé que, même en temps de crise, la politique du laissez-passer développée par certains États n’était pas admissible. Dans cette affaire était mise en lumière la pratique développée par la Croatie au cœur de ce que l’UE a appelé « la crise des réfugiés ». Cet État avait laissé entrer de nombreux demandeurs d’asile sur son territoire sans les enregistrer dans le système Eurodac, les avait laissés traverser son territoire et les avait même transportés par bus jusqu’à la frontière slovène, partant du principe que ces migrants voulaient déposer leur demande d’asile en Autriche. Ce faisant, la Croatie évitait sa responsabilité au titre du régime Dublin. La question se posait donc à la Cour de savoir qui, de l’Autriche (État dans lequel la famille Jafari avait déposé sa demande d’asile) ou de la Croatie, devait être déclaré compétent au titre du droit Dublin. L’application du critère de première entrée, qui semblait désigner la Croatie comme État responsable, était malaisée parce qu’aux termes de l’article 13, c’est lorsque le demandeur d’asile a « franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un État membre dans lequel il est entré en venant d’un État tiers », que cet État membre est responsable de la demande de protection internationale au titre du critère dit de l’entrée irrégulière. Pouvait-on qualifier d’irrégulière l’entrée autorisée par la Croatie qui accompagnait volontairement les migrants dans leur trajet ? L’avocate générale Scharpston répondait négativement.
Au contraire, la Cour de justice a confirmé la compétence de la Croatie en retenant que le critère du franchissement irrégulier était rempli. Elle parvient à cette solution en insistant sur le lien existant, selon elle, dans le règlement Dublin, entre les critères de responsabilité « et les efforts communs de gestion des frontières extérieures 15 ». Il en découle que l’application des différents critères énoncés aux articles 12 à 14 doit « permettre d’attribuer à l’État membre qui est à l’origine de l’entrée ou du séjour d’un ressortissant d’un pays tiers sur le territoire des États membres la responsabilité d’examiner la demande de protection internationale 16 » introduite par ce ressortissant. Cela correspond à l’idée, déjà présente dans la proposition de règlement Dublin III, selon laquelle « chaque État membre est responsable, vis-à-vis de tous les autres États membres, de son action en matière d’entrée et de séjour des ressortissants de pays tiers et doit en assumer les conséquences dans un esprit de solidarité et de loyale coopération 17 ». Certes, admet la Cour, les sœurs Jafari sont entrées sur le territoire croate sous la surveillance des autorités et sans se soustraire aux contrôles frontaliers, mais cela ne s’oppose pas à l’application du critère de l’entrée irrégulière car les critères de responsabilité « ont pour objet non pas de sanctionner un comportement illicite du ressortissant concerné d’un pays tiers, mais de déterminer quel est l’État membre responsable en tenant compte du rôle joué par cet État membre dans la présence de ce ressortissant sur le territoire des États membres 18 ».
L’interprétation des termes de l’article 13 est ici très discutable : on peine à voir dans la situation des sœurs Jafari une situation de franchissement « irrégulier » de la frontière croate. Cette solution témoigne indubitablement de la volonté de la Cour d’enlever aux États toute marge de manœuvre, malgré l’imprécision des termes du règlement. L’important, pour les juges, est que les États assurent l’efficacité du dispositif Dublin. Il n’appartient pas aux demandeurs d’asile, avec l’accord des États, d’en contourner les règles : c’est à la Croatie que les sœurs Jafari auraient dû demander l’asile et c’est à la Croatie de veiller à protéger la frontière extérieure de l’UE. Le système Dublin est construit pour garantir que les demandeurs d’asile soient « distribués » entre les États selon des critères prédéterminés : personne n’a la prérogative de remettre cette logique en cause.
La Cour est véritablement obsédée par l’effectivité du dispositif Dublin, en tant que mécanisme de détermination simple et rapide d’un État compétent pour chaque demande d’asile. Cet impératif peut la conduire à interpréter librement le texte Dublin, comme le montre l’arrêt Abdullahi rendu le 10 décembre 2013 19. Mme Abdullahi est une ressortissante somalienne arrivée en Syrie par avion, qui a ensuite transité par la Turquie avant de pénétrer illégalement en Grèce par bateau. Elle n’introduit pas de demande d’asile auprès du gouvernement grec et rejoint l’Autriche en passant par l’ex-République yougoslave de Macédoine, la Serbie et la Hongrie. L’Autriche, où Mme Abdullahi dépose sa demande de protection, demande à la Hongrie de prendre en charge la demanderesse, ce que la Hongrie accepte de faire. Mme Abdullahi conteste alors la compétence hongroise : elle fait valoir qu’en application du dispositif Dublin, c’est la Grèce qui devait être désignée comme l’État Dublin compétent. Mais, comme les transferts vers la Grèce sont suspendus (en raison de la jurisprudence N. S.), c’est par défaut l’État dans lequel la demande d’asile a été déposée qui est compétent : en l’espèce, l’Autriche. La Cour ne suit pas son raisonnement. Elle juge, en substance, que lorsqu’un État membre s’est déclaré compétent pour traiter une demande d’asile, l’individu n’a plus la capacité de contester cette compétence 20. La raison en est triviale : quand un État membre a accepté la prise en charge d’un demandeur d’asile en application du règlement (en l’espèce en tant qu’État membre de première entrée du demandeur d’asile dans l’UE), le demandeur ne peut plus mettre en cause l’utilisation de ce critère qu’en invoquant l’existence de défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile. Et cela parce que l’un des principaux objectifs du règlement Dublin est « l’établissement d’une méthode claire et opérationnelle permettant une détermination rapide de l’État membre responsable du traitement d’une demande d’asile afin de garantir un accès effectif aux procédures de détermination de la qualité de réfugié et de ne pas compromettre l’objectif de célérité dans le traitement des demandes ». C’est uniquement en cas d’application erronée des critères de détermination de la responsabilité que la Cour accepte qu’un demandeur d’asile puisse s’opposer au transfert prévu 21.
En somme, le dispositif Dublin est un système à part entière dont la pérennité et l’efficacité doivent être assurées, indépendamment des circonstances particulières de chaque espèce. Dans les différentes hypothèses citées, les recours auraient pourtant permis de juger que la responsabilité devait être attribuée à un État du centre de l’Europe, limitant les effets centrifuges du dispositif. Mais la Cour, par son analyse auto-référentielle du dispositif Dublin, cristallise ses effets centrifuges.
Des effets centrifuges amplifiés
L’arrivée d’un nombre important d’exilés en 2015 a nettement amplifié les effets centrifuges du dispositif Dublin. Non seulement – c’est l’évidence –, parce que l’augmentation du nombre de demandeurs d’asile entrés dans l’Union accroît mécaniquement le nombre de demandeurs dans les États du Sud et de l’Est. Mais surtout parce que le dispositif Dublin a été conçu pour les temps paisibles, c’est-à-dire pour les périodes où les capacités des dispositifs d’accueil des États sont adaptées au nombre de personnes exilées qui parviennent jusqu’en Europe. Or, dans la période singulière, le mécanisme Dublin a aggravé la situation des États.
Prenons par exemple le cas italien dont le système d’asile était déjà, avant même 2015, si sollicité qu’il commençait à être dysfonctionnel. Les arrivées plus importantes de demandeurs d’asile cette année-là ont logiquement accentué les difficultés de l’administration en charge du traitement des dossiers et nettement ralenti leur traitement. Or, une série de dispositions du règlement Dublin impose la célérité et « sanctionne » le dépassement des délais de communication entre États Dublin. Ainsi, selon l’article 21, un État dispose d’un court délai (3 mois à compter de la date de l’introduction de la demande d’asile) pour requérir un autre État membre aux fins de prise en charge du demandeur. Passé ce délai, la responsabilité de l’examen de la demande de protection internationale revient à l’État membre auprès duquel la demande a été introduite. En pratique, un État au système déjà engorgé, comme le système italien, a toutes les difficultés à formuler une requête de prise en charge qui nécessite des moyens, d’abord pour constater qu’il n’est pas l’État responsable, puis pour formuler la requête. Faute de moyens suffisants pour adresser les requêtes en temps utile, le système d’asile engorgé doit alors assumer l’examen de demandes dont il n’est pas théoriquement responsable. De même, un État saturé a toutes les difficultés à contester sa compétence quand il est, non plus initiateur, mais destinataire de la requête de prise en charge. Selon l’article 22 du règlement en effet, un État membre, quand il est requis, doit procéder aux vérifications nécessaires et statuer sur la requête aux fins de prise en charge d’un demandeur dans un délai de 2 mois à compter de la réception de la requête. Selon le paragraphe 7, l’absence de réponse à l’expiration du délai de 2 mois équivaut à l’acceptation de la requête et entraîne l’obligation de prendre en charge la personne concernée, y compris l’obligation d’assurer une bonne organisation de son arrivée. Dès lors, si, en raison d’un système déjà saturé, l’Italie est requise par un autre État membre mais ne parvient pas, dans le court délai prévu, à contester sa compétence, elle est déclarée compétente pour un demandeur d’asile qui aurait dû relever de la compétence d’un autre État membre.
On le voit, enserrées dans des délais courts, les procédures du dispositif Dublin reposent sur le postulat que les États membres ont des capacités intactes de traitement des demandes d’asile. Or tel n’est déjà pas toujours le cas, même en temps normal, des États périphériques qui reçoivent le plus grand nombre des demandes d’asile. Appliquées sans exception lorsque les arrivées des exilés se font plus importantes, les règles procédurales ne font qu’exacerber les effets centrifuges du dispositif. La Commission le relève d’ailleurs dans la proposition de règlement Dublin IV : les États périphériques sont souvent conduits à accepter, par défaut, la reprise en charge de demandeurs d’asile dont ils pourraient, s’ils avaient plus de temps, contester la responsabilité.
La Cour de justice a pourtant eu l’occasion d’ajuster l’interprétation du règlement Dublin aux circonstances particulières des années 2015 et 2016 mais ne l’a pas saisie. Dans l’affaire Jafari, l’avocate générale arguait qu’« en temps normal, une coordination et une coopération administrative entre les autorités compétentes de différents États membres peuvent s’avérer nécessaires mais cela ne présente pas une difficulté intrinsèque ou insurmontable. Entre septembre 2015 et mars 2016, les temps étaient toutefois tout sauf normaux 22 ». Le règlement Dublin, c’est un fait, n’a pas été conçu pour fonctionner en cas d’augmentation significative du nombre d’arrivées de demandeurs d’asile. Les circonstances au moment des faits sombrent donc, pour Mme Scharpston, « dans un vide pour lequel il n’existe pas de disposition juridique précise que ce soit dans les traités ou dans le droit dérivé ». Mais la Cour a refusé une telle approche, considérant que le règlement lui-même envisage un « mécanisme de crise ». Ce faisant, elle n’a pas accepté d’atténuer les biais de structure qui conduisent, par effet centrifuge, à protéger les États centraux des arrivées de demandeurs d’asile. En somme, tel qu’il est construit, le dispositif Dublin produit une externalisation en deux temps : alors que ses dispositions substantielles génèrent des effets centrifuges au détriment des États périphériques, ses dispositions procédurales les amplifient, laissant les États du Sud et de l’Est sans solution. Mais, pour la Cour de justice, l’intégrité du dispositif Dublin est prioritaire.
On peut donc s’étonner de la place centrale prise par un simple dispositif de droit dérivé qui s’impose comme s’il avait la force d’une disposition de droit originaire ou d’un principe de la construction communautaire. En trente ans, ce dispositif a acquis une place centrale en droit de l’Union européenne, ce qui autorise à le considérer comme un véritable « système » au cœur de la politique d’immigration et d’asile de l’UE.
On ajoutera, pour clore cette analyse, que, s’il est un mécanisme d’externalisation intra-européenne, le règlement Dublin produit, dans le même temps, des effets d’externalisation au sens classique du terme. Cela apparaît notamment dans ce que l’on appelle couramment la « procédure pré-Dublin » de l’article 3-3. Selon cette disposition, tout État Dublin conserve le droit d’envoyer un demandeur d’asile vers un État tiers sûr. Plus encore, dans sa proposition de règlement Dublin IV, la Commission envisage d’obliger les États à examiner cette possibilité de renvoi. L’État Dublin où la première demande est déposée devra d’abord déterminer si le demandeur vient d’un pays tiers sûr, d’un pays d’origine sûr, ou encore s’il pose un problème de sécurité publique. Dans ces hypothèses, il deviendra responsable de l’examen de la demande et le cas échéant du renvoi. Cette proposition est unanimement considérée comme appuyant les efforts d’externalisation de l’Union. En rendant obligatoire le concept de « pays sûr », elle priorise le renvoi vers des pays tiers par rapport à l’examen des demandes en Europe. À vrai dire, la Commission ne cache guère ses intentions. Elle admet même que le modèle d’avenir du traitement de l’asile dans l’UE est l’externalisation : « Les principes de protection dans la région de départ et de réinstallation dans l’UE à partir de là devraient devenir le modèle de l’avenir, et servent au mieux les intérêts et la sécurité des réfugiés 23. »
1 Règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, JO L 180, 29 juin 2013, p. 31-5.
2 L’espace Dublin regroupe actuellement 32 États dits « États Dublin » : les 27 États membres de l’UE et 5 États associés : le Royaume-Uni, la Suisse, l’Islande, le Liechtenstein et la Norvège.
3 Voir, sur ce phénomène, la note du HCR, « Note sur l’asile : Réfugiés sans pays d’asile », EC/SCP/12, 30 août 1979 [en ligne].
4 Règlement (CE) 343/2003 du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers, JO L 50, 25 février 2003, p. 1-10.
5 ECRE, The Dublin system in 2017, Overview of developments from selected countries, Asylum Information database, mars 2018.
6 Proposition de règlement du Parlement et du Conseil, établissant les critères et le mécanisme de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, 4 mai 2016, COM(2016) 270 final.
7 Article 9 : « Si un membre de la famille du demandeur, que la famille ait été ou non préalablement formée dans le pays d’origine, a été admis à résider en tant que bénéficiaire d’une protection internationale dans un État membre, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, à condition que les intéressés en aient exprimé le souhait par écrit. »
8 Article 10 : « Si le demandeur a, dans un État membre, un membre de sa famille dont la demande de protection internationale présentée dans cet État membre n’a pas encore fait l’objet d’une première décision sur le fond, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, à condition que les intéressés en aient exprimé le souhait par écrit. »
9 Conclusions de l’avocate générale, Mme Scharpston, présentées le 8 juin 2017, Khadija Jafari, Zainab Jafari, aff. C 646/16, point 3.
10 ibid., point 183.
11 CJUE, Gde ch., 21 décembre 2011, N. S. c/Secretary of State for the Home Department et M. E et autres, aff. C-411/10.
12 ibid., point 83.
13 ibid., point 85.
14 CJUE, Gde Ch., 26 juillet 2017, Khadija Jafari, Zainab Jafari, aff. C-646/16.
15 ibid., point 85.
16 ibid., point 87.
17 ibid., point 88.
18 ibid., point 89.
19 CJUE, Gde ch., 10 décembre 2013, Shamso Abdullahi c/Bundesasylamt, aff. C-34/12.
20 ibid., point 53.
21 CJUE, 7 juin 2016, Gezelbasch, aff. C-63/15.
22 Conclusions de l’avocate générale Mme Scharpston présentées le 8 juin 2017, Khadija Jafari, Zainab Jafari, aff. C 646/16, point 4.
23 Proposition de règlement du Parlement et du Conseil, établissant les critères et le mécanisme de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, 4 mai 2016, COM(2016) 270 final, 1er paragraphe.
II. Les lieux de l’externalisation
Incorporé aux politiques de gestion des migrations, l’asile est devenu un élément à part entière d’un dispositif plus global de dissuasion migratoire et de maintien des populations sur place.
En évoquant les « lieux » de l’externalisation, on désigne les États ou les régions vers lesquels les pays du Nord entendent se débarrasser du « fardeau de l’asile ». Pendant longtemps, l’Australie est restée, avec sa Pacific Solution, l’exemple le plus caractéristique d’externalisation assumée du droit d’asile. En Europe, jusqu’au milieu des années 2010, on externalisait à bas bruit, notamment par le biais de clauses prévoyant une aide au « renforcement des capacités de protection » dans les accords de coopération conclus par l’Union européenne avec ses voisins dont on attendait, en échange, qu’ils retiennent les exilé·es sur leur sol.
Un tournant s’est opéré à partir de la mal nommée « crise migratoire » de 2015, lorsque les États membres de l’UE se sont sentis menacés par les arrivées jugées « massives » de personnes en demande de protection, en provenance notamment d’Afrique de l’Est et du Moyen-Orient. Sans surprise, c’est vers les pays par lesquels transitent ces personnes avant de tenter la traversée de la Méditerranée (Turquie, Libye, et ceux de la Corne de l’Afrique et d’Afrique centrale) que se sont concentrés les efforts – et les fonds – européens pour sous-traiter la demande d’asile.
Signé en 2016, l’accord UE-Turquie organise le blocage des exilé·es qui, en grand nombre à l’époque, cherchaient à rejoindre l’UE depuis la Turquie par les îles grecques, et le renvoi de celles et ceux qui étaient parvenu·es jusqu’en Grèce, moyennant le versement à la Turquie de trois milliards d’euros destinés à faciliter l’accueil des réfugié·s dans ce pays. C’est la première fois qu’est affiché aussi ouvertement, dans cet arrangement en forme de marchandage, le renoncement cynique des Européens aux principes et aux obligations qui les engagent en matière de droit d’asile.
Prenant modèle sur l’accord UE-Turquie, des négociations menées à l’initiative de l’Italie avec la Libye visent le même objectif : retenir les exilé·es de l’autre côté de la Méditerranée pour éviter qu’ils et elles n’embarquent en direction des côtes européennes. Mais en l’absence d’un gouvernement stable en Libye, ces négociations, entérinées par l’UE en 2017, ont pour effet de légitimer des milices criminelles qui utilisent les personnes migrantes comme monnaie d’échange.
Parallèlement, les processus de Khartoum et de La Valette, lancés à l’initiative de l’UE, mettent en place, « dans le respect du droit d’asile », une politique de coopération entre « pays d’origine, de transit et de destination afin de lutter contre l’immigration irrégulière ». Au Niger, qui fait figure de modèle avec son centre « multifonctionnel » pour l’accueil des migrant·es à Agadez, l’objectif annoncé est d’épargner aux personnes en quête de protection les dangers des traversées du Sahara, de la Libye et de la Méditerranée en les obligeant à rester sur place. L’externalisation se pratique ici grâce au soutien actif des organisations internationales (Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, Organisation internationale pour les migrations).
En contrepoint des stratégies d’externalisation de l’UE, la comparaison avec les dispositifs mis en place entre les États-Unis et le Mexique montre que les mêmes logiques sont à l’œuvre des deux côtés de l’Atlantique. On constate en effet que les mécanismes destinés à dissuader les exilé·es de demander l’asile aux États-Unis s’appuient, là aussi, sur la sécurisation des frontières, la collaboration des organisations internationales et le refoulement des demandeurs d’asile vers les pays dits « de transit » moyennant la négociation d’accords qui leur assurent des contreparties financières.
L’accord Union européenne - Turquie, un modèle ?
Claudia Charles, vice-présidente de Migreurop
À l’occasion de la journée internationale des migrants, le 18 décembre 2018, le directeur de la plate-forme d’accueil des demandeurs d’asile dans le 18e arrondissement de Paris (gérée par France Terre d’asile) a accordé une interview à Radio France Internationale 1 sur le processus de la demande d’asile en France.
À la question du journaliste sur l’évolution des flux migratoires depuis les deux ou trois dernières années, il répondit : « Le flux migratoire a évolué parce qu’il a changé de nature. Nous avions une forte proportion de gens originaires d’Afrique de l’Ouest, une proportion qui diminue mais ce n’est peut-être pas un phénomène parisien. Et cela se fait au « profit » des Afghans. Il y a eu une baisse de la demande, sans doute liée aux accords internationaux avec la Turquie pour le blocage des flux venant de l’Est. » Puis, à la question : « Par rapport à quatre ou cinq ans en arrière, est-ce que vous recevez davantage de demandes ou bien est-ce l’inverse ? », le même directeur répondit : « Nous recevons moins de demandes, grâce aux accords avec la Turquie et aux accords qui sont passés avec les groupes libyens. Bon, sur le plan moral, c’est une autre question… Mais sur le plan de l’efficacité, ça va mieux ! »
Ce constat d’efficacité est largement partagé par les institutions européennes. La Commission européenne, dans une communication du 7 juin 2016, affirmait ainsi à propos de l’accord avec la Turquie : « […] la mise en œuvre de cette déclaration, y compris en ce qui concerne la réadmission de tous les ressortissants de pays tiers arrivant dans l’UE, a eu un effet immédiat sur les traversées de migrants entre la Turquie et la Grèce. Cela a démontré que la coopération internationale pouvait être efficace – en sauvant des vies en mer et en démantelant le modèle économique des passeurs. […] Chaque pays est différent et la déclaration UE-Turquie est le reflet d’une situation particulière, mais ses éléments peuvent être une source d’inspiration pour la coopération avec d’autres pays tiers clés et mettre en lumière les grands leviers qu’il convient d’actionner 2. »
La Commission fixe ainsi le cap. L’accord avec la Turquie a produit les résultats escomptés – « tarir les flux » 3 traversant la Méditerranée orientale –, il faut dorénavant travailler sur les mêmes bases avec d’autres pays d’où proviennent les personnes migrantes.
Avant d’entrer dans l’analyse de cette stratégie de l’UE, nous proposons de nous arrêter quelques instants sur le contexte de l’adoption de cet accord.
La Turquie, un partenaire comme un autre ?
Au plus fort de ce qu’on a appelé la « crise des réfugiés », face à l’échec patent de la politique de relocalisation à partir des hotspots grecs et italiens et à la réintroduction des contrôles aux frontières internes de la part de certains pays de l’espace Schengen, une autre perspective se présenta à l’UE : négocier avec la Turquie, pays qui accueillait déjà près de trois millions d’exilé·es (notamment syrien·nes), et d’où provenaient alors la plupart des personnes arrivant sur les îles grecques. La Turquie n’était pas un « partenaire » comme un autre. Elle était engagée de longue date dans des négociations d’adhésion à l’UE et est signataire d’un des plus anciens accords d’association avec la Communauté européenne (puis avec l’UE). De plus, comme à l’époque de Kadhafi en Libye, notamment en 2004, le président Erdoğan connaissait sa position de force face à une Europe prête à tout pour maintenir à distance les milliers de personnes en recherche de protection. Cette situation lui permit, en même temps, de mener une répression aveugle contre les Kurdes, les journalistes, les avocat·es, les enseignant·es, les magistrat·es, sans que les représentant·es politiques de l’UE (et de ses États membres) ne s’en émeuvent.
Quel est le contenu de l’accord entre l’UE et la Turquie ? Le communiqué de presse 4 qui l’a rendu public énonce les points suivants :
- le renvoi en Turquie de toutes les personnes en situation irrégulière en provenance de ce pays et arrivant sur les îles grecques à partir du 20 mars 2016 ;
- la possibilité pour ces personnes de déposer une demande d’asile qui sera enregistrée et examinée individuellement par les autorités grecques compétentes selon les normes européennes. Si la demande d’asile est jugée infondée ou irrecevable, la ou le requérant sera renvoyé en Turquie ;
- pour chaque Syrien·ne renvoyé·e en Turquie depuis la Grèce, un·e Syrien·ne présent·e en Turquie sera réinstallé·e dans un pays de l’UE ;
- la Turquie prend toutes les mesures nécessaires pour éviter que de nouvelles routes migratoires irrégulières, maritimes ou terrestres, ne s’ouvrent au départ de son territoire en direction de celui de l’UE ;
- en contrepartie, la Turquie obtient d’abord trois milliards d’euros pour la période 2016-2017, puis trois milliards d’euros supplémentaires (2018-2019) au titre du programme de « facilité » en faveur des réfugié·es présent·es sur son sol. De plus, les négociations sur l’adhésion à l’UE et sur la libéralisation effective du régime de visas doivent être accélérées.
Quel est le bilan de cet accord trois ans après son entrée en application ? Selon les chiffres donnés par le HCR au 30 novembre 2019 5, 1 957 personnes ont été renvoyées de la Grèce vers la Turquie depuis le 20 mars 2016, comprenant 37 % de Pakistanais·es, 18 % de Syrien·nes, ainsi que des personnes d’autres nationalités comme des Algérien·nes, des Afghan·es, des Irakien·nes, etc. Ces chiffres ne distinguent toutefois pas les personnes expulsées de celles qui, selon les autorités grecques, auraient accepté un retour dit « volontaire ».
Quant au programme de facilité en faveur des réfugiés, la Cour des comptes européenne estimait, en novembre 2018 6, que si des fonds accordés ont bien permis de subvenir aux besoins fondamentaux des personnes concernées, des améliorations doivent être apportées car la moitié des projets financés dans le cadre de la première tranche (trois milliards initiaux) n’avaient pas encore produit les effets attendus. De plus, ni la Commission européenne ni la Cour des comptes n’ont eu accès aux données sur les bénéficiaires de deux projets d’aides financières en espèces.
Le 24 juillet 2019, le gouvernement turc a annoncé la suspension de cet accord en raison des récentes sanctions européennes quant à l’exploration de gisements de gaz dans les eaux chypriotes par la Turquie ainsi que du retard pris dans la négociation de l’exemption de visas de court séjour 7.
Dans le même temps, la presse faisait état de l’arrestation et de l’expulsion de plusieurs milliers de migrant·es résidant de manière irrégulière à Istanbul, dont des Syrien·nes renvoyé·es dans leur pays. Les autorités turques s’en défendent, arguant qu’il s’agissait de retours dits « volontaires », alors que Human Rights Watch a dénoncé les pressions et les menaces subies par les personnes n’acceptant pas ce retour « volontaire » 8.
Par cet accord, l’UE s’est ainsi approchée du modèle australien consistant à confier, contre rémunération, le traitement des demandes d’asile à des pays tiers. Elle s’en est également approchée par les conséquences de cette politique sur les personnes concernées 9. Cet accord constitue-t-il pour autant un modèle pour la dimension « extérieure » de la politique migratoire européenne ? Il nous semble que si nous ne pouvons pas parler de modèle stricto sensu, l’accord UE - Turquie marque un tournant incontestable, à la fois du point de vue du cadre juridique des accords passés avec les pays partenaires et de l’effectivité de la protection des droits fondamentaux des personnes concernées.
Un tournant dans les accords UE-pays tiers
Nombreuses sont les instances de dialogue et de négociation de l’UE avec ses partenaires non européens, que ce soit dans les domaines économique, commercial et bien sûr migratoire, les uns s’entremêlant aux autres. On pense ainsi au processus de Barcelone (à partir de 1995) au sein duquel ont été renégociés les accords euro-méditerranéens d’association (notamment avec l’Algérie, la Tunisie, le Maroc mais aussi l’Égypte et la Jordanie) qui contiennent tous des « clauses migratoires » par lesquelles les États parties s’engagent à développer une coopération mutuelle en matière de lutte contre l’immigration illégale, des accords de réadmission et des dispositions relatives à d’éventuelles mesures pour la facilitation de la circulation et du séjour réguliers des ressortissant·es de ces États parties.
Parallèlement, existe l’accord de partenariat économique, dit de Cotonou (2000) 10, conclu entre l’UE et les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, qui comprend, lui aussi, une clause sur les migrations. Celle-ci fixe le cadre d’un dialogue approfondi sur le traitement équitable des ressortissant·es des pays tiers résidant légalement sur le territoire des États parties, la non-discrimination dans la vie économique, sociale et culturelle, les droits de celles et ceux qui travaillent en séjournant légalement sur le territoire des autres partenaires, les stratégies de développement, etc. Y figure également une clause de réadmission par laquelle chaque État partie s’engage à accepter le retour et la réadmission de ses propres ressortissant·es en séjour irrégulier sur le territoire d’un État membre de l’UE.
En 2005, les chefs d’État des pays membres de l’UE adoptèrent l’approche « globale » des migrations au sein de laquelle de nouveaux cadres de dialogue durent encore être créés : on trouve ainsi le processus de Rabat de 2006, qui réunit 58 pays de l’UE et de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) ; le processus de Prague de 2009 entre l’UE et 19 pays partenaires de l’Est, dont la Russie et la Turquie ; le « dialogue sur la migration entre l’UE et la Communauté d’États latino-américains et caraïbes » (Celac) de 2009 ; le cadre de coopération avec les partenaires de l’Est en matière de migration et d’asile (Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie, Géorgie, Moldavie et Ukraine) de 2011 qui fait suite au processus de Söderköping ; le processus de Khartoum de 2014 qui se veut un cadre de dialogue et de coopération avec les pays d’origine, de transit et de destination tout au long de la route migratoire depuis les pays de la Corne de l’Afrique.
Ces cadres globaux informels n’excluent toutefois pas des négociations avec certains pays déterminés, selon les priorités établies par les acteurs politiques de l’Union. Parmi ces priorités, se trouve la réadmission des nationaux, mais aussi de toute personne ayant transité par le pays appelé « requis ». Dès la fin des années 1990 jusqu’au milieu des années 2000, l’UE a passé 17 accords de réadmission, l’un des derniers étant celui conclu avec la Turquie en date du 14 avril 2014. Les négociations, parfois assez longues et réalisées dans une totale opacité, ont abouti à des résultats différents (concernant, notamment, les obligations imposées pour la réadmission de ressortissant·es de pays tiers, les moyens de preuve, les délais de réponse, etc.), ce qui reflète les « poids » différenciés des pays partenaires.
Dans le cas précis de la Turquie, deux ans seulement après l’entrée en vigueur de l’accord de réadmission de 2014, l’UE décida de sortir de tout cadre juridique institutionnel pour parvenir à des engagements très précis des deux parties. C’est le « franchissement du Rubicon » par l’UE vers l’adoption de relations informelles avec les pays tiers.
Quelques mois plus tard, après le sommet de La Valette de décembre 2015 et la création du Fonds fiduciaire d’urgence (FFU), lors de l’annonce de la mise en place d’un « nouveau cadre de partenariat avec les pays tiers dans le cadre de l’Agenda européen en matière de migration », la Commission annonce sans détour en juin 2016 : « Il convient d’intégrer des mesures incitatives, tant positives que négatives, dans la politique de développement de l’UE, en récompensant les pays se conformant à leur obligation internationale de réadmettre leurs propres ressortissants, les pays qui coopèrent dans la gestion des flux de migrants en situation irrégulière venant de pays tiers et les pays qui prennent des mesures pour héberger comme il se doit les personnes fuyant les conflits et persécutions. Ceux qui ne coopèrent pas en matière de réadmission et de retour doivent également en payer les conséquences 11. »
Ce document de stratégie politique pose les contours d’une coopération renforcée avec les pays d’origine, de transit et de destination des migrant·es en mobilisant l’ensemble des ressources matérielles et humaines et, plus généralement, des politiques communes (concernant le commerce, la mobilité, l’énergie, etc.). Fidèle à la philosophie de l’UE en matière de migrations développée depuis le début des années 2000, son but principal est clair : « réduire les flux de migrations illégales » et « accroître les taux de retour ».
La priorité est donnée au résultat : il faut organiser des « retours rapides et efficaces » et, pour ce faire, développer « la coopération opérationnelle », autrement dit des arrangements informels avec les pays non membres de l’UE et leurs autorités policières et consulaires, plutôt que de se lancer dans de longues et incertaines négociations en matière de réadmission.
Depuis lors, s’est engagé au sein des instances européennes et de certains États membres un processus tous azimuts d’échanges diplomatiques, de développement de projets dédiés au contrôle migratoire et de suivi des avancées.
Nombreux sont les pays concernés par ces tractations, mais deux d’entre eux représentent des cas emblématiques : le Niger et la Libye. Le premier est présenté par la Commission comme « un partenaire proactif et constructif ». Toute une série de mesures ont en effet été prises par les autorités nigériennes pour renforcer la gestion des frontières et la lutte contre l’immigration irrégulière, comme l’adoption, le 26 mai 2015, de la loi relative au trafic illicite de migrant·es, censée protéger les personnes contre les passeurs et sauver leurs vies lors des traversées dangereuses du Sahara. Les conséquences ont été tout autres 12. En effet, le Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’Homme des migrants, Felipe Gonzales Morales, a rendu un rapport lors de sa visite au Niger du 1er au 8 octobre 2018 où l’on peut lire : « L’application de la loi a entraîné une interdiction de facto de tout déplacement au nord d’Agadez, par exemple, en violation de la liberté de circulation des ressortissants de la Cedeao. En outre, le manque de clarté de la loi et sa mise en œuvre en tant que mesure répressive – au lieu d’une mesure de protection – ont abouti à la criminalisation de toutes les migrations et ont poussé les migrants à se cacher, ce qui les rend plus vulnérables aux abus et aux violations des droits de l’homme. Au cours de ma visite à Agadez, j’ai entendu parler de personnes migrantes, y compris d’enfants migrants non accompagnés, qui vivent dans des conditions déplorables dans des ghettos. Ils n’osent sortir que la nuit parce qu’ils sont parfois arrêtés par la police dans la rue, perquisitionnés à leur domicile et arrêtés arbitrairement avant d’être relâchés au bout de quelques jours, souvent en échange d’un pot-de-vin. L’accès à la nourriture, au logement et à la santé est extrêmement difficile pour eux, bien que quelques ONG tentent de les aider en matière de soins de santé 13. » Il constata également que malgré cette situation de harcèlement et de violation des droits, les personnes rencontrées n’avaient pas pour autant abandonné leurs projets de migration. Elles empruntent tout naturellement d’autres voies, d’autres routes (via le Tchad, le Soudan ou la Méditerranée occidentale).
C’est vers le Niger que sont orientées les personnes « rapatriées » de Libye par le HCR (dans l’attente d’une hypothétique réinstallation si elles sont considérées comme éligibles à la protection internationale) et l’OIM (dans l’attente d’une proposition d’« aide au retour volontaire »). C’est vers le Niger encore que sont renvoyées les personnes migrantes depuis l’Algérie, où les non-Nigériens se voient également proposer cette aide au retour.
Quant à la Libye, nous avons toutes et tous entendu les horreurs vécues par les migrant·es dans ce pays, où la détention, les mauvais traitements, la torture et l’esclavage sont monnaie courante et ont pu être qualifiés de « crimes contre l’humanité » 14.
Le 4 décembre 2018, la Commission européenne a publié une nouvelle communication sur « les progrès réalisés dans le cadre de l’Agenda européen en matière de migration », donc sur les accords ou pactes initiés en 2016. Comme il fallait s’y attendre, malgré ce contexte de violation systématique des droits des personnes migrantes, la Commission déclare : « L’expérience des trois dernières années a montré qu’une approche intégrée tout au long d’une route migratoire donnait les meilleurs résultats. Cette approche a induit des résultats tangibles le long de la Méditerranée centrale : les flux de migrants en situation irrégulière ont ainsi diminué de 80 % environ et plus de 40 000 personnes ont regagné volontairement leur pays depuis la Libye et le Niger ces deux dernières années 15. » Elle indique aussi que, outre les 17 accords « formels » de réadmission, ont été adoptés six « dispositifs de réadmission » ou « coopérations opérationnelles » avec l’Afghanistan, la Guinée, le Bangladesh, l’Éthiopie, la Gambie et la Côte d’Ivoire.
La Commission précise encore : « La prochaine étape consiste à utiliser pleinement ces outils. C’est là que la combinaison de procédures de retour efficaces dans les États membres, d’une facilitation au niveau de l’UE et de la coopération avec les pays tiers revêt une importance cruciale. Des négociations concernant de nouveaux accords de réadmission sont en cours avec le Nigeria, la Tunisie, le Maroc et la Chine. Devraient venir s’y ajouter des discussions visant à conclure de nouveaux accords de réadmission avec des partenaires d’Afrique subsaharienne, en trouvant des solutions répondant à tous les besoins et en utilisant l’ensemble des leviers et des outils 16. »
Il est toutefois surprenant que, malgré les rapports des ONG, des autorités indépendantes, des organisations internationales et les témoignages des personnes concernées elles-mêmes, les institutions européennes restent silencieuses sur les violations multiples et systématiques des droits fondamentaux des migrant·es. Nous aurions pu alors espérer que l’autorité judiciaire joue son rôle pour y mettre fin au nom des principes qui constituent le socle de l’Union, notamment celui énoncé à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne (TUE) selon lequel : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. » Rien n’était moins sûr, et les décisions rendues tant par le Tribunal de l’UE que par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sont venues nous le confirmer.
La protection des droits fondamentaux des personnes migrantes
est-elle encore effective ?
À la suite de cet accord, la Grèce a adopté le 3 avril 2016 une loi introduisant les notions de « pays tiers sûr » et de « pays de premier asile », en prévoyant des procédures accélérées pour l’examen des demandes d’asile des ressortissant·es de ces pays. Les comités de recours (également créés par la loi) ont, à certaines occasions, invalidé des décisions de première instance d’irrecevabilité de demandes d’asile rendues en application de ces notions. Toutefois, la haute juridiction administrative, le Conseil d’État grec, par deux décisions du 20 septembre 2017, a estimé que la Turquie peut être considérée comme un « pays tiers sûr ». Une nouvelle loi « sur la protection internationale », adoptée le 31 octobre 2019, introduit également la notion de « pays d’origine sûr ». Les personnes à la recherche de protection ayant la nationalité des pays considérés comme tels sont soumises à une procédure accélérée 17.
En 2016, trois demandeurs d’asile de nationalités afghane et pakistanaise ayant fui leur pays en raison de craintes de persécution et d’atteintes graves à leurs personnes, entrés en Grèce en mars de la même année, ont déposé une demande d’asile. Craignant malgré cette circonstance un renvoi vers la Turquie, voire vers leur pays, ils ont saisi le Tribunal de l’UE, estimant que l’accord passé entre l’UE et la Turquie n’a pas respecté la procédure prévue à l’article 218 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Ils demandaient par conséquent son annulation.
Par une ordonnance en date du 28 février 2017 18, le Tribunal, statuant en chambre élargie, s’est considéré incompétent au motif que l’accord UE-Turquie n’avait paradoxalement pas été conclu par le Conseil européen, mais bien par les chefs d’État ou de gouvernement des États membres. Pour le Tribunal, les termes utilisés dans le communiqué de presse du 18 mars 2016 (annonçant la signature de la déclaration UE-Turquie), qui font référence à l’« UE » et aux « membres du Conseil européen », sont « regrettablement ambigus ». Il estime que le sommet européen organisé à Bruxelles les 17 et 18 mars 2016 était en réalité un ensemble de « deux événements distincts » : une session du Conseil européen, d’une part, et un sommet international avec la Turquie, d’autre part. Pour « des raisons de coûts, de sécurité et d’efficacité » ces réunions avaient eu lieu dans un même bâtiment. Le Tribunal a également considéré que, « en pratique », les États membres avaient confié au président du Conseil « une tâche de représentation et de coordination des négociations » alors que le président de la Commission était présent lors des négociations afin d’assurer « la continuité du dialogue politique » avec la Turquie. Dès lors, l’accord UE-Turquie n’avait pas été conclu par le Conseil et le Tribunal ne pouvait pas examiner le fond de la requête.
Le raisonnement du Tribunal est plus que surprenant. D’une part car, face aux risques graves de violation des droits, il a évacué le recours sur la base d’arguments uniquement sémantiques et formels. D’autre part, la suite a démontré que l’UE et ses institutions étaient bien impliquées dans la négociation et le suivi de cet accord. La Commission européenne a ainsi présenté un bilan annuel sur le versement des sommes promises à la Turquie dans le cadre de cet accord 19. Dans un communiqué de presse du 10 décembre 2019 20, on peut lire que : « L’Union européenne a mobilisé la totalité du budget opérationnel de 6 milliards d’euros attribué à la facilité en faveur de réfugiés en Turquie, confirmant ainsi sa détermination à mettre en œuvre la déclaration UE-Turquie. » Enfin, certaines des obligations prévues dans cet accord relèvent de la compétence exclusive de l’Union : c’est le cas de la libéralisation des visas de court séjour et du processus d’adhésion de la Turquie à l’UE.
À la suite d’un appel formé contre cette décision devant la CJUE, celle-ci a rendu une ordonnance le 12 septembre 2018 21 aux termes duquel elle déclare, laconiquement, les recours irrecevables. Elle estime en effet que ceux-ci étaient dépourvus de clarté et de précision et se limitaient à des affirmations générales, en méconnaissance du droit de l’Union. Pour la Cour, « ils ne font que renvoyer aux arguments qui avaient été soumis au Tribunal, sans apporter d’éléments juridiques supplémentaires. Or il est de jurisprudence constante que la Cour n’est pas compétente pour effectuer un simple réexamen des arguments présentés devant le Tribunal ».
On se demande, comme l’a fait un commentateur de cet arrêt, quel est le niveau de particularité requis pour qu’un pourvoi soit recevable ? En attendant d’avoir davantage d’éléments de réponse que ceux présentés par la Cour, nous ne pouvons que rejoindre l’analyse faite par cet auteur, selon lequel « la question d’un éventuel comportement stratégique des juges peut légitimement se poser. Un pourvoi devant la Cour laissera une ample marge rhétorique aux juges qui souhaiteraient représenter une requête comme insuffisamment structurée ou trop peu détaillée, ou la représenter alternativement comme suffisamment étayée pour être recevable. Vu l’enjeu social et politique de cette affaire, on peut aisément s’imaginer qu’une aile conservatrice de la Cour ait pu chercher à éviter de remettre en question l’accord entre l’UE et la Turquie, et que la stratégie qui attirerait le moins d’attention à cette fin avait été la voie de sortie procédurale. Plutôt qu’un cadre réglementaire clair et circonscrit, on peut dès lors considérer que le règlement de procédure de la Cour offre encore des ressources considérables pour divers stratagèmes juridiques 22 ». Ainsi, la juridiction de l’Union, sous prétexte de questions de compétence ou de formalismes procéduraux, se dérobe au rôle qui est pourtant le sien : la protection des droits fondamentaux qui font partie intégrante des principes généraux du droit 23.
Tout aussi décevante est la décision de la Cour de Strasbourg, rendue le 3 octobre 2019 24, concernant la situation des 51 personnes de nationalités afghane, syrienne et palestinienne, maintenues de force et en situation d’extrême dénuement dans le hotspot de Chios, en Grèce, comme conséquence de la mise en œuvre de l’accord entre l’Union et la Turquie.
Plusieurs associations, dont le Gisti et Migreurop, se sont associées à la plainte de ces personnes par la voie de la tierce intervention. Elles entendaient, en dénonçant les conditions infra-humaines réservées aux migrant·es bloqué·es dans les hotspots grecs, mettre en cause, ne serait-ce qu’indirectement, la responsabilité de l’UE, qui, en concluant un accord migratoire avec la Turquie, avait contraint les autorités grecques à la maltraitance de ceux et celles qui demandent une protection. Bien que la requête ait été assortie d’un grand nombre d’éléments qui démontraient l’insuffisance de nourriture, les conditions de vie très dangereuses, l’accès aux soins quasi hypothétique, l’absence de prise en charge des personnes qualifiées de « vulnérables » et pour lesquelles le droit de l’Union exige une attention particulière, la Cour l’a rejetée, au motif que « le seuil de gravité requis pour que cette détention soit qualifiée de traitement inhumain ou dégradant n’avait pas été atteint ». Sans nier les graves dysfonctionnements à l’origine de certaines des violations alléguées, elle considère de surcroît que l’État grec (délégataire de la politique de l’UE) n’a péché que par un manque de moyens, lacune qui ne peut être retenue contre lui « en raison du caractère exceptionnel de la situation ». Comme ceux de Luxembourg, les juges de Strasbourg participent ainsi à la consolidation institutionnelle d’espaces périphériques de non-droit que la Commission et le Conseil européens s’évertuent à faire émerger tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’UE.
1 Christophe Carmarans, « Droit d’asile : "Nous sommes vingt-sept pour accueillir treize mille personnes" », RFI, 18 décembre 2018 [en ligne].
2 Commission européenne, « Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen, au Conseil et à la Banque européenne d’investissement relative à la mise en place d’un nouveau cadre de partenariat avec les pays tiers dans le cadre de l’Agenda européen en matière de migration », COM (2016) 385 final, p. 3-4.
3 Ces résultats sont pourtant à relativiser. Ainsi, il est estimé que la Grèce (avec Malte) est devenu le pays qui a reçu le plus grand nombre de personnes exilées sur son territoire en 2019 : 62 445 personnes en Grèce contre 32 742 en 2018 : www.bruxelles2.eu/2020/01/les-migrants-par-mer-moins-darrivees-en-italie-et-en-espagne-davantage-en-grece-en-2019/
4 Conseil de l’UE, « Déclaration UE-Turquie, 18 mars 2016 », communiqué de presse 144/16.
5 UNHCR Greece, « Returns from Greece to Turkey », 30 novembre 2019, https://data2.unhcr.org/en/documents/download/72674
6 Cour des comptes européenne, Rapport spécial n° 27/2018 : « La facilité en faveur des réfugiés en Turquie : une aide utile, mais des améliorations doivent être apportées pour optimiser l’utilisation des fonds », 13 novembre 2018.
7 « La Turquie suspend l’accord de réadmission de migrants conclu avec l’UE », Euractiv, 24 juillet 2019.
8 « Expulsés de Turquie, des Syriens craignent le retour dans un pays en guerre », La Croix, 30 juillet 2019.
9 « Immigration. L’Australie, si loin, si proche dans l’ignominie », Thomas Lemahieu, L’Humanité, 1er août 2018.
10 Cet accord ,qui devait initialement expirer en février 2020, a été prorogé jusqu’en décembre 2020, les négociations d’un nouveau partenariat, débutées le 28 septembre 2018, étant toujours en cours : www.consilium.europa.eu/fr/policies/cotonou-agreement/
11 Commission européenne, « Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen, au Conseil et à la Banque européenne d’investissement relative à la mise en place d’un nouveau cadre de partenariat avec les pays tiers dans le cadre de l’Agenda européen en matière de migration », COM (2016) 385 final, 7 juin 2016.
12 Voir dans cet ouvrage l’article de Pascaline Chappart, p. 97
13 Déclaration de fin de mission du Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’Homme des migrants, Felipe González Morales, lors de sa visite au Niger (1-8 octobre 2018) [en ligne]
14 Voir dans cet ouvrage l’entretien avec Jérôme Tubiana, p. 81.
15 Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil : « Gérer la migration sous tous ses aspects : progrès réalisés dans le cadre de l’Agenda européen en matière de migration », COM (2018) 798 final, 4 décembre 2018.
16 Ibid., p. 12.
17 Par une décision ministérielle du 4 janvier 2020, une première liste de 12 pays d’origine sûrs a été adoptée : Albanie, Algérie, Arménie, Gambie, Géorgie, Ghana, Inde, Maroc, Sénégal, Togo, Tunisie et Ukraine : https://mailchi.mp/ecre/ecre-weekly-bulletin-10012020?e=a61a1446b4
18 Tribunal de l’UE, ordonnance du 28 février 2017, aff. T-192/16.
19 Le troisième et dernier bilan annuel à ce jour est daté du 15 avril 2019, COM (2019) 174 final.
20 Commission européenne, « Facilité de l’UE en faveur des réfugiés en Turquie : mobilisation de la totalité des 6 milliards d’euros destinés à aider les réfugiés et les communautés locales qui en ont besoin », communiqué de presse, 10 décembre 2019, IP/19/6694.
21 CJUE, ordonnance du 12 septembre 2018, NF, NG NM c/Conseil européen, affaires jointes C-208/17 P à C- 210/17 P.
22 Pieter-Augustijn Van Malleghem, « La Cour de justice refuse de revisiter la légalité de l’accord UE-Turquie », Centre Charles De Visscher pour le droit international européen, 4 octobre 2018.
23 CJCE, 14 mai 1974, Nold c/Commission, aff. 4-73.
24 Cour EDH, 3 octobre 2019, Kaak et autres c/Grèce, requête n° 34215/16.
La Libye, arrière-cour de l’Europe
Entretien avec Jérôme Tubiana, chercheur, ancien chargé de projet « migration » pour Médecins sans frontières
Dans quel cadre les fonds européens relevant des politiques d’externalisation de l’asile ont-ils été versés à la Libye ?
Ce cadre est en partie fictif car il repose sur l’illusion de l’existence d’un État en Libye. La Libye de Kadhafi était peu fréquentable, mais c’était un État fort. En 2017, l’UE n’a fait que reprendre le « traité d’amitié » conclu entre la Libye de Kadhafi et l’Italie en 2008, alors qu’il n’y a plus aujourd’hui d’État en Libye. La Libye de Kadhafi était aussi plus sûre pour les migrants ; le pays avait besoin de travailleurs étrangers et accueillait aussi des réfugiés politiques, sans pour autant disposer d’une législation sur le droit d’asile, Kadhafi soutenait à peu près toutes les oppositions armées dans le monde et, d’une certaine façon, offrait une forme d’asile à des opposants. Quand il avait la main sur le robinet des flux migratoires, en réalité, seule une petite portion des migrants présents en Libye allait en Europe, mais la Libye pratiquait un chantage envers l’Italie, régulant les flux de migrants en échange de financements et plus encore d’une reconnaissance internationale. La Libye a ainsi a reçu 7 milliards de Berlusconi et a obligé l’Europe à changer d’attitude, et à lui dérouler le tapis rouge. Aujourd’hui, il n’y a plus d’État en Libye, mais pour les acteurs libyens, la migration continue d’être un moyen de chantage envers l’Europe.
Quelles relations l’UE a-t-elle entretenues avec la Libye de l’après Kadhafi ?
Jusqu’en 2015, l’Europe ne craint pas tant l’afflux de migrants subsahariens que les flux de Syriens passant par la Turquie. Mais, depuis l’accord passé par l’UE avec la Turquie, en 2016, la migration en provenance de la Méditerranée orientale s’est tarie et, pour la première fois, l’essentiel des migrants a transité de Libye en Italie (et un peu vers Malte), avec l’arrivée de 180 000 personnes, sans que les autres États membres de l’UE ne fassent un geste pour la soulager. En 2017, l’Italie, dirigée par un gouvernement de centre gauche à l’époque, prend alors les devants et signe un protocole d’accord avec la Libye, renouvelé en 2019 et que l’UE a endossé du jour au lendemain. Depuis, en compensation des années où l’UE avait littéralement abandonné les « pays de première entrée », dont l’Espagne et la Grèce et surtout l’Italie qui a géré seule les conséquences du règlement « Dublin », l’UE laisse à l’Italie, et plus particulièrement à deux ministères italiens (intérieur et coopération), le soin de gérer une grande partie des financements européens dédiés à la gestion des flux migratoires en Libye 1.
Le problème est que, en prenant modèle sur l’accord UE-Turquie, le nouvel accord passé en 2017 avec la Libye nécessitait qu’un gouvernement libyen soit désigné comme partenaire. Faute de mieux, on a choisi le Gouvernement d’entente nationale (GNA) de Fayez el-Sarraj, une pure création de l’ONU, qui n’a pu prendre pied à Tripoli qu’en 2016 et qui reste totalement dépendant des milices qui constituent l’essentiel des forces de sécurité et des gardes-côtes, et qui contrôlent en grande partie les centres de détention.
Ces milices, issues du soulèvement de 2011, se sont autoproclamées gardes-côtes ou forces en charge de combattre la migration illégale, sans avoir reçu de formation pour cela. Du reste, même les forces issues des anciennes forces de sécurité de Kadhafi ont des pratiques abusives. Tous les groupes armés actuellement présents en Libye sont désignés comme « milices » parce qu’il n’y a pas d’État, pas de forces de sécurité nationales. Dans le même registre, on peut se demander à quelle « marine libyenne » la France prétendait apporter son soutien en annonçant, au début de l’année 2019, qu’elle allait lui fournir des embarcations destinées à « la lutte contre l’immigration clandestine » et si cette « marine » était réellement sous le contrôle d’un gouvernement 2. En réalité, les milices n’ont pas forcément intérêt à ce qu’un État se reforme.
Sous Kadhafi, beaucoup de Libyens étaient déjà militarisés et détenaient une arme, au point que l’on parlait du « peuple en armes ». Beaucoup de ces hommes étaient salariés, même sans avoir à travailler réellement : le peuple était ainsi anesthésié pour qu’il ne proteste pas contre la restriction des libertés. Avec la chute du dictateur, ces « salariés » ont perdu leur train de vie. Les forces armées sont aujourd’hui plus nombreuses, mais ont moins de financements à se partager. Les milices issues de la révolution comme les troupes issues de l’ancien régime se présentent comme des « forces nationales régulières » en quête de reconnaissance politique et de financements, notamment de l’extérieur, en répondant aux demandes européennes de contrôle de la migration. Il y a aussi une demande libyenne, non de bloquer la migration mais simplement de la contrôler, de faire un tri entre migrants « légaux » et « illégaux » selon qu’ils répondent ou non aux besoins en main-d’œuvre du pays, sur la base de règles qui reposent plus sur un « droit coutumier » hérité de Kadhafi que sur un corpus juridique.
La politique migratoire européenne a permis de légitimer ces milices, y compris les criminels. Certains acteurs ont même anticipé la demande européenne et, en quête de reconnaissance par l’Europe, modifié leurs pratiques et comportements : ils ont commencé à arrêter les migrants, sur terre ou en mer, avant même de recevoir des financements européens. Certains ont ainsi décidé de s’appeler gardes-côtes ou gardes-frontières bien avant le versement des aides européennes.
Marco Minniti, le ministre de l’intérieur qui a précédé Salvini en Italie, sachant que l’influence du GNA était limitée, s’est fait fort de stopper la migration en travaillant directement avec des acteurs locaux – conseils tribaux ou « sociaux » et municipalités – et avec les milices qui se cachent souvent derrière ces vitrines. Ces milices sont impliquées dans le trafic de migrants et de bien d’autres choses, de pétrole notamment, mais Minniti n’a pas hésité à discuter avec elles. Pour plus de respectabilité, on leur a demandé de changer de nom et de s’intituler gardes-côtes ou gardes-frontières et de bloquer les migrants, aussi bien sur la côte qu’aux frontières sud de la Libye. En effet, l’Italie et l’UE ont également tenté de coopérer avec des milices qui se sont autoproclamées gardes-frontières au sud de la Libye, en quête d’argent et de reconnaissance internationale, mais cela n’a pas fonctionné… Certains passeurs transfrontaliers reconvertis en « gardes-frontières » ont même rencontré des représentants de l’UE. On retrouve le même mécanisme de légitimation des milices encore plus au Sud, au Soudan, où l’UE avait mis en place une politique d’externalisation avec le régime militaro-islamiste d’Omar El-Béchir. Ces milices gouvernementales prétendaient aussi contrôler les flux migratoires pour le compte de l’UE tout en se livrant à des trafics de migrants vers la Libye 3. Avec le changement démocratique en cours au Soudan, on commence seulement à apprendre jusqu’où est allée la politique de l’UE et, de l’aveu de cette dernière, elle a impliqué au moins une coopération avec la police soudanaise, pourtant bien peu respectueuse des droits de l’Homme, mais aussi avec les gardes-frontières, un corps dans lequel les milices janjawid coupables de crimes au Darfour ont été intégrées massivement depuis quinze ans. Ce n’est pas parce que des milices prennent le nom de gardes-côtes ou de gardes-frontières qu’elles deviennent des partenaires fréquentables !
Quel impact ces politiques ont-elles eu sur les flux migratoires ?
Elles ont participé à une réduction globale des flux, en particulier entre Libye et Italie et entre Niger et Libye, mais ont eu peu d’effets sur d’autres flux, par exemple entre Soudan et Libye, et elles ont provoqué une évolution constante des routes, pour s’adapter aux nouveaux obstacles, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la Libye, en particulier avec la réouverture de routes ouest-africaines passant par le Mali, l’Algérie et le Maroc pour aboutir en Espagne.
Les flux évoluent rapidement, y compris au niveau local, à l’intérieur de la Libye, en raison des politiques européennes mais aussi d’autres facteurs plus difficilement perceptibles. En Libye, le point de départ historique pour la traversée de la Méditerranée était Zouara, à la frontière tunisienne, un lieu traditionnel de trafic, habité par des Berbères relativement autonomes, pêcheurs et passeurs. Avant 2011, les passeurs utilisaient des bateaux de pêche et prenaient eux-mêmes le risque en conduisant personnellement les bateaux. Ces passeurs bénéficiaient de complicités italiennes, qui s’arrangeaient, quand ils étaient arrêtés à leur arrivée en Italie, pour les faire libérer afin qu’ils puissent retourner en Libye ou en Tunisie.
Mais avec la chute de Kadhafi, les choses changent : les bateaux sont des pneumatiques plus fragiles, les « passeurs » ne font plus la traversée, la barre du bateau est confiée à des migrants qui ne maîtrisent pas forcément la navigation et le nombre de morts augmente. À Zouara, il semble que, fatiguée de voir des morts qui s’échouent sur les plages, la population se soit mobilisée contre les passeurs.
En 2015, les passeurs de Zouara se déplacent ainsi vers deux villes voisines, Sabratha et Zawiya, où le passage de migrants est moins pratiqué. Plutôt versées dans le trafic d’essence, les milices de Zawiya sont aussi chargées de surveiller les infrastructures pétrolières ; elles se proclament alors gardes-côtes, ouvrent un centre de détention pour migrants, une ONG, un hôpital, constituant une sorte de cartel aux activités diverses, armées ou sociales, légales ou illégales… Une partie des forces de Zawiya sont ainsi officiellement reconnues comme gardes-côtes par le GNA et bénéficient de financements européens. Mais elles continuent de jouer un double jeu et de fermer les yeux sur le passage des bateaux qui les paient, voire de les escorter jusqu’à la zone italienne de SAR (Search and Rescue, dans laquelle l’État est responsable des opérations de recherche et de sauvetage). Par contre, ceux qui ne paient pas sont interceptés, puis détenus à Zawiya dans le centre de détention officiel ou dans des prisons non officielles. On les y torture pour qu’ils paient une rançon. S’ils paient, sous la torture ou sans torture, ils seront libérés et même remis en mer et escortés par les mêmes gardes-côtes qui les ont interceptés 4.
Zawiya se convertissant à l’interception d’au moins une partie des bateaux de migrants, Sabratha devient, en 2016, un hub encore plus important pour le départ de migrants, en particulier sous le contrôle d’Ahmed Al-Dabbachi (ou Dabbashi), surnommé al-Ammo, « l’Oncle », qui est à la fois le principal passeur (plutôt que trafiquant) de migrants et le principal chef de milice de la ville. Comme les chefs des gardes-côtes de Zawiya, c’est un homme relativement jeune (la trentaine) qui a émergé depuis la révolution et ne connaissait pas spécialement les bateaux avant 2011. Jusqu’en 2017, les gardes-côtes de Zawiya sont ses concurrents et interceptent souvent ses bateaux. Mais en 2017, année charnière, al-Ammo entame des discussions avec le GNA et, dit-on, les services secrets italiens. Sentant le vent tourner, il rhabille alors ses milices en forces anti-migrants, reconnues par le GNA, et la rumeur dit qu’il aurait touché de l’argent de l’Italie – 5 millions d’euros – en contrepartie. Mais son changement de camp lui vaut d’être attaqué par des milices rivales et des passeurs concurrents de Sabratha, en septembre et octobre 2017. Il ne dispose pas d’assez de troupes et recrute de force des migrants pour se battre. Al-Ammo perd néanmoins la guerre ; il fuit Sabratha pour se réfugier chez ses ennemis de Zawiya, avec lesquels il se réconcilie. De son propre aveu, 11 000 Érythréens étaient alors en attente dans son « camp de départ » à Sabratha. Contraints de fuir, beaucoup sont arrêtés par d’autres milices : la population des centres de détention « officiels » explose alors, atteignant 20 000 migrants, alors qu’elle tourne généralement autour de 5 000.
Suite à la bataille de Sabratha, les points de départ se déplacent vers l’est de Tripoli, vers Khoms et Garabouli. Plus généralement, du fait des financements européens et de conséquences sécuritaires plus indirectes des politiques européennes, le nombre de migrants tentant et réussissant la traversée baisse : de 180 000 arrivées en Italie en 2016, on passe à 120 000 en 2017, et 15 000 en 2018. Le nombre de morts en mer, lui, a baissé dans l’absolu, mais sa proportion par rapport à ceux qui s’embarquent, a très fortement augmenté dans cette partie de la Méditerranée, pour vraisemblablement (car on ne saura jamais combien exactement sont morts en mer) dépasser les 10 % de ceux qui tentent la traversée. La réduction des secours européens, qu’ils soient le fait de navires des marines européennes, de bateaux commerciaux ou de ceux des ONG, tous dissuadés par l’UE ou l’Italie d’intervenir pour secourir les migrants, a eu pour conséquence de faire augmenter considérablement le risque de mourir en mer. Les blocages et les poursuites contre les ONG de secours en Italie ont drastiquement réduit les opérations de sauvetage.
Parallèlement, en juillet 2018, à l’incitation de l’Italie, l’Organisation maritime internationale a reconnu une zone SAR libyenne et ce, malgré l’absence d’autorités contrôlant l’ensemble des côtes libyennes 5. Cela a permis aux autorités italiennes, jusque-là en charge de la coordination des secours dans cette zone, de systématiquement déléguer cette responsabilité aux gardes-côtes libyens et, à ces derniers, d’opérer plus loin et de se présenter en sauveurs de migrants. Les gardes-côtes libyens ont désormais tendance à considérer la zone SAR libyenne comme faisant partie de leurs eaux territoriales et menacent les bateaux des ONG qui tentent d’y opérer. Les interceptions de migrants par les gardes-côtes libyens ont alors fortement augmenté : en 2018, 15 000 migrants ont été ramenés en Libye, autant que ceux qui ont réussi à traverser. Ces 50 % de migrants interceptés sont emprisonnés en centres de détention en Libye, victimes de trafics, revendus dans des centres de torture. Quand bien même ils seraient libérés à un moment donné, ils sont livrés à eux-mêmes dans les villes libyennes où ils risquent à tout moment d’être enlevés, détenus, torturés, vendus…
Les accords d’externalisation des frontières européennes entraînent donc plus de morts, une érosion manifeste du droit international, le renforcement des milices et l’enrichissement de celles qui opèrent comme gardes-côtes, contrôlent des centres de détention ou extorquent de l’argent aux migrants. Ces milices n’ont aucun intérêt à ce que la manne économique que constituent les migrants se tarisse. Du temps de Kadhafi, le contrôle des migrations était un instrument politique de légitimation internationale. Pour les milices actuelles, il conserve cet intérêt politique mais a aussi clairement un intérêt économique, à double titre puisque les acteurs libyens peuvent obtenir des financements européens d’une main tout en extorquant de l’argent aux migrants de l’autre. Certains directeurs de centres de détention ne s’en cachent pas : ils sont conscients de disposer d’un important capital avec des migrants qui justifient leur salaire, mais qu’ils pourraient aussi « négocier », revendre ou rançonner, même si tous ne le font pas.
Pourquoi et comment l’UE peut-elle assumer ces morts et ces violences ?
L’UE assume la fiction de l’État libyen et se félicite de la baisse des flux migratoires à tel ou tel endroit, mais elle assume peut-être moins les effets contre-productifs ou collatéraux de ses politiques, notamment les souffrances engendrées par les refoulements vers des pays dangereux comme la Libye qui sont, pour cette raison, déguisés en opérations de sauvetage. Aujourd’hui, à partir du moment où ils entrent en Libye ou y sont renvoyés, les migrants subsahariens deviennent des proies pour la torture et le trafic. Certaines nationalités, comme les Érythréens, sont plus torturées que d’autres parce que les Libyens pensent que leur diaspora est susceptible de payer des rançons plus importantes. Hier, les migrants travaillant en Libye envoyaient des fonds dans leur pays d’origine ; aujourd’hui, les diasporas et les familles dans les pays d’origine envoient des fonds en Libye pour libérer leurs enfants, leurs compatriotes… et les poussent à partir vers l’Europe pour rembourser leurs dettes, quand bien même ils n’avaient pas l’intention de s’y rendre. Les migrants montent dans les bateaux à cause de l’insécurité en Libye et parce que leurs parents ne sont plus en mesure de payer les rançons extorquées dans les centres de torture.
La Libye n’est pas un pays sûr. Il n’y a donc pas de solution sur place, et les solutions proposées par l’UE et l’ONU pour que des migrants restent en Libye ne sont pas réalistes. L’UE et l’ONU ne cessent de répéter qu’elles sont contre la détention arbitraire des migrants en Libye, mais on observe que fermer des centres de détention ou en libérer des migrants, comme cela s’est parfois produit, revient à les remettre en danger dans ce que les agences de l’ONU appellent pudiquement des « centres communautaires » dans un « cadre urbain », où ils risquent d’être kidnappés à tout moment et doivent se débrouiller pour trouver de l’argent pour se loger, se nourrir et parfois pour garantir leur sécurité. Pour beaucoup de migrants, les centres de détention sont même devenus un refuge, où ils peuvent accéder à l’Organisation internationale des migrations (OIM) pour rentrer chez eux ou au HCR pour être enregistrés comme candidats à la réinstallation hors de Libye. Le HCR dispose d’un bureau dans un quartier plutôt dangereux de Tripoli, où les migrants peuvent être kidnappés. Pour beaucoup de demandeurs d’asile, il est plus facile, pour avoir accès au HCR, d’être emprisonné en centre de détention que de se rendre dans ce bureau ; c’est pourquoi certains se livrent d’eux-mêmes aux centres de détention et, même, paient pour y entrer… Même si certains centres de détention sont très dangereux, y être enfermé constitue statistiquement la meilleure chance d’être un jour réinstallé. Tout en prétendant être opposés à ces centres, le HCR et l’OIM y travaillent et les migrants qu’ils évacuent de Libye proviennent en majorité de ces centres. Et comme leurs activités dans ces centres sont financées par l’UE, celle-ci encourage, de fait, le maintien des centres de détention…
En dehors des solutions dites « communautaires » ou « urbaines », la principale expérimentation en matière d’alternative à la détention a été l’ouverture, à Tripoli, d’un centre de transit sous l’égide du HCR, le GDF (Gathering and Departure Facility). La plupart des demandeurs d’asile admis pour la réinstallation partent ensuite dans les centres de transit installés au Niger, où ils attendent d’être réinstallés en Europe ou en Amérique du Nord. Le GDF est censé offrir 1 000 places, mais il a paru saturé avec 600 migrants. D’abord, ce centre de transit n’est pas véritablement une alternative à la détention : même s’ils peuvent en sortir, les migrants qui y résident considèrent qu’il représente le premier pas vers une réinstallation et ils se gardent donc bien de le quitter, de peur de perdre leur chance et à cause des risques à l’extérieur. Surtout, la zone de Tripoli où se trouve le GDF, et le GDF lui-même, sont sous le contrôle de miliciens tout à fait semblables à ceux qui contrôlent les centres de détention, et c’est d’eux que dépend la sécurité du centre : le HCR n’y exerce, de fait, qu’un contrôle nominatif. Enfin, après quelques mois d’existence, ce centre est apparu comme la seule solution pour héberger des migrants qui se sont enfuis du centre de détention de Tajoura, l’un des plus dangereux, géré par une milice connue pour recruter par la force des migrants pour combattre. Ces migrants, qui ont fui Tajoura à la suite d’un bombardement aérien qui a tué des dizaines d’entre eux, n’ont pas été jugés éligibles ou prioritaires pour la réinstallation. Le HCR ayant besoin de places pour d’autres migrants jugés davantage prioritaires, leur a demandé de quitter le GDF, peu importe qu’ils retournent ensuite à la rue ou dans un centre de détention dangereux. Par la suite, même des demandeurs d’asile transférés par le HCR depuis des centres de détention comme Zintan et considérés comme éligibles à la réinstallation et qui se considéraient donc comme tirés d’affaire – ont été rejetés du processus de réinstallation, pour des raisons peu claires, si bien que le HCR leur a demandé de quitter le GDF. Moins d’un an après son ouverture, le GDF avait donc perdu sa vocation de centre de transit vers des pays sûrs.
C’est tout le système de la réinstallation qui s’effondre, du fait du décalage considérable entre les besoins légitimes des demandeurs d’asile en Libye et la réticence des pays d’accueil potentiels à les accueillir, dans un contexte de fermeture de l’Europe et des États-Unis – de crainte de nourrir un hypothétique « pull factor » [facteur d’attraction] – et de volonté sous-jacente, au contraire, de décourager les trajets migratoires du Sud vers le Nord.
Comment fonctionnent les réinstallations ?
Le mandat du HCR est d’identifier les demandeurs d’asile en les distinguant des migrants économiques non éligibles à l’asile et en leur délivrant un certificat de demandeur d’asile valable un an et renouvelable. En Libye, seules neuf nationalités ou communautés sont éligibles. Il s’agit d’une part de pays arabes en guerre : la Syrie (la plupart des Syriens en Libye sont reconnus par le HCR), l’Irak, la Palestine et depuis peu le Yémen ; d’autre part, de pays d’Afrique subsaharienne : Érythrée, Somalie, Darfour (mais pas les autres Soudanais), Éthiopie (mais bizarrement seulement la communauté Oromo) et Soudanais du Sud. D’autres zones d’Afrique en guerre, comme la République centrafricaine ou le Mali, ne sont pas sur la liste. Ce système devrait sans doute bientôt prendre fin pour s’ouvrir à d’autres nationalités, même si cela risque de provoquer d’autres injustices, tant les autres critères de sélection, regroupés sous le concept de « vulnérabilité » sont flous dans un contexte comme celui de la Libye où tout migrant est vulnérable.
Fin 2019, 46 000 personnes avaient été enregistrées par le HCR en Libye et comme ni leurs pays d’origine ni la Libye ne peuvent être considérés comme des pays sûrs, ces demandeurs d’asile sont censés être réinstallés en Europe, en Amérique du Nord ou, depuis peu, au Rwanda. Même parmi les ressortissants des neuf nationalités ou communautés éligibles, beaucoup n’ont pas (ou pas encore) été enregistrés : par exemple seuls 14 % des Soudanais résidant en Libye ont été enregistrés. Le HCR continue d’enregistrer environ 1 000 demandeurs d’asile par mois, mais seuls 2 000 par an parviennent à être évacués de Libye pour une réinstallation, parce que les pays d’accueil en Europe et en Amérique du Nord n’accordent qu’un nombre de places dérisoire. Le système est de facto bloqué.
Les places sont si limitées que, pour sélectionner les heureux élus, le HCR n’a plus vraiment besoin d’un examen individuel approfondi prenant en compte l’histoire personnelle et le contexte politique du pays d’origine. Au sein des neuf nationalités mentionnées, une nouvelle sélection a lieu : c’est d’abord la « vulnérabilité » qui est prise en compte, un critère flou. Mais aujourd’hui, les demandeurs d’asile considérés comme vulnérables sont si nombreux que le HCR accorde sa priorité aux « plus vulnérables » parmi les « vulnérables ». En principe, les victimes de torture devraient être prioritaires mais ce critère ne peut être pris en compte en Libye, où tous les migrants ou presque ont subi des tortures ou risquent d’en subir. La durée passée en détention n’est pas non plus réellement prise en compte : certains demandeurs d’asile qui comptent parmi les plus anciens détenus de centres de détention en Libye – et qui ont parfois été détenus dans cinq centres de détention successifs pendant une durée totale de plusieurs années, sans compter leurs séjours tout aussi longs dans des centres de torture – n’ont pas été sélectionnés en priorité pour une réinstallation. Ceux qui sont considérés comme prioritaires sont les femmes et les enfants, et leurs maris et pères si elles et ils en ont, et même pour ceux-là, les places offertes par les pays d’accueil sont insuffisantes. Cette priorité a aussi un effet contre-productif : auparavant, c’étaient surtout des hommes jeunes qui quittaient les zones de guerre, les camps de réfugiés ou les dictatures de la Corne de l’Afrique pour se rendre en Libye, avant de faire venir femme et enfants une fois arrivés dans un pays sûr, grâce au système de réunification familiale. Aujourd’hui, pour espérer avoir une chance d’être réinstallés, les hommes font venir femmes et enfants en Libye ou voyagent en famille, alors que les risques pour les femmes d’être violées ou prostituées en Libye sont considérables.
Le rôle du HCR se limite à une sélection drastique des réinstallés, un tri qui n’a plus grand-chose à voir avec le droit d’asile et relève plutôt de la loi du marché, avec une demande d’asile bien plus importante que l’offre restreinte des pays d’accueil. Le HCR a ainsi renoncé à l’essentiel de son mandat : il n’assure pas la protection des personnes enregistrées en Libye. La Libye n’étant pas un pays sûr, la solution d’urgence serait d’ouvrir des camps de réfugiés et des centres de transit en dehors de la Libye pour accueillir au moins les demandeurs d’asile enregistrés en Libye, mais les pays limitrophes n’y sont pas forcément ouverts. Au Niger, par exemple, où 2 000 Darfouriens qui avaient fui le Soudan pour la Libye se sont rendus par eux-mêmes dans l’espoir d’être pris en compte par le HCR, on ne trouve pas un camp de réfugiés mais seulement un « site humanitaire » où plus d’un millier de ces Soudanais végètent depuis plus d’un an, soumis à des processus d’enregistrement extrêmement lents vers des solutions (réinstallation, asile au Niger) tout aussi limitées qu’en Libye. Les autorités nigériennes sont réticentes à se substituer aux pays d’accueil européens car elles subissent déjà les impacts négatifs des politiques migratoires européennes : en 2015, l’UE a conditionné les aides au développement, considérables, qu’elle accorde au Niger, au blocage des flux migratoires vers la Libye, et le Niger s’est plié à ce chantage en adoptant une loi sur mesure, qui rend le gouvernement nigérien très impopulaire auprès de communautés sahariennes pour lesquelles le transport de migrants constituait une source de revenus vitale 6.
Difficulté supplémentaire pour le HCR en Libye, l’agence opère dans le pays sans même un mémorandum d’accord avec le GNA, et la Libye n’est pas signataire de la convention de Genève. On pourrait attendre de l’UE et de l’ONU qu’elles fassent pression en ce sens sur le GNA, qui est complètement dépendant des Nations unies et de l’Europe.
Mais il y a une peur collective du « pull factor » et de l’effet « appel d’air » vers le Nord, d’où l’émergence, d’une part, de la solution de la réinstallation au Rwanda où les premiers demandeurs d’asile en Libye ont été envoyés sans vraiment savoir s’ils étaient en transit vers l’Europe ou devraient rester comme réfugiés au Rwanda, d’autre part de la solution de l’asile au Niger pour les Darfouriens qui y parviennent et, enfin, de la mise en avant de retours vers les premiers pays traversés, notamment pour des réfugiés déjà enregistrés avant d’arriver en Libye ou au Niger (Tchad pour les Darfouriens, Éthiopie pour les Érythréens, etc.). On pourrait dire que le HCR applique, à l’extérieur de l’Europe, la « logique Dublin »… quitte à reprendre les discours de l’UE plutôt que de défendre les principes de l’asile. C’est ainsi que des membres du HCR, dont son représentant spécial pour la Méditerranée, ont pris publiquement des positions qui défendent les politiques d’externalisation ou ont été filmés à leur insu tenant des discours menaçants à des demandeurs d’asile en Libye ou en Tunisie, leur reprochant d’être venus jusque-là alors qu’il existe des camps de réfugiés pour les accueillir à la frontière de leur pays. Pourtant, la vie dans ces camps de réfugiés, dont certains existent depuis plus de quinze ans, est particulièrement difficile, d’autant que l’aide humanitaire y a souvent diminué pour, ironiquement, se concentrer sur la « crise des migrants » 7. Cette diminution de l’aide est l’une des raisons essentielles pour lesquelles les réfugiés darfouriens au Tchad quittent les camps pour la Libye, et pour certains acceptent un retour dangereux au Darfour : ils touchent le pécule versé par le HCR en échange de leur retour, et l’utilisent ensuite pour financer leur migration vers le Nord.
Le système mis en place par l’ONU en Libye a un second volet : en dehors de la sélection des demandeurs d’asile par le HCR, les migrants, notamment ceux qui n’appartiennent pas aux neuf nationalités déjà mentionnées, ont la possibilité d’accepter un « retour volontaire » sous l’égide de l’OIM, y compris dans des pays dangereux dont les neuf pays en principe éligibles à une reconnaissance par le HCR. Même des demandeurs d’asile enregistrés peuvent finir par se lasser d’attendre et choisir de rentrer. De fait, alors que le HCR est complètement engorgé faute de places dans les pays d’accueil, l’OIM parvient à organiser environ 15 000 retours « volontaires » par an.
Est-ce que les fonds versés par l’Europe ou des États membres sont tracés ?
Les contrôles semblent insuffisants. L’UE a accordé environ 500 millions d’euros à la gestion des flux migratoires en Libye entre 2014 et 2019. Il s’agit souvent de financements indirects : l’UE alimente essentiellement son Trust Fund 8, et laisse l’Italie gérer une grande partie de ses fonds destinés à la Libye et les reverser au GNA ou à des organisations internationales, ou encore à des acteurs locaux comme des ONG libyennes. Ce système de sous-traitance permet à l’UE de se dédouaner plus facilement, mais au risque de ne pouvoir véritablement contrôler les fonds 9.
Certaines organisations locales destinataires de financements européens peuvent être liées à des acteurs armés, y compris à des individus sous le coup de sanctions de l’ONU, sanctions que l’UE viole donc indirectement. Le cas de Zawiya est particulièrement emblématique puisque deux chefs de milices locales ont été placés sous sanctions de l’ONU alors que des miliciens qu’ils commandent ont bénéficié de fonds, d’équipement et de programmes de formation de l’Europe et de l’Italie.
Pour les activités humanitaires dans les centres de détention, tout en se disant opposée à la détention, l’UE verse des fonds au HCR et à l’OIM et, directement ou via les agences de l’ONU, à des ONG libyennes ou internationales qui travaillent dans ces centres… Ces financements, qui devraient servir à améliorer les conditions de détention par l’achat de matelas, de couvertures, de nourriture, l’intervention de médecins, etc., peinent à avoir un impact positif. Il y a vraisemblablement des détournements, notamment des financements qui ont continué d’être alloués à des centres après qu’ils ont été fermés ou vidés. Les couvertures ou la nourriture semblent ne parvenir que partiellement aux migrants. Des entreprises privées de restauration libyennes reçoivent des financements qui devraient largement leur permettre de nourrir les détenus à leur faim. Pourtant, on observe de la malnutrition dans de nombreux centres. Dans des centres de détention comme Zintan et Gharyan, une épidémie de tuberculose a tué plus de vingt détenus en huit mois et en a contaminé des dizaines d’autres alors que des médecins de l’OIM, du HCR et d’une ONG internationale partenaire étaient présents, financés par l’UE… mais ne faisaient pas leur travail, invoquant des budgets insuffisants 10. Les mauvaises conditions dans les centres de détention sont en partie liées à cette chaîne de sous-traitance, dont l’UE est complice.
Le système de sous-traitance fait aussi que l’UE n’est pas forcément au courant de tout ce qui se passe, et ne souhaite pas non plus toujours savoir exactement quels sont les effets réels, volontaires ou non, de ses politiques migratoires en Libye. On observe d’ailleurs une déconnexion, au sein de l’UE, entre le Service pour l’action extérieure, pour lequel la priorité semble être le rétablissement de la paix et l’émergence d’un État de droit en Libye, et la Direction de la migration et des affaires intérieures, pour laquelle la priorité est qu’il n’y ait pas de migrants au nord des côtes libyennes. Or la politique migratoire européenne est contre-productive en termes de construction de l’État. Pourtant, si l’UE se focalisait moins sur la migration et davantage sur la construction d’un État de droit en Libye, cela prendrait un peu plus de temps, mais le pays redeviendrait une destination pour les migrants plutôt qu’un lieu de transit.
Dans un contexte politique où les décideurs ont besoin de mettre en avant des résultats rapides, la recherche sur la migration devient un instrument pour légitimer des politiques migratoires. Les principaux bailleurs de fonds de la recherche sur la migration sont l’UE, le HCR et l’OIM, et ils n’ont pas de difficulté à obtenir les réponses qu’ils attendent. Ils n’hésitent d’ailleurs pas à nous faire savoir qu’ils ont les moyens de financer les recherches qui les arrangent auprès de bureaux de consulting ou d’organisations suffisamment accommodantes, qu’ils ont même les moyens de créer de toutes pièces ou de faire vivre pendant des années. Or, la perception de la Libye et de la migration en Libye dans ces rapports, qui vont par exemple insister sur les possibilités pour les travailleurs migrants d’y vivre et d’y travailler en sécurité, n’a pas grand-chose à voir avec les réalités qu’observe Médecins sans frontières (MSF), qui est l’une des rares organisations à avoir des expatriés sur le terrain, ou avec les témoignages que les migrants rapportent une fois secourus en mer ou évacués de Libye dans un pays sûr où ils peuvent s’exprimer librement : on finit par avoir des récits parallèles, qui semblent décrire les mêmes lieux de manière diamétralement contraires. Les questions que les commanditaires des études posent aux chercheurs indiquent d’ailleurs déjà les réponses attendues : c’est par exemple, typiquement, « comment le terrorisme est-il financé par le trafic et la contrebande de migrants ? ». Il faut noter que l’UE et d’autres gomment intentionnellement toute distinction entre passeurs (qui ont intérêt à ce que leurs passagers arrivent à bon port et leur envoient d’autres « clients ») et trafiquants… On ne parle plus que de trafics humains, qui seraient organisés par Daech, on met tout le monde dans le même sac avec une étiquette de criminels alors que la situation est bien plus complexe. On combat l’économie informelle au prétexte qu’elle alimenterait le terrorisme. Sur le terrain, on s’aperçoit qu’en réalité elle permet au contraire souvent de l’endiguer : c’est parce qu’ils n’ont plus accès aux ressources économiques qui les faisaient vivre que les passeurs et d’autres acteurs de la migration sont poussés vers les réseaux terroristes ou d’autres activités criminelles.
1 Sur l’évolution récente des politiques d’externalisation italiennes, voir l’entretien avec Sara Prestianni, p. 93.
2 « Livraison de bateaux à la Libye : le juge se dérobe », communiqué commun Asgi, La Cimade, Gisti, Ligue des droits de l’Homme, Médecins sans frontières, Migreurop, 18 septembre 2019 : www.gisti.org/spip.php?article6234
3 Voir Jérôme Tubiana et Clotilde Warin, « Comment l’Europe fabrique des migrants », XXI, octobre-décembre 2019 ; Jérôme Tubiana, Clotilde Warin et Gaffar Mohammud Saeneen, Multilateral Damage. The Impact of EU Migration Policies on Central Saharan Routes, Institut Clingendael, septembre 2018 : www.clingendael.org/sites/default/files/2018-09/multilateral-damage.pdf
4 Voir « Comment l’Europe fabrique des migrants », op. cit.
5 Sur ce point, voir la lettre ouverte demandant à l’Organisation maritime internationale (OMI) d’abroger la zone SAR libyenne, 29 juin 2020 : www.gisti.org/spip.php?article6436
6 Pour une vue d’ensemble sur cette question, voir dans cet ouvrage l’article de Pascaline Chappart, p. 97.
7 Sur les camps comme élément de la politique d’externalisation, voir dans cet ouvrage l’article de Laurence Dubin, p. 139.
8 European Union Trust Fund for stability and addressing root causes of irregular migration and displaced persons in Africa (EUTF for Africa).
9 Voir l’entretien avec Sara Prestianni, p. 93.
10 Voir Jérôme Tubiana, « The EU’s Shame is Locked Away in Libya », The Nation, 13 novembre 2019 : www.thenation.com/article/libya-refugees-detention
L’Italie aux avant-postes
Entretien avec Sara Prestianni, militante associative
Comment a évolué la coopération italo-libyenne en matière migratoire au cours des dernières années ?
L’histoire des politiques d’externalisation italiennes et des accords passés avec les pays de départ ou de transit des migrants remonte au début des années 2000 et, dans le cas de la Libye, à l’époque de Kadhafi. Lorsque Matteo Salvini, chef de la Ligue du Nord, a pris la tête du ministère de l’intérieur, en 2018, rien n’a changé : dans ce domaine il n’a fait que profiter de ce que ses prédécesseurs avaient mis en place, notamment le protocole d’accord conclu avec la Libye en 2017 par un gouvernement de centre gauche…
C’est sur le plan interne que Salvini a impulsé un vrai tournant, avec deux décrets dits « sécurité » qui ont conduit au démantèlement politique du système d’accueil et du système d’asile italiens, dont des milliers de personnes ont été exclues (seul un mécanisme de protection humanitaire leur reste accessible). Ces décrets attaquent frontalement les organisations humanitaires, particulièrement visées par des mesures de criminalisation de la solidarité et de séquestration des bateaux participant à des opérations de secours (les amendes pouvant alors atteindre le million d’euros).
Après le départ de Salvini en 2019, le nouveau gouvernement avait annoncé vouloir revenir sur les mesures les plus restrictives, par l’abolition des deux décrets « sécurité » et de l’accord passé avec la Libye. Si les décrets « sécurité » n’ont pas été abrogés, un décret sur l’immigration d’octobre 2020 est venu réformer le système d’accueil des demandeurs d’asile dans le sens d’une meilleure intégration, interdire l’expulsion des personnes susceptibles de subir la torture ou des traitements inhumains dans leur pays, et alléger les sanctions à l’encontre des navires organisant des opérations de sauvetage de boat people en mer.
Mais la logique d’externalisation n’a pas été remise en cause. Au contraire, l’accord avec la Libye a été renouvelé pour trois ans. Dans le nouveau texte, entré en vigueur en février 2020, la mention des droits de l’Homme est de pur affichage. Il y a bien des allusions à la nécessaire protection des migrants, à des couloirs humanitaires, mais ce n’est que de la poudre aux yeux. Ce texte acte une nouvelle fois, moyennant versement d’une aide financière aux autorités libyennes par l’Italie, le fait que la coordination des sauvetages au large de la Libye est assumée par Tripoli, et non par le centre de coordination de sauvetage maritime (MRCC) de Rome ou de La Valette, à Malte, comme c’était le cas avant 2017. Et ce bien que les violations des droits des migrants par les gardes-côtes libyens soient de plus en plus documentées et dénoncées.
D’un gouvernement à l’autre, il ne s’agirait donc que de changements de façade ?
Sous Salvini, on était dans une communication de propagande, qu’il s’agisse de la gestion des débarquements, des attaques contre les bateaux ou des arrestations d’humanitaires. Avec le gouvernement Conte II, on peut parler d’un changement d’approche : on n’est plus dans cette logique d’instrumentalisation et de criminalisation systématique des opérations de sauvetage menées par les navires des ONG, qui avait conduit à ce qu’elles soient quasiment interrompues. Même si les ONG subissent encore des pressions, ces opérations ont repris. Aujourd’hui, le ministère de l’intérieur cherche plutôt à ce que soit activé l’accord de Malte, conclu à l’initiative de l’Allemagne et de la France en octobre 2019 pour que d’autres pays européens reçoivent, dans le cadre d’un mécanisme de répartition, les migrants arrivant par bateau en Italie. Mais il est confronté au refus des autres États membres de jouer le jeu… et la répartition des boat people reste aléatoire et arbitraire.
Quant aux relations avec la Libye, on l’a vu, le gouvernement a beau jeu de déclarer qu’il veut améliorer la prise en charge des migrants, mais la réalité est tout autre : beaucoup d’entre eux continuent d’être refoulés en Libye. Pour preuve, la baisse réelle des arrivées sur les côtes italiennes. Le discours des autorités italiennes est certes moins agressif que du temps de Salvini, mais l’objectif reste que la Libye maintienne les migrants sur son territoire ou les reprenne quand ils tentent la traversée.
Et au-delà du cas de la Libye, quelle est la place de l’externalisation dans la politique migratoire et d’asile de l’Italie ?
La politique d’externalisation de l’Italie associe étroitement l’UE depuis le milieu des années 2010. Elle s’est construite en plusieurs étapes. Elle a commencé en 2014, alors que l’Italie assurait la présidence de l’UE, avec la conclusion du processus de Khartoum, qui associait les États européens aux pays de la Corne de l’Afrique et des pays de transit (les deux Soudan, la Tunisie, l’Égypte et le Kenya). L’objectif affiché, pour le gouvernement italien, était la lutte contre le trafic d’êtres humains et la traite. Les ressources allouées dans ce cadre avaient donc pour objectif de bloquer les flux… et certainement pas de faciliter les migrations régulières. La première étape du processus a consisté à impliquer l’OIM et le HCR dans la création de camps pour les migrants dans les pays d’origine ou de transit, à lancer une campagne pour dissuader les candidats à l’émigration et à former les agents des polices aux frontières. Pour l’Italie, la politique européenne doit viser à exporter le contrôle des frontières vers l’Afrique, quitte à s’allier avec les dictatures… que fuient les demandeurs d’asile.
La deuxième étape s’est ouverte au sommet Union européenne-Union africaine à La Valette en décembre 2015, avec l’instauration d’un fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (FFU) destiné à « bloquer les flux de migrants » par le renforcement des contrôles aux frontières et l’identification systématique des migrants en transit. Sur le 1,8 milliard alloué au fonds, 10 millions viennent directement de l’Italie, deuxième bailleur après la Belgique ! Les fonds sont concentrés sur les routes migratoires ; 600 millions sont ainsi octroyés aux pays de la Corne de l’Afrique, l’Éthiopie étant la première bénéficiaire. Un « agenda commun » est d’ailleurs passé par l’UE avec ce pays, qui porte sur la promotion d’un système d’asile en Éthiopie, sur la création d’un mécanisme régional de contrôle des frontières avec des patrouilles conjointes et des échanges d’informations… et sur l’« engagement » de l’Éthiopie à respecter l’article 13 des accords de Cotonou (qui prévoit que les parties s’efforcent « d’assurer le respect des droits de l’homme et d’éliminer toutes les formes de discrimination fondées notamment sur l’origine, le sexe, la race, la langue et la religion »).
La troisième étape date d’avril 2016 avec le Migration Compact, une proposition du gouvernement italien de dupliquer l’accord UE-Turquie avec les pays africains placés sur la route migratoire de la Méditerranée centrale. La proposition vise à accorder des aides financières supplémentaires aux bons élèves en termes de blocage (aux frontières) et de réadmission (des expulsés d’Europe). Certains pays sont visés en priorité par les autorités italiennes : la Tunisie, le Sénégal, le Ghana, le Niger, l’Égypte et la Côte d’Ivoire. Une rencontre interministérielle est organisée entre l’Italie et des pays africains avec l’idée, pour le gouvernement italien, de réactiver le traité d’amitié passé avec la Libye de Kadhafi en 2008 en partenariat avec un « gouvernement » libyen que tous ne reconnaissent pas… Cet accord de 2008 avait en effet permis de poursuivre des refoulements pourtant condamnés par la Cour européenne des droits de l’Homme, de travailler à la construction d’un mur frontalier en partenariat avec la firme italienne Finmeccanica, de multiplier les centres de détention… toujours en activité.
La quatrième étape de la politique d’externalisation s’est jouée en juin 2016, avec la communication de la Commission européenne dans le cadre de l’Agenda européen sur la migration 1. Selon ce document, la collaboration avec les États africains se fera en deux temps : 3,1 milliards d’euros seront alloués au Fonds européen de développement (FED), le HCR, l’OIM, le G7, le G20 et le G5-Sahel étant contributeurs au plan d’investissement. Une fois de plus, ce n’est pas le développement qui est visé, mais bien le contrôle des frontières et la réadmission des expulsés. L’Agenda prévoit ainsi de mettre en place un système de biométrisation des documents d’identité et de voyage, et l’utilisation du laissez-passer européen pour faciliter les réadmissions. Seize pays africains et asiatiques sont désignés comme prioritaires, au nombre desquels ceux de la Corne de l’Afrique et du Sahara, ainsi que le Pakistan, l’Afghanistan et la Turquie. Un fonds d’aide est spécifiquement prévu pour la Libye, doté de 100 millions d’euros pour « protéger les migrants retenus dans les centres de détention libyens, améliorer les contrôles (en formant notamment les gardes-côtes) et le cadre juridique ». L’hypocrisie est entière mais c’est la première fois qu’est ouvertement officialisée l’idée de conditionner l’octroi de l’aide européenne à la collaboration sur les migrations. L’attribution des fonds de la coopération est transformée en récompense pour les « bons élèves », les autres en étant privés.
Comment les choses se présentent-elles pour l’avenir ?
Au cours de l’examen du prochain budget européen (2021-2027) créant un nouvel instrument budgétaire qui rassemblera tous les fonds d’aide au développement et d’externalisation de l’asile, les discussions ont tourné autour des « conditionnalités positives » et « des conditionnalités négatives ». Sous le gouvernement Conte 1 (avec Salvini), on jouait la carte des conditionnalités négatives, en menaçant les pays qui ne coopéraient pas de fermer les robinets de l’aide ; sous Conte 2 (sans Salvini), on s’appuie plutôt sur les conditionnalités positives, en promettant un appui aux politiques de développement qui freineraient la migration, même si au moins 10 % de l’enveloppe destinée par l’UE à l’aide au développement sont fléchés sur la gestion des migrations. La logique de l’externalisation de l’asile en relation avec l’aide au développement est bien au centre des discussions sur le futur budget européen.
Pour aller plus loin : Arci, Document d’analyse. Sécurité et migrations : entre intérêts économiques et violations des droits fondamentaux. Les cas de la Libye, du Niger et de l’Égypte, 2019 [en ligne]
1 Commission européenne, Communication relative à la mise en place d’un nouveau cadre de partenariat avec les pays tiers dans le cadre de l’Agenda européen en matière de migration, COM(2016) 385 final, 7 juin 2016.
Le cas archétypique du Niger
Pascaline Chappart, sociologue, post-doctorante Urmis-IRD
Situé au cœur de l’espace sahélo-saharien, le Niger figure depuis 2015 parmi les pays prioritaires dans l’agenda européen en matière de migrations, du fait de sa position géographique considérée par l’Union européenne (UE) comme stratégique pour le contrôle de la « route migratoire de la Méditerranée centrale » qui mène de l’Afrique centrale à la Libye. Parmi les pays d’Afrique de l’Ouest, il est le premier destinataire du Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (FFU) 1 mis en place à la suite du Sommet euro-africain sur la migration de La Valette en novembre 2015. « Chaque année, c’est plus de 100 000 migrants subsahariens qui transitent par mon pays, le Niger, en direction de l’Europe, soit l’essentiel du flux migratoire africain sur cette destination » 2, déclarait à cette occasion le président du Niger Mahamadou Issoufou. Loin d’être un simple exécutant des politiques migratoires européennes, le Niger a négocié son rôle d’allié de l’UE et de ses partenaires. Il a contribué à représenter son territoire comme un « hub migratoire », représentation susceptible de convertir les dynamiques migratoires en une « rente géographique », comme cela a pu être observé antérieurement au Maroc, au Sénégal et en Libye 3.
Le système d’asile nigérien a dès lors connu de profondes mutations. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) ont joué un rôle croissant dans l’élaboration de normes et de programmes visant à encadrer les déplacements à l’intérieur du Niger et par-delà ses frontières. L’intervention de ces acteurs extérieurs dans le champ régalien invite ainsi à questionner l’action publique à la lumière de l’externalisation du contrôle des frontières européennes.
Jusqu’alors marginale, la politisation de l’asile et de la migration au Niger révèle l’imbrication de processus politiques émanant des autorités nationales et locales, des instances européennes et des organisations internationales. Dans ce contexte, une institutionnalisation hybride émerge, redéfinissant in situ la division du travail entre ces parties.
Jusqu’en 2016, l’intervention du HCR au Niger se concentrait, dans une large mesure, sur la prise en charge humanitaire des réfugiés et déplacés internes. L’enlisement de la crise libyenne et l’attention croissante portée par l’UE aux pays dits « de transit » 4 situés au sud de la Libye ont créé un contexte favorable pour cette organisation. Le bureau du HCR au Niger s’est servi de la notion de « migration mixte » (c’est-à-dire un flux migratoire au sein duquel des personnes seraient éligibles à l’asile) pour inscrire la question de la protection dans l’approche dudit transit, et in fine étendre son champ d’intervention. En mettant en avant ce concept, il s’est doté d’un nouvel argumentaire pour se positionner dans le débat migratoire euro-nigérien 5, dans un contexte marqué par un renforcement des dispositifs de contrôle des déplacements et par la multiplication des annonces européennes en faveur d’une externalisation de l’asile sur le continent africain 6. Quelles transformations ce repositionnement du HCR au Niger a-t-il produites ?
En 2017, l’implantation d’une administration de l’asile dans la ville d’Agadez, située au nord du Niger, et la mise en place concomitante du « mécanisme d’évacuation d’urgence et de transit depuis la Libye vers le Niger » (ETM) 7 ont changé la donne et contribué à la transformation du système de protection nigérien. Incorporé aux politiques de contrôle des frontières et de gestion des migrations en direction du Maghreb et de l’Europe, l’asile est devenu un élément à part entière d’un dispositif plus global de dissuasion migratoire et de maintien des populations sur place. Comment s’est opérée cette reconfiguration, largement encouragée par l’UE et le HCR ? Comment le système de protection internationale s’insère-t-il à présent dans la politique de contrôle des frontières nigériennes et européennes ?
Les tensions liées à la politisation de la question étaient observables dans la réticence des institutions à permettre à l’observateur extérieur d’accéder à la routine quotidienne du traitement administratif des demandes d’asile. L’analyse à suivre est étayée par un travail d’enquête réalisé lors de deux séjours de trois mois à Niamey et à Agadez, en 2017 et en 2019, alliant des entretiens réalisés auprès d’agents de l’État, de salariés du HCR et d’ONG partenaires, de demandeurs d’asile et de réfugiés, à des conversations informelles et à des moments d’observation participante lorsque cela a été possible.
La notion de « migration mixte »
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Toutefois, l’application de la loi de 2015 sur le trafic illicite de migrants 9 et l’adoption de mesures de contrôle migratoire (dans le cadre du « plan Bazoum », du nom du ministre de l’intérieur d’alors 10), à l’été 2016, ont eu pour effet de rendre plus cruciale la question de la protection des personnes. Cette loi pénalise « toute personne qui, intentionnellement et pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel, assure l’entrée ou la sortie illégale au Niger d’une personne 11 » mais aussi toute personne qui faciliterait l’obtention de documents frauduleux ou le séjour irrégulier au Niger. Autrement dit, elle vise les hébergeurs et les transporteurs de migrants, considérés au début de l’application de cette loi comme irréguliers dès lors qu’ils franchissaient une frontière imaginaire tracée au nord de la ville d’Agadez. Mise en œuvre par la suite sur l’ensemble du territoire, cette loi a suscité maintes controverses au Niger (et particulièrement à Agadez), puisque, d’une part, elle a porté préjudice à toute une économie du passage dans une région très démunie en termes de ressources et d’emploi et, d’autre part, elle a remis en cause, pour les ressortissants de l’espace Cedeao 12, le principe de libre circulation. En théorie, ce texte ne criminalise pas les migrants, qui sont au contraire perçus comme victimes possibles des « réseaux criminels ». La loi charge d’ailleurs l’OIM et le HCR de leur fournir des « mesures de protection et d’assistance » : soit le « retour volontaire assisté », soit l’asile. Mais en pratique, elle a eu pour effet de « clandestiniser » les personnes qui se déplacent, rendant leur situation plus précaire et leurs parcours plus dangereux. Dès lors, la seule alternative est : accepter l’assistance proposée ou se débrouiller.
C’est dans ce contexte répressif que le HCR a implanté, en mai 2017, un bureau à Agadez pour renforcer l’administration locale de l’asile. L’organisation notait alors : « Chaque année, le Niger reçoit en moyenne 100 demandes d’asile individuelles, avec une tendance à la hausse depuis 2016 13. » Deux ans plus tard, en juillet 2019, environ 3 000 demandes d’asile étaient enregistrées. Ces chiffres sont révélateurs des changements considérables qui ont eu lieu en un temps record en matière d’asile, tant sur les plans institutionnel et financier qu’en termes de charge de travail. Ces changements résultent de l’évolution des programmes du HCR au Niger et de l’arrimage du système d’asile nigérien aux politiques européennes d’externalisation. Cette évolution a reposé, d’une part, sur l’entrée en scène de la notion de « migration mixte » par l’intermédiaire de laquelle le HCR a encouragé le Niger à « réaffirmer son espace d’asile 14 » auprès des personnes en quête de protection et, d’autre part, sur l’« extension temporaire de l’espace d’asile du Niger 15 » aux personnes libérées des centres de détention libyens dans le cadre du mécanisme de transit d’urgence (ETM). Soutenu par les orientations européennes, le HCR entend ainsi transformer le Niger en un « espace alternatif de protection et de solutions, y compris pour les demandeurs d’asile et les réfugiés qui ont échoué à rejoindre l’Europe 16 ».
Une stratégie de réduction des « risques migratoires »
Si la notion de « migration mixte » n’est pas nouvelle pour le HCR – le premier plan d’action dédié à cette question date de 2006 −, son usage dans le contexte nigérien a été légitimé par un tour de passe-passe statistique étroitement lié à la vision européenne des migrations sous l’angle de la « crise ». Selon le HCR, parmi les différentes nationalités (guinéenne, nigériane, centrafricaine, gambienne surtout) des personnes traversant le Niger pour rejoindre les côtes italiennes en 2017, 20 % d’entre elles ont obtenu une protection en Italie et 30 % dans l’UE 17. Et sur les 118 000 personnes arrivées par la mer en Italie après avoir transité par le Niger et la Libye, 23 % de celles originaires d’Afrique de l’Ouest ont bénéficié d’une protection. Aussi, l’objectif annoncé est-il de faire en sorte que les personnes en quête de protection s’épargnent désormais le coût et les dangers des traversées du Sahara, de la Libye et de la Méditerranée : prises en charge par le HCR qui les accompagnerait dans la procédure d’obtention de l’asile au Niger, certaines d’entre elles auraient ensuite la possibilité de prétendre à la réinstallation en Europe ou ailleurs.
Cette campagne en faveur de l’asile au Niger a été étroitement associée à la promotion de « mesures alternatives à des voyages périlleux » et s’est inscrite dans la « stratégie de réduction des risques en Méditerranée centrale 18 » du HCR. En ce sens, elle rejoint le discours de dissuasion visant la traversée du désert comme de la Méditerranée, déjà porté par l’OIM dans le cadre de ses programmes d’assistance au retour.
C’est d’ailleurs dans les centres de transit 19 de l’OIM qu’a été institué, en 2016, un mécanisme d’identification et de référencement au HCR des personnes susceptibles de relever du droit d’asile : l’offre d’aide au retour sert ainsi de filtre pour accéder à la procédure d’asile dès lors que le retour semble problématique. Par la suite, d’autres acteurs humanitaires tels que la Croix-Rouge nigérienne, Médecins du Monde, l’International Rescue Committee et des ONG locales ont rejoint ce dispositif de référencement au sein des ghettos où sont hébergées les personnes en route vers la Libye et l’Algérie.
En mars 2017, un mémorandum d’entente a conforté ce dispositif tout en l’inscrivant explicitement « dans le contexte des flux migratoires mixtes au Niger 20 ». Il prévoit notamment le soutien du HCR à la formation des agents chargés de statuer sur les demandes, à la documentation et la préparation des dossiers avant et pendant leur examen par la CNE, ainsi qu’à la mise à jour de la base de données sur les réfugiés et les demandeurs d’asile. En outre, le HCR s’engage à prendre en charge pendant quatre mois (délai imparti à la CNE pour statuer selon les termes de cet accord) la subsistance et l’hébergement des demandeurs d’asile. Enfin, il est chargé de soumettre aux pays tiers intéressés les cas de personnes susceptibles 21 de bénéficier d’une réinstallation, c’est-à-dire d’une admission dans un pays d’asile autre que celui qui a octroyé une première protection. Jusqu’alors, cette possibilité était quasi inexistante au Niger 22.
Dans ses priorités pour 2018, le bureau du HCR annonçait donc vouloir « plaider pour que la protection internationale et la recherche de solutions soient prises en compte dans les mouvements mixtes, notamment la réinstallation et d’autres solutions légales pour éviter les migrations irrégulières 23 ».
Le Canada et les États-Unis ont répondu favorablement à cet appel de même que l’UE qui a annoncé un quota de 800 places de réinstallation réservé aux personnes ayant déjà obtenu le statut de réfugié en dehors d’ETM 24. Soutenue par le HCR, l’association française Forum Réfugiés-Cosi s’est également installée à Niamey, à l’été 2017, pour développer des « voies de migrations complémentaires », qui cependant peinent à se concrétiser 25.
La médiatisation faite autour du dispositif, somme toute marginal, de réinstallation, a contribué, dans un contexte de contrôle migratoire renforcé, voire d’hostilité envers les étrangers tant au Niger qu’au Maghreb, à associer la demande d’asile au Niger à une possibilité d’accéder à l’Europe. Parmi les demandeurs d’asile rencontrés à Agadez, plusieurs caressaient cet espoir. Mais, face à l’attente prolongée de l’aboutissement d’une procédure au résultat incertain, ils envisageaient aussi la possibilité de repartir plus au nord, en Algérie, en Libye ou au Maroc et puis peut-être un jour en Europe. Pour certains, le sentiment de dépossession face à la dépendance envers les organisations humanitaires et l’absence d’autres opportunités les amenaient à envisager de rebrousser chemin. Si la réinstallation constitue un horizon possible après l’obtention du statut de réfugié au Niger, le nombre de places ouvertes reste aussi dérisoire qu’aléatoire, et soumis au bon vouloir des pays concernés.
En soutenant l’accès à la protection et à l’intégration des réfugiés au Niger, le HCR organise un système de filtrage qui contribue in fine à l’objectif européen de réduire les arrivées à ses frontières voire, il se fait le relais en amont d’une politique de tri des demandeurs d’asile susceptibles d’être réinstallés.
Déterritorialiser l’examen des demandes d’asile
L’imbrication du système d’asile nigérien avec les orientations politiques portées tant par le HCR que par les États membres de l’UE a également été renforcée avec la mise en place du mécanisme de transit d’urgence au Niger (ETM) pour les demandeurs d’asile enfermés dans des centres de détention libyens. L’accord conclu entre le Niger et le HCR en décembre 2017 souligne d’ailleurs que « la majorité de ces personnes sont venues en Libye après avoir transité par plusieurs pays, y compris la République du Niger 26 ».
Partant du constat selon lequel nombre de détenus en Libye sont en situation de très grande vulnérabilité et peuvent prétendre au statut de réfugié, mais que l’instabilité politique empêche l’organisation sur place d’un programme de réinstallation, l’idée de délocaliser cette opération dans des pays voisins a germé au sein des représentations du HCR au Niger et en Libye au printemps 2017. Le HCR avait d’ores et déjà expérimenté un tel mécanisme, notamment pour un millier de Tutsis de la République démocratique du Congo évacués au Cameroun et au Bénin avant d’être réinstallés à la fin des années 1990, ou encore pour 4 500 réfugiés de Bosnie-Herzégovine et de Croatie transférés en Roumanie de 1999 à 2002 pour qu’y soit examinée leur demande de réinstallation. Arguant de l’insuffisance et de la complexité des procédures de réinstallation d’urgence pour les personnes qui encourent un danger immédiat, le HCR avait engagé, en 2007, une réflexion sur la mise en place de lieux d’évacuation et de transit temporaire en vue d’une réinstallation ultérieure 27. Entre 2008 et 2009, trois « centres de transit d’urgence » ont ainsi vu le jour en Roumanie, en Slovaquie et aux Philippines, consacrant ainsi cette politique de sas, et in fine la possibilité d’une déterritorialisation de l’examen des demandes d’asile.
L’initiative du HCR pour les détenus en Libye a coïncidé avec les annonces européennes en faveur de la délocalisation de l’examen des demandes d’asile en vue d’une réinstallation. Le 27 juillet 2017, le président français, Emmanuel Macron, a invité les membres de l’UE à « aller traiter les demandeurs d’asile au plus près du terrain, dans l’État tiers le plus sûr, proche justement des États d’origine 28 ». Quelques jours auparavant, lors de la réunion à Tunis du groupe de contact sur la route migratoire en Méditerranée centrale, le HCR avait défendu l’idée de créer des dispositifs de sélection de personnes en route vers l’UE via la Libye dans des pays tels que le Mali, le Niger, le Burkina Faso, l’Éthiopie, le Tchad et le Soudan 29. Le 28 août 2017, à la conférence de Paris, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie ont souscrit à ce principe en proposant l’organisation de « missions de protection » auprès des personnes « les plus vulnérables » sélectionnées par le HCR : par ce biais, il s’agissait aussi de « prévenir les effets de déplacements additionnels de populations, principalement en ayant recours à des listes fermées de candidats à la réinstallation 30 ». Par ailleurs, l’indignation mondiale suscitée par un reportage de CNN diffusé à la mi-novembre 2017 sur les conditions de détention et d’exploitation des étrangers en Libye a également contribué à bousculer les agendas politiques et à redéfinir à court terme les priorités de l’action politique de la communauté internationale. Loin d’être récente, et déjà bien documentée, cette situation est alors apparue comme intolérable, légitimant ainsi l’évacuation massive des étrangers au moyen de « retours humanitaires » en charters organisés par l’OIM et l’évacuation programmée de 3 800 demandeurs d’asile au Niger avant la fin de 2020.
Des fonds de l’UE sont venus soutenir ce nouveau narratif sur le rôle à faire jouer au Niger en matière d’asile. Le Programme pour le développement et la protection régionale, conçu initialement pour promouvoir et renforcer l’accès à l’asile dans les pays d’Afrique du Nord et de la Corne de l’Afrique, a ainsi été étendu au Niger dès 2016 31. Il visait à faciliter l’accès à la procédure, les conditions d’accueil et l’assistance aux demandeurs d’asile. L’année suivante, le programme « Protection et solutions durables pour les migrants et les réfugiés le long de la route de la Méditerranée centrale », financé par le Fonds fiduciaire d’urgence (FFU), confortait cette orientation. La description de ce programme offre un aperçu de l’investissement du HCR dans l’administration de l’asile au Niger : « Vu l’absence d’un système d’asile fonctionnel au Niger, le HCR continue d’investir massivement dans le renforcement du système national de détermination du statut de réfugié par l’attribution directe de ressources financières et humaines afin de le rendre opérationnel et efficace. La formation, le partage d’informations et l’encadrement de la Direction générale de l’état civil, des migrations et des réfugiés (DGECMR) et de la Commission nationale d’éligibilité (CNE) ont été assurés. Des missions temporaires d’appui et d’assistance en matière de gestion de programmes, d’administration et de protection ont été requises auprès des bureaux extérieurs pour soutenir les capacités opérationnelles du HCR au Niger dans l’exécution de l’ETM, pesant lourdement dans le budget administratif. Des agents ont été déployés pour soutenir l’opération ETM au Niger (en particulier pour soutenir le processus conduisant à la soumission des demandes de réinstallation) 32. »
Au cours de l’année 2018, le nombre d’agents de la direction affectés à l’administration des demandes d’asile a augmenté et dix fonctionnaires ont été recrutés, sur financement du HCR. Formés par cette organisation, cinq d’entre eux ont été affectés à l’antenne d’Agadez de la DGECMR (voir encadré p. 99). Jusqu’alors, seuls deux agents intervenaient ponctuellement dans l’enregistrement des demandes d’asile dont le traitement était effectué à Niamey. Aux dires du directeur des réfugiés à Niamey, la CNE ne s’était pas réunie en 2016. Une session a été organisée en 2017, huit en 2018 et deux au cours du premier semestre 2019. L’évolution de la fréquence des sessions ne tient pas seulement au nombre de demandes d’asile à traiter : elle tient aussi au soutien matériel et aux financements accordés par le HCR pour que celles-ci puissent avoir lieu soit à Niamey, soit en région − un coût que les maigres ressources de cette administration ne pouvaient jusqu’alors prendre en charge. Dans un document détaillant les avancées de son programme en matière de « migration mixte », le HCR précisait en effet : « En dépit du nombre relativement faible de demandes d’asile reçues ces dernières années, le temps d’examen est excessivement long (en moyenne de 19 mois). Soutenus par le HCR, la réforme en cours du processus de détermination du statut de réfugié et le renforcement des capacités ont déjà eu un impact encourageant sur la qualité des sessions de la Commission nationale d’éligibilité et des décisions prises au cours de l’année passée, et contribué à une certaine amélioration du délai d’examen des demandes d’asile 33. »
En somme, l’évolution du régime de protection au Niger est révélatrice des ajustements visant à l’aligner sur les orientations politiques européennes. Si l’administration nigérienne bénéficie d’une visibilité nouvelle dont elle tire un certain capital social et politique, les logiques politiques à l’œuvre génèrent de nouvelles relations de pouvoir mais aussi des résistances internes. Les écarts entre le dispositif ETM tel que défini sur le papier et sa mise en pratique cristallisent les conflits de valeurs, de normes et les justifications concurrentes qui sous-tendent cette politique d’« extension de l’espace d’asile » nigérien.
Quand le mécanisme se grippe
« On l’a d’abord appris par les médias et puis de façon verbale par le HCR. On a fait une demande de détails… Le HCR nous a approchés après que les autorités aient accepté le principe des évacuations. Il n’y a rien de défini pour le moment mais un groupe de travail sera mis en place. On n’a pas été trop informés des conditions, des préalables à cet accord de principe… Mais nous avons déjà des directives du ministère de l’Intérieur qui nous ont été données pour ce groupe de travail et que l’État nigérien veut que l’on respecte. Le Niger n’est qu’une zone tampon, donc ces personnes n’ont pas vocation à venir s’installer ici. Le HCR va les faire venir ici pour étudier avec nous les cas et procéder à leur réinstallation dans des pays tiers. Bon, c’est une question très sensible et, jusqu’à présent, on n’a pas toutes les informations » (Direction générale de la migration, 19 octobre 2017).
Ce fonctionnaire de la direction générale de la migration à Niamey expliquait, non sans un certain malaise, le processus « hautement politique » qui a présidé à l’acceptation par son gouvernement, en août 2017, du principe d’évacuation sur son territoire de demandeurs d’asile détenus dans les prisons libyennes. « Imaginez-vous la beauté de ce couloir humanitaire dans un monde qui se ferme. L’UE a peur et en Afrique, le pays le plus pauvre s’ouvre… », s’enthousiasmait pour sa part la représentante du HCR au cours d’un entretien mené le 7 novembre, annonçant la première évacuation depuis la Libye vers le Niger dans les prochains jours. Le 11 novembre 2017, 25 personnes originaires d’Érythrée, d’Éthiopie et du Soudan arrivaient à Niamey 34. Les termes de l’accord entre le HCR et le gouvernement étaient alors en cours de discussion.
Conclu en décembre 2017, celui-ci a été présenté par le HCR « non pas seulement comme un cadre légal » mais comme une « voie vers la liberté et la dignité 35 », mettant en avant le principe humanitaire consistant à « sauver des vies » et la générosité de l’accueil du Niger. Sont laissés de côté tant la dimension infime de ce dispositif au regard du nombre de personnes éligibles en Libye que le caractère discrétionnaire et aléatoire de la procédure de réinstallation réservée aux personnes jugées les « plus vulnérables ».
Intégralement financé par l’UE, ce coûteux dispositif 36 a alors été érigé en priorité par la représentation du HCR à Niamey dont l’intense activité médiatique et diplomatique a néanmoins suscité la réprobation de certains agents. Ces derniers considéraient ce programme comme un « fardeau supplémentaire » pour le Niger, lequel accueillait déjà des milliers de déplacés et de réfugiés. Certains déploraient aussi la concurrence qu’il provoquait entre les personnes relevant de son mandat. D’autres encore pointaient la dépendance aux financements européens et le paradoxe de cette « relation malsaine » : l’obtention de nouveaux crédits de l’UE était en partie subordonnée à l’accomplissement des objectifs chiffrés de réinstallation, largement soumis au bon vouloir des États de l’UE.
De son côté, le gouvernement nigérien a gagné en capital politique au sein de la communauté internationale en se présentant comme un pays d’accueil, soucieux du respect des droits de l’Homme, et il a ainsi consolidé sa place dans la sphère diplomatique, tant à l’échelle régionale qu’internationale (présidences de la Cedeao et du G5 Sahel en 2018, élargissement en 2019 de la carte des représentations diplomatiques au Canada, aux Émirats arabes unis, à l’Italie, au Royaume-Uni, à la Russie et au Soudan, entrée en 2020 au Conseil de sécurité de l’ONU en tant que membre non permanent). Il a, dans un premier temps, été le seul État à répondre à l’appel du HCR. Les négociations engagées avec le Burkina Faso n’avaient pas abouti en juillet 2020, non plus que le projet de recourir à des « centres de transit d’urgence » au Costa Rica, au Guatemala et au Salvador, pour une éventuelle orientation des personnes évacuées vers le Canada, l’Argentine, le Chili et l’Uruguay 37. L’extension du mécanisme au Rwanda n’a quant à elle été effective qu’en septembre 2019.
Selon les termes de l’accord relatif à l’ETM, ces évacuations de demandeurs d’asile visent à « finaliser l’examen de leurs cas en vue d’une solution ultérieure dans un pays autre que la République du Niger » 38. La sélection des personnes évacuées enlève à l’État nigérien la prérogative de décider qui est autorisé à entrer sur son territoire. Le HCR justifie cette entorse en mettant en avant un principe de réalité. Le rôle de ses équipes en Libye est, quoi qu’il en soit, extrêmement limité 39, l’accès aux demandeurs d’asile dépendant du bon vouloir de leurs interlocuteurs dans les lieux de détention où il leur est permis de se rendre :
« Il faut démystifier notre travail en Libye. Ce n’est pas grand-chose. Il faut aussi se défaire de l’illusion d’un État libyen qui contrôlerait sa population, son territoire. Sur le terrain, la réalité est différente. Il y a des problèmes éthiques qui se posent aux collègues car pour être autorisé à accéder aux personnes, on parle à des gens armés. Il n’y a aucune condition de confidentialité donc on hésite aussi à poser des questions car on sait qu’en cas de "mauvaise réponse", les personnes peuvent faire l’objet de représailles » (UNHCR, 9 janvier 2018).
En outre, sont uniquement éligibles les personnes issues de l’un des neufs pays considérés par les autorités libyennes comme producteurs de réfugiés (Éthiopiens Oromo, Érythréens, Irakiens, Palestiniens, Somaliens, Syriens, Soudanais et Soudanais du Darfour, Yéménites). Dans le cadre du partenariat entre l’État du Niger et le HCR, il avait été exclu d’accueillir les Irakiens, les Syriens et les Palestiniens. Cette limitation semble avoir fait l’objet d’une négociation puisque quelques ressortissants de ces pays étaient installés à Niamey, dans l’attente d’une réinstallation. En somme, le principe humanitaire visant à sauver des vies ne prime pas sur le respect de la souveraineté nationale et sur les logiques diplomatiques qui président à la définition de l’asile.
Le premier contingent d’évacués avait été placé sous le mandat du HCR ; mais les personnes qui leur ont succédé n’ont pu échapper à une longue et fastidieuse procédure d’asile au Niger. De la part du HCR, les motifs de cette évolution jouent sur deux registres : d’une part, le respect du principe de souveraineté du Niger et, d’autre part, la valorisation du processus d’apprentissage de l’administration qui serait ainsi mieux préparée pour faire face à d’éventuels afflux massifs :
« La personne est d’abord sous la protection du Niger, avec la CNE. Un de nos grands projets, c’est de créer les capacités de la CNE et donc que le Niger accueille aussi » (UNHCR Niger, 7 novembre 2017).
En pratique, le dispositif « accéléré » mis en place dès juin 2018 révèle l’ambivalence du rôle du HCR, pris dans des objectifs contradictoires de célérité du traitement de dossiers et d’appui à l’administration nigérienne, le tout sans empiéter sur les prérogatives de l’État :
« C’est une question de respect de la souveraineté. Les évacués devaient passer par la CNE donc cela a été géré comme cela pendant quelque temps. Mais c’était très lourd pour cette administration de supporter cela. Donc, d’un commun accord avec le gouvernement, pour les cas vraiment "easy", où il n’y a pas de couac, dont le récit est clair, on commence le processus de réinstallation avant que la CNE n’ait statué. Donc on cherche la fluidité et on a modifié ce qui était prévu. Si on n’est pas sûr, on le dit à la CNE : "C’est à vous de voir". Donc c’est d’abord à la CNE puis au Comité de recours de juger. […] Si toutes les personnes étaient placées sous le mandat du HCR, cela serait effectivement plus rapide mais l’objectif d’ETM, c’est aussi d’aider le système nigérien à se confronter à des situations similaires pour le futur » (UNHCR Niger, 11 avril 2019).
Pourtant, par-delà ce discours, c’est plutôt une forme d’ingérence qui se dessine. Au bureau ETM du HCR, les fonctionnaires nigériens sont en effet encadrés et placés sous son autorité. Un représentant de la CNE précisait d’ailleurs que l’élaboration des dossiers est assurée par le HCR et non par les agents de la direction des réfugiés. Si cet arrangement traduit l’immixtion du HCR dans le travail quotidien de l’administration, le principe de loyauté de cette dernière envers les décisions du gouvernement semblait primer dans le propos du représentant de la CNE : cette « facilité » est en effet prévue par l’accord de décembre 2017.
Accélérer le rythme des réinstallations
Plus visible, l’une des principales sources de tension réside dans la durée du « transit » et le nombre d’évacués que le Niger accepte de recevoir sur son sol. Sur ce sujet, les termes de l’accord initial précisent : « Le nombre total de personnes évacuées et accueillies temporairement sur le territoire de la République du Niger ne pourra à aucun moment excéder le plafond de six cents (600) personnes. Toutefois, en cas d’urgence humanitaire, le Comité technique […] pourra se réunir pour émettre un avis sur le dépassement de ce plafond. […] Le Gouvernement du Niger prend les mesures nécessaires aux fins de permettre aux personnes évacuées de résider légalement sur son territoire pour une période qui n’excédera pas six (6) mois. Le HCR pourra solliciter, à titre exceptionnel, la prorogation de cette autorisation de séjour une fois, sur une base individuelle 40. »
Jugeant trop lent le rythme des réinstallations, le gouvernement nigérien a bloqué les évacuations de Libye entre mars et mai 2018. Durant l’année 2018, le nombre d’évacués hébergés à Niamey dépassait parfois 1 800 personnes. En juillet 2018, le président du Niger avait d’ailleurs profité du sommet de l’Union africaine pour interpeller la communauté internationale et l’UE à ce sujet : « L’essentiel c’est que les gens ne restent pas longtemps au Niger, il faut que le transit au Niger se passe très vite, que le temps soit minimal, c’est la seule condition que nous posons 41. » Peu de temps auparavant, Filippo Grandi, Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés, et Vincent Cochetel, envoyé spécial du HCR pour la situation en Méditerranée centrale, s’étaient rendus au Niger pour tenter d’apaiser le mécontentement des autorités et trouver un accord 42. Au nord du pays, les dissensions suscitées par l’arrivée de 2 000 hommes, femmes et enfants, pour la plupart des Soudanais du Darfour qui avaient fui par leurs propres moyens les violences en Libye et avaient trouvé refuge à Agadez fin 2017, poussaient les autorités centrales à agir et à tenter de négocier leur sortie vers l’Europe.
Le 18 avril 2019, le ministre de l’intérieur a de nouveau menacé d’empêcher le départ d’un vol d’évacuation de Libye, à la demande du président de la République, qui souhaitait que la limite de 1 000 évacués hébergés soit respectée. À cette époque, certaines des personnes rencontrées attendaient l’aboutissement de leur procédure depuis neuf mois, voire plus. Si des amendements ont été apportés à l’accord initial pour porter le « plafond » de 600 à 1 000 puis 1 500 personnes, il semblerait que les négociations se soient faites, dans une large mesure, sans la collégialité prévue par l’accord.
À Niamey, une vingtaine de cases de passage ont été aménagées dès le début du dispositif. La présence d’un millier d’Érythréens, d’Éthiopiens et de Soudanais dans le quartier du Plateau et ses alentours, secteur de concentration des administrations et des villas de la classe supérieure, ne passait pas inaperçue. Leurs usages vestimentaires et leur façon d’être (mixité des groupes, religion, déplacements en nombre, etc.) étaient perçus comme un trouble à l’ordre social, une atteinte aux normes qui prévalent au Niger. Aussi, la décision d’ériger un camp éloigné de la ville relève-t-elle tout autant de considérations d’ordre politique émanant des autorités que d’ordres financier et logistique propres au HCR. Parmi les ONG partenaires de ce dernier, nombreuses sont celles qui démentent l’argument d’une réduction des coûts, au vu de la distance à parcourir et de l’absence d’accès aux services de base dans la localité choisie. Cette mise à distance du camp à une quarantaine de kilomètres de la capitale est aussi une façon, pour les autorités, d’engager le HCR dans la construction d’infrastructures dont l’État bénéficiera à terme.
Dans ce mécanisme de transit qui semble grippé, c’est finalement la question du sort des personnes déboutées de leur demande d’asile ou non réinstallées qui émerge. Au sein de l’administration nigérienne, les interlocuteurs insistaient sur le fait que le Niger n’est en premier lieu qu’une « zone tampon ». L’hypothèse d’un refoulement en Libye n’était pas envisagée et l’expulsion vers le pays d’origine paraissait peu probable, à moins de recourir à l’OIM pour l’organiser. Dès lors, l’épuisement des voies de recours et l’éventualité d’une régularisation, pour d’autres motifs que l’asile, entrent en considération. Au HCR, un agent tendait à minimiser la question qui, selon lui, ne concernait en avril 2019 pas plus de 2 % des 2 782 personnes évacuées. L’organisation considérait néanmoins que l’instance de recours contre les décisions de refus n’était pas opérationnelle et nécessitait un encadrement plus poussé. De ce fait, le HCR bloquait la notification des décisions de rejet pour empêcher que le délai de saisine de 60 jours fixé par la loi ne coure. En juin 2019, la refonte des procédures d’appel était en cours de négociation, ne fût-ce que pour trouver une solution juridique pour les personnes dont la demande de réinstallation traitée selon la procédure accélérée (c’est-à-dire sans passer par une demande d’asile auprès de la CNE) n’avait pu aboutir. Et « tout le monde a intérêt à ce que cela marche », comme l’observait le directeur des réfugiés à Niamey : « Pour ces cas, la réinstallation est la règle générale et c’est pour ça qu’on s’est engagé et c’est pour ça que le HCR s’est engagé aussi. Vous savez, la mise en œuvre peut aboutir à des difficultés. L’idéal est que tous ces gens soient réinstallés, mais on sait que ce n’est pas vrai. Nous, jusqu’à présent, nous fondons toujours l’espoir que la réinstallation va suivre la célérité prévue par le mécanisme. Comme le MoU [Memorandum of Understanding, accord du 20 décembre 2017] a prévu que certains dossiers passent devant la CNE, la CNE peut rejeter. Si elle rejette, le droit est d’aller au Comité des recours et d’aller au Conseil d’État. Et s’il y a confirmation, deux possibilités se présentent, soit accepter les conditions de séjour [carte de séjour], soit faire le retour volontaire via le mandat de l’OIM. Pour ceux qui ne sont pas dans la procédure CNE, ils sont au terme de la procédure de réinstallation depuis deux ans. Nous sommes en train d’élaborer des procédures de SOP [Standard Operating Procedures] pour voir au cas par cas. Tout le monde a intérêt à ce que cela marche » (Direction des réfugiés, 7 juin 2019).
S’il est difficile de présager de l’avenir réservé aux déboutés, des ONG (comptant parfois parmi les partenaires du HCR dans la gestion quotidienne de ce « transit d’urgence » des personnes évacuées de Libye) envisageaient, en avril 2019, d’engager un plaidoyer auprès du HCR et du gouvernement pour obtenir la régularisation de quelques déboutés qui attendaient au Niger depuis plus d’un an, sans que personne ne soit en mesure de leur fournir une quelconque réponse sur leur sort. L’accord relatif à l’ETM stipule en effet que le Niger « n’est pas opposé au principe d’accorder l’asile à un nombre très réduit de bénéficiaires du mécanisme, si toutefois cette option reste exceptionnelle et mise en œuvre en dernier recours, après épuisement des autres solutions possibles 43 ».
Plusieurs groupes de personnes évacuées ont organisé, depuis 2018, des manifestations ou des sit-in à Niamey, devant les bureaux du HCR ou à proximité des ambassades (celles de France et des États-Unis notamment) comme au sein du camp où elles sont hébergées. Des requêtes individuelles et collectives ont également été adressées aux ambassades et au HCR, à l’exemple du courrier rédigé en mars 2019 par un collectif de « réfugiés en quête de solution durable » [refugees seeking durable solution] 44 formé par près de 300 personnes originaires d’Érythrée, d’Éthiopie et de Somalie alors bloquées depuis plus d’un an à Niamey. En voici un extrait : « We are seeing different faces from the UNHCR. We came here for emergency transit where there is no emergency going on […]. This is not what we were expecting. We never came to ask for asylum in Niger. The UNHCR brought us here as a transit for third country. […] We need solution. We appeal for justice. We call the world for support. » [Traduction personnelle : « Nous sommes confrontés à différents visages du HCR. Nous sommes venus ici dans le cadre du transit d’urgence mais il n’y a aucune célérité dans le traitement de nos situations. […] Ce n’est pas ce à quoi nous nous attendions. Nous ne sommes jamais venus pour demander l’asile au Niger. C’est le HCR qui nous a amenés ici pour transiter vers un pays tiers. […] Nous avons besoin d’une solution. Nous demandons justice. Nous en appelons à l’aide de la communauté internationale »].
Qu’il s’agisse de dénoncer ce « transit d’urgence » qui s’éternise, l’opacité des procédures ou encore des pratiques perçues comme discriminatoires dans le traitement des demandes d’asile et de réinstallation, ces formes de contestation plurielles avaient en commun de rendre compte de situations vécues comme un abandon, autant d’expériences qui partageaient une même revendication de justice et de reconnaissance de leurs droits pour rompre avec l’incertitude quant à leur devenir.
Fin décembre 2019, sur les 3 080 personnes transférées à Niamey depuis novembre 2017, 2 310 d’entre elles avaient été réinstallées après une procédure aussi longue qu’opaque, jalonnée par de multiples entretiens pour la détermination du statut de réfugié auprès du HCR et de la CNE, par la constitution du dossier de réinstallation puis par son examen tant au regard du droit d’asile que des critères de sélection adoptés (la nationalité et l’âge par exemple), et notamment sur le plan sécuritaire par les administrations des pays visés.
Présenté initialement par le HCR comme le « seul corridor possible » pour évacuer et protéger les personnes détenues en Libye 45, ce programme est révélateur des enjeux politiques multiples et parfois contradictoires qui pèsent sur la définition de l’asile au Niger. La politisation de ce « transit d’urgence » qui s’éternise s’observe dans les négociations quotidiennes avec les hautes autorités de l’État au détriment des organes censés réguler ce dispositif. Paradoxalement, le motif du renforcement de l’État en matière d’asile va de pair avec une forme d’ingérence du HCR, d’un empiètement sur les prérogatives régaliennes. Pour autant, les évacuations ont, à la demande des autorités nigériennes, nettement ralenti au cours de l’année 2019, faute que les pays de réinstallation 46 se soient engagés à faciliter les admissions sur leurs territoires.
Des arrivées inattendues
« Quand on s’est installé, cela a suscité beaucoup de questions. "Pourquoi le HCR vient ici ?" L’OIM est connue à Agadez mais les autorités régionales ne comprenaient pas le rôle du HCR dans ce flux migratoire. "Est-ce qu’on ne va pas se sentir envahis ?" C’est aussi une question qui a été posée ici, et même au niveau des ministres. Ce sont des enjeux politiques. Même l’OIM n’était pas très pour que l’on soit là, pour qu’on rentre dans son centre, qu’on joue notre rôle dans l’identification des personnes en besoin de protection parmi les rapatriés de Libye et d’Algérie… » (UNHCR Agadez, 20 novembre 2017)
À partir de 2015, la région d’Agadez a été l’une des principales cibles des politiques européennes en matière de contrôle migratoire, au point d’être considérée par certains représentants européens au Niger comme la « nouvelle frontière de l’UE ». La loi de 2015 sur le trafic illicite de migrants a été vécue localement comme un traumatisme : l’interdiction du transport des migrants a mis des milliers de personnes au chômage et entraîné des pertes de revenus considérables pour les citoyens comme pour les autorités et les notables locaux. La remise en cause de cette économie du passage a été ressentie comme une mesure prise par le pouvoir central et étroitement associée aux promesses financières de l’UE. La médiatisation de la région comme d’un « hub migratoire » et le défilé des personnalités diplomatiques européennes – avec son cortège de journalistes et de chercheurs – ont placé la migration au cœur de l’agenda, dans un contexte où la population doit faire face à la pauvreté.
En outre, toujours à partir de 2015, les convois d’expulsés d’Algérie n’ont fait qu’augmenter. Si un accord avait été conclu avec le Niger, en décembre 2014, pour qu’il organise le rapatriement de ses citoyens en proie au dénuement, l’Algérie a abandonné à sa frontière des milliers de ressortissants d’Afrique de l’Ouest et centrale. En mars 2016, l’OIM a décidé de mettre fin à l’accueil des expulsés nigériens dans son centre de transit et de ne plus prendre en charge leur transport. Cette différence de traitement a été très mal perçue par les administrations locales, censées, avec peu de moyens, organiser régulièrement le retour de plusieurs centaines de personnes vers leur localité. Au gouvernorat d’Agadez, le responsable pour ces retours dépeignait ainsi les étrangers pris en charge par l’OIM comme des « nantis » voyageant avec des « compagnies de transport de luxe ». Dans le même temps, les pouvoirs locaux imputaient aux migrants la responsabilité d’une dégradation des mœurs et de la salubrité publique, ainsi qu’une surconsommation des ressources naturelles. Plus globalement, la focalisation sur la question migratoire a suscité l’incompréhension, nourri un sentiment d’injustice et alimenté le ressentiment né des promesses non tenues de l’UE en matière de développement. En somme, ce contexte a contribué à la montée de tensions sociales qui, parfois, chez une minorité, s’exprimait par des discours aux accents xénophobes.
À la fin de l’année 2017, l’arrivée à Agadez de centaines de personnes venues de Libye et du Tchad, le plus souvent des Soudanais du Darfour, a provoqué la suspicion des autorités et de la population. De son côté, le HCR a mis en place une assistance d’urgence pour tenter de répondre aux besoins de ces nouveaux arrivants non prévus, et a enregistré, début 2018, plus de 2 000 demandeurs d’asile. De nombreuses personnes se retrouvaient à la rue, campant aux abords des locaux de la direction régionale de l’état civil et des réfugiés. Outre plusieurs villas réservées en priorité à l’accueil des personnes considérées comme vulnérables, un ensemble d’abris dénommé « centre d’hébergement solidaire » fut construit en ville afin d’y héberger respectivement les hommes, les femmes et les mineurs isolés.
Pris dans les enjeux sociopolitiques locaux, ces nouveaux arrivants ont subi une véritable délégitimation de leur présence, et leur situation de demandeurs d’asile en a été décrédibilisée. Bien que l’on compte également des ressortissants d’Afrique de l’Ouest et centrale parmi eux, l’attention politique s’est focalisée sur « les Soudanais ». Considérés comme de « faux réfugiés », ils ont été présentés comme des combattants des milices libyennes et des criminels en puissance, ou encore comme des concurrents étrangers venus travailler dans l’orpaillage illégal. Le récit du parcours de certains d’entre eux laisse plutôt entrevoir une vie rythmée, depuis une quinzaine d’années, par la fuite face aux violences, l’errance de camp en camp, l’espoir d’accéder un jour à une vie stable où l’on se sent en sécurité. Les Soudanais ont en quelque sorte cristallisé tous les stigmates attribués à l’étranger.
Cette délégitimation renvoie aussi à un enjeu pour le pouvoir local : celui d’affirmer son autorité dans la gestion de la cité et de se poser comme un interlocuteur incontournable dans le traitement de l’accueil et de l’installation de nouvelles populations. En mai 2018, près de 140 demandeurs d’asile soudanais ont été expulsés d’Agadez et conduits jusqu’à Madama, à proximité de la frontière libyenne. Certains sont repartis en Libye, d’autres ont pu payer le trajet de retour à Agadez. Ces dissensions ont poussé le pouvoir central à agir, par l’intermédiaire du ministère de l’intérieur : une centaine de demandeurs d’asile ont été transférés à Niamey et l’examen des demandes d’asile des Soudanais a été bloqué. Une situation sur laquelle le HCR n’avait, semble-t-il, que peu de prise, à en croire le constat dressé par l’un de ses représentants l’année suivante :
« On n’a aucune idée des délais. Le cas d’Agadez est un petit peu spécifique, ils font en sorte que cela traîne. Même à Niamey, cela n’a jamais traîné comme cela. C’est le gouvernement qui fait remonter les dossiers. On n’a aucun moyen de pousser le processus. » (UNHCR Agadez, 18 avril 2019)
Le cas de ces Soudanais a ainsi fait l’objet d’un traitement à part, en marge des dispositions prévues par la loi sur l’asile, rejaillissant sur l’ensemble des demandeurs. Cette situation a également créé le malaise parmi les agents de la direction de l’état civil et des réfugiés, aux prises avec les contradictions entre le droit, le politique et l’empathie qu’ils pouvaient éprouver pour les étrangers ainsi marginalisés et placés sous étroite surveillance, comme l’indiquera cet autre témoignage :
« La difficulté, c’est qu’ils n’ont pas de documents. Pour les cas d’Agadez, actuellement ils n’ont aucun papier qui les lie avec l’État car la procédure veut qu’il y ait délivrance d’une attestation de dépôt de demande d’asile. Mais, pour le moment, on n’est même pas autorisé à délivrer ça. J’ai suggéré à notre hiérarchie qu’ils nous fassent des laissez-passer pour qu’ils puissent circuler, pour respecter le principe de liberté de circuler. On a eu le cas de Pakistanais qui voulaient aller à Arlit pour vendre des téléphones mais la police les a fait descendre à la barrière, à la sortie de la ville. Donc j’ai appelé le directeur général des réfugiés. Bon, jusqu’à présent, on n’a pas de réponse. Mais nous qui sommes en contact avec eux, ça fait pitié » (direction régionale de l’état civil, des migrations et des réfugiés [DRECMR] d’Agadez, 23 avril 2019).
Face à ces multiples blocages, plusieurs centaines de personnes, lasses d’attendre, ont choisi de repartir en Libye, au Tchad, en Algérie ou encore d’aller s’installer ailleurs au Niger. En avril 2019, la plupart des demandeurs d’asile rencontrés n’avaient pu aller au-delà de l’enregistrement auprès de la direction de l’état civil qui leur avait attribué un numéro de dossier.
Le HCR a dû négocier sa place dans l’économie morale et politique d’Agadez pour désamorcer les critiques et redonner du crédit à son action. La municipalité considère en effet l’arrivée des Soudanais comme le résultat d’un appel d’air produit par l’implantation du HCR dans la ville et par la médiatisation concomitante du Niger comme d’une nouvelle zone de départ vers l’Europe. En réponse à cette critique, le HCR a tenté de décourager de nouvelles arrivées, tout en encourageant les départs en communiquant abondamment sur l’exclusion des Soudanais de la procédure de réinstallation. Dans le même temps, l’organisation a essayé de faciliter la réadmission des personnes ayant déjà obtenu l’asile dans un autre pays, tel que le Tchad.
En juillet 2018, un « Forum régional sur l’espace d’asile dans le contexte de la migration mixte » a réuni à Agadez le HCR, le ministère de l’intérieur et les représentants des collectivités territoriales. Le HCR s’est, à cette occasion, attelé à légitimer sa présence et à faire valoir l’urgence qu’il y avait, pour la région, à se préparer à de nouvelles arrivées ou, pour reprendre ses termes, à « essayer de poser les bases solides d’une meilleure gestion des mouvements à venir », expliquant : « À l’image d’une partie de la population soudanaise, d’autres mouvements de retour depuis la Libye doivent être anticipés 47. » Le ministre de l’intérieur a, quant à lui, mis en avant la présence de deux millions de Nigériens au Soudan et fait valoir l’importance morale et diplomatique d’offrir en retour l’hospitalité. Les débats ont également porté sur la sécurité, en ville comme dans l’accès au statut de réfugié. L’État du Niger et le HCR se sont accordés pour soumettre les Soudanais à une enquête sécuritaire préalablement au dépôt de leur demande d’asile. Le financement de cette opération a longtemps fait débat, chacun des deux interlocuteurs refusant d’en prendre la charge. Le HCR a finalement dû céder et, en mai 2019, soit plus d’un an après l’arrivée de la plupart de ces personnes, le début du profilage sécuritaire était annoncé. Ce forum a également été l’occasion pour lui de réaffirmer que la réinstallation n’était pas une option. Les ONG partenaires locales ont ainsi été chargées d’intégrer cet élément dans leurs actions de sensibilisation à l’égard des demandeurs d’asile.
Cohabitation
Pour les autorités locales, le forum a permis d’intégrer des demandes quant aux modalités d’intervention du HCR, portant en particulier sur le recrutement sur place des personnels nécessaires à la gestion du dispositif, sur le financement de projets ayant des retombées économiques pour la région, et enfin sur la construction d’un camp pour les Soudanais en périphérie d’Agadez. La mise à l’écart de ces derniers semblait recueillir un large consensus parmi les autorités locales et les administrations tandis que la direction de l’état civil et des réfugiés y voyait un moyen d’apaiser les tensions :
« On a eu des problèmes de cohabitation avec la population autochtone. Maintes fois la mairie est venue nous voir en raison des plaintes du voisinage. Donc cela a contribué à apaiser le climat de tension dans le voisinage et, par ricochet, au niveau de la mairie. L’octroi d’un terrain de construction, c’est vraiment un soulagement. Ailleurs normalement, ils donnent 80 hectares ; là, même pour obtenir cinq hectares cela a été difficile. Mais les autorités ont compris tout le sens de faire ça. » (DRECMR d’Agadez, 23 avril 2019)
L’octroi d’un terrain par la mairie a en effet été au cœur de multiples enjeux, révélateurs des tensions locales à propos des lieux d’accueil, perçus comme des points de fixation aux yeux des autorités. Outre le centre de transit de l’OIM, le terrain fourni par la mairie en 2017 pour accueillir les expulsés d’Algérie avait fait l’objet de nombreux débats et d’un plaidoyer intensif du gouvernorat qui voulait pérenniser cet espace et offrir des conditions d’accueil moins rudimentaires. Un projet de construction avait été présenté à l’OIM et aux différentes ONG impliquées dans l’assistance humanitaire lors de l’arrivée des convois d’expulsés. Mais il est demeuré dans les tiroirs du gouvernorat. Le plan de développement régional (PDR) 2016-2020 du conseil régional d’Agadez prévoyait également la « création d’un centre médicalisé d’accueil, d’enregistrement et d’orientation des migrants, d’une cellule régionale d’appui-conseil et de gestion des flux migratoires, et la construction et l’équipement d’infrastructures d’accompagnement des migrants 48 ». Aussi, la décision d’ériger un « centre humanitaire d’Agadez » pour héberger les Soudanais a-t-elle ravivé la concurrence entre les différents projets des administrations locales. C’est ce que soulignera ce propos du responsable de la cellule de prévention des crises et des catastrophes naturelles du gouvernorat :
« Le terrain, c’est un point tabou. On était les premiers à le demander aux autorités régionales parce qu’avant, les rapatriés on les accueillait dans des écoles, dans des terrains de foot. Donc j’ai posé la question au gouverneur et on a relancé la mairie pour qu’elle mette à disposition un terrain. On n’a pas eu un mot du conseil régional là-dessus même si c’est dans le PDR. Et moi j’ai bousculé les autorités pour que le HCR ait cinq hectares car c’était resté sans suite malgré nos sollicitations. […]. Bon malheureusement nous, notre projet, avec les multiples acteurs et les projets… Le site des réfugiés, nous, on avait proposé qu’il soit dénommé "centre régional d’accueil des déplacés", qu’il soit mis à la disposition des autorités responsables pour avoir un centre d’accueil des déplacés. Peu importe les catégories mais qu’au moins, on ait un lieu » (Gouvernorat, 22 avril 2019).
Situé à une quinzaine de kilomètres de la ville, ce terrain s’inscrit stratégiquement dans le plan d’urbanisme élaboré par la municipalité : il est ainsi envisagé qu’à terme, la réalisation d’un forage d’eau – si elle aboutit – puisse desservir l’université attenante ainsi qu’un futur campus. En attendant, les Soudanais ont été installés dans des maisonnettes en plastique Ikea sur ce terrain vague qu’ils ont tenté d’aménager pour se protéger du vent, de la poussière, cultiver un petit lopin de terre…
De telles tensions façonnent l’accès même au dispositif d’asile et la définition du « vrai » réfugié. Tout en garantissant aux Soudanais l’accès à la demande de protection internationale, les autorités locales privilégient les demandeurs de nationalités qualifiées de « plus classiques » (pays d’Afrique de l’Ouest et centrale) et les situations jugées les plus « vulnérables ». Quant aux personnes bénéficiant d’un statut de réfugié, elles sont vivement encouragées à retourner dans leur « premier pays d’asile ». Mais peu nombreuses sont celles qui ont envisagé de rejoindre un lieu qu’elles avaient précisément décidé de quitter.
De 2017 à mai 2019, seules 7 décisions ont été rendues : elles concernent toutes des mineurs soudanais, dont 6 ont obtenu le statut de réfugié. En décembre 2019, seules 335 des 1 608 personnes enregistrées auprès de la direction de l’état civil et des réfugiés à Agadez avaient obtenu une réponse à leur demande d’asile 49. En sous-effectif, l’administration tente de pallier au mieux cette carence et d’encourager l’organisation de sessions de la CNE. Aussi, alors que le dispositif initial entendait retenir les demandeurs d’asile, la lenteur des procédures et l’incertitude quant à leur aboutissement ont-elles paradoxalement provoqué de nouveaux déplacements. Abandonnées par l’État, plusieurs centaines de demandeurs d’asile d’Agadez ont repris la route, en contradiction avec les objectifs européens visant à faire du Niger un nouvel espace de confinement. En outre, les tensions sociales observées avec l’installation des demandeurs d’asile et les arrivées régulières de centaines de personnes expulsées d’Algérie et de Libye sont révélatrices des effets du processus de frontiérisation à l’œuvre sur le territoire nigérien, où se trouve quelque peu remis en cause le dispositif de protection et d’accueil prôné par le HCR et l’UE. Il est synonyme, pour les populations déplacées depuis de longues années, comme celles du Darfour, d’un nouvel abandon et d’une relégation.
Le 16 décembre 2019, des centaines de demandeurs d’asile entamaient une marche depuis le camp jusqu’au bureau du HCR à Agadez devant lequel un sit-in de plusieurs semaines a été organisé pour trouver une issue acceptable à leurs revendications et protester contre les conditions de vie dans le camp. Le 4 janvier, après deux semaines de négociations infructueuses, les autorités locales ont délogé de force les quelque 600 manifestants, procédé à plus de 300 arrestations et reconduit les demandeurs d’asile manu militari au camp où un incendie a ravagé les précaires infrastructures mises en place. Face à la volonté des autorités de fermer le camp, plusieurs demandeurs d’asile ont été transférés à Niamey. L’Italie a organisé plusieurs vols humanitaires et la réinstallation est à présent une option également ouverte à ces demandeurs d’asile.
La reconfiguration du régime de protection au Niger révèle les conflits et les contradictions que génèrent les politiques européennes et les programmes du HCR sur la définition de l’asile. Ces formes d’ingérence tendent à inscrire les transformations à l’œuvre dans le processus d’externalisation de l’asile, tel que promu de longue date par les instances de l’UE. Cette imbrication d’intérêts pluriels et parfois contradictoires fait surgir des tensions avec les autorités nigériennes autour du « transit » des personnes en quête de protection. La médiatisation du dispositif ETM a contribué à faire considérer la demande d’asile au Niger comme une porte d’entrée en Europe ou ailleurs, bien que la réinstallation porte sur des chiffres dérisoires. Sur place, c’est surtout la lassitude et le sentiment d’abandon aux marges de l’Europe qui s’observent parmi les personnes en attente d’une décision. La multiplication des mouvements de protestation des demandeurs d’asile, causés par leur relégation, qu’ils aient été ou non évacués de Libye, révèle à son tour de telles tensions.
1 Fonds fiduciaire d’urgence en faveur de la stabilité et de la lutte contre les causes profondes de la migration irrégulière et du phénomène des personnes déplacées en Afrique, en anglais European Union Trust Fund (EUTF) for Africa.
2 Présidence de la République du Niger, Sommet de La Valette sur la migration. Allocution de Issoufou Mahamadou, président de la République du Niger, 11 novembre 2015.
3 Nora El Qadim, « La politique migratoire européenne vue du Maroc : contraintes et opportunités », Politique européenne, 31(2), 2010, p. 91-118 ; Lorenzo Gabrielli, « Flux et contre-flux entre l’Espagne et le Sénégal. L’externalisation du contrôle des dynamiques migratoires vers l’Afrique de l’Ouest », Asylon(s), 2008 ; Emmanuela Paoletti, The Migration of Power and North-South Inequalities, The Case of Italy and Libya, Palgrave Macmillan, 2010.
4 Pour une analyse critique de ce label politique et ses usages au Niger, voir : Philippe M. Frowd, « Producing the ‘transit’ migration state : international security intervention in Niger », Third World Quaterly, 2019, vol. 41(2).
5 Florence Boyer, Pascaline Chappart, « Les enjeux de la protection au Niger. Les nouvelles impasses politiques du "transit" », Mouvements, juin 2018.
6 Claire Rodier, « Externaliser la demande d’asile », Plein droit, n° 105, 2015, p. 10-13.
7 En anglais Emergency Transit Mechanism.
8 UNHCR Niger, Country Operation Update, décembre 2019. Avec la recrudescence des violences au Sahel à l’été 2019, le Niger accueillait, selon les données du HCR, plus de 532 000 personnes réfugiées et déplacées en juillet 2020.
9 Cette loi transposant en droit interne la convention de Palerme de décembre 2000 contre la criminalité transnationale organisée, avec ses protocoles additionnels, a été ratifiée par le Niger en 2004 ; sa mise en application a été soutenue financièrement par les États membres de l’UE.
10 Nommé à ce poste en avril 2016, M. Bazoum a démissionné en juin 2020 pour se consacrer à l’élection présidentielle prévue en décembre 2020.
11 Voir les articles 10 à 12 de la loi n° 2015-36 du 26 mai 2015 relative au trafic illicite de migrants.
12 Créée en 1975, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) a adopté, en mai 1979, le principe de la libre circulation des personnes, ainsi que le droit de résidence et d’établissement pour les ressortissants de cet espace réunissant 16 pays ouest-africains.
13 UNHCR, Niger Mixed Migration : Asylum seekers, refugees and migration in Niger, mai 2017.
14 UNHCR Niger, Mixed movements overview, août 2019 [traduction de l’auteure].
15 UNHCR Niger, ETM Overview, août 2019 [traduction de l’auteure].
16 UNHCR Niger, Mixed movements overview, op. cit..
17 Données issues d’un atelier présentant le plan d’action du HCR pour 2018, septembre 2017, Niamey.
18 UNHCR, Central Mediterranean Route : Working on the alternatives to dangerous journeys, Central Mediterranean Risk Mitigation Strategy (CMRMS), octobre 2017.
19 L’OIM dispose de 6 centres de transit : 3 à Niamey, les autres à Agadez, Dirkou et Arlit (ville de la région d’Agadez, sur la route de la frontière algérienne).
20 Mémorandum d’entente entre le gouvernement du Niger, l’Organisation internationale pour les migrations et le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés dans le contexte des flux migratoires mixtes au Niger, 2 mars 2017.
21 Cette disposition est soumise à un critère géographique : seuls les ressortissants de certains pays d’Afrique de l’Ouest et centrale peuvent en bénéficier.
22 D’après les données du HCR, seules deux personnes ont été réinstallées du Niger en Finlande entre 2005 et 2007.
23 UNHCR Global Focus, Niger : résumé du plan 2018, 2017.
24 Commission européenne, « Protection and sustainable solutions for migrants and refugees along the Central Mediterranean route », Action document for EUTF, 2017.
25 Seule une personne a été admise au titre du regroupement familial au Canada au cours de la première année de ce projet qui se fixait pour objectif d’atteindre dix admissions avant la fin de 2019. Des sessions d’information sont organisées auprès des personnes réfugiées et en demande d’asile.
26 UNHCR, Accord entre le Gouvernement de la République du Niger et le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés sur l’instauration d’un mécanisme d’évacuation d’urgence et de transit de la Libye vers le Niger, 20 décembre 2017 [en anglais Memorandum of Understanding (MoU)].
27 UNHCR, « Information Note : Establishing Temporary Evacuation Transit Facilities for Onward Resettlement », Annual Tripartite Consultations on Resettlement, Genève, 28-30 juin 2007.
28 Discours lors de la cérémonie de naturalisation à la préfecture du Loiret, 27 juillet 2017.
29 « European and African ministers discuss plan to tackle flow of refugees », The Guardian, 24 juillet 2017.
30 Présidence de la République, « Missions de protection en vue de la réinstallation de réfugiés en Europe », 28 août 2017.
31 Le projet Access to status determination procedures, reception conditions and assistance to asylum seekers in Niger a été financé par l’Italie dans le cadre du Fonds européen Asile migration et intégration (2 093 338 euros) d’août 2016 à septembre 2018.
32 Commission européenne, Action Document for the EU Trust Fund, Protection and sustainable solutions for migrants and refugees along the Central Mediterranean route, T05-EUTF-SAH-REG-16, 2017, p. 4 [traduction de l’auteure].
33 UNHCR, Niger Mixed Migration : Asylum seekers, refugees and migration in Niger, mai 2017 [traduction de l’auteure].
34 Celles-ci furent placées sous le mandat du HCR et dès lors non soumises à la procédure de demande d’asile au Niger, le HCR étant chargé d’obtenir une réponse favorable parmi les pays de réinstallations sollicités.
35 UNHCR Niger, « This MoU is not only a legal framework btw UNHCR & Govt of Niger but it is a pathway to liberty & dignity for many refugees evacuated from Libya », page Twitter du HCR Niger, 8 janvier 2018 [@UNHCRNiger] (page consultée le 10 janvier 2018).
36 Trente millions d’euros ont été alloués à ce dispositif depuis décembre 2017. En février 2020, le mécanisme a été reconduit pour deux ans ; une enveloppe de 15 millions d’euros issue du FFU doit en permettre le fonctionnement jusqu’en juin 2021.
37 Intervention de Roberto Mignone, chef de mission du HCR en Libye, lors de la conférence « La protection des réfugiés et des personnes déplacées en Libye : un défi pour le HCR » organisée par l’IFRI le 7 mars 2018 à Paris.
38 UNHCR, Accord…, 20 décembre 2017.
39 Pour une analyse critique du rôle du HCR, voir : Monella Lillo Montalto et Sara Creta, « UNHCR in Libya, the investigation » (Part 1 to 4), Euronews, 7 octobre 2019 ; Amera Markous, Humanitarian Action and Anti-migration Paradox : A case study of UNHCR and IOM in Libya, Dissertation, Master of Advanced Studies in Humanitarian Action, CERAH Genève, août 2019.
40 UNHCR, Accord…, 20 décembre 2017.
41 « Le Niger continuera à servir de pays de transit pour les demandeurs d’asile », AFP, 7 juillet 2018.
42 « Le piège du désert se referme sur des centaines de réfugiés soudanais au Niger », VOA, 23 juin 2018.
43 Ibid.
44 Courrier diffusé sur les réseaux sociaux et notamment par Sara Creta, « Refugees in Niger prepared this letter asking for solutions. Men, women and children who have survived from Libya are now kept in limbo without being able to start their lives. Why EU countries like France, Germany or Sweden are not respecting their agreement ? », Page Twitter de Sara Creta [@saracreta], 5 mars 2019].
45 Seule l’Italie, qui y dispose d’une représentation diplomatique, organise des évacuations de Libye directement vers son territoire.
46 En 2019, les États de réinstallation sont : Allemagne, Belgique, Canada, Finlande, France, Luxembourg, Pays-Bas, Norvège, Suède, Suisse, Royaume-Uni et États-Unis.
47 UNHCR Niger, « À Agadez, tensions et craintes font place au dialogue et à la recherche de solutions », 14 juillet 2018.
48 Conseil régional d’Agadez, Plan de développement régional (PDR) d’Agadez 2016-2020, février 2016, p. 26.
49 UNHCR Niger, « Situation des réfugiés au Niger », Réunion de coordination, 10 janvier 2020.
États-Unis-Mexique : même obsession, mêmes conséquences
María Dolores, París Pombo, chercheuse au Colegio de la Frontera Norte (El Colef), Tijuana (Mexique)
La mobilité est aujourd’hui l’une des variables de la stratification mondiale : alors que les classes moyennes des pays riches et les élites des pays en développement possèdent des passeports et des visas qui leur permettent de voyager dans toutes les régions du monde, la plus grande part de la population mondiale reste assignée à son lieu de naissance ou à son lieu de résidence habituelle. Quand les personnes sont expulsées par le « capitalisme de dépossession 1 », les conflits politiques ou la violence économique et sociale, leur mobilité est restreinte par leur accès limité aux ressources. La plupart sont déplacées à l’intérieur de leur propre pays, tandis que certaines réussissent à franchir la frontière pour s’installer provisoirement dans un pays voisin, souvent aussi pauvre que le leur. Certains exilés seulement, disposant généralement d’un accès aux réseaux sociaux, d’informations sur les routes migratoires et d’un capital économique réussissent à atteindre les pays les plus riches et à y trouver du travail.
Les mécanismes de contrôle à distance et de filtrage des flux migratoires s’exercent, entre autres, au moyen de pressions et de sanctions à l’encontre des transporteurs chargés de filtrer les voyageurs depuis les lieux d’origine ou de transit. D’autres mesures ayant pour objectif de freiner les flux sont mises en œuvre par les gouvernements de pays périphériques ou dépendants 2, en échange d’une assistance militaire ou d’une aide au développement.
Tout un discours politique vise à légitimer l’externalisation du contrôle des frontières, le transfert de responsabilités en matière de protection internationale vers les pays périphériques et l’enfermement des candidats à la migration, en particulier des enfants et des familles. La rhétorique de la « menace des migrants envers les identités nationales » ou du « seuil de tolérance », qui était autrefois exclusivement associée à la droite, est aujourd’hui soutenue et défendue par presque toutes les couleurs politiques dans les pays de destination. Ce scénario justifie le refoulement des demandeurs d’asile vers des territoires toujours plus éloignés des pays riches : les organismes internationaux et les gouvernements invoquent plus volontiers la « coopération avec les pays tiers pour lutter contre l’immigration irrégulière et contre les filières criminelles de trafic et traite de personnes », notamment par le biais d’initiatives destinées à créer ou à renforcer les capacités institutionnelles (capacity building) des États visés 3.
Plusieurs dispositifs entravent le droit de solliciter l’asile aux États-Unis : blocage des arrivées par la voie maritime, mesures de soutien matériel et financier au Mexique et aux pays d’Amérique centrale pour endiguer les déplacements des personnes en quête de protection, et détention pendant des mois, voire des années, des demandeurs d’asile à leurs frontières.
Avec l’entrée en fonction du président Donald Trump, des mesures draconiennes contre les étrangers ont été prises. Certaines ont d’ailleurs été suspendues, sur injonction de juges fédéraux qui en ont contesté la légalité, ou du fait de l’indignation qu’elles ont soulevée chez des fonctionnaires. Emblématique des controverses suscitées par les orientations actuelles de la Maison Blanche, la politique dite de « tolérance zéro » à l’égard des familles sans papiers a conduit à la séparation de plus de 2 600 familles. Alors que les parents étaient détenus ou expulsés, leurs enfants mineurs, parfois en bas âge, étaient enfermés plusieurs jours dans des sortes de cages au sein des centres de rétention de la police aux frontières, puis envoyés vers des centres d’accueil pour enfants de l’Office of Refugee Resettlement (ORR). En mars-avril 2018, la médiatisation de la détention de très jeunes enfants a provoqué l’opprobre général, contraignant le gouvernement à y mettre un terme, du moins officiellement. Malgré cette annonce, la séparation des familles et la détention des mineurs se sont poursuivies, en toute discrétion, pendant des semaines 4.
Ainsi, les États-Unis ont instauré une politique d’asile de plus en plus restrictive, non seulement envers les ressortissants de pays à majorité musulmane arrivant par voie aérienne, mais surtout envers les exilés d’Amérique latine et des Caraïbes venant demander l’asile aux points d’entrée terrestres. Certaines mesures ont nécessité une étroite coopération du Mexique et des pays d’Amérique centrale. Avec une servilité surprenante – le gouvernement mexicain actuel se réclamant de la gauche et se disant nationaliste ! –, ces pays ont pris presque toutes les mesures punitives contre les migrants exigées par la présidence Trump.
En dépit du renforcement des politiques de contrôle migratoire, les années 2018 et 2019 ont été marquées par une croissance sans précédent du nombre de demandeurs d’asile se présentant à la frontière sud des États-Unis. Quels sont dès lors les facteurs de ces migrations vers l’Amérique du Nord qui semblent défier les politiques de blocage du Mexique et des États-Unis ? Qui sont ces personnes qui, malgré tous les obstacles, accéderont finalement aux marchés du travail des régions riches ?
Ce texte se propose d’analyser, d’une part, les dispositifs d’externalisation des contrôles migratoires visant à décourager les demandes d’asile aux États-Unis et, d’autre part, le processus plus récent d’extraterritorialisation de l’asile à la frontière nord du Mexique. Le mécanisme de dissuasion de l’asile s’est principalement structuré autour de trois axes, qui seront examinés ici : l’appui international à la sécurisation des frontières, des politiques et des institutions migratoires ; la multiplication des instances humanitaires locales, nationales et internationales dans les régions frontalières ; le refoulement des demandeurs d’asile vers les pays dits « de transit » moyennant la négociation d’accords les qualifiant de « pays tiers sûrs » ou de « pays de premier asile », sinon par le biais d’autres accords internationaux plus flous, relevant de ce que les juristes nomment la soft law (le « droit mou »).
Externalisation contre sécurisation des frontières
Les prémices de l’externalisation des contrôles migratoires par les États-Unis datent de la conclusion, en 1981, de l’accord d’interdiction (Interdiction Agreement) avec Haïti, qui autorisait les gardes-côtes américains à intercepter en haute mer les bateaux haïtiens. De 1981 à 1990 5, 22 651 Haïtiens ont ainsi été refoulés.
Sous la présidence de Bill Clinton (1993-2001), les États-Unis se sont retirés de cet accord et ont renvoyé temporairement les demandeurs d’asile haïtiens vers la base navale américaine de Guantánamo, dans l’île de Cuba, pour qu’y soit examinée leur requête. Bill Clinton a ensuite étendu aux Cubains la politique de refoulement des personnes interceptées en mer. Dès lors, des milliers de Haïtiens et de Cubains furent forcés d’emprunter des routes très longues et dangereuses, passant par le Brésil ou la Guyane, parcourant parfois une dizaine de pays avant d’arriver à la frontière des États-Unis.
Le président George W. Bush (2001-2009) a relancé le refoulement des Haïtiens en 2004, après le coup d’État qui renversa le président Jean-Bertrand Aristide. Barack Obama (2009-2017) a continué les interceptions et envoyé à son tour les demandeurs d’asile haïtiens à Guantánamo pour examen de leur requête. De nombreuses organisations ont dénoncé ces procédures extraterritoriales en ce qu’elles empêchaient la défense des droits fondamentaux de ces personnes 6.
Quant à l’externalisation des contrôles frontaliers au Mexique et en Amérique centrale, ce processus a débuté en 1989, avec l’adoption de la loi états-unienne de réforme et de contrôle de l’immigration (Immigration Reform and Control Act [IRCA]) qui a permis la régularisation de près de 4 millions de Mexicains et Centraméricains, les gouvernements des pays d’origine, acceptant en contrepartie du renforcement des contrôles aux frontières, l’intervention directe d’agents du service d’immigration et de naturalisation (Immigration and Naturalization Service [INS]) des États-Unis au Mexique et au Honduras, au nom de la « lutte contre le trafic de personnes ». Un communiqué de l’INS a ainsi fait valoir la nécessité d’assister le Mexique dans la mise en place de checkpoints le long des corridors de transit et dans l’organisation de l’expulsion des migrants d’Amérique centrale 7.
À partir de la création de l’Institut national de la migration (Instituto Nacional de Migración [INM]), en 1993, le gouvernement mexicain a installé des postes de contrôle et des centres de rétention (estaciones migratorias) le long des principales routes migratoires. Entre les années 2000 et 2005, le nombre de ces centres est passé de 25 à 52. Décrits par ceux qui en ont fait l’expérience comme « pires que les prisons mexicaines », ces centres tiennent enfermés les migrants, y compris des familles et des enfants non accompagnés, souvent bien au-delà de leur capacité d’accueil 8.
Les plans de contrôle de la frontière sud du Mexique
Les centres de rétention et les checkpoints sont situés majoritairement dans les États du Chiapas, de Tabasco et au sud de Veracruz, où sont détenus plus de 75 % des migrants arrêtés. Le centre Siglo xxi (« xxie siècle »), situé à Tapachula (Chiapas), est le plus grand d’Amérique latine : il concentre à lui seul plus de 65 % des migrants retenus au Mexique 9.
Pour faciliter les expulsions vers l’Amérique centrale, le gouvernement mexicain a conclu des accords avec le Guatemala, le Salvador, le Honduras et le Nicaragua, de manière à ce que l’identification de leurs ressortissants par leur consulat au Mexique, puis leur reconduite à la frontière puissent s’opérer en quelques jours, voire en quelques heures ; ces reconduites s’effectuent par bus, plusieurs fois par semaine. Depuis lors, le Mexique a consacré l’essentiel de son budget dédié à l’immigration à la détention et à l’expulsion des migrants d’Amérique centrale. Il cherche en échange à obtenir des États-Unis des conditions favorables en matière de commerce international ou de régularisation de ses propres émigrés 10.
En 2001, des négociations entre les deux pays devaient aboutir à un accord migratoire mais elles furent interrompues par les attentats du 11-Septembre. Néanmoins, le Mexique avait déjà lancé le plan « Frontière sud » (Plan Frontera Sur), dont l’objectif était de mettre en place deux ceintures de sécurité dans le sud du pays pour arrêter aussi bien les migrants que les trafics de drogue.
Étant donné que la frontière du Mexique avec le Guatemala et le Belize dispose de peu de voies de communication et qu’elle parcourt de grandes étendues de forêt vierge, le dispositif de contrôle migratoire s’est concentré dans l’isthme de Tehuantepec, c’est-à-dire dans la partie la plus étroite du territoire mexicain, bordée par l’océan Pacifique et le golfe du Mexique.
Sous la présidence de Vicente Fox (2000-2006), le gouvernement mexicain a également fait de la politique migratoire une question de « sécurité nationale ». Il convient de noter que cette notion, depuis longtemps associée à la politique d’immigration des États-Unis, n’était que très rarement mise en avant par les autorités mexicaines. La sécurité est alors devenue une véritable manne financière pour les institutions chargées du contrôle, de la détention et de l’expulsion des migrants.
Dans ce domaine, la coopération entre le Mexique et les États-Unis a atteint son apogée en 2007 avec l’« initiative de Mérida », programme américain portant initialement sur une aide de 1,3 milliard de dollars (somme qui sera doublée en 2009) 11 destinée à la modernisation des équipements de sécurité au Mexique et dans les pays d’Amérique centrale et des Caraïbes, et visant principalement la lutte contre le narcotrafic et le blanchiment d’argent, ainsi que le contrôle des frontières. Entre 2008 et 2015, l’« initiative de Mérida » a octroyé 86,6 millions de dollars au Mexique pour le contrôle de sa frontière sud. Pour la seule année 2015, le président Barack Obama avait prévu de lui accorder 115 millions de dollars, montant auquel le Congrès ajouta près de 79 millions, « dans le but d’aider le Mexique à sécuriser sa frontière sud et à engager la réforme de son système judiciaire 12 ».
Pendant l’été 2014, alors que près de 50 000 mineurs centraméricains non accompagnés étaient arrêtés par la police aux frontières, Barack Obama exhorta les gouvernements du Guatemala, du Salvador, du Honduras et du Mexique à renforcer les contrôles frontaliers afin de freiner ce flux migratoire qu’il définissait comme une « crise humanitaire ». Alors que le Congrès états-unien annonçait l’octroi d’une nouvelle enveloppe dans le cadre de l’« initiative de Mérida », le Mexique détaillait les modalités du programme « Frontière sud » 13. Si l’on peut y voir une réédition du plan « Frontière sud » de 2001, les dispositifs élaborés s’avèrent néanmoins beaucoup plus complexes et coûteux. Ce programme a inauguré l’implantation des « centres de gestion globale du transit frontalier » (Centros de Atención Integral al Tránsito Fronterizo [CAITF]), placés le long des principales routes migratoires du sud du pays. Ces dispositifs, situés à plusieurs dizaines de kilomètres de la frontière avec le Guatemala, constituent des postes frontaliers intérieurs, coordonnés par la Marine nationale.
Considérée comme la branche militaire la moins corrompue, la Marine était chargée de la sécurité de la frontière sud du Mexique depuis la présidence de Felipe Calderón (2006-2012), sous laquelle neuf bases navales ont été créées dans le sud-est du pays. Les communiqués officiels font état d’une étroite coopération militaire avec les États-Unis dans cette région, en particulier avec le déploiement de personnel de l’United States Southern Command 14.
Les nombreux dispositifs de surveillance, de détention et d’expulsion avaient historiquement pour but de freiner les flux en provenance d’Amérique centrale, principalement du Guatemala, du Salvador et du Honduras. Les ressortissants du Costa Rica, du Panama et de la plupart des pays d’Amérique du Sud sont en effet exemptés de visas d’entrée au Mexique. Ceux du Nicaragua se dirigeaient dans leur majorité vers le Costa Rica. Quant aux Cubains, aux Haïtiens et aux migrants en provenance d’Afrique et d’Asie, ils voyageaient généralement à travers le Mexique avec un oficio de salida, document tenant lieu de laissez-passer fourni par les autorités du pays 15. De ce fait, bien que les migrants détenus provinssent de diverses régions du monde, plus de 95 % des expulsions affectaient ceux du Guatemala, du Honduras et du Salvador.
Au fil des années, le Mexique a instauré un système relativement efficace de rétention et d’expulsion vers l’Amérique centrale. Vu le coût des expulsions vers des pays plus lointains et les relations internationales souvent tendues avec certains gouvernements, jusqu’à présent, le Mexique n’expulsait presque jamais les migrants de nationalité autre que celles de l’Amérique centrale. Les Haïtiens, les Cubains et les migrants d’autres continents voyageaient donc par avion depuis la frontière sud jusqu’à la frontière nord du Mexique, et ils pouvaient demander l’asile à un point d’entrée terrestre des États-Unis 16.
Le nombre de migrants retenus a atteint 200 000 en 2015, pour diminuer jusqu’à moins de 95 000 en 2017, c’est-à-dire pendant la première année de la présidence Trump. On voit la différence entre détentions et expulsions : par exemple, en 2016, les ressortissants du Guatemala, du Honduras et du Salvador retenus au Mexique représentaient 80 % des détenus mais 94 % des expulsés.
Sous la présidence Trump, les flux migratoires ne se tarissent pas
L’arrivée d’un gouvernement de gauche au Mexique, le 1er décembre 2018, suscita des espoirs de changement parmi les associations de soutien aux migrants et aux réfugiés. Dans ce domaine comme dans d’autres, les nouvelles autorités annoncèrent une « grande transformation » : une politique migratoire basée sur le respect des droits humains et la construction d’un système d’accueil pour les réfugiés. En janvier 2019, ce gouvernement a mis en place un programme de visas humanitaires permettant aux migrants de séjourner dans le pays pendant une année avec un permis de travail. L’INM a décidé la fermeture de cinq centres de rétention que son Conseil citoyen 17 avait qualifiés de « cachots » – ils se trouvaient effectivement dans des sous-sols, sans air conditionné et presque sans lumière.
Néanmoins, la croissance permanente des flux migratoires à partir du dernier trimestre de 2018, l’entrée sur le territoire mexicain de plusieurs groupes de milliers de migrants sans papiers voyageant collectivement (dénommés « caravanes de migrants ») et surtout la multiplication des menaces de Donald Trump contre un gouvernement mexicain « laxiste », accusé de laisser les migrants envahir les États-Unis, ont entraîné un revirement de la politique migratoire. Le président Andrés Manuel López Obrador, dit « AMLO », a alors mis en place des mesures toujours plus en phase avec les attentes de l’extrême droite américaine, jusqu’au déploiement, en juin 2019, de 24 000 agents de la Garde nationale aux frontières nord et sud du pays, pour contenir les flux de migrants et de demandeurs d’asile et les empêcher à tout prix d’atteindre les États-Unis.
Malgré ces politiques punitives et restrictives, le nombre de migrants voyageant sans papiers vers le Mexique et les États-Unis a connu une croissance équivalente à celle des années 1980, lorsque le Guatemala et le Salvador s’enfonçaient dans la guerre et la dictature. D’octobre 2018 à septembre 2019, la police aux frontières américaine a arrêté chaque mois plus de 50 000 étrangers sans papiers – avec un pic de 132 000 en mai 2019 – parmi lesquels des familles avec enfants, en nombre croissant. Les arrestations d’enfants seuls (76 000 entre octobre 2018 et septembre 2019) ont été plus nombreuses qu’en 2014, lorsque Barack Obama avait comparé la situation à une « crise humanitaire ».
Cette croissance des migrations vers l’Amérique du Nord pourrait s’expliquer par plusieurs facteurs. Les principaux pays d’origine des réfugiés sont ceux d’Amérique centrale, qui traversent de graves crises économiques et politiques, et qui connaissent une insécurité publique qui les place parmi les plus dangereux au monde 18. Les États-Unis non seulement soutiennent des gouvernements corrompus et même criminels, comme celui du Honduras, mais ils les ont aussi armés au nom de la « guerre contre le trafic de drogue 19 ».
La levée par la présidence Obama des conditions privilégiées dont pouvaient se prévaloir les citoyens cubains pour demander l’asile aux États-Unis les oblige dorénavant à parcourir les mêmes routes que d’autres réfugiés des Caraïbes et, comme les Haïtiens, à réaliser un long et périlleux voyage à travers l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale, avant d’arriver au Mexique, pour demander l’asile aux États-Unis. De même, depuis 2015, la fermeture des routes migratoires par lesquelles passaient les réfugiés issus de divers pays d’Afrique et d’Asie, arrivés par avion en Amérique du Sud pour parvenir aux États-Unis, contraint ces derniers à parcourir des routes beaucoup plus longues et dangereuses.
Avec un taux de chômage, en 2019, parmi les plus bas des pays développés(moins de 4 %), les États-Unis continuent d’être le principal pays de destination. Des milliers de migrants et de demandeurs d’asile ont donc constitué des réseaux familiaux et reçoivent l’aide de leurs parents pour tenter d’obtenir la réunification familiale dans des villes toujours plus diverses et multiculturelles. Malgré la poussée de l’extrême droite au sein du gouvernement fédéral, certaines métropoles ont encore des politiques d’accueil favorables aux migrants et aux réfugiés. Les étrangers qui atteignent ces villes sont d’ailleurs très vite embauchés dans le secteur tertiaire ou dans certaines industries utilisant une main-d’œuvre précaire et non qualifiée.
Après l’automne 2018, les « caravanes de migrants » sont devenues une stratégie de mobilité à travers le territoire mexicain pour contourner les barrages et atténuer les risques en cours de route 20. D’octobre 2018 à septembre 2019, une dizaine de « caravanes » réunissant plusieurs milliers d’hommes, de femmes et d’enfants sont parties du Honduras, du Salvador, du Guatemala et du sud du Mexique. Empruntant divers moyens de transport – camions, bus, voitures particulières – ou marchant le long des routes, les premières sont arrivées à Tijuana (frontière nord-ouest du Mexique) en janvier et février 2019. Ces arrivées ont largement été relayées sur les réseaux sociaux, entraînant le départ de nouvelles « caravanes ».
Dans les discours anti-immigrants, le phénomène des « caravanes » a été frappé d’anathème ; les ONG qui prêtaient secours aux demandeurs d’asile ont été poursuivies pour trafic de personnes, ce qui provoqua un retrait de la société civile. Les « caravanes de migrants » ont été accusées d’être à l’origine de la croissance des migrations centraméricaines. Pourtant, elles ne rassemblaient que 5 % des flux migratoires 21. À partir de mars 2019, le gouvernement mexicain d’AMLO a violemment tenté d’empêcher la constitution des « caravanes » dès leur point de départ de Tapachula (Chiapas).
Bloqués à la frontière sud du Mexique, les demandeurs d’asile doivent régulariser leur situation. En janvier 2019, le gouvernement a mis en place un programme de visas humanitaires pour les ressortissants d’Amérique centrale 22. Devant le succès du programme et la croissance des flux migratoires, il l’a brusquement interrompu en février. Pour la grande majorité des migrants, la seule possibilité de régularisation reste alors la demande d’asile auprès de la Commission mexicaine d’aide aux personnes réfugiées (Comar) 23. Les demandes d’asile sont ainsi passées de 1 296 en 2013 à 70 302 en 2019, ce qui représente une croissance de l’ordre de 5 000 % en six ans (voir graphique ci-dessous).
Demandeurs d’asile au Mexique selon leur provenance
L’explosion de la demande d’asile au Mexique
Solliciter le statut de réfugié au Mexique débute par une longue attente de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois, avant de pouvoir remplir les formulaires fournis par la Comar. Les bureaux de cette institution sont situés dans les villes de Tapachula (Chiapas), Tenosique (Tabasco), Acayucan (Veracruz), ainsi qu’à Mexico. La demande peut être déposée dans d’autres villes du pays, mais les démarches sont alors encore plus longues et pénibles ; dans ce cas, les personnes sont obligées d’émarger chaque semaine dans les agences de l’INM et d’y réaliser leurs entretiens avec les fonctionnaires de la Comar par vidéoconférence.
D’après le règlement de la loi de 2011 sur les réfugiés, la protection complémentaire et l’asile politique, la procédure devrait durer 45 jours ouvrables. Néanmoins, vu le budget dérisoire qui lui est consacré et le manque de personnel, le délai de notification de la décision n’a cessé de s’allonger depuis 2017. Le 30 septembre 2019, 37 104 dossiers étaient encore en attente. Pendant les mois, voire les années que dure la procédure, les demandeurs d’asile doivent se rendre toutes les semaines à la Comar, faute de quoi, l’administration considérera qu’ils ont abandonné leur demande. En ce sens, le système d’asile mexicain est devenu un véritable dispositif d’immobilisation des personnes dans la frange frontalière sud du pays.
Comme on l’observe dans le graphique précédent (p. 125), la croissance des demandes d’asile s’est particulièrement accélérée parmi les ressortissants de régions autres que l’Amérique centrale. Entre 2018 et 2019, les demandes d’asile émanant de Centraméricains ont augmenté de près de 100 % tandis que celles émanant de ressortissants d’autres pays ont augmenté d’environ 250 %. Cela s’explique notamment par le refus des autorités de remettre des oficios de salida aux originaires de Haïti et de Cuba, les obligeant de fait à demander le statut de réfugié au Mexique. Les demandes d’asile d’Haïtiens ont ainsi bondi entre 2018 et 2019, passant de 76 à 5 538 ! De même, 8 277 Cubains ont sollicité l’asile en 2019, alors qu’ils n’étaient que 218 en 2018.
Quant aux demandes d’asile de personnes originaires d’Afrique, leur proportion reste faible au Mexique mais elle est passée de moins de 2 % en 2018 à plus de 10 % en 2019. Bien qu’ils soient immobilisés à la frontière sud, ces ressortissants ont résisté aux politiques de blocage. Certains ont pris la mer pour contourner les checkpoints 24. De nombreux migrants africains se sont organisés en assemblée permanente dans la ville de Tapachula (Chiapas) et ont organisé des manifestations pour dénoncer la brutalité des agents de l’INM et de la Garde nationale, ainsi que l’immobilisation forcée de milliers de familles dans le sud du Mexique dans des conditions misérables 25.
Entre 2015 et 2019, le budget de la Comar n’a pas évolué pour s’établir à 1,2 million de dollars américains, soit 17 dollars par demandeur d’asile en 2019. L’aide financière du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a jusqu’alors empêché l’effondrement des structures administratives de cette institution. Comme dans de nombreux pays périphériques, les fonctions d’accueil sont déléguées à des organismes internationaux et à des ONG. La majorité des demandeurs d’asile et réfugiés bloqués dans le sud du Mexique survit dans les pires conditions, dormant souvent dans les rues ou les parcs des centres-villes, comme à Ciudad Hidalgo et à Tapachula (Chiapas), où le climat xénophobe est toujours plus prégnant et les agressions contre les migrants plus fréquentes.
L’immobilisation des demandeurs d’asile
À leur arrivée à la frontière sud du Mexique, les futurs demandeurs d’asile, qui ont souvent pris la route sans avoir eu le temps ou pu constituer un pécule préalable, ont généralement épuisé toutes leurs ressources au cours du voyage. Quand ils arrivent aux bureaux de la Comar, ils doivent patienter plusieurs mois avant d’obtenir un rendez-vous pour déposer leur demande. Une fois le formulaire rempli, ils sont dirigés vers l’INM, où ils commencent les démarches pour l’obtention d’un visa humanitaire. Ainsi, pendant des mois, les demandeurs d’asile doivent survivre soit avec l’aide matérielle et financière des ONG et du HCR, soit grâce à des emplois informels ou en recourant à la mendicité.
L’un des problèmes les plus aigus pour les arrivants est celui du logement. Tapachula compte uniquement deux centres d’accueil (albergues) d’une capacité de 150 lits, chiffre dérisoire si l’on considère que, d’après les données de la Comar, près de 20 000 demandeurs d’asile se trouvaient coincés au Chiapas à la fin septembre 2019, la plupart dans cette ville. Depuis 2016, le HCR loue un hôtel dans le centre-ville pour celles et ceux qui appartiennent aux catégories considérées comme vulnérables, telles que les familles avec enfants en bas âge, les femmes enceintes et les personnes LGBTQ.
La notion de vulnérabilité est d’ailleurs un leitmotiv pour les associations et les organismes internationaux. Dans un contexte de précarité généralisée, elle légitime la distribution hiérarchisée de ressources limitées selon un classement fondé sur des critères de genre, d’âge, de nationalité et d’intégration familiale. Ces critères semblent partagés par la plupart des organisations : les femmes et les personnes LGBTQ sont plus vulnérables que les hommes, les enfants en bas âge que les adolescents, etc.
L’attention portée à l’enfance migrante est au cœur des discussions sur la vulnérabilité. Depuis des années, le Mexique a construit tout un encadrement légal visant à la protection des migrants mineurs, particulièrement les « mineurs non accompagnés » (MNA) 26. La loi sur les réfugiés, la protection subsidiaire et l’asile politique (2011), la loi générale sur les droits des enfants (2014) obligent les institutions publiques, telles que le Système national pour le développement intégral de la famille (DIF) et les systèmes équivalents dans chaque État, à loger les enfants et les familles dans des auberges spécialisées et à se conformer aux protocoles internationaux préconisant d’examiner l’intérêt supérieur de l’enfant avant de l’expulser. Les institutions se sont ainsi spécialisées et ont multiplié le nombre de fonctionnaires et d’instances de protection humanitaire dédiées aux enfants migrants.
La surproduction de discours, de lois, de protocoles et la multiplication d’organismes publics dans ce domaine ont eu pour effet de masquer les pratiques institutionnelles d’enfermement et d’expulsion massive des mineurs. Pourtant, à en croire les discours du personnel politique et juridique, le Mexique fait figure de champion dans la défense des droits des enfants. Dans les faits, près de 90 % des mineurs non accompagnés (MNA) originaires d’Amérique centrale et presque 95 % des familles avec enfants interpellés par les autorités sont détenus dans les centres de rétention de l’INM et expulsés en moins d’une semaine. Les mineurs qui déposent une demande d’asile sont généralement détenus le temps de la procédure. Certains sont enfermés dans les auberges du DIF et ont rarement accès au travail ou à l’éducation. La perspective de devoir passer de longs mois enfermés à ne rien faire pousse souvent ces enfants à s’échapper ou à abandonner leur demande d’asile 27.
L’infrastructure humanitaire, qui comprend les institutions publiques locales, les ONG et les organisations internationales, n’a cessé de s’étendre au cours des dernières années. La plupart de ces institutions dépendent de fonds internationaux en provenance principalement des États-Unis et de l’Union européenne, mais très peu apportent un soutien économique ou matériel réel aux réfugiés et aux migrants. Seul le HCR octroie l’équivalent de 175 dollars mensuels aux demandeurs d’asile considérés comme « vulnérables », et ce pendant les trois premiers mois de leur procédure.
Les actions humanitaires se concentrent dans deux domaines : le soutien psychosocial et les programmes d’éducation ou de formation. Les associations partenaires du HCR, telles que le Centre de droits humains Fray Matías de Córdova, le Jesuit Refugee Service (JRS) et Asylum Access, fournissent un accompagnement juridique pour faciliter les demandes de statut auprès de la Comar, régulariser la situation migratoire devant l’INM ou dénoncer des agressions et des violations des droits des demandeurs. Une autre activité importante est le networking. À mesure que se multiplient les instances humanitaires, on assiste à une croissance des réseaux et des espaces de dialogue interinstitutionnel sous l’impulsion de fonctionnaires internationaux et de travailleurs humanitaires, et avec l’appui financier toujours plus visible de fondations et de riches États de destination.
L’externalisation de l’asile vers la frontière nord du Mexique
Alors que le sud du Mexique, et particulièrement le Chiapas, est la région la plus pauvre du pays, les villes du nord figurent parmi les plus dynamiques d’un point de vue aussi bien économique que démographique. Certaines, comme Tijuana (Basse-Californie) et Ciudad Juárez (Chihuahua), ont vu leur population plus que décupler pendant la deuxième moitié du xxe siècle. Elles étaient, à cette époque, des lieux de passage de centaines de milliers de migrants mexicains et centraméricains en partance pour les États-Unis, mais aussi d’accueil de travailleurs mexicains dans les industries de transformation destinées à l’exportation (les maquiladoras).
À partir des années 2000, ces villes sont devenues des lieux de retour pour les personnes expulsées des États-Unis. Depuis 2008, on compte entre 200 000 et 300 000 nouveaux habitants mexicains chaque année ; certaines villes, comme Tijuana ou Ciudad Juárez, sont aujourd’hui victimes de la marginalisation croissante de pans entiers de leur population, souvent sans domicile fixe et survivant dans des quartiers extrêmement pauvres, voire dans les égouts 28. Certains expulsés des États-Unis trouvent des emplois précaires dans les maquiladoras ou dans les centres d’appel (call centers), profitant de leur connaissance de l’anglais et de la culture américaine en matière de consommation 29.
En raison de la longue histoire migratoire de ces villes, des centaines de centres d’accueil et d’associations pour les droits des migrants s’y sont installés, la plupart soutenus par l’Église catholique. À Tijuana, par exemple, la Casa del Migrante, centre d’accueil administré par l’ordre des missionnaires de Saint-Charles Borromée, fut fondée en 1987 afin de fournir logement et nourriture pendant quelques jours aux migrants mexicains et centraméricains de passage vers le nord. Avec la sécurisation de la frontière dans les zones urbaines et le déplacement des migrants vers l’est, dans les déserts de l’Arizona, ce centre reçoit un nombre croissant d’expulsés mexicains. Aujourd’hui, à ces populations s’ajoutent de nombreux demandeurs d’asile, originaires principalement d’Amérique centrale et des Caraïbes.
La frontière sud des États-Unis est sans doute l’une des plus sécurisées au monde. Depuis les années 1990, les autorités américaines ont installé, le long de ses 3 169 kilomètres de frontière, environ 1 050 kilomètres de barrières artificielles dans les zones urbaines et les régions les plus accessibles. D’autres zones sont protégées par des barrières naturelles telles que des fleuves ou des déserts. L’infrastructure de surveillance comprend des drones de reconnaissance, des détecteurs de mouvement et de signaux acoustiques, des appareils de vidéo et des caméras à infrarouge. Depuis 2003, la police aux frontières a doublé ses effectifs : en 2019, plus de 16 000 agents patrouillaient dans neuf secteurs au sud du Texas, du Nouveau-Mexique, de l’Arizona et de la Californie.
Malgré ces impressionnants dispositifs de surveillance, chaque année, des centaines de milliers de personnes tentent de franchir la frontière vers les États-Unis. Jusqu’aux années 2000, plus de 85 % de ces migrants étaient mexicains, les autres provenant principalement du Guatemala, du Honduras et du Salvador. Depuis 2009, la proportion des Salvadoriens n’a cessé de croître ; ils représentaient plus de 57 % des personnes arrêtées par la police aux frontières en 2019, alors que les Mexicains, quatre fois plus nombreux que les ressortissants de ces trois États d’Amérique centrale, ne représentent que 38 % des détenus aux États-Unis 30.
Les migrants et demandeurs d’asile arrêtés par la police aux frontières sont envoyés dans des centres de rétention que les migrants surnomment « glacières » : l’air conditionné y est toujours réglé à des températures très basses. Initialement conçus pour détenir pendant quelques heures, voire quelques jours, des hommes adultes, ils retiennent actuellement des milliers de MNA et de familles dans des conditions exécrables relevant, selon les termes de l’American Civil Liberties Union (ACLU), de la « cruauté institutionnelle 31 ». D’après cette association, les enfants y reçoivent une nourriture insuffisante et totalement inadéquate ; les conditions sanitaires y sont mauvaises et les températures excessivement basses surtout quand les couvertures manquent.
Pourtant, au cours des dix dernières années, un nombre croissant de femmes et d’enfants ont été arrêtés par la police aux frontières. Si, au xxe siècle, près de 80 % des détenus étaient des hommes adultes, actuellement, plus de la moitié sont des femmes et des enfants, ou ce que la police aux frontières nomme des « unités familiales », c’est-à-dire un adulte avec un ou plusieurs enfants.
Un autre changement récent est lié à la croissance des demandes d’asile soit aux points d’entrée aux États-Unis, soit à la suite d’une arrestation par la police aux frontières. Dans ces cas, les demandes sont frappées d’une mesure d’éloignement qui peut être suspendue si les agents de l’immigration jugent les demandeurs crédibles et si ces derniers se présentent aux audiences ; on parle alors de « processus défensif ». La personne détenue par les agents d’immigration doit d’abord manifester sa crainte d’être persécutée ou soumise à la torture dans son pays d’origine. Si sa déclaration est considérée comme plausible, elle est alors entendue par un juge de l’immigration dans le cadre d’une procédure contradictoire destinée à examiner si la crainte est fondée. En cas de rejet, et après les éventuels recours, elle sera expulsée. Les demandes d’asile dans le cadre de ce « processus défensif » sont passées de près de 33 000 en 2010 à plus de 120 000 en 2017 32 ; l’examen de la demande d’asile par une cour d’immigration dure actuellement en moyenne 1 030 jours 33. Pendant ce temps, les demandeurs d’asile peuvent être détenus dans un centre de rétention de la police de l’immigration (Immigration and Customs Enforcement [ICE]) ou libérés sous caution, généralement avec un bracelet électronique. À partir de janvier 2019, comme nous le verrons, la plupart des personnes qui ont entamé une procédure d’asile à la frontière sud des États-Unis ont été refoulées vers le Mexique, où elles doivent attendre la décision du juge de l’immigration.
Depuis le début de la présidence Trump, plusieurs mesures de dissuasion à l’encontre des demandeurs d’asile ont été prises. En février 2017, le gouvernement a ainsi renforcé les critères visant à déterminer, lors des entretiens, si la crainte de persécution est fondée (credible fear) pour éviter que les ordres d’expulsion soient suspendus. En février 2018, il a annoncé une politique de « tolérance zéro à la frontière »… interrompue en juin par décision d’une juge, statuant sur une demande déposée par l’intermédiaire de l’ACLU. Cependant, le Département de la Sécurité intérieure des États-Unis fut incapable, et ce pendant des mois, de réunir des centaines de familles séparées lors de la procédure, soit parce que les parents avaient été expulsés vers leur pays d’origine, soit du fait de la désorganisation administrative 34. En mars 2018, le gouvernement a limité le nombre d’audiences permettant aux demandeurs d’asile de sortir de détention moyennant le paiement d’une caution, et les sommes alors demandées ont tellement augmenté que presque aucun migrant ne peut les payer. Certaines associations se sont ainsi spécialisées dans la collecte de fonds pour payer ces cautions. En juin 2018, le gouvernement états-unien a limité l’accès à la procédure d’asile pour les personnes victimes de violence privée, c’est-à-dire infligée par un membre de la famille ou par des gangs 35. Quelques mois plus tard, le 9 novembre 2018, il a déclaré irrecevables les demandes d’asile de la part de personnes ayant franchi la frontière « de façon illégale ». Cependant, dix jours plus tard, un juge a bloqué cette décision, la considérant comme contraire à la loi sur l’asile.
De nombreuses violations du droit d’asile
Entre juin et septembre 2019, le gouvernement américain a signé des accords dits « de pays tiers sûr » avec le Guatemala, le Honduras et le Salvador. Cependant, en octobre, l’administration Trump reconnaissait que, pour signer ces accords, elle avait d’abord suspendu les fonds d’aide militaire et d’aide au développement versés à ces trois pays, lesquels fournissent les principaux effectifs de migrants, tant au Mexique qu’aux États-Unis. Ne disposant d’aucune institution chargée de recevoir les réfugiés ou d’examiner les demandes d’asile, ces pays pauvres sont surtout des territoires où sévissent largement les organisations criminelles 36. En janvier 2019, l’administration Trump allait plus loin encore avec la mise en place du programme « Rester au Mexique » (Remain in Mexico), négocié avec le nouveau secrétaire mexicain aux affaires étrangères qui n’avait pas encore pris ses fonctions, et rebaptisé « protocoles de protection des migrants » (Migrant Protection Protocols [MPP]). Il permet aux autorités de l’immigration états-uniennes de renvoyer les demandeurs d’asile vers les villes du nord du Mexique pour y attendre l’examen de leur cas. La procédure ayant lieu aux États-Unis, ils doivent se présenter à la frontière le jour de leur comparution devant la cour, généralement aux points d’entrée terrestres. Le gouvernement a d’ailleurs généralisé à l’ensemble des points d’entrée de la frontière sud le système des listes d’attente pour gérer les demandes d’asile. Connu aux États-Unis sous le nom de metering (« régulation »), ce système avait été mis en place à Tijuana au deuxième semestre de 2016, lors de l’arrivée d’un nombre inhabituel de demandeurs d’asile ou d’une protection humanitaire – entre juin et novembre de cette année-là, les autorités locales avaient estimé à 18 000 le nombre d’entrants, pour la plupart ressortissants de Haïti 37. Les autorités du poste-frontière de San Ysidro (quartier sud de San Diego, ville états-unienne située en face de Tijuana) refusaient alors de les laisser entrer, considérant qu’en raison du petit nombre de fonctionnaires de l’immigration disponibles pour examiner leurs cas, ils ne pouvaient gérer que quelques dizaines de demandes par jour. Si bien que des centaines de personnes attendaient pendant des jours et des nuits à la frontière, sous les intempéries. Mettant en avant l’argument humanitaire de la protection des femmes et des enfants, les autorités de Tijuana négocièrent avec celles de San Ysidro une liste d’attente, qu’elles géraient avec l’aide des associations avant qu’elle ne soit prise en charge par le groupe Beta, une agence de l’INM chargée de la protection des migrants au Mexique. En 2017, des listes d’attente ont été instaurées à tous les points d’entrée officiels. Un rapport de l’organisation Human Rights First signalait, cette même année, de nombreuses violations du droit d’asile à plusieurs points frontaliers : les autorités des deux pays collaboraient pour bloquer l’entrée des demandeurs d’asile, leur affirmant que les États-Unis n’offraient plus ce type de protection. L’ONG relevait aussi que de nombreux demandeurs bloqués du côté mexicain étaient victimes d’enlèvements, de violences, d’attaques ou de vols, qu’à cause du blocage, ils étaient la proie des passeurs et des trafiquants ; et que les Mexicains étaient systématiquement refoulés, les autorités mexicaines elles-mêmes leurs interdisaient souvent le passage 38.
D’après les rapports sur le metering des demandes d’asile, établis par deux centres de recherche aux États-Unis 39, certaines listes d’attente sont contrôlées par les gouvernements locaux, d’autres par les autorités migratoires mexicaines, quelques-unes par les demandeurs d’asile eux-mêmes, des organisations sociales locales ou des intermédiaires (qui, évidemment, font des profits aux dépens des demandeurs d’asile).
Le premier de ces rapports, paru en décembre 2018, estimait à environ 6 000 le nombre de demandeurs d’asile inscrits sur ces listes d’attente. En août 2019, après l’entrée en vigueur, en janvier, des MPP, le rapport actualisé en dénombrait près de 26 000, avec une moyenne de trois mois d’attente avant de pouvoir franchir la frontière 40.
Les premières personnes refoulées vers le Mexique en vertu des MPP étaient arrivées à Tijuana en janvier et février 2019. En mars, le programme fut mis en place dans les villes de Mexicali et Ciudad Juárez, frontalières respectivement de Calexico et d’El Paso aux États-Unis. La première semaine de juin 2019, sous la menace de l’imposition de droits de douane à tous les produits exportés vers les États-Unis, le gouvernement mexicain accepta d’étendre ce programme aux villes situées dans le nord-est du Mexique, Matamoros et Nuevo Laredo, dans l’État du Tamaulipas, frontalières de Brownsville et Laredo au sud du Texas.
D’après les données obtenues auprès des tribunaux d’immigration aux États-Unis, en 2019, 59 241 demandeurs d’asile ont été refoulés vers le Mexique en application des MPP 41.
La plupart des personnes refoulées dans le cadre des MPP sont originaires du nord de l’Amérique centrale : Honduras (37 %), Guatemala (25 %), Cuba (13 %) et Salvador (13 %), les autres provenant d’autres pays d’Amérique latine et des Caraïbes. Bien que les directives générales du Département de la Sécurité intérieure des États-Unis indiquent que les demandeurs d’asile mexicains ne peuvent pas être placés sous MPP, en 2019, 72 d’entre eux avaient été refoulés après avoir entamé une procédure de demande d’asile aux États-Unis.
À partir de juillet 2019, près de 1 000 personnes par semaine ont été refoulées vers les villes de Nuevo Laredo et Matamoros, classées par le Département d’État parmi les villes présentant un « risque » de niveau 4 (le niveau maximal), soit le même que pour des pays en guerre comme la Syrie et le Yémen.
Les personnes placées sous ce programme sont d’abord retenues pendant quelques jours dans un centre de la police aux frontières. Plusieurs parents interrogés lors d’une enquête en cours du Colef 42 ont indiqué que leurs enfants étaient tombés malades à cause des basses températures et des conditions de détention. Ils ont assuré aussi que l’entretien portant sur la crainte de persécution avec le fonctionnaire des services d’immigration avait lieu entre minuit et 4 heures du matin. Alors qu’un tel entretien dure généralement entre une demi-heure et une heure, plusieurs personnes refoulées ont afirmé qu’il n’excèdait pas quinze minutes.
Le fonctionnaire a l’obligation de procéder à un second entretien pour examiner si la crainte de retourner au Mexique est fondée. Human Rights First a cependant qualifié ces entretiens de « farce » ; en effet, selon cette association, moins de 1 % des demandeurs d’asile soumis au MPP ont été retirés du programme. D’après son rapport, plusieurs personnes qui avaient été agressées ou kidnappées pendant leur attente contrainte au Mexique ont supplié d’être retirées du programme, même au risque d’être enfermées aux États-Unis pendant la procédure ; malgré cela, elles ont été refoulées vers les villes de leurs agresseurs 43.
Les conditions insupportables d’attente poussent alors des demandeurs d’asile à accepter leur transfert vers des villes éloignées de la frontière ou même leur « retour volontaire assisté » organisé par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). C’est ainsi que, au 31 octobre 2019, cette organisation affirmait avoir reconduit 1 038 personnes du programme MPP vers leurs pays d’origine 44.
Comme de vastes salles d’attente aux frontières
L’immobilisation des demandeurs d’asile dans des zones frontalières, la précarisation de leurs conditions de vie et les risques qu’ils encourent face aux agressions des populations locales, des délinquants ou des fonctionnaires, constituent des mesures de dissuasion particulièrement inhumaines pour les plus pauvres, les familles et les mineurs non accompagnés. Le retour forcé vers des pays tiers est souvent le prélude à un refoulement vers les lieux d’origine, et donc à un déni du droit d’asile.
Les zones urbaines situées dans le sud du Mexique sont devenues des « villes carcérales », d’après l’expression récurrente des associations de défense des migrants 45. Entourés de checkpoints de l’INM, de barrages installés par diverses agences de sécurité, de dispositifs de contrôle des personnes et des marchandises, maintenus dans d’énormes centres de rétention, des milliers de migrants s’y retrouvent bloqués pendant des mois, tentant de régulariser leur situation ou d’obtenir les fonds nécessaires pour embaucher un « coyote 46 » et continuer leur chemin vers le Nord. L’économie de la migration est foisonnante dans les rues : commerces, cafés internet, petits hôtels, entreprises de transport et points de distribution de nourriture. Les travailleurs humanitaires, les journalistes et les chercheurs se pressent dans les centres d’accueil pour mener des enquêtes, faire des dons, organiser des ateliers, des groupes d’aide psychosociale, ou occuper les enfants avec des activités ludiques et éducatives. Des queues de centaines de mètres se forment devant certaines associations, devant les consulats et les institutions comme l’INM et la Comar. Là aussi, les commerçants essaient de placer leurs marchandises tandis que des intermédiaires légaux ou illégaux cherchent à capter des clients ou des victimes.
Dans le sud du Mexique, l’isthme de Tehuantepec est considéré comme une deuxième ceinture de sécurité, une deuxième frontière. Les possibilités de contourner les barrages installés dans cette région dépendent des réseaux migratoires et des ressources de chacun pour payer des pots-de-vin aux agents publics ou pour voyager avec un « coyote » ou un guide.
Au vu des difficultés et des coûts de la migration, de plus en plus de demandeurs d’asile sont contraints d’entamer leur procédure dans le sud du Mexique afin d’obtenir soit un visa humanitaire temporaire qui leur permettra de continuer leur parcours jusqu’à la frontière des États-Unis, soit le statut de réfugié au Mexique. Quand ils reçoivent finalement un document officiel, la plupart d’entre eux continuent leur chemin vers le nord.
Par contraste avec le sud du pays, les villes de la frontière nord constituent des pôles de développement ; l’industrie de transformation et les services, dépendant étroitement de l’économie des États-Unis, y attirent des travailleurs mexicains des régions du Centre et du Sud avec des salaires plus élevés que la moyenne nationale. Cependant, les poches de misère sont très visibles ; les migrants bloqués, expulsés, demandeurs d’asile et réfugiés survivent souvent en dormant dehors ou dans des centres d’accueil improvisés par les autorités, les ONG et les églises. Après des mois ou des années d’attente à la porte de leur destination, certains migrants finissent par s’installer, trouvant généralement des emplois informels. D’autres deviennent la proie des organisations criminelles, des enlèvements et de la traite d’êtres humains.
Les villes frontalières mexicaines demeurent ainsi, pour les demandeurs d’asile, des zones tampons, des salles d’attente, des espaces de paupérisation et de guerre.
1 La notion de « capitalisme de dépossession » a été proposée par le géographe britannique marxiste David Harvey (The New Imperialism, Oxford University Press, 2003) pour désigner la suraccumulation de capital fondée sur la spoliation de certains territoires, provoquant ainsi les déplacements forcés de populations.
2 Les notions de « centre » (vs « périphérie ») et de « dépendance » utilisées ici ont été proposées par des chercheurs d’Amérique latine dans les années 1960 : les anciennes colonies se voient forcées d’adopter des modèles de développement produisant une inégalité croissante favorisant l’accumulation de capital dans les pays du centre. Des notions plus récentes (« pays pauvres », « Sud global ») ne permettent pas de comprendre ces caractéristiques. « Périphérie »renvoie à une distribution spatiale du pouvoir et, dans le cas des migrations, à la tendance à créer une ceinture sécurisée autour des centres de pouvoir.
3 Voir la position du département de la Sécurité intérieure des États-Unis sur les accords relatifs à la sécurité des frontières, signés avec le Guatemala, le Salvador et le Honduras » : www.dhs.gov/sites/default/files/publications/19_1003_opa_fact-sheet-agreements-northern-central-america-countries.pdf
4 Washington Office on Latin America (Wola), « A national shame. The Trump Administration’s separation and detention of Migrant Families », rapport établi par Adam Isacson, Maureen Meyer et Adeline Hite, août 2018, www.wola.org/wp-content/uploads/2018/08/National-Shame-Report-FINAL.pdf ; Human Rights Watch, « Written testimony : “Kids in cages. inhumane treatment at the border” », 11 juillet 2019 : www.hrw.org/news/2019/07/11/written-testimony-kids-cages-inhumane-treatment-border
5 Bill Frelick, Ian M. Kysel, Jennifer Podkul, « The impact of externalization of migration controls on the rights of asylum seekers and other migrants », Journal on Migration and Human Security, vol. 4, n° 4, 2016, p. 190-220.
6 Bill Frelick et al, op. cit.
7 Bill Frelick, « Running the gauntlet : the Central American journey in Mexico », International Journal of Refugee Law, vol. 3, n° 2, 1991, p. 208-242.
8 María Dolores París Pombo, Violencias y migraciones centroamericanas en México, El Colef (Mexique), 2017.
9 Conseil citoyen de l’Institut national de la migration (INM), Personas en situación de detención migratoria en México, juillet 2017.
10 Environ 90 % des émigrés mexicains vivent aux États-Unis (soit plus de 11 millions).
11 Clare Ribando Seelke, Mérida Initiative for Mexico and Central America : Funding and Policy Issues, Congressional Research Services, Washington, 21 août 2009.
12 Bill Frelick et al., op. cit.
13 Wola, « Increased enforcement at Mexico’s southern border. An update on security, migration, and U.S. assistance », rapport établi par Adam Isacson, Maureen Meyer et Hannah Smith, novembre 2015 : www.wola.org/files/WOLA_Increased_Enforcement_at_Mexico’s_Southern_Border_Nov2015.pdf
14 Jorge Alejandro Medellín, « La Marina de México estrecha la cooperación con el Comando Norte de los Estados Unidos », 19 mars 2018 : www.defensa.com/mexico/marina-mexico-estrecha-cooperacion-comando-norte-estados-unidos
15 Il permet aux migrants d’être libérés du centre de rétention (estación migratoria) et de rester 20 jours au Mexique ; après ce délai, ils doivent soit régulariser leur situation migratoire, soit sortir du pays. Depuis 2019, le gouvernement a cessé de fournir ce document aux migrants en provenance de diverses régions du monde, ce qui a provoqué, comme nous le verrons, le blocage de milliers de migrants à Tapachula, ville du Chiapas, située à 45 kilomètres de la frontière avec le Guatemala.
16 En octobre 2019, l’INM a affrété pour la première fois un charter transatlantique pour expulser 311 migrants vers l’Inde. Le directeur de l’INM a annoncé à cette occasion que tous les étrangers sans papiers seront expulsés vers leur pays, « même s’ils sont originaires de Mars » : www.animalpolitico.com/2019/10/migrantes-deportados-inm-marte-guardia/
17 Le Conseil citoyen de l’INM est un groupe autonome, composé de chercheurs et de membres d’associations de défense des migrants, dont le but est d’observer les politiques mises en œuvre par l’INM, de proposer des mesures en faveur des droits humains et des formes de collaboration avec les ONG concernées : www.gob.mx/inm/acciones-y-programas/consejo-ciudadano-del-instituto-nacional-de-migracion
18 Les taux d’homicides pour 100 000 habitants étaient par exemple de 51 au Salvador et de 40 au Honduras en 2018, ce qui place ces pays respectivement en deuxième et troisième positions dans le classement des pays les plus violents d’Amérique latine (après le Venezuela) [voir Chris Dalby et Camilo Carranza, « InSight Crime’s 2018 Homicide Round-Up » : www.insightcrime.org/news/analysis/insight-crime-2018-homicide-roundup/].
19 Voici un autre paradoxe : le président du Honduras, Juan Orlando Hernández, est accusé par un tribunal de New York d’être le complice de son frère, un trafiquant de drogue renommé. Le gouvernement du Honduras – qui peut sans aucun doute être considéré comme un narco-État – a reçu des millions de dollars d’aide pour combattre le trafic de drogue dans le cadre de l’« initiative de Mérida ».
20 Jusqu’en 2018, les « caravanes » étaient organisées par plusieurs ONG mexicaines et centraméricaines principalement pour dénoncer les violences subies dans les parcours migratoires (voir María Dolores París Pombo, op. cit.).
21 Depuis les années 2000, le Mexique est le témoin de l’exode silencieux de 200 000 à 400 000 Centraméricains qui prennent chaque année la route vers le nord. La plupart cherchent à parvenir aux États-Unis, mais une part croissante d’entre eux reste vivre au Mexique.
22 Les visas humanitaires sont des permis de résidence d’un an. Ils sont généralement fournis aux personnes ayant souffert d’une agression ou d’un délit au Mexique, et sont aussi accessibles aux demandeurs d’asile en cours de procédure.
23 Au Mexique, le statut de réfugié implique une procédure d’examen au cas par cas par la Comar. Les personnes qui ne relèvent pas de cette catégorie mais qui pourraient courir un danger en cas d’expulsion vers leurs pays d’origine peuvent bénéficier de la protection complémentaire (protección complementaria). Les réfugiés reconnus sous l’un de ces deux régimes reçoivent des visas de résidence permanente avec permis de travail.
24 En octobre 2019, un bateau transportant 17 personnes, dont 11 Africains, s’est échoué sur les côtes de l’État d’Oaxaca, provoquant la mort de 4 personnes. D’après les témoins, cette route maritime est empruntée de plus en plus fréquemment par les bateaux qui partent du Guatemala ou du Chiapas, au Mexique. Voir Alberto López Morales et María de Jesús Peters, « Mueren migrantes en costas mexicanas ; reactivan rutas peligrosas en el mar », El Universal, 19 octobre 2019 [en ligne].
25 Communiqué de l’Assemblée des migrants africains et africaines de Tapachula, 29 août 2019 : foca.org.mx/blog/comunicado-asamblea-de-migrantes-a0fricanos-y-africanas-en-tapachula/
26 Il s’agit de mineurs non accompagnés par un parent ou par leur tuteur légal. Dans les faits, la plupart sont des adolescents qui voyagent avec des membres de leur famille, tels que cousins, oncles, etc. Lors de leur détention, ils sont souvent séparés de leur famille.
27 C’est ce qui explique le nombre dérisoire des MNA qui demandent le statut de réfugié au Mexique. Par exemple, en 2018, ils n’étaient que 268 à avoir entamé des démarches, alors que, dans le même temps, 9 116 étaient expulsés.
28 Sandra Luz Albicker et Laura Velasco, « Deportación y estigma en la frontera México-Estados Unidos : atrapados en Tijuana », Norteamérica, année 11, n° 1, janvier-juin 2016, p. 99-129.
29 María Dolores París Pombo, Alfredo Hualde Alfaro, Ofelia Woo Morales (coord.), Experiencias de retorno de migrantes mexicanos en contextos urbanos, El Colef (Mexique), 2019.
30 Statistiques de l’U.S. Customs and Border Protection (les statistiques officielles considèrent comme année fiscale (FY) la période qui s’étend du 1er octobre de l’année précédente au 30 septembre de celle en cours) : www.cbp.gov/newsroom/stats/cbp-enforcement-statistics
31 ACLU du Colorado, « Cashing in on cruelty. Stories of death, abuse and neglect at the GEO immigration detention facility in Aurora », septembre 2019 [en ligne].
32 Doris Meissner, Faye Hipsman et T. Alexander Aleinikoff, The U.S. Asylum System in Crisis. Charting a Way Forward, Washington, Migration Policy Institute, septembre 2018.
33 TRAC Immigration, « Record number of asylum cases in FY 2019 », 8 janvier 2020 : trac.syr.edu/immigration/reports/588/
34 ACLU, « Family separation by the numbers », www.aclu.org/issues/immigrants-rights/immigrants-rights-and-detention/family-separation
35 Sarah Pierce, Immigration-Related Policy Changes in the First Two Years of the Trump Administration, Washington, Migration Policy Institute, mai 2019.
36 Irving Escobar, « EE. UU. reconoce que congeló ayuda a Guatemala, El Salvador y Honduras para presionar por acuerdos migratorios », Prensa Libre, 22 octobre 2019 [en ligne].
37 María Dolores París Pombo, « Migrantes haitianos y centroamericanos en Tijuana, Baja California, 2016-2017. Políticas gubernamentales y acciones de la sociedad civil » : www.colef.mx/estudiosdeelcolef/informe-migrantes-haitianos-y-centroamericanos-en-tijuana/
38 Human Rights First, « Crossing the line : U.S. border agents illegally reject asylum seekers », mai 2017 : www.humanrightsfirst.org/sites/default/files/hrf-crossing-the-line-report.pdf
39 Robert Strauss Center (université du Texas à Austin) et Center for U.S.-Mexican Studies (université de Californie à San Diego), « Metering Update », août 2019 : www.strausscenter.org/images/MSI/MeteringUpdate_190808.pdf
40 Ibid.
41 TRAC Immigration, « Details on MPP (Remain in Mexico) deportation proceedings » : trac.syr.edu/phptools/immigration/mpp/
42 Recherche en collaboration avec l’université du Texas à El Paso, « Risk and resilience among asylum seekers waiting in Ciudad Juárez and Tijuana under the Migrant Protection Protocols », financée par le Programme binational sur la migration et la santé (Programa de Investigación en Migracion y Salud [Pimsa]).
43 Human Rights First, « Orders from Above. Massive Rights Abuses Under Trump Administration Return to Mexico Policy », octobre 2019.
44 Organisation internationale pour les migrations (OIM), Rapport de situation, 31 octobre 2019 : reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/sitrep_avr_americacentral_mexico_octubre_31-2019_sp.pdf
45 Isaín Mandujano, « Tapachula, la “ciudad cárcel” al servicio de Trump », Proceso,12 octobre 2019 [en ligne].
46 « Coyote » est le nom populaire donné aux passeurs, aussi bien au Mexique qu’en Amérique centrale.
III. Les effets induits de l’externalisation
Si externaliser les procédures ne réduisait pas les droits, cela ne servirait à rien. Il s’agit d’éviter que les personnes aient accès à une cour qui pourrait défendre leurs droits, même ceux qui sont les plus reconnus.
L’externalisation de l’asile – ou la « dimension externe de la politique d’asile » – est justifiée, dans le discours officiel européen, par le souci d’épargner aux personnes qui fuient les persécutions les dangers du parcours migratoire. En délocalisant les procédures, on leur apporterait la protection dont elles ont besoin avant leur arrivée en Europe. Si l’idée n’est pas critiquable en soi, la pratique montre que l’externalisation de l’asile, telle qu’elle est mise en musique par l’Union européenne, est plus souvent mobilisée pour dissuader, éloigner et mettre à distance que pour protéger. Avec pour effet, non seulement de mettre à mal le droit d’asile en induisant des dispositifs opaques de sélection mais, au-delà, d’entraîner des violations des droits fondamentaux dont la privation de liberté est la plus courante.
Mise à mal du droit d’asile car, dans le cadre de l’externalisation, les procédures prévues par le droit européen pour déterminer qui est éligible au statut de réfugié ne s’appliquent pas. L’exemple des missions de l’Ofpra conduites au Moyen-Orient ou en Afrique montre qu’elles ne sont pas seulement « hors les murs », comme on les désigne officiellement, mais aussi « hors les lois » : la décision d’accueillir en France un·e exilé·e en tant que réfugié·e dans le cadre de la réinstallation est prise sur la base d’un unique entretien avec l’Ofpra, dépêché à cette fin dans les camps gérés par le HCR au Niger ou au Liban. Contrairement à ce que prévoit le Ceseda pour l’instruction des demandes d’asile présentées sur le territoire français, la procédure ne prévoit ni assistance au cours de cet entretien, ni possibilité de recours en cas de refus. Le plus souvent d’ailleurs, la décision n’est pas notifiée aux intéressé·es.
La même opacité caractérise, dans les hotspots de Grèce, le « tri » des demandeurs et demandeuses d’asile pour identifier ceux et celles qui seront éligibles à la relocalisation dans un autre pays de l’UE. Parce qu’elle multiplie les interlocuteurs (services grecs de l’asile, bureau européen, fonctionnaires en mission du pays d’arrivée), la procédure est lente et complexe ; et comme elle est déterminée par le nombre très restreint de places offertes à la relocalisation, elle s’apparente plus à un tamis destiné à limiter le nombre d’élu·es qu’à un dispositif d’accueil.
Dans la plupart des cas, externalisation de l’asile et privation de liberté vont de pair. Si la sous-traitance ou la délocalisation des procédures ne se traduisent pas toujours par la mise en place de camps fermés, comme c’est le cas avec l’exemple australien, les dispositifs de tri entre les personnes éligibles ou non à une protection s’appuient le plus souvent sur une forme de coercition : car, même si elles ne sont pas contraintes de s’y rendre ni d’y rester, c’est la présence dans les centres « d’accueil », « de transit » ou dans d’autres camps de réfugiés qui subordonne la possibilité de voir leur situation examinée et leur éventuelle prise en charge.
Une externalisation invisible : les camps
Laurence Dubin, professeure à l’École de droit de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
La mise en relation des camps avec l’externalisation de l’asile montre que si les premiers ne sont pas systématiquement au service d’une politique d’externalisation de l’asile, les États du Nord les utilisent comme des dispositifs qu’ils prennent soin d’invisibiliser afin d’échapper à toute responsabilité juridique dans le traitement souvent inhumain des étrangers jugés « indésirables » 1. Plus que jamais, les camps doivent être conceptualisés juridiquement, appréhendés pour ce qu’ils sont, à savoir des institutions juridiques administrées par des autorités publiques et permettant la « désujettisation » de ceux qu’ils assujettissent 2. Ici, toutefois, on n’envisagera les camps qu’en tant que dispositifs d’externalisation du traitement de l’asile.
L’externalisation a fait son apparition au début des années 2000 dans le discours associatif pour critiquer le caractère euphémisant de la formule « dimension externe de la politique européenne d’asile ». Il s’agissait, à travers ce terme, de mesurer les effets de la politique migratoire de l’Union européenne et, principalement, d’établir si cette politique, qui n’est commune que de nom, ne permet pas plutôt de libérer les États membres de l’UE de leurs obligations en matière de traitement de l’asile. Concept analytique possédant une vertu critique, l’externalisation renvoie ainsi à l’idée de déresponsabilisation, sans doute plus pertinente pour le juriste, qui implique au préalable de définir les obligations incombant aux États en matière de traitement de la demande d’asile.
Pour commencer, on rappellera que la convention de Genève de 1951 n’impose aucune obligation à ses 142 États parties (dont les États membres de l’UE) d’accueillir sur leur territoire des demandeurs d’asile. Elle n’offre guère de droits aux demandeurs d’asile hormis la protection minimale de l’article 33 3, à savoir celui de ne pas être refoulé vers un État tiers où existent des risques de persécution. Or, le principe de non-refoulement est essentiel pour penser les camps comme des dispositifs légaux au service d’une déresponsabilisation. Aussi, et parce qu’il « confère à la prérogative souveraine et discrétionnaire, la seule norme impérative qui s’impose à l’État », le principe de non-refoulement doit-il être cerné dans ses contours afin de déterminer à qui et à partir de quand il impose une obligation et quelle est la teneur exacte de cette obligation. L’État partie à la convention de Genève, exerçant sa juridiction sur des étrangers qui souhaitent lui adresser une demande d’asile, peut-il les refouler sans examiner la demande et leur refuser un asile provisoire ? Est-il libre de les renvoyer vers un camp situé à l’extérieur de son territoire où seront instruites les demandes d’asile ? Ces questions, loin d’être purement théoriques, sont déterminantes pour apprécier la légalité de dispositifs concrets tels que les centres offshore australiens ou les procédés envisagés par l’UE afin d’externaliser le traitement de la demande d’asile hors d’Europe.
De tels dispositifs ou projets d’externalisation pourraient, en première approximation, se heurter à une interprétation du principe de non-refoulement selon laquelle l’État sur le territoire duquel tout étranger en situation irrégulière souhaite formuler une demande d’asile doit nécessairement instruire sa demande et ainsi lui accorder un asile provisoire 4. Au titre d’une telle interprétation, l’asile provisoire ne serait tout simplement pas « externalisable », tout au moins une fois que le demandeur d’asile est parvenu à se placer sous la juridiction de l’État partie à la convention à qui il est opposable. Cette première interprétation est concurrencée par une seconde, plus restrictive, et qui semble avalisée par le HCR lui-même, dont le mandat consiste à garantir l’application de la convention de Genève (selon son article 35). Elle apparaissait déjà en germe dans les années 1970 sous la plume d’un ancien directeur juridique du HCR, Paul Weiss, qui considérait que le principe de non-refoulement n’oblige aucunement l’État dans lequel se trouve le demandeur d’asile à lui accorder un asile provisoire ; l’État peut toujours renvoyer une personne dans un pays qui l’accepte et où il n’aura pas de crainte de persécution, la seule obligation pesant sur le premier État étant alors de vérifier que le pays de transfert ne présente pas de risques pour le demandeur 5.
Certains États (l’Australie, les États membres de l’UE avec la déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016) se sont engouffrés dans cette interprétation restrictive du principe de non-refoulement. Selon eux, il serait légalement possible de renvoyer des demandeurs d’asile vers des pays considérés comme sûrs et qui auraient donné leur accord. Cette acception du principe de non-refoulement explique l’apparition d’une nouvelle génération de traités, non plus de réadmission, mais d’admission ou de transfert de demandeurs d’asile vers des pays tiers sûrs. On trouve une première illustration de ce type de traités avec les accords passés entre l’Australie et deux autres États parties à la convention de Genève, Nauru et la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Sur la base ces accords, ces deux pays ont accepté l’institutionnalisation de centres dits offshore destinés, d’une part, à instruire les demandes de tout demandeur d’asile en situation irrégulière se dirigeant vers le territoire australien et, d’autre part, à « stocker » les réfugiés statutaires qu’ils auront reconnus comme tels sur la base de leur propre droit et en application de leurs procédures. La mise en place de ces centres est révélatrice d’une politique migratoire australienne qui est parvenue à détourner le droit d’asile en le subordonnant à la régularité de l’entrée des demandeurs d’asile sur son territoire. Depuis qu’ils existent, plus de 3 000 personnes y ont été enfermées. Au 21 octobre 2018, 1 278 personnes étaient encore détenues à Nauru et à Manus : 415 ont été réinstallées aux États-Unis (qui en ont refusé 188, majoritairement des Iraniens) ; 495 ont été reconnues réfugiées statutaires dans l’île de Manus et 541 à Nauru, et vivent encore dans ces centres ; 646 personnes ont quitté volontairement Nauru pour rejoindre leur pays d’origine, 165 ont quitté Manus. Enfin, 7 personnes reconnues réfugiées statutaires ont été réinstallées au Cambodge, au titre d’un accord passé avec l’Australie accordant au Cambodge une somme de 40 millions de dollars en échange de l’admission des réfugiés statutaires de Nauru.
L’accord UE-Turquie – que le juge européen considère comme une simple déclaration des États membres et non comme un acte imputable à l’UE soumis au bloc de légalité européen 6 – procède de la même interprétation restrictive du principe de non-refoulement. Son application est indissociable du dispositif des hotspots grecs mis en place dans le cadre de l’Agenda européen en matière de migration proposé par la Commission européenne en 2015, et de la politique de réinstallation : installés dans cinq îles grecques proches de la Turquie, les hotspots sont en effet destinés à opérer un tri entre les personnes arrivées par la mer en provenance de ce pays et appelées à y être renvoyées, et celles dont la demande peut être instruite et acceptée par un État membre 7. Les hotspots grecs présentent ainsi des similitudes avec les centres offshore. Ils partagent, en effet, la même fonctionnalité – enfermer et catégoriser ceux qu’ils enferment – à la différence près qu’ils se situent à l’intérieur du territoire européen et qu’en tant que tels, ils ne constituent pas un dispositif d’externalisation de l’UE et de ses États membres (il en eût été autrement si des hotspots avaient été créés en Turquie).
Pour une définition juridique du camp
Face à ces deux dispositifs baptisés par les autorités publiques de manière euphémisante centres offshore ou hotspots, doit-on parler de camps ? La question ne peut être tranchée en se référant à un concept du camp fourni par le droit positif. Il n’existe, en effet, aucune définition juridique de ce terme dans les textes. La convention de Genève est muette sur le sujet ; quant au HCR, bien qu’il administre aujourd’hui plus de 4 millions de personnes placées dans des camps dits planifiés, il ne souhaite aucunement les définir, d’autant plus qu’il développe depuis plusieurs années des stratégies alternatives aux camps. Ainsi, après avoir initié une action spécifique relative aux réfugiés urbains afin de sortir d’une logique binaire selon laquelle seules les personnes accueillies dans des camps de réfugiés pourraient être prises en charge 8, le HCR affiche vouloir privilégier l’accueil et l’intégration des demandeurs d’asile dans des zones dites d’« installation » (les fameux « settlements ») afin que ces derniers puissent faire partie de communautés intégrées, jouir d’une liberté de mouvement, accéder au marché du travail… L’adoption du Pacte mondial sur les réfugiés, malgré l’indigence de sa substance et son absence de force juridique, confirme cette « volonté » politique du HCR de sortir de ce dispositif des camps. Non définis, vécus par le HCR lui-même comme un mode pathologique « de la gouvernance mondiale des mobilités 9 », les camps constituent pourtant des dispositifs banals abritant – et donc assujettissant – des millions d’exilés.
En tant que dispositifs administrés, financés et planifiés par des autorités publiques (parfois des États du Nord mais plus souvent le HCR lui-même), les camps peuvent néanmoins être observés en tant qu’institutions juridiques. Se pose alors la question de savoir s’ils peuvent être assimilés, pour reprendre l’expression du philosophe Giorgio Agamben, à « des structures dans lesquelles se réalise durablement l’état d’exception 10 », où la loi est suspendue et finalement où « tout est vraiment possible », y compris les pires violations des droits fondamentaux. En resserrant l’analyse sur le cadre légal auquel les autorités publiques nationales et internationales assujettissent les camps de réfugiés qu’elles administrent directement, des éléments de réponse pourront alors être proposés.
S’ils choquent (encore ?) au Nord, les camps sont devenus banals au Sud. Les camps sont, en effet, très souvent tolérés par des États du Sud qui accepteront de leur destiner une partie de leur territoire, à la condition qu’ils soient administrés par le HCR. Le fait que les camps dits planifiés par le HCR se situent massivement au Sud s’explique par la politique de cette institution en cas d’afflux massif de réfugiés (« large-scale influx » selon l’expression anglaise) 11. Si, le plus souvent, les États frontaliers des pays d’origine des exilés, tributaires de leur géographie, acceptent d’être « réquisitionnés » par le HCR, ils ne se voient aucunement contraints d’instituer des camps 12. De rares États, comme l’Éthiopie, pourront refuser l’institutionnalisation de camps et accorder aux étrangers le bénéfice d’une protection légale organisée par le droit commun 13 ; d’autres, comme la Libye, refuseront l’institutionnalisation de camps gérés par le HCR (et plus généralement la coopération avec le HCR) et destineront les exilés à un traitement purement carcéral et même à l’esclavage ; ainsi, la Libye n’a-t-elle accepté que la création d’un simple centre de rassemblement et de départ afin de faciliter des opérations permettant de secourir des étrangers particulièrement vulnérables et de les transférer rapidement dans les camps nigériens.
Face à la pluralité des camps, et à rebours de la volonté des autorités publiques de ne pas les définir, il devient urgent d’en proposer une définition juridique, certes purement doctrinale. Une telle définition doit permettre, d’une part, de rendre compte de la réalité des dispositifs d’enfermement mis en place par les autorités publiques sans se laisser duper par leurs appellations euphémisantes, d’autre part, de mesurer l’étendue des violations des droits que les dispositifs des camps entraînent. A minima, deux critères peuvent être retenus pour définir le concept juridique du camp : le fait qu’il constitue un dispositif d’enfermement, et le fait qu’il s’acquitte d’une fonction faussement provisoire qui consiste à contenir/administrer des étrangers en situation irrégulière afin de les destiner à un statut juridique régulier une fois hors du camp.
Le premier critère permet de mettre l’accent sur le fait que les camps n’ont pas qu’une fonction humanitaire de mise à l’abri. En tant que dispositif d’enfermement destiné à contenir des flux, le camp empêche en effet ceux qu’il abrite de franchir une quelconque frontière et limite leurs droits à des degrés variables. Ce premier critère du camp n’est d’ailleurs pas démenti par le HCR lui-même qui a pu reconnaître que « la caractéristique définissant un camp (planifié) est un degré de limitation des droits et des libertés des réfugiés comme leur capacité à se déplacer librement, à choisir où vivre, à travailler ou à créer une entreprise, à cultiver des terres ou à accéder à une protection et à des services 14 ».
En tant que dispositif d’enfermement, le camp se distingue ensuite des dispositifs pénitentiaires, destinés, pour reprendre les termes de Michel Foucault, à normaliser des comportements. Si, en effet, le camp enferme, ce n’est pas pour normaliser les comportements des « encampés » mais pour contenir des étrangers auxquels il sera conféré, un jour, un statut juridique hors du camp. Cette fonction de catégorisation, que nous proposons comme second critère du camp, conduit les autorités gestionnaires à procéder à des opérations d’identification permettant d’« isoler chacun des éléments appartenant à la classe considérée 15 ». Les statuts auxquels le HCR destine les encampés sont bien connus ; ils correspondent aux trois solutions dites durables. La première est le rapatriement dans le pays d’origine, la deuxième est l’intégration dans le pays d’accueil (et notamment celui où est situé le camp, hypothèse rare en pratique), la troisième est la réinstallation dans un État tiers de ceux pour lesquels le HCR a établi un besoin de protection. Ces trois solutions durables sont également envisagées par les autorités publiques australiennes et européennes administrant les centres offshore et les hotspots, quand bien même le HCR ne s’est pas associé à leur administration.
D’évidence, ces trois solutions durables s’avèrent hautement dépendantes de la conjoncture dans le pays d’origine de l’encampé (ce qui peut rendre le rapatriement impossible) ou de la souveraineté des États, qu’il s’agisse de l’État d’accueil du camp ou de ceux qui acceptent de participer à des programmes de réinstallation. L’attribution d’un statut hors du camp peut donc se faire attendre longtemps. Selon le HCR, on peut considérer que les camps planifiés ont une durée de vie de 11,7 ans 16 ; ceci explique que le statut d’encampé puisse apparaître selon certains auteurs 17 comme la quatrième solution durable et donne lieu à ce que le HCR qualifie d’une « situation de réfugié prolongée 18 ». Selon nous, ce statut juridique d’attente constitue un objet juridique d’étude à part entière. Faute de statut envisageable hors le camp (celui de national de son État, celui de citoyen dans l’État d’accueil du camp ou bien encore celui de réfugié et réinstallé dans un État tiers), l’encampé se voit destiné à celui de résident du camp, dépendant des aléas d’une charité humanitaire internationale rétrécie et entretenant l’illusion qu’il constitue le passage obligé pour posséder, un jour, mais à l’extérieur du camp, « le droit d’avoir des droits », pour reprendre l’expression très juste de Hannah Arendt.
Dans la perspective qui est la nôtre, à savoir le lien qu’entretiennent les camps avec la politique d’externalisation des États du Nord, il semble nécessaire de distinguer les camps planifiés par le HCR des camps institués par des États. Dans les premiers, qui accueillent des étrangers qui n’ont franchi aucune frontière d’un État du Nord, il est difficile de voir des dispositifs d’externalisation, sinon de déresponsabilisation des États du Nord. L’encampement dans le Sud a précisément pour objectif d’empêcher le franchissement d’une telle frontière. Les États du Nord peuvent bien sûr négocier avec les États tiers l’institutionnalisation de camps, soutenir financièrement le dispositif ; mais ce faisant, ils n’externalisent rien en ce sens qu’ils ne se défaussent d’aucune obligation internationale leur imposant de traiter des demandes d’asile – qui en l’occurrence n’ont même pas été formulées ; ils ne font que mettre en œuvre leur politique de fermeture des frontières. Bien sûr, les camps planifiés par le HCR peuvent s’avérer particulièrement utiles pour servir la politique de réinstallation à laquelle participent certains États du Nord. Mais dans le cadre de la réinstallation, ce n’est plus la convention de Genève ni les seuls critères de cette convention qui s’appliquent, mais des critères de vulnérabilité (voire des critères socio-économiques) qui permettent aux États du Nord de pratiquer une politique discrétionnaire et, surtout, quantifiée de choix de leurs réfugiés.
Toute autre est la situation des camps administrés par un État ou une organisation régionale comme l’UE à l’extérieur de son territoire, et qui nécessitent des transferts des demandeurs d’asile vers lesdits camps. Si, en effet, l’État qui a organisé l’encampement a « accueilli » un temps le demandeur d’asile, parce que ce dernier a franchi une frontière de son territoire ou a été intercepté par ses agents en haute mer, alors l’État a exercé sa juridiction sur le demandeur et doit respecter le principe de non-refoulement. Ce dernier, même dans son interprétation restrictive, implique que l’État ou l’administration à l’origine du transfert vérifie que les demandeurs d’asile qui seront transférés n’encourront pas des craintes de persécution dans l’État d’arrivée. Afin d’évaluer ces craintes, les autorités à l’origine de l’encampement pourront alors tenter de mettre en place des dispositifs de traitement de la demande d’asile à l’extérieur de leur territoire.
C’est précisément ce que fait l’Australie avec les centres offshore. Présentant ces derniers comme des centres de traitement des demandes d’asile établis dans des États sûrs, l’Australie estime honorer ses obligations en tant que signataire de la convention de Genève. En réalité, et malgré toutes ses tentatives pour invisibiliser son rôle dans l’administration des centres offshore, l’Australie viole de manière patente le principe de non-refoulement (puisqu’aucune procédure claire n’est mise en place avant le transfert dans les centres), tandis que sont bafoués les droits fondamentaux des personnes enfermées dans ces centres sur lesquels la juridiction extraterritoriale de l’Australie peut être aisément établie. Jamais condamnée par une juridiction internationale, aucune ne s’étant reconnue compétente à ce jour, l’Australie semble n’avoir cure d’administrer des dispositifs aussi illégaux que scandaleux. Mais si tout est permis en Australie, ou plutôt si l’Australie se permet tout, les centres offshore australiens peuvent-ils être considérés comme des cas d’espèce ou, à l’inverse, comme un laboratoire expérimental qui pourrait être cyniquement dupliqué par les autorités européennes sous réserve de quelques aménagements rendant le dispositif soluble dans la légalité européenne et internationale ? Au vu des projets annoncés par la Commission européenne de création de plates-formes de désembarquements, et de la ligne rouge franchie par l’UE avec la création des hotspots grecs sur le continent européen, la question mérite d’être posée. Or, le précédent australien nous montre que, sans doute, pour être dupliqué sans tomber sous le coup d’une censure des juridictions européennes, le dispositif devrait nécessairement atténuer le rôle des instances européennes et des États membres dans l’administration de camps et s’appuyer sur le HCR, quitte à l’instrumentaliser. Quant au financement des camps de réfugiés du Sud par des États du Nord, il est sans risque juridique. Ces derniers peuvent ainsi soutenir et utiliser les camps planifiés du Sud comme des dispositifs commodes, rejetant sur les pays du Sud l’application de la convention de Genève (lorsqu’ils y sont parties), quitte à réinstaller chez eux quelques étrangers selon leurs propres critères parfaitement étrangers à ladite convention.
Les camps australiens : cas d’espèce ou laboratoire expérimental ?
À l’origine du dispositif australien, un événement a défrayé la chronique qui n’est pas sans rappeler le refus des pays européens d’admettre l’accostage sur leur territoire de bateaux humanitaires ayant secouru des migrants en mer. Nous sommes en 2001, le gouvernement australien s’oppose à l’entrée dans ses eaux territoriales du Tampa, un cargo transportant plus de 430 demandeurs d’asile, et décide de mettre en place la « solution pacifique ». En 2003, l’Australie conclut un mémorandum d’accord régional avec la Papouasie-Nouvelle-Guinée et Nauru, deux États indépendants, tous les deux parties à la convention de Genève, pour y construire des centres de rétention offshore.
Ces centres offshore ont fait l’objet de dénonciations multiples malgré l’opacité entretenue par l’Australie sur leur organisation et la difficulté de s’y rendre pour les observateurs. Malgré ces dénonciations, le centre de Nauru était toujours en place en 2019, le camp de Manus ayant en revanche été fermé le 31 octobre 2017 après que la Cour constitutionnelle de la Papouasie-Nouvelle-Guinée a jugé inconstitutionnel l’accord passé avec l’Australie. Ses occupants ont été soit réinstallés, soit dirigés vers trois centres de transit ouverts dans l’île qui, selon Amnesty International, se présentent comme de nouveaux centres de rétention 19.
Parmi les dénonciations 20, on peut s’intéresser ici à l’argumentaire du HCR qui n’a eu de cesse de condamner le dispositif. Il est, en effet, intéressant de faire état des positions qu’il a prises dans le cadre d’une consultation menée par la commission des affaires légales et constitutionnelles du Sénat australien. Dans cette consultation, le HCR s’est référé à une note publiée en 2003 intitulée Guidance Note on bilateral and/or multilateral transfer arrangements of asylum seeker. Bien que dépourvue de valeur juridique obligatoire, cette note permet d’évaluer la « doctrine » du HCR sur les accords destinés au transfert de demandeurs d’asile et sur leur articulation avec le principe de non-refoulement. En premier lieu, la note réaffirme qu’il n’existe pas de droit subjectif du demandeur d’asile à demander l’asile là où il le souhaite, même si l’on doit tenir compte de ses vœux. En deuxième lieu, elle admet que si un transfert des demandeurs d’asile est envisageable, il est préférable qu’il soit organisé par un instrument juridiquement contraignant, contestable et exécutoire devant un tribunal par les demandeurs d’asile concernés. En troisième lieu, avant de les transférer vers un pays tiers, l’État doit réaliser une première évaluation individuelle des demandes d’asile afin de garantir que le transfert des demandeurs ne sera pas problématique pour eux, notamment les plus vulnérables. Enfin, quatrième élément important, l’accord de transfert de demandeurs d’asile doit satisfaire à un certain nombre de pré-conditions quant au pays tiers qui acceptera de traiter les demandes d’asile sur son territoire. Ces pré-conditions sont les suivantes : l’admission des demandeurs d’asile doit être le fait de pays tiers sûrs capables de garantir leur non-refoulement ; le pays tiers sûr doit garantir des procédures équitables et efficaces pour déterminer le statut de réfugié et/ou accorder d’autres formes de protection internationale ; il doit également garantir un asile provisoire conformément aux normes internationales acceptées (concernant, par exemple, les modalités d’accueil appropriées, l’accès à la santé, à l’éducation et aux services de base, des garanties contre la détention arbitraire pour les personnes ayant des caractéristiques spécifiques et dont les besoins doivent être évalués) ; enfin, le pays tiers sûr, s’il reconnaît le demandeur d’asile comme ayant besoin d’une protection internationale, doit être en mesure de le faire bénéficier de l’asile et/ou de le faire accéder à une solution durable.
Dans le cas précis des centres offshore, il apparaît clairement que peu de ces conditions sont remplies. Si Nauru s’est, en effet, engagé à admettre pour un asile provisoire les demandeurs, et à ne pas les refouler vers d’autres États, aucun des autres pré-requis n’est satisfait. Aucune information fiable n’a été fournie par l’Australie quant à la procédure d’évaluation individuelle préalable au transfert permettant d’établir que le demandeur d’asile n’encourt pas de craintes de persécution dans les centres. Les informations disponibles sur les conditions dans les centres offshore ne permettent pas non plus d’établir que l’asile provisoire accordé aux demandeurs respecte leurs droits essentiels (droit à des services de base). Enfin, last but not least, le mémorandum d’accord ne permet aucunement de garantir que les demandeurs d’asile qui se sont vu reconnaître le statut de réfugié par Nauru y bénéficieront de l’accès à une solution durable, les besoins en termes de services de santé ou d’éducation des réfugiés statutaires excédant les capacités de ce petit État qui, ironie du sort, est devenu, après avoir été un paradis fiscal, un État particulièrement pauvre 21.
S’il est clair que le dispositif australien ne répond pas aux exigences du HCR, il reste que celles-ci font peser un certain nombre de contraintes juridiques sur les États désireux d’externaliser le traitement de la demande d’asile et d’utiliser, pour ce faire, des camps. Mais surtout, pour s’assurer du respect de ces contraintes, les États à l’initiative de l’externalisation devront faire preuve de prudence et même d’ingéniosité. D’un côté, en effet, ils devront s’assurer et surveiller que le pays tiers respecte bien les critères permettant d’être qualifié de pays tiers sûr et, d’un autre côté, ils devront éviter que cette surveillance ne soit trop visible afin que le contrôle exercé ne soit interprété comme caractérisant leur juridiction extraterritoriale sur le camp et, in fine, comme engageant leur responsabilité. On voit là que les contraintes juridiques qui pèsent sur l’État à l’initiative du dispositif du camp invitent à invisibiliser son rôle et sans doute aussi à invisibiliser les camps en tant que dispositif d’externalisation.
Or, précisément, l’Australie n’est pas parvenue à faire preuve d’une telle ingéniosité tant son implication dans le dispositif peut être facilement établie. À cet égard, on peut faire état d’une décision de la Cour suprême australienne dans laquelle une majorité de juges considère que l’implication de l’Australie dans la gestion du dispositif de Nauru est telle qu’il est possible de considérer qu’elle contrôle de manière effective le dispositif 22. Ainsi, les juges constitutionnels ont-ils noté qu’outre le financement du centre offshore de Nauru – puisque l’accord passé avec Nauru prévoit que tous les coûts de fonctionnement et d’entretien sont à la charge de l’Australie – celle-ci assure la gestion du dispositif. Bien que le « management quotidien » du centre soit confié à une autorité nommée par le gouvernement de Nauru, ladite autorité est assistée par un coordinateur de programme désigné par le gouvernement australien, lequel assure la direction des agents australiens sur place et est chargé de passer tous les contrats de prestation de services relatifs au centre. C’est notamment à ce titre qu’ont été conclues diverses conventions et contrats de sous-traitance avec plusieurs entreprises australiennes chargées de fournir des services de garnison, d’accueil, de sécurité, de nettoyage et de restauration.
Si, finalement, la majorité des juges constitutionnels a considéré que, malgré ce contrôle effectif de l’Australie, le dispositif restait compatible avec la constitution – les juges ont considéré que les « détentions exécutives » bénéficient, selon eux, d’une habilitation législative conforme à la Constitution – il va de soi que l’analyse du dispositif du point de vue du droit international ne saurait conduire à en reconnaître la « légalité ». Au regard du droit international des droits de l’Homme, la responsabilité des États n’est pas limitée aux faits commis sur leur territoire national : celle-ci peut résulter de faits commis en dehors de leur territoire, si l’État y exerce sur des lieux, des administrations, des personnes ou des biens un degré de contrôle permettant d’établir qu’ils relèvent de sa « juridiction ».
Deux hypothèses sont donc à considérer : celle d’une responsabilité exclusive de l’Australie à raison de violations des droits des personnes encampées, et celle d’une responsabilité conjointe avec Nauru, cet État pouvant être à l’origine de violations du simple fait de sa juridiction territoriale. Outre la violation du principe de non-refoulement, on pourrait imputer en propre à l’Australie une série d’autres manquements à ses obligations internationales. En premier lieu, on peut établir la violation de l’article 31 de la convention de Genève, selon lequel les États d’accueil ne peuvent ni sanctionner les réfugiés pour entrée ou séjour irrégulier, ni imposer à leurs déplacements d’autres restrictions que celles qui sont « nécessaires » 23. Ce principe a fait l’objet de plusieurs interprétations par le HCR ; or aucune ne permet de considérer que cet article puisse souffrir de restrictions autorisant le « stockage » des demandeurs d’asile pendant une durée indéterminée, ce que permettent les centres offshore, aucune durée maximale de détention n’étant prévue. L’administration australienne a certes décidé, depuis octobre 2015, d’ouvrir le camp et de permettre aux encampés de se déplacer dans les autres parties de l’île. Mais la circulation sur cette petite île de 20 km2 reste limitée, et il est bien évidemment impossible de la quitter, de sorte qu’à l’instar des hotspots grecs, elle se voit transformée en prison à ciel ouvert. En outre, un nombre important d’incidents ont été documentés depuis l’ouverture du centre ; les encampés ne peuvent pas changer de tente, ils doivent respecter un couvre-feu, certains se sont suicidés, les femmes sont obligées de partager les tentes avec des hommes et subissent des violences sexuelles. À ces violations, s’ajoutent celles qui sont infligées aux enfants dont la Convention internationale sur les droits de l’enfant interdit la détention arbitraire et illimitée 24.
Malgré la gravité des atteintes ainsi portées à des droits fondamentaux, ce dispositif n’a jamais donné lieu à la mise en cause de la responsabilité de l’Australie devant une juridiction internationale. Des juristes, accompagnés par la clinique de droit de Stanford, ont tenté de saisir la Cour pénale internationale (CPI) dans la mesure où l’Australie est partie au statut de Rome. Mais, si le procureur de la Cour a été saisi sur la base de l’article 15 du statut, aucune enquête préliminaire n’a été lancée. Qu’en serait-il d’une éventuelle réplique du dispositif des centres offshore par l’UE, sachant que les actes de l’UE ou des États membres peuvent, pour leur part, être portés à la connaissance de la Cour de Luxembourg comme de celle de Strasbourg ?
Les projets européens de camps de traitement
et de « stockage » à l’extérieur de l’UE
Avant d’étudier les projets européens de camps de traitement et de stockage des réfugiés à l’extérieur de l’UE, rappelons qu’il existe, sur le territoire européen, de véritables camps administrés par la Grèce et l’UE, à savoir les hotspots grecs. Ces dispositifs liés à l’accord conclu entre l’UE et la Turquie marquent, à n’en pas douter, une nouvelle étape de la politique migratoire européenne. Les hotspots grecs sont à l’évidence attentatoires aux droits humains et, sans doute, au principe de non-refoulement du fait des conditions peu sûres de l’asile provisoire accordé par la Turquie. Or, le dispositif n’a pas pour le moment été condamné par des juridictions européennes. En tout état de cause, si de tels camps peuvent être institués sur le territoire européen, ils pourraient l’être a fortiori encore plus facilement à l’extérieur de l’UE.
L’idée d’externaliser le traitement de l’asile dans des États tiers et de recourir à des dispositifs d’enfermement et de catégorisation des étrangers en situation irrégulière fait son chemin dans l’espace européen depuis plusieurs décennies. Il convient de rappeler les termes de la proposition faite en 2003 par Tony Blair de créer un nouveau mécanisme reposant sur deux dispositifs que, certes, on n’appelait pas encore des camps. Le premier consistait en des « zones sécurisées sous contrôle d’organisations internationales » qui seraient établies à l’extérieur de l’Union afin d’accueillir les demandeurs d’asile déboutés en Europe mais qu’on ne pouvait renvoyer immédiatement dans leur pays d’origine. L’autre dispositif était désigné par l’expression « centres de transit et de traitement » (transit processing centers, TPC). Il était proposé que ces centres soient implantés dans les États tiers placés sur la route migratoire vers l’Union : les demandeurs y seraient renvoyés dès leur tentative de passage d’une frontière européenne, afin qu’il soit procédé à l’examen de leur demande. Pour convaincre les États tiers d’installer ces camps sur leur territoire, il était prévu que les personnes qui seraient reconnues réfugiées seraient réinstallées dans un pays de l’UE, éventuellement sur la base de quotas correspondant aux capacités et aux besoins des États d’accueil, les autres étant renvoyées dans leur pays d’origine ou dans des pays de transit 25. On voit ici que le projet de Tony Blair n’était au fond pas très éloigné du dispositif australien, ni d’ailleurs de ce que les États membres ont réussi à négocier avec la Turquie. Il restait néanmoins délicat, se disait-on il y a quinze ans, d’imposer un tel deal à des États tiers qui, bien que parties à la convention de Genève, pouvaient se révéler peu scrupuleux dans le traitement des demandeurs d’asile (parmi les États envisagés par le projet Blair figuraient l’Ukraine, le Maroc…). Passé quinze ans, l’idée ne semble plus gêner personne puisque tous les États membres de l’Union ont accepté de renvoyer des demandeurs d’asile vers la Turquie, – bien que celle-ci ne soit pas pleinement partie à la convention de Genève – après avoir enfermé et trié ces derniers dans des camps, appelés cette fois hotspots, et institués à l’intérieur du territoire européen 26.
Abandonné parce que jugé à l’époque trop choquant, le projet Blair a été récemment exhumé sous l’appellation de plates-formes régionales de désembarquement. La proposition n’émane plus d’un État membre, mais de la Commission européenne dans un non-paper diffusé le 24 juillet 2018. La fonction affichée du projet, louable, consiste à créer des centres de traitement de la demande d’asile destinés aux naufragés sauvés en Méditerranée. Il reste que la localisation de ces centres est envisagée par la Commission à l’extérieur de l’Union et que leurs fonctions réelles (à savoir enfermer, trier et consigner des demandeurs d’asile qui pourront ensuite être réinstallés dans les États membres de l’Union à leur discrétion souveraine) transparaissent aisément. Au moment de la diffusion du projet, plusieurs pays tiers ont été évoqués comme pouvant accueillir ces centres comme la Tunisie, le Maroc, l’Égypte Mais, très vite, ceux-ci ont fait connaître leur refus de participer à un tel dispositif. Le 26 octobre 2018, lors d’une visite en Tunisie, Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, assurait que l’UE ne tentait pas de mettre en place des camps de réfugiés dans le nord de l’Afrique. « Ce n’est plus au programme, et ça n’aurait jamais dû l’être ». Une semaine plus tard, la porte-parole de la Commission, Natasha Bertaud, expliquait que l’exécutif européen préférait à présent parler d’« arrangements de débarquement régionaux ». Si des discussions ont peut-être cours, notamment avec l’Égypte, on ne disposait, en 2019, que de peu d’informations sur l’état d’avancement du dispositif.
Si l’on se fie aux documents disponibles, à savoir le non-paper de la Commission qui entend réaliser une première évaluation en trois pages de sa faisabilité, et la note réalisée par l’OIM et le HCR (tout aussi courte), le projet entretient une certaine similitude avec le dispositif australien. Tout comme lui, il reposerait sur des « arrangements » régionaux entre l’UE, ses États membres et des États tiers. En revanche, et cette fois à la grande différence du dispositif australien, le projet de la Commission associe des institutions internationales décisives pour sa mise en œuvre : l’OIM (pour le renvoi des demandeurs d’asile déboutés) et surtout le HCR (pour coordonner le traitement des demandes d’asile et organiser la réinstallation des réfugiés).
La Commission considère, par ailleurs, que ces centres ne sauraient générer un quelconque appel d’air dans la mesure où les personnes qui sont en besoin de protection internationale et qui y trouveront une protection provisoire ne pourront pas être toutes réinstallées en Europe 27. La réinstallation constituera, en effet, selon la Commission, l’une des solutions durables pour les personnes secourues et ne sera pas limitée au territoire européen. Par ailleurs, les personnes pour lesquelles il sera établi qu’elles n’ont pas de besoin de protection devront, sur une base prioritairement volontaire, rejoindre leur pays d’origine et des mesures seront prises pour éviter qu’elles ne se rendent, à nouveau, vers un nouvel État tiers (sans doute avec l’aide de l’OIM, comme le suggère la note conjointe avec le HCR). La Commission ne précise pas si les centres seront fermés mais on voit mal comment il pourrait en être autrement dans la mesure où le dispositif vise, d’une part, à empêcher de nouveaux mouvements migratoires des personnes qui auront débarqué, d’autre part, à opérer leur catégorisation en fonction de leurs besoins de protection. À ce stade de développement du dispositif, on constate donc qu’il répond aux deux critères fonctionnels du camp : il empêche, par sa fermeture, de nouveaux mouvements et il vise la catégorisation des personnes.
Se pose ensuite la question des pays tiers qui accueilleront sur leur territoire le dispositif. Sur ce point, on voit déjà poindre des dissonances entre le non-paper de la Commission et la note conjointe du HCR et de l’OIM. Alors que la Commission envisage très clairement que les centres soient localisés dans des pays tiers (qui seront qualifiés de pays sûrs), le HCR et l’OIM mettent sur un pied d’égalité les États membres et les États tiers dans leur mise en place. Surtout, la note produite par le HCR et l’OIM clarifie les étapes du dispositif, en distinguant les centres où seront installées les personnes débarquées des navires (« points of disembarkation ») des centres de réception vers lesquels les personnes seront dirigées après leur débarquement. Or cette séquence chronologique du dispositif est essentielle pour évaluer la légalité du mécanisme.
Selon le HCR et l’OIM, la détermination des places de débarquement devrait, dans un premier temps, se baser sur celles qui sont d’ores et déjà localisées dans l’UE (auxquelles pourraient s’en ajouter d’autres) et, éventuellement – mais seulement éventuellement – dans des États tiers. Une fois débarquées dans ces points de débarquement, les personnes pourraient être transférées dans des centres de réception appelés « State operated reception ». C’est dans ces centres que s’opéreraient la détermination des statuts et la catégorisation des débarqués. Le non-paper de la Commission n’exclut aucunement qu’ils soient localisés dans des États tiers, bien au contraire, et précise que la détermination des États tiers partenaires dépendra de leur niveau de développement économique, du respect des droits humains et de la procédure mise en place pour le traitement de l’asile. On voit ici poindre le concept d’État tiers sûr, qui agit donc comme une contrainte juridique que la Commission a d’ores et déjà anticipée et qui permet de justifier la localisation hors de l’UE des centres de réception. On sait, en effet, que l’Union a « communautarisé » la notion de pays tiers sûr dans le cadre de la directive « Procédure » 28. Selon cette directive, un pays peut être considéré comme sûr et donner lieu à un transfert du demandeur d’asile sur son territoire sous plusieurs conditions : il faut qu’il respecte le principe de non-refoulement et qu’il offre la possibilité d’instruire une demande d’asile et de fournir une protection conformément à la convention de Genève. Outre ces deux conditions, la directive précise que les États membres devraient intégrer dans leur droit national deux contraintes supplémentaires : en premier lieu, l’État membre devra s’assurer que le demandeur d’asile qu’il souhaite renvoyer entretient avec le pays tiers un lien de connexion ; en deuxième lieu, il lui faudra s’assurer lors d’un examen individuel que le pays tiers est bien sûr pour le demandeur d’asile en question et, éventuellement, permettre à ce dernier de contester le choix qui a été fait. Il n’est pas certain que ces deux contraintes pèsent de la même manière sur le dispositif d’externalisation. On peut craindre en effet que l’exigence du lien de connexion entre le demandeur d’asile et l’État tiers de renvoi disparaisse. Tout au moins, sur ce point en particulier, la « doctrine » du HCR sur les pays sûrs admet qu’en cas d’accord formel de partage de responsabilité pour déterminer le statut de réfugié entre des États qui possèdent des systèmes de traitement de l’asile équivalents, le lien de connexion peut être établi en cas de simple transit 29.
Si donc la notion de pays tiers sûr est, pour l’Union, cardinale pour justifier le refoulement des demandeurs d’asile vers des États tiers – et s’épargner le traitement de leur demande sur son territoire – elle devra néanmoins être clarifiée non seulement par le droit européen, mais aussi par le HCR. Doit-on se contenter, pour qualifier l’État tiers de pays sûr, qu’il soit partie à la convention de Genève, alors même qu’il est dépourvu d’un système opérationnel de traitement de la demande et de procédures adéquates ? Les pays tiers concernés pourront-ils eux aussi appliquer le concept de pays tiers sûrs, ce qui leur permettrait de rejeter rapidement les demandes d’asile dans le cadre de procédures de recevabilité tronquées et, à leur tour, d’éloigner les personnes concernées ? On voit bien que le dispositif, s’il n’est pas assorti de garanties, pourrait constituer une simple étape, destinée à réduire davantage encore les chances d’obtenir une protection, dans le parcours migratoire des étrangers vers l’Europe.
Le fait que le HCR soit impliqué dans l’architecture du dispositif pourrait néanmoins permettre de faciliter la qualification des pays tiers comme sûrs. En tout cas, la note signée conjointement par le HCR et l’OIM prévoit que les deux institutions, selon leur mandat respectif, viennent appuyer les administrations nationales des États tiers qui seront en charge de traiter les demandes de protection. On peut donc penser que les défaillances des États tiers dans le traitement de l’asile pourront être compensées par la participation du HCR. La note ne précise pas qui, formellement, prendra les décisions d’octroi ou de refus du statut de réfugié : les administrations nationales des États tiers après une évaluation prima facie du HCR ? En outre, il apparaît dans la note conjointe que la localisation du « State operated centre » est déterminante. Ainsi, les personnes qui seront débarquées à l’intérieur de l’Union pourront bénéficier d’une relocalisation dans d’autres États membres, tandis que celles qui seront débarquées hors de l’UE seront éligibles à diverses solutions (la réinstallation dans un pays tiers, l’installation dans le pays d’accueil du camp si celle-ci est envisageable ou le départ volontaire dans le pays d’origine).
Il est évidemment bien trop tôt pour évaluer ce dispositif, qui n’est pour le moment qu’un projet, mais à ce stade, on peut percevoir qu’il pourrait parfaitement permettre à l’UE et à ses États membres de tenir à l’écart les demandeurs d’asile secourus en mer – au titre d’une politique affichée de sauvetage de vies en mer ! – et cela en toute légalité. Le refoulement aurait lieu vers des États tiers parties à la convention de Genève, épaulés par le HCR, ce qui permettrait qu’ils soient considérés comme des États tiers sûrs. Par ailleurs, le dispositif satisferait à la condition posée par le HCR selon laquelle un examen individuel doit être réalisé pour vérifier que le demandeur d’asile peut bien être transféré vers ce pays tiers, puisque cet examen aurait lieu dans le cadre des « points de débarquement ».
L’UE pourrait-elle ensuite voir sa responsabilité engagée si les centres de réception institués dans des États tiers se révélaient être un véritable fiasco, comme les hotspots grecs ? Là encore, tout dépendra de son niveau d’implication dans le dispositif. Or, il semblerait que l’Union n’envisage qu’un contrôle diffus relevant d’une logique de coopération internationale qui n’a pas grand-chose à voir avec le contrôle exercé par l’Australie sur le dispositif de Nauru. L’Union prévoit, en effet, de financer le dispositif, de participer à des formations pour le sauvetage en mer, le traitement de la demande d’asile… mais aucunement de dépêcher des fonctionnaires comme elle l’a fait dans les hotspots grecs. Surtout, si elle parvient à ce que le HCR et l’OIM l’accompagnent dans la mise en place du dispositif, les responsabilités seraient largement diluées.
Si donc la mise en place de camps externalisés et institués par des instruments européens ne figure plus à l’agenda officiel, sans doute parce que de tels dispositifs apparaissent trop choquants pour faire l’objet d’une annonce officielle, il reste à suivre la négociation de ces arrangements régionaux de débarquement. Ce projet montre que l’invisibilisation des autorités publiques qui en sont les instigatrices et l’instrumentalisation du HCR sont la condition pour donner une apparence de légalité aux camps en tant que dispositifs d’externalisation.
Les camps à l’extérieur de l’UE
ou comment appliquer une politique d’asile sélective ?
À l’extérieur de l’Union européenne, les camps sont plus nombreux et de toutes sortes : publics, privés (comme au Liban), semi-publics, semi-privés. Beaucoup sont gérés par le HCR. Il reste que les camps planifiés par le HCR ne correspondent plus à sa politique, le HCR cherchant de plus en plus, comme on l’a montré plus haut, à bâtir des politiques alternatives aux camps. Le fait que le HCR ne souhaite plus planifier de nouveaux camps apparaît tout à fait clair au regard de la situation libyenne. Bien qu’il ait recensé 56 442 réfugiés et demandeurs d’asile en Libye, le HCR n’a pas soutenu l’idée de la création d’un camp planifié qui permettrait aux milliers de réfugiés de quitter les centres de détention libyens où ils sont exposés à des traitements inhumains et de les mettre en sécurité. Au lieu de cela, le HCR exhorte les gouvernements européens, et d’autres, à proposer des places de réinstallation aux réfugiés bloqués en Libye ou à ceux qu’il est parvenu à évacuer et à transférer au Niger 30.
Pas plus qu’en Libye, le HCR ne souhaite instituer et administrer un nouveau camp planifié au Niger. Il existe actuellement au Niger six centres de transit, un à Agadez (1 000 places), un à Arlit (300 places), un à Dirkou (150 places) et trois à Niamey (pour un total de 300 places). Tous ces centres sont gérés par l’OIM. Selon les informations communiquées par l’OIM, les centres de transit sont ouverts, c’est-à-dire que l’hébergement se fait sur une base volontaire et que les migrants sont libres de partir à tout moment. La principale condition pour loger dans les centres de transit est la volonté de rentrer chez soi. Tous les migrants arrivant au centre sont enregistrés, profilés et informés par le personnel de l’OIM. Ils reçoivent l’assistance de base qui comprend de la nourriture, un hébergement et des soins médicaux. Le séjour au sein des centres est généralement court (une à deux semaines), permettant aux migrants de finaliser leurs plans de retour, de contacter leur famille et de s’assurer de l’existence des documents de voyage et titres de transport. Dépendant des contraintes de sécurité et des conditions médicales, le retour est organisé par avion ou par bus. Il ne s’agit aucunement de camps destinés à mettre en attente de futurs réinstallés. De son côté, le HCR, plutôt que d’envisager l’institutionnalisation d’un nouveau camp au Niger (qui s’ajouterait à ceux de Tillabéry, Abala et Oualam, offrant un refuge à plus de 60 000 réfugiés maliens), a décidé de participer au renforcement des capacités du Niger à instruire les demandes d’asile sur son territoire. Un bureau du HCR, plutôt qu’un camp, a ainsi été ouvert à Agadez afin de fournir une assistance juridique aux demandeurs d’asile 31.
Si l’on revient à notre sujet, les stratégies mises en place au Niger, financées par l’UE, ne sont ni des camps, ni des dispositifs d’externalisation, dans la mesure où elles ne permettent aucunement à l’UE et à ses États membres de s’affranchir du respect du principe de non-refoulement puisqu’ils concernent des demandeurs d’asile qui n’ont franchi aucune frontière de l’UE ou qui n’ont jamais été placés « sous la juridiction » de l’UE ou de ses États membres.
Il n’en demeure pas moins que beaucoup de camps subsistent dans lesquels les encampés attendent un statut et sont réduits à l’état de non-sujets de droit : c’est notamment le cas au Tchad. Selon Pascal Brice, ancien directeur de l’Ofpra, la majorité des personnes entendues au Tchad dans le cadre des missions foraines organisées dans ce pays par l’Ofpra provenait des camps. Le camp, espace de privation des droits, devient ainsi un passage obligé pour les exilés afin d’avoir le droit un jour d’avoir des droits, dont celui de bénéficier de l’asile… Or, au vu des chiffres de la réinstallation, la perspective de voir un jour les camps asséchés paraît pour le moins lointaine !
Les camps constituent donc un objet juridique qui traduit avec autant d’éclat que de cynisme le succès d’une politique de fermeture des frontières dont les États du Nord sont évidemment les chefs d’orchestre. Ces derniers peuvent être directement à la manœuvre, et dans ce cas les camps apparaissent comme des dispositifs d’externalisation qui leur permettent d’échapper au principe de non-refoulement mais pas nécessairement à leur responsabilité (tout dépend de la localisation du camp dans un pays tiers sûr, de la mise en place d’une procédure de pré-évaluation, des conditions de traitement des personnes qui y sont placées, etc.). Ils peuvent aussi être parties prenantes au dispositif, en participant notamment à son financement. Dans ce cas, le procédé, aussi condamnable soit-il, semble légalement soluble dans le droit international des réfugiés – tout au moins au regard de l’interprétation qu’en donne le HCR – au point de constituer une quatrième solution durable pour les réfugiés, hélas incompatible avec le respect des droits humains.
1 Sur les « indésirables » comme catégorie politique, voir les propos du philosophe Ruwen Ogien sur le blog de philosophie du journal Libération, liberationdephilo.blogs.liberation.fr.
2 Pour une étude juridique plus générale des camps, voir Laurence Dubin, « Les camps : une institution invisibilisée », in Les camps et le droit international, éd. Fondation Varenne, à paraître.
3 « Aucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques. »
4 Ainsi, selon Denis Alland, « il est difficile de ne pas considérer que le refoulement systématique des demandeurs priverait la convention de tout effet utile. Elle implique donc que leur soit accordé un séjour, le temps que leur demande soit instruite, ce qui suppose un véritable droit d’asile, même sous une forme atténuée », D. Alland, « Asile », Répertoire de droit international, Dalloz, tome 1, 2e édition, 1998, p. 5.
5 Paul Weiss, « The Present State of International Law on Territorial Asylum », ASDI, 1975, p. 92.
6 Voir dans cet ouvrage l’article de Claudia Charles p. 71 et Antoine Guérin, « La déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016 : la CJUE ou les singes de la sagesse », Revue des droits de l’Homme, n° 16, 2019.
7 Sur les hotspots grecs, lire Claire Rodier, « L’accord UE-Turquie et les hotspots grecs : les sales arrangements de l’Europe forteresse », Mouvements, janvier 2018.
8 Ainsi, selon le HCR, « les réfugiés qui ne sont pas en mesure de survivre dans la ville en question se verront offrir la possibilité de se rendre et de s’installer dans un camp, si c’est possible. Il sera clairement établi que cela n’est pas une obligation et ceux qui choisissent de rester en milieu urbain n’en perdront pas pour autant la protection du HCR », « UNHCR Policy on Refugee Protection and solutions in Urban Areas », septembre 2019, § 132.
9 L’expression est empruntée à Michel Agier, Un monde de camps, La Découverte, 2014, p. 283.
10 Giorgio Agamben, « Qu’est-ce qu’un camp ? », Le magazine du jeu de Paume, 6 décembre 2018 [en ligne].
11 Selon cette politique, traduite juridiquement dans l’observation 22 du HCR « Protection of Asylum seekers in situations of large-scale influx » : « In situations of large-scale influx, asylum seekers should be admitted to the State in which they first seek refuge and if that State is unable to admit them on a durable basis, it should always admit them at least on a temporary basis and provide them with protection according to the principles set out below », UNHCR, Comité exécutif, Observation 22, 1981.
12 Au demeurant, l’observation 22 ne mentionne jamais expressément le mot « camp » et préfère se référer à des « centres » sans aucune autre forme de précision.
13 Ainsi, l’Éthiopie, accueillant plus de 900 000 réfugiés (principalement du Soudan du Sud, de la Somalie et de l’Érythrée voisins, ainsi qu’un plus petit nombre de réfugiés originaires du Yémen et de la Syrie) a-t-elle adopté une loi, le 17 janvier 2019, dont l’élaboration aurait associé le HCR, qui accorde aux étrangers une liberté de circulation sur le territoire, la possibilité d’obtenir des permis de travail, d’accéder à l’école primaire, de se faire délivrer des permis de conduire, d’enregistrer légalement les événements de la vie (naissances, mariages) et d’accéder aux services bancaires du pays.
14 Définition proposée par le HCR, Politique alternative aux camps, 22 juillet 2014, p. 12, voir sur le site refworld.org
15 Gérard Noiriel, « Représentation nationale et catégories sociales », Genèses, 26, 1997, p. 31.
16 Intervention de Daniela Raiman dans le cadre du projet Campswatch ; la vidéo de cette intervention est en ligne sur : campswatch.eu
17 Voir Guglielmo Verdirame et Barbara Harrell-Bond, Rights in exile : Janus Faced Humanitarianism, Berghahn, 2005.
18 Cette « situation de réfugié prolongée » a été identifiée par le HCR en référence au fameux camp de Dadaab qui a été créé entre octobre 1991 et juin 1992. Loin de tout centre urbain et conçu à l’origine pour accueillir 90 000 habitants, le camp compte depuis fin 2011 plus de 460 000 personnes dont une génération entière issue de parents eux-mêmes nés sur place. Voir sur ce camp, A. I. Siddiqi, « Dadaab (Kenya), L’histoire architecturale d’un territoire non identifié », in Un monde de camps, op. cit., p. 149-163. Voir également HCR, « Dadaab, World’s biggest refugee camp 20 years old », UNHCR News, consultable sur unhcr.org
19 Amnesty International, Papua New Guinea : until when ? The forgotten men on Manus Island, rapport téléchargeable sur le site d’Amnesty, 20 novembre 2018.
20 Il y eut les fameux Nauru files dévoilés par The Guardian Australia faisant état de conditions de vie déplorables et de traitements particulièrement inhumains. Dans son rapport de 2015, Amnesty International faisait déjà état de telles violations. De même, le Comité des Nations unies contre la torture (dans son rapport périodique sur l’Australie en 2014) énonce des doutes sérieux quant au respect de la convention contre la torture.
21 Selon le HCR, l’intégration à Nauru reste déplorable et ne saurait être envisagée comme une solution durable. Voir Sénat australien, Legal and Constitutional Affairs References Committee, Étude, 21 avril 2017.
22 Plaintiff M68-2015 v. Minister for Immigration and Border Protection [2016] HCA 1), le 3 février 2016. Pour un commentaire approfondi de cette décision sous un angle constitutionnaliste, voir Guillaume Tusseau, « Chronique de jurisprudence, droit administratif et droit constitutionnel », RFDA, 1er janvier 2017, p. 194.
23 Sur ce point, il convient de se référer à la conclusion n° 44 du Comité exécutif du HCR relative à la détention des demandeurs d’asile et des réfugiés. Pour une plus large analyse, voir l’étude remarquable de Claire Rodier et Isabelle Saint-Saens, « Contrôler et filtrer : les camps au service des politiques migratoires de l’Europe », in Marie-Claire Caloz-Tshopp et Vincent Chetail (dir), Mondialisation, Migrations, Droits de l’homme, Bruylant, 2007.
24 Voir article 37 de la Convention internationale sur les droits de l’enfant.
25 Sur le projet Blair, voir l’article de Claire Rodier dans cet ouvrage p. 19
26 Officiellement dénommés centres d’accueil et d’identification – et destinés à faire le tri entre les demandeurs d’asile qui pourront être accueillis par les États membres de l’UE et ceux qui devront être renvoyés – les hotspots grecs n’entrent pas dans la catégorie des camps planifiés par le HCR ; celui-ci s’est d’ailleurs très vite désengagé du dispositif et les a qualifiés très tôt de véritables « centres de rétention ». Initialement centres fermés, ce qui leur a valu une condamnation par le Conseil d’État grec (décision du 17 avril 2018) considérant les restrictions géographiques illégales et discriminatoires, les hotspots grecs sont devenus des centres ouverts mais ce sont les îles dans lesquelles ils ont été installés qui ont été fermées.
27 Commission européenne, Non-paper on regional disembarkation arrangements. Ainsi, la Commission affirme-t-elle que : « To avoid creating pull-factors, it should be ensured and clearly communicated that resettlement possibilities will not be available to all disembarked persons in need of international protection. Resettlement should remain only one of the possible solutions for such cases, and not limited to Europe ».
28 Directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la qualité de réfugié.
29 Voir UNHCR, A UNHCR research project on the application of key provisions of the Asylum Procedures Directive in selected Member States, mars 2010, p. 60.
30 En 2019, seules 3 886 places de réinstallation ont été promises par 12 pays et, au total, 1 096 réfugiés seulement ont été réinstallés depuis la Libye et le Niger.
31 Sur la situation au Niger, voir dans cet ouvrage l’article de Pascaline Chappart, p. 97
Relocalisation depuis la Grèce : l’illusion de la solidarité
Estelle d’Halluin, MCU sociologie, université de Nantes, Cens, Émilie Lenain, doctorante en droit international, université d’Angers, Centre Jean Bodin, et le collectif Arreco 1
En avril 2015, 800 migrants sombrent au large de Catane en Sicile, alourdissant le bilan des centaines de disparus en mer depuis le début de l’année. Les naufrages des bateaux de fortune en Méditerranée sont récurrents depuis plusieurs décennies : plus les voies légales d’accès au territoire européen ont été restreintes, plus la surveillance des frontières s’est accrue, plus les routes empruntées par les migrants de pays tiers pour venir en Europe sont devenues périlleuses. En effet, les politiques d’immigration, compétence partagée entre les États membres et l’Union européenne (UE) depuis le traité d’Amsterdam (1997), ont fait de la lutte contre l’immigration irrégulière une priorité. Les dispositifs de contrôle ont été multipliés à cette fin : financement de matériel de surveillance, accords de réadmission, création d’une agence européenne de gardes-côtes et de gardes-frontières (Frontex).
Parallèlement, les États membres ont décidé d’élaborer un socle commun de règles applicables à l’asile à l’échelle européenne, le fameux régime d’asile européen commun (RAEC), qui, en pratique, laisse aux États une grande marge de manœuvre. Parmi les normes composant le RAEC, la directive « Qualification » permet d’accorder deux types de protection internationale. D’une part, le statut de réfugié est reconnu aux personnes qui craignent des persécutions individuelles en raison de leur race, nationalité, religion, opinion politique ou appartenance à un groupe social. D’autre part, la protection subsidiaire est octroyée à celles qui fuient un contexte de violence généralisée ou des mauvais traitements 2. Organiser l’accueil de ces demandeurs d’asile constitue un défi pour les États membres de l’UE. En 2015, l’enjeu est notamment pour les États d’accueillir les personnes dont le nombre a doublé en un an, soit environ 562 700 premières demandes enregistrées en 2014 pour environ 1 256 600 demandes en 2015 3.
Les requérants se répartissent inégalement sur le territoire de l’UE, en fonction de leur projet, des routes migratoires accessibles, des barrages et des contraintes juridiques désignant le pays responsable de leur accueil (selon le règlement Dublin III 4). Dans ce contexte, la Commission a lancé des négociations pour une réponse européenne « plus solidaire » avec les États confrontés à la saturation de leur dispositif d’accueil et à l’indigence qui en découle pour les migrants. Se fondant sur l’article 78.3 du Traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE), elle a décidé de proposer un programme de relocalisation de certains demandeurs d’asile arrivés en Grèce et en Italie vers les autres États membres. La relocalisation est un mécanisme consistant à « transférer » des personnes en demande de protection internationale d’un État membre vers un autre État membre de l’Union.
Si la question des morts toujours plus nombreux en Méditerranée et celle des « pics » d’arrivées de migrants sur le territoire européen ne sont pas nouvelles, elles ont ainsi été érigées en problème public 5 auquel il convenait d’apporter des solutions « innovantes ». La relocalisation des personnes au sein de l’UE en était une.
À l’échelle des États membres, comment comprendre cette exception au système de Dublin ? En quoi les résistances internes et les actions en matière de politique extérieure qui les ont rapidement accompagnées traduisent-elles les limites de la solidarité européenne face à la « crise de l’accueil des réfugiés 6 » ? Comment le programme de relocalisation a-t-il été mis en œuvre, combien de personnes ont-elles été sélectionnées et quelles procédures ont-elles été mises en place ?
Solidarité européenne : une fenêtre d’opportunité
rapidement refermée…
Au nom du principe de solidarité 7 entre les États membres, la Commission européenne a proposé un programme de relocalisation envisagé comme un mécanisme temporaire devant s’appliquer entre le 27 septembre 2015 et le 26 septembre 2017. En effet, certains pays de l’UE, en raison de leur situation géographique frontalière, sont plus souvent que d’autres désignés comme responsables de l’accueil des demandeurs d’asile selon le règlement Dublin III. D’après ce texte, un seul État membre est responsable de l’examen d’une demande d’asile dans l’UE. En fonction des situations, l’État désigné responsable est, par exemple, celui qui a délivré le visa ou le premier pays d’entrée du demandeur d’asile… Les personnes éligibles à la relocalisation doivent être déjà présentes sur le territoire européen et admises à demander l’asile. Elles n’ont pas encore obtenu le statut de réfugié ni la protection subsidiaire. Si le dispositif de relocalisation avait pu être expérimenté ponctuellement, il n’avait jamais donné lieu à la mise en œuvre d’un programme à grande échelle. Par ailleurs, si le système Dublin avait fait l’objet d’aménagements consécutifs aux critiques – en cours depuis plusieurs décennies – relatives à la répartition inéquitable de l’accueil et à l’imposition au demandeur du pays d’instruction de sa demande, il n’avait jamais connu un tel mécanisme d’exception temporaire. Comment expliquer qu’il ait pu être mis en place en septembre 2015 ? Et quelles limites ont-elles été d’emblée posées à ce mécanisme de « solidarité » ?
Relocalisation à Malte : une expérience pilote
En 2015, la « crise migratoire » ou la « crise des réfugiés » est au cœur des discours politiques et médiatiques. De nombreux acteurs participeront à son inscription urgente à l’agenda : l’agence européenne Frontex (qui avait insisté en 2014 sur l’augmentation du nombre de franchissements irréguliers des frontières extérieures), les autorités des États en première ligne, le Haut-Commissaire aux réfugiés Antonio Gutteres, les associations de défense des droits de l’Homme ou des droits des personnes étrangères. À cette construction participent aussi les médias : ils relaient amplement les images des naufragés et celles des élans de solidarité au sein de la population européenne.
Quand la relocalisation est présentée par la Commission comme une solution possible à la crise de l’accueil, elle a déjà été expérimentée à petite échelle, auprès d’une catégorie d’étrangers ayant déjà le statut juridique de bénéficiaires de la protection internationale.
Précisément, un projet pilote Eurema, financé dès 2009 par l’UE, vise à « relocaliser 8 » de Malte vers d’autres États membres des populations qui ont déjà obtenu une protection dans ce premier pays d’accueil européen. Le projet est mené avec le soutien de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), il concerne quelques centaines de personnes par an 9 et les États membres y participent sur la base du volontariat 10. Au terme de la première phase d’Eurema, en 2011, 227 réfugiés avaient été relocalisés dans six des dix États participants 11. Ils seront 647 en 2013. Dans une étude d’impact publiée en 2012, le Bureau européen de l’asile (EASO en anglais) constate un désaccord entre les États membres. Les uns valorisent positivement l’expérience, les autres envisagent la procédure de relocalisation dans une zone « en situation de pression disproportionnée » comme un pull factor (facteur d’attractivité) potentiel pour l’immigration irrégulière. Les délais pour accéder aux lignes de financement européen sont également pointés 12.
Dès avant 2015, le projet pilote de relocalisation alors entendu pour les seuls réfugiés – tout comme la réinstallation de ces derniers en provenance de pays tiers – est présenté, en dépit de ces réserves, comme une solution propre à assurer « un meilleur partage des responsabilités entre les États membres 13 ». En 2012, la Commission a donc soutenu la répartition dans l’Union des bénéficiaires d’une protection internationale dans le cadre d’un système volontaire et permanent de répartition 14. La task force Méditerranée, qui réunit, sous l’égide de la Commission, les États membres, des agences de l’Union et le Service européen pour l’action extérieure, le présente, fin 2013, comme l’une des pistes à privilégier. C’est le cas aussi de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe qui recommande de l’élargir à d’autres pays en difficulté (Bulgarie, Grèce, Italie et, hors de l’UE, à la Turquie) 15. Il apparaît donc que la relocalisation avait, en 2015, été envisagée comme une des solutions possibles à la saturation des dispositifs d’accueil, notamment d’hébergement, aux portes d’entrée de l’Europe, quand bien même il s’agissait alors des seuls réfugiés.
Les événements de l’année 2015 donneront l’occasion d’étendre cette expérience de relocalisation auprès d’une population cible nouvelle : les demandeurs d’asile. Mathieu Tardis 16 a retracé l’enchaînement des évènements qui ont présidé à la proposition d’un programme de relocalisation et les atermoiements des États membres. Certes, en avril, face à l’annonce de nouvelles victimes en Méditerranée, le Conseil européen, le Parlement, la Commission et divers membres des exécutifs des États membres s’engagent publiquement à mettre un terme à ce qui est souvent alors résumé par le terme « tragédie » 17. Toutefois, les résistances à l’échelle nationale sont fortes.
Lorsqu’en mai 2015, la Commission propose dans son agenda le plan de relocalisation, « l’accueil de ces propositions par les États membres, note M. Tardis, est très réservé, voire résolument hostile pour certains. Leurs réactions reposent prioritairement sur des considérations nationales et de court terme. Les États font leurs calculs, contestent tel critère de la clé de répartition, critiquent au passage leurs partenaires européens et l’audace de la Commission européenne. Les conclusions du Conseil européen des 25 et 26 juin 2015 sont le fruit de ces deux mois de discussions, et marquent la préférence des États pour une approche basée sur le contrôle, le retour et la coercition. Le Conseil valide toutefois les programmes de relocalisation et de réinstallation, mais renvoie à juillet la décision à prendre sur la part de chacun dans ces exercices de solidarité. »
Le mouvement Welcome, fortement médiatisé à l’échelle européenne, l’engagement public d’Angela Merkel en août, l’émotion provoquée par l’image du corps échoué d’Aylan Kurdi le 3 septembre, les injonctions redoublées de personnalités publiques à sortir de l’inaction 18 semblent avoir créé une configuration propice à l’adoption de la nouvelle proposition faite par la Commission européenne le 9 septembre, soutenue le 17 septembre par le Parlement européen et adoptée par le Conseil le 22 septembre 2015 : un nouveau plan de relocalisation concernant 120 000 personnes (contre 40 000 dans la première mouture du plan, présentée le 27 mai).
Un programme obligatoire aux ambitions très mesurées
Si le programme de relocalisation est obligatoire pour les États membres, ses ambitions demeurent mesurées 19. La solidarité européenne est bien limitée : dans le temps (deux ans), et en nombre de personnes concernées. En septembre 2015, la Commission européenne propose donc que 160 000 demandeurs soient relocalisés depuis la Hongrie 20, la Grèce et l’Italie selon des quotas par pays de relocalisation. Ces quotas ont été établis en fonction d’une clé de répartition : PIB (40 %), taille de la population (40 %), taux de chômage (10 %), nombre de demandeurs d’asile et de réfugiés réinstallés les quatre dernières années (10 %). L’État membre d’accueil reçoit 6 000 euros par personne accueillie. L’État assurant le transfert reçoit, lui, 500 euros par personne relocalisée pour couvrir les frais de transport.
Mais tous les demandeurs d’asile ne sont pas concernés par le programme de relocalisation. Seuls ceux pour lesquels le taux moyen de reconnaissance d’une protection internationale au sein de l’UE est supérieur à 75 % peuvent y prétendre, autrement dit, en 2015, les Syriens, Érythréens et Irakiens. Il s’agit de circonscrire le risque de relocaliser des personnes dont les demandes d’asile sont susceptibles d’être rejetées. Comme l’explique un membre de la Commission européenne en 2016 : « Si on compare 160 000 par rapport aux 800 000 arrivées [en Europe], on ne couvre pas tout le chiffre. Sur ces 800 000 personnes, seules 60 % ont besoin d’être sous protection internationale. Pour le reste, beaucoup de personnes arrivent de façon irrégulière en Grèce et sont plutôt des migrants économiques. La logique de l’approche de la Commission est d’aider ceux qui sont sous la protection internationale et de les réinstaller alors que les migrants économiques devraient repartir 21. » Cette logique est également rapportée par un fonctionnaire de l’administration française en charge de l’asile : « L’idée est que la France n’accueille que des personnes que la France protégera 22. » La logique de maîtrise des flux migratoires contraint ici le principe de partage des responsabilités. Les objectifs ainsi fixés sont bien bornés dans le temps et concernent une population restreinte. Comme l’ont remarqué Sergio Carrera et Elspeth Guild 23, le programme de relocalisation ne remet pas en question le système Dublin critiqué pour son attribution inéquitable des responsabilités entre les États membres et le peu d’attention qu’il prête aux préférences des demandeurs d’asile ayant des liens familiaux, affinitaires ou économiques dans certains pays.
Enfin, à l’échelle internationale, cette ambition de solidarité demeure mesurée par comparaison avec le nombre de personnes en quête d’asile accueillies par des États tiers de l’UE, telle la Turquie, en première ligne dans l’accueil des réfugiés syriens 24. La proposition de dispositifs de réinstallation (20 000 places) en provenance des États tiers demeure, à ce titre, faible et reste, elle, fondée sur le volontariat. Une fois la mise en place du programme actée, qu’en a-t-il été de sa mise en œuvre durant les deux années suivantes ?
Un principe de solidarité rapidement écorné par la logique sécuritaire
Le « partage des responsabilités » à l’échelle de l’UE sera rapidement remis en cause à différents niveaux. En premier lieu, la coopération européenne nécessaire à la réussite du programme sera inégalement observée par les États membres. Ensuite, sur le terrain, la contrepartie de la logique de solidarité sera la mise en place de hotspots. Enfin, le nombre de personnes relocalisables sera rapidement réduit par les effets de la politique d’externalisation de l’UE. Pour ceux qui demeuraient éligibles, comment s’est opérée la sélection ?
Lors de l’adoption (à la majorité qualifiée) du programme de relocalisation par le Conseil européen, des oppositions s’étaient exprimées dans le bloc de Visegrád (République tchèque, Slovaquie, Pologne et Hongrie), relayées dans la presse nationale et internationale. En décembre 2015, la Slovaquie, suivie par la Hongrie, déposait un recours devant la Cour de justice de l’UE contre les quotas adoptés en septembre, au nom de la « menace terroriste » (au cœur de campagnes de presse en Hongrie), et réclamait le choix du profil des personnes accueillies (149 réfugiés chrétiens d’Irak plutôt que 2 300 demandeurs d’asile éligibles, sans égard pour la religion, prévus pour la Slovaquie).
Par la suite, un double mécanisme de réticences a pu être observé dans la mise en œuvre du programme. D’un côté, l’Italie s’est montrée très réfractaire à accepter la présence d’agents ressortissants des autres États membres sur son territoire. De l’autre, certains États membres ont tardé à dépêcher ces personnels en Grèce et à accepter les propositions de relocalisation qui leur ont été présentées. Dès le premier rapport de la Commission, il est noté que certains États membres ont émis des « refus injustifiés de demandes de relocalisation [et] invoquent la sécurité nationale, l’ordre public ou l’application des clauses d’exclusion prévues par la directive relative aux conditions que doivent remplir les demandeurs d’asile pour rejeter des demandes, sans fournir de motivation spécifique. Cette pratique consistant à ne pas motiver les refus n’est pas conforme aux décisions du Conseil en matière de relocalisation et va à l’encontre de l’esprit de coopération loyale 25. » Ainsi, au terme du programme, des pays de destination n’auront relocalisé aucun demandeur d’asile (Danemark, Hongrie, Pologne et Royaume-Uni).
De leur côté, les États devant assurer les transferts ont coopéré de manière plus ou moins « soutenue » au programme de relocalisation. En Grèce, d’après les entretiens menés auprès d’acteurs institutionnels français, les freins ont été progressivement levés grâce à la coopération intergouvernementale, et notamment grâce à l’engagement d’un haut fonctionnaire de l’asile ayant travaillé auparavant pour le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR). Pourtant, avec la fermeture de la route des Balkans et la réinstauration de frontières internes en Europe, les transferts devenaient primordiaux pour les autorités grecques, confrontées en outre à des difficultés pour organiser la procédure du fait, notamment, du sous-dimensionnement du système d’accueil (carence en personnel au regard du nombre de demandeurs potentiels) 26. Il semblerait qu’en Italie 27 les blocages soient liés à la difficulté de proposer des listes de personnes relocalisables et d’obtenir un accord des autorités pour mener des entretiens sur place. Selon un fonctionnaire français de l’asile, « l’Italie voulait répartir les demandeurs d’asile, mais la France ne voulait prendre que des réfugiés connus ». Autrement dit, la définition de la population cible a été source de frictions dans le mécanisme de coopération. À partir de l’été 2016, le nombre de personnes relocalisées depuis ces deux pays a été augmenté, l’Italie demeurant toutefois en deçà des attentes 28.
De manière plus générale, comme le note Yves Pascouau, l’objectif global n’a pas été atteint et « l’effort a été inégalement réparti ». Au 31 mai 2018, d’après son analyse des rapports de la Commission, les États participants n’avaient atteint que 35,30 % des engagements prévus. Bien qu’en deçà des objectifs, cette participation a néanmoins été l’occasion d’une coopération croissante des services de sécurité, des services de l’asile et de l’immigration des États membres, des agences de l’UE (Frontex, Bureau européen de l’asile), de l’OIM et du HCR.
L’approche hotspots et la mise en œuvre contrariée du droit d’asile
Pour rendre opérationnel le programme de relocalisation, l’approche hotspots a été privilégiée par les institutions européennes ; elle est un rouage important du contrôle et de l’assistance portée aux étrangers en demande de protection internationale récemment arrivés sur le territoire. Les hotspots – ou « points d’accès » – ont été ouverts avec pour objectif d’organiser le processus de relocalisation. Leur fonction est d’« assurer rapidement l’identification, l’enregistrement et le relevé des empreintes digitales des migrants à leur arrivée et coordonner les opérations de retour 29 ». Il s’agit donc de dispositifs d’identification, d’assistance, de sélection et de réorientation, matérialisés par des camps ou des centres fermés situés dans les pays aux portes d’entrée de l’UE, soit la Grèce et l’Italie. Comme l’a montré Daniel Cohen pour les déplacés de la Seconde Guerre mondiale, « l’éligibilité individuelle constitue la clé de voûte de l’identification bureaucratique 30 » et donne lieu à la consolidation de dispositifs visant à interroger, examiner les preuves apportées, puis à sélectionner ou valider les ayants droit. L’approche hotspots tient également au nombre très restreint de places ouvertes à la relocalisation au regard du nombre élevé d’arrivées : il s’agit de contenir ceux qui débarquent dans un espace en bordure du territoire pour opérer la sélection de la minorité éligible.
Selon l’approche impulsée par la Commission, une première phase de contrôle et d’identification (screening) au moment du sauvetage ou de l’interception des personnes en demande de protection est menée par l’agence Frontex en étroite coopération avec les États membres. Lorsqu’ils arrivent sur les côtes européennes, les étrangers sont soumis à un debriefing en vue d’alimenter « l’analyse des risques migratoires » et « une enquête sur les réseaux de passeurs et de criminels », pour reprendre les termes de Frontex, associée sur ce volet à Europol. À ce stade, des informations sur la procédure d’asile doivent également être fournies aux personnes par le Bureau européen de l’asile et l’État de premier accueil, et la prise d’empreintes leur est « proposée », l’acceptation conditionnant la possibilité de demander d’asile. S’il demande la protection internationale en Grèce, condition sine qua non, le requérant – s’il correspond aux critères définis au préalable – est éventuellement informé de la procédure de relocalisation par les services de l’asile grecs et le Bureau européen de l’asile, en partenariat parfois avec le secteur associatif (l’association Praksis en Grèce). Il lui revient alors d’entamer les démarches sans pour autant être assuré qu’elles aboutiront positivement. L’État d’accueil conserve en effet son pouvoir discrétionnaire dans l’acceptation des demandes de relocalisation après un examen des situations au regard des questions de sécurité et d’asile 31.
Les travaux menés par des juristes 32 ou des chercheurs en sciences sociales 33 sur les hotspots convergent vers les mêmes conclusions : ces camps ont davantage servi la logique de confinement et de renvoi des migrants que promu un accueil plus solidaire des réfugiés en Europe.
Comme l’écrit Louise Tassin, « s’inscrivant dans la droite ligne des logiques déployées dans l’UE depuis les années 2000, [l’approche hotspots] marque moins un tournant qu’un pas en avant dans l’orientation restrictive et l’externalisation croissante des politiques migratoires européennes. Les centres contribuent principalement à identifier, classer et bloquer les nouveaux arrivants. Ils participent à la mise à l’écart des demandeurs d’asile dans les camps ou sur les îles et à l’illégalisation, voire l’expulsion, de ceux qui n’entrent pas dans cette catégorie. D’autre part, l’approche hotspots tend à normaliser des pratiques peu conformes aux normes nationales et internationales [surpopulation des camps, conditions de vie dégradées, entrave à l’accès à une protection internationale, voire abus des forces de sécurité] 34. »
La politique extérieure de l’UE au service de l’externalisation
Enfin, peu après le lancement du programme de relocalisation, dans un contexte où les attentats de novembre 2015 en France ont alimenté le retour des préoccupations sécuritaires en Europe, l’UE a relancé ses négociations avec la Turquie en vue d’un contrôle plus strict des passages vers la Grèce. Ainsi, plusieurs décisions ont été adoptées qui tendent à mettre à distance les demandeurs d’asile que le programme de relocalisation entendait répartir.
Premièrement, le 18 mars 2016, l’UE publie une déclaration commune avec la Turquie, devenue la principale terre d’exil des réfugiés dans le monde (3 millions en 2016). D’une part, la Turquie s’engage à surveiller davantage l’émigration et à participer aux mesures de renvoi, d’autre part l’UE promet d’aider le gouvernement turc, notamment financièrement, à accueillir les bénéficiaires d’une protection internationale. Le pacte comprend différentes mesures : une enveloppe de 3 milliards d’euros d’aide, l’application d’une disposition de l’accord de réadmission de 2013 permettant le renvoi d’un étranger entré irrégulièrement en Europe contre un réfugié déjà reconnu en Turquie (mécanisme du « 1 pour 1 »), la relance du processus d’adhésion à l’UE et la promesse de lever l’obligation de visa pour les ressortissants turcs à la fin de l’année 35. Deuxièmement, à la suite du pacte UE-Turquie, la population cible du programme de relocalisation est restreinte en Grèce. La décision du Conseil du 22 septembre 2015 prévoyait l’éligibilité à la relocalisation pour des personnes arrivées en Grèce entre le 25 septembre 2015 et le 26 septembre 2017, et pour des demandeurs déjà enregistrés et arrivés depuis le 24 mars 2015. Cependant, d’après l’enquête menée auprès des acteurs institutionnels, la décision est prise de ne pas proposer la relocalisation aux personnes arrivées après le 20 mars 2016, quand entre en vigueur le pacte UE-Turquie. Un critère nouveau est donc ajouté sans que soit mise en œuvre la procédure de l’article 78 du TFUE. La politique extérieure de l’UE, sa logique d’externalisation et les choix politiques pris par la Grèce sous la contrainte de l’Union ont un effet direct sur le nombre des candidats au programme de relocalisation 36 : il se réduit.
Ainsi, à l’échelle de l’UE, le partage de responsabilité et le processus de relocalisation ont rapidement été contrariés par les logiques sécuritaires qui ont primé pour une partie des États membres. Elles ont freiné la coopération nécessaire à la mise en œuvre du programme, ont prévalu dans la politique extérieure de l’Union à l’endroit des pays voisins et ont conduit à circonscrire plutôt qu’élargir le périmètre des bénéficiaires potentiels. Pour ces derniers, comment l’expérience de ce transfert vers le second pays d’accueil s’inscrit-elle dans un parcours migratoire de plus en plus long et aléatoire ?
Comment devient-on « relocalisé » ?
Pour être relocalisé, il ne suffit pas de répondre aux critères – progressivement restreints comme on vient de le voir – encore faut-il être reconnu éligible. En premier lieu, cette reconnaissance dépend de l’activité des services de l’asile grecs, avec l’aide du Bureau européen de l’asile. Ensuite, c’est au tour des institutions de l’État de second accueil (ici, par exemple, la France) d’opérer la sélection des candidats.
Pour le demandeur d’asile, la première étape consiste à parvenir à être recensé sur les listes des personnes susceptibles d’être relocalisées. Ces listes sont ensuite présentées aux autorités des seconds États d’accueil. Prenons l’exemple de la famille Jaamour dont la trajectoire a été retracée dans Les Jours 37. Elle a fui la Syrie en 2016 via la Turquie et est arrivée le 4 mars 2016 sur l’île de Kastellorizo où lui a été appliquée la procédure de screening (identification et prise d’empreintes). Les membres de la famille ont pu quitter l’île pour Athènes où ils vivent sous tente sur le port du Pirée. Ils espèrent rejoindre en Allemagne leur deuxième fils qui a fui la Syrie avant eux en novembre 2015. À ce stade, aucune information ne leur est parvenue sur la relocalisation via le Bureau européen de l’asile ou les services de l’asile grecs. Ils reçoivent une première information grâce à un compatriote ayant entrepris des démarches pour une relocalisation, ce qui les incite à se renseigner davantage. Une liste d’ONG est proposée par le service de l’asile grec qui leur explique alors la procédure. Ils engagent alors des démarches avec l’appui d’une ONG grecque. Le 30 mars 2016, ils rencontrent une association avec l’aide de laquelle, dix jours plus tard, ils obtiendront – malgré les aléas récurrents de connexion Internet – un entretien par visioconférence, nécessaire pour enclencher officiellement la procédure de relocalisation. Lors de ces entretiens, les candidats sont enregistrés, photographiés et peuvent opter pour la relocalisation ou demander l’asile en Grèce. Dans les jours qui suivent, ils retirent, remplissent et déposent des documents auprès de l’administration grecque en vue d’un entretien de relocalisation qui aura lieu, dans leur cas, un mois et demi plus tard auprès du service de l’asile grec et du Bureau européen de l’asile. Cet entretien permet d’évaluer la vulnérabilité. À son issue, une décision est prise, validée ou non par le service grec de l’asile. Une grande partie des personnes qui n’ont pas pu prendre la route des Balkans après sa fermeture, comme les Jaamour, sont des familles avec enfants, donc considérées comme vulnérables. Les autorités grecques essaient de prendre en compte les liens familiaux, culturels et linguistiques dans l’attribution des dossiers de relocalisation 38. Bien qu’ils aient voulu partir en Allemagne (leur premier choix), les Jaamour obtiennent une proposition de relocalisation en France (leur second choix), qu’ils acceptent. Ils figurent désormais sur les listes des personnes susceptibles d’être relocalisées fournies par les autorités grecques aux autorités françaises.
Commence alors le deuxième stade de la procédure. Les demandeurs sont convoqués pour un entretien avec les représentants des institutions du pays de relocalisation. Or, en 2015, la plupart des demandeurs d’asile ne se trouvaient pas à Athènes, n’avaient que difficilement accès à l’information et devaient se déplacer à leurs frais, ce qui a empêché certains entretiens d’avoir lieu. Deux officiers de liaison dépêchés en Grèce par l’Office français pour l’immigration et l’intégration (Ofii) 39 sont chargés de préparer l’arrivée de tous les candidats avant que débutent les entretiens assurés par les agents de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) et du ministère de l’intérieur au centre culturel français 40.
Pour la famille Jaamour, cet entretien a lieu deux semaines après l’annonce de la proposition de relocalisation vers la France. Contrairement à l’Allemagne 41, la France a choisi de doubler l’entretien mené par les officiers de l’Ofpra dépêchés en Grèce par un entretien conduit par les agents du ministère de l’intérieur pour évaluer la menace pour la sécurité publique que représenteraient les candidats, du fait des attentats de novembre 2015. Les demandeurs d’asile ont donc un double entretien avec deux agents différents, avec deux interprètes différents, dans deux salles différentes. Pour les agents de l’Ofpra, il s’agit de comprendre les motifs de l’exil, voire de rechercher si le requérant n’est pas sous le coup d’une clause d’exclusion de la convention de Genève 42. À ce sujet, un responsable au sein de l’administration française souligne le choix d’une division du travail en fonction du champ de compétences de chacun (les questions de sécurité ne « concernent » pas l’Ofpra) et la prévalence des décisions prises par le ministère de l’intérieur quant aux aspects sécuritaires (il peut décider de retirer les personnes des listes). Il cite en exemple une personne dont le frère est en prison en Allemagne pour terrorisme. En cas de rejet (10 % des demandes d’après son estimation), le requérant peut demander l’asile en Grèce, mais aucune voie de recours n’existe contre la décision des autorités françaises de ne pas le relocaliser.
Pour ceux qui sont acceptés, la décision est notifiée par les autorités grecques, parfois en présence de l’officier de liaison de l’État membre. Cet accord enclenche le transfert et l’hébergement à Athènes à la charge du HCR (ils ont un accès prioritaire dans les 20 000 places d’hébergement en appartements rénovés).
L’étape suivante consiste à préparer l’acheminement et l’accueil des candidats dans l’autre pays. Parallèlement, les officiers de liaison sont chargés de veiller à l’unité des familles et d’identifier les vulnérabilités pour que soit prévu un lieu d’hébergement adapté en France 43. Ils informent également les familles sur la suite du parcours. L’OIM effectue un examen de santé pour vérifier l’aptitude au voyage des personnes à relocaliser et aménager éventuellement leur transfert. Les Jaamour sont convoqués un peu plus d’un mois et demi après leur entretien Ofpra à une réunion avec l’Ofii organisée en partenariat avec l’OIM. Les candidats bénéficient alors à Athènes d’un premier cours de français, d’une présentation succincte de la France et de la procédure d’asile à venir et sont informés de la ville où ils seront relocalisés.
Au vu de la diversité des interlocuteurs, des nombreuses et différentes étapes et de l’incertitude pesant sur leur issue, on comprend mieux pourquoi nombre de demandeurs d’asile ont cherché à se frayer eux-mêmes une route lorsque les voies d’accès vers le pays de leur choix étaient encore accessibles. On comprend également la défiance qu’ils ont pu exprimer à l’endroit des représentants des États membres avec qui ils étaient mis en contact, et cela d’autant plus qu’ils ont pu subir l’expérience de l’internement lors de leur parcours – ou dans les récits qu’en font leurs proches – et craindre d’être expulsés ou déboutés sans recours possible.
Le projet d’organiser par la relocalisation une répartition plus « solidaire » des demandeurs d’asile au sein de l’UE a fait long feu. De l’élaboration du dispositif à sa mise en œuvre, le principe de responsabilité partagée a été constamment à l’épreuve des logiques de contrôle et de surveillance des migrants qui prévalent depuis les années 1980 en Europe. Si le programme de relocalisation a pu inciter à davantage de coopération entre les États membres en matière d’accueil et a pu aménager des voies moins éprouvantes d’accès à d’autres pays pour des populations vulnérables, la contrepartie a cependant été la mise en place d’une approche hotspots qui crée, aux portes de l’Europe, une forme de premier guichet de l’asile et un système d’asile à plusieurs vitesses.
Enfin, si les conditions dégradées de vie dans les camps de réfugiés en Grèce lors de l’arrivée des premières personnes relocalisées en 2015 et 2016 ont souvent été couvertes par la presse locale et nationale en France, l’attention portée à la mise en œuvre de ce programme européen s’est relâchée dans la plupart des médias, invitant à saisir davantage les trajectoires ultérieures des personnes relocalisées dans différentes communes de France.
1 Ces réflexions sont le fruit d’une recherche collective dans le cadre du programme Arreco « Accueil et relocalisation des réfugiés en Europe : catégorisation et opérationnalisation » (2017-2020) porté par le Centre Jean Bodin de l’université d’Angers et financé par Alliance Europa. Les entretiens ont été menés par l’équipe – Victoria Bazurto, Samuel Delépine, Estelle d’Halluin, Émilie Lenain et Alexandra Clavier-Mercier – et par les étudiants du Master 2 TET de l’UFR de sociologie de l’université de Nantes.
2 Le bénéfice de la protection subsidiaire est accordé, uniquement au sein de l’UE, à toute personne dont la situation ne répond pas à la définition du statut de réfugié, mais pour laquelle il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’elle courrait dans son pays un risque réel de subir une atteinte grave à son intégrité (Ceseda, art. L. 712-1, tiré de la transposition des articles 2 et 15 de la directive 2011/95/UE dite « Qualification »).
3 Eurostat, Statistiques sur l’asile : ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/Asylum_statistics/fr
4 Règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013. Voir l’article de Ségolène Barbou des Places dans cet ouvrage, p. 55.
5 Sur les trois phases de cadrage des problèmes publics (diagnosis framing, prognostic framing, motivational framing), voir D. Snow et R. Benford, « Ideology, Frame Resonance, and Participant Mobilization » in B. Klandermans, H. Kriesi et S. Tarrow (eds.), From Structure to Action : Comparing Social Movements Research Across Cultures, JAI Press, 1988.
6 Au regard des analyses menées depuis plusieurs décennies, il conviendrait de parler de fait migratoire et de « crise de l’accueil ». Cette dernière notion fait explicitement référence à l’ouvrage collectif de Annalisa Lendaro, Claire Rodier et Youri Lou Vertongen. La crise de l’accueil. Frontières, droits, résistances, La Découverte, 2019.
7 Pour une analyse juridique de la relocalisation comme réponse au principe de répartition équitable de responsabilité entre les États membres, voir L. Tsourdi et P. de Bruycker, « Relocalisation : une réponse adéquate face à la crise de l’asile ? Note d’analyse », Newsletter EDEM, septembre 2015 [en ligne].
8 Puisqu’il s’agit de personnes déjà protégées, le terme « réinstaller » aurait davantage correspondu. Sur la réinstallation, voir, dans cet ouvrage, l’article de Marion Tissier p. 35.
9 D’après une commissaire européenne interrogée en février 2014, depuis 2005, la relocalisation aurait concerné environ 690 bénéficiaires de la protection internationale.
10 France, Allemagne, Luxembourg, Portugal, Slovénie, Royaume-Uni, Hongrie, Pologne, Roumanie, Slovaquie. Les quatre derniers n’ont finalement accueilli aucun relocalisé durant cette période.
11 D’après les rapports de l’Ofpra, les personnes relocalisées sont originaires des pays de la Corne de l’Afrique, du Soudan et de Côte d’Ivoire ou du Sri Lanka. En 2009, il s’agit de 77 adultes et 18 mineurs (rapport d’activité 2009, p. 33). En 2010, 90 personnes sont sélectionnées dont 49 Somaliens, 12 Soudanais, 9 Érythréens (rapport d’activité 2010, p. 19).
12 European Asylum Support Office, EASO fact finding report on intra-EU relocation activities from Malta, juillet 2012 [en ligne].
13 Entretien avec un conseiller au cabinet du commissaire européen à la migration et aux affaires intérieures (Dimitris Avramopulos), 1er mars 2016.
14 D’autres solutions juridiques auraient pu être privilégiées, comme l’activation ou l’aménagement de la directive 2001/55/CE dite « Protection temporaire ».
15 Projet de recommandation de la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées, le 13 mars 2014, cité dans le rapport « La réinstallation des réfugiés, pour une plus grande solidarité », p. 6.
16 Matthieu Tardis « L’accueil des réfugiés : l’autre crise européenne », Politique étrangère, vol. Automne, n° 3, 2015, p. 107-120.
17 Communiqué de presse du Conseil européen extraordinaire du 23 avril 2015.
18 L’appel du pape François du 3 septembre pour que toutes les paroisses d’Europe accueillent des réfugiés est à cet égard emblématique.
19 La Commission a aussi proposé la mise en place d’un système permanent – là encore ponctuel – qui pourra être déclenché pour tout État membre faisant face à une situation d’urgence en suspens. Voir Lilian Tsourdi et Philipe de Bruycker, op. cit.
20 La Hongrie a finalement refusé de bénéficier de la relocalisation car elle ne souhaitait pas adhérer au mécanisme.
21 Entretien des étudiants de M2 de l’UFR de sociologie de Nantes, encadré par E. d’Halluin, avec un conseiller au cabinet du commissaire européen à la migration et aux affaires intérieures (Dimitris Avramopulos) le 1er mars 2016, Bruxelles.
22 Entretien, 9 juillet 2019.
23 Sergio Carrera et Elspeth Guild, « Can the new refugee relocation system work : Perils in the Dublin logic and flawed reception conditions in the EU », CEPS Policy Brief, n° 334, 2015.
24 L’une des trois nationalités qui composent la moitié des réfugiés enregistrés par le HCR.
25 Commission européenne, Premier rapport sur la relocalisation et la réinstallation, COM(2016)165, p. 12.
26 Entretien mené par Émilie Lenain, le 4 juin 2018 en Grèce, avec deux officiers de liaison.
27 Entretien mené par Émilie Lenain et Estelle d’Halluin avec un fonctionnaire du système de l’asile français, juillet 2019.
28 Yves Pascouau, « Relocalisation des demandeurs d’asile depuis la Grèce et l’Italie », 2 avril 2018 : www.europeanmigrationlaw.eu/fr/articles/donnees/relocalisation-des-demandeurs-dasile-depuis-la-grece-et-litalie.html
29 Commission européenne, « Agenda européen en matière de migration 2015 – les quatre piliers d’une meilleure gestion de la migration », 13 mai 2015 : eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage/2183/node/2183_fr
30 Daniel G. Cohen, « Naissance d’une nation : les personnes déplacées de l’après-guerre, 1945-1951 », in Genèses, 38, 2000, Figures de l’exil, dir. Francine Soubiran-Paillet, p. 56-78.
31 Voir le schéma réalisé par la Commission européenne dans la note explicative du 15 juillet 2015, citée dans le rapport de la Cour des comptes européenne, Réponse de l’UE à la crise des réfugiés : l’approche dite « des points d’accès », rapport spécial n° 6, Annexe II, 2017, p. 54.
32 Claire Rodier, « Le faux-semblant des hotspots », La Revue des droits de l’homme, n° 13, janvier 2018.
33 Martina Tazzioli, « The temporal borders of asylum. Temporality of control in the EU border regime », Political Geography, 64, 2018, p. 13-22.
34 Louise Tassin, « L’approche hotspots, une solution en trompe-l’œil », in La crise de l’accueil. Frontières, droits, résistances, La Découverte, 2019, p. 181.
35 Jean Marcou, « La Turquie, terre de l’exode syrien », Outre-Terre, 2017/3, éd. L’Esprit du temps, n° 52, p. 169-177.
36 Entretien avec un haut fonctionnaire de l’ambassade de France en Grèce, 6 juin 2019.
37 L’exil (15 épisodes), puis l’asile (5 épisodes) de la famille Jaamour : lesjours.fr/tags/famille-jaamour/
38 Entretien mené par Émilie Lenain, le 4 juin 2018 en Grèce, avec deux officiers de liaison.
39 Sur le rôle plus large des officiers de liaison en Grèce : Lola Girard et Arthur Bourgeois, « Crise migratoire : l’exemple de la relocalisation de Grèce », Les Cahiers de la Fonction publique, n° 378, juillet-août 2017.
40 Entretien avec un agent d’une administration française en charge de l’asile, 9 juillet 2019.
41 D’après un entretien avec un fonctionnaire français de l’asile, l’Allemagne ne pratique pas ce double entretien, jugeant que les questions sécuritaires peuvent être examinées en Allemagne et que cet examen revient à allonger la procédure et à reporter sur la Grèce la gestion du sort des requérants.
42 Voir l’énoncé de l’article 1 F de la convention de Genève, UNHCR Standing Committee, « Note sur les clauses d’exclusion » EC/47/SC/CRP.29, 30 mai 1997.
43 La liste finale est transmise en France. L’Ofii transmet à la structure en région pour trouver les hébergements nécessaires et adaptés.
Table ronde : l’asile hors les murs ? L’Ofpra au service de l’externalisation
Claire Rodier, juriste, Gisti
La table ronde publique, transcrite ci-dessous, s’est déroulée dans le cadre de la journée d’étude organisée par le Gisti le 18 janvier 2019 en collaboration avec l’Institut de recherche en droit international et européen de la Sorbonne (Iredies). Animée par Emmanuel Blanchard, président de Migreurop de 2015 à 2019 et membre du Gisti, elle rassemblait quatre invité·es venu·es du droit, du monde associatif et de la presse nationale française : Christine Martineau (avocate au barreau de Paris), Jean Matringe (professeur de droit public à l’École de droit de la Sorbonne), Julia Pascual (journaliste au journal Le Monde) et Catherine Teule (ancienne vice-présidente d’EuroMed Droits).
L’enjeu du débat, comme le rappelle Emmanuel Blanchard en introduction, était d’essayer de comprendre jusqu’à quel point un certain nombre de missions extérieures de l’ Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), généralement appelées « missions foraines », peuvent être considérées comme participant de dispositifs et de processus d’externalisation. Christine Martineau montre ainsi comment ces missions influent sur les droits individuels des demandeurs d’asile et sur la qualité de la procédure dont ils peuvent se prévaloir. Jean Matringe, professeur de droit public, explique comment ces arrangements entre États contribuent au contournement ou à l’affaiblissement de certains textes internationaux. Catherine Teule explique comment les mécanismes de réinstallation du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) sont revus par les logiques européennes et étatiques. Enfin, Julia Pascual, qui a suivi une mission foraine de l’Ofpra au Niger, apporte des éléments sur le déroulement de ces missions. Les échanges avec la salle ont permis d’approfondir certains points.
* *
Le projet de cette table ronde est né à la fin de l’année 2017, quand la médiatisation des missions foraines de l’Ofpra en Afrique (au Tchad et au Niger) a généré un ensemble d’articles où la parole officielle, et en particulier celle du directeur de l’Ofpra, Pascal Brice, était reprise : « Nous inventons là un dispositif qui a le double but d’offrir l’asile en France pour les Africains qui en ont besoin et de montrer qu’il n’est pas utile de prendre la mer puisqu’une voie légale fonctionne. » Une façon de montrer que l’Ofpra prenait en charge à la fois une mission de défense des droits et une mission humanitaire.
Le Gisti, dans un éditorial de la revue Plein droit de décembre 2017 (voir annexe 6), s’interrogeait : « Mais qu’est allé faire l’Ofpra au Tchad ? » Il était en effet surprenant de présenter comme une nouveauté le dispositif de réinstallation qui existe depuis des décennies et qui ne doit pas forcément s’appuyer sur les dispositifs nationaux d’asile, puisque l’éligibilité à l’asile est alors supposée être définie par le HCR. Cet éditorial était une bouteille à la mer restée sans réponse de la part du directeur de l’Ofpra. Dans le cadre de cette journée d’étude, il a cependant accepté de rencontrer des membres du Gisti afin de discuter de ces questions.
Cette table ronde vise donc à rapporter et commenter les réponses données par Pascal Brice à l’occasion de cette récente rencontre, mais vise aussi à évoquer des questions toujours pendantes.
Il faut d’abord rappeler ce qu’est la réinstallation : il s’agit de l’une des trois solutions durables prônées par le HCR pour les personnes qui, pour la majorité d’entre elles, se trouvent dans des camps installés dans un pays de « premier accueil ». On pourrait donc dire en première analyse que la réinstallation n’est pas de l’externalisation car elle a été mise en œuvre dans des conditions et à une époque où la notion d’externalisation de l’asile, comme les politiques d’externalisation n’existaient pas encore.
La question qui se pose alors est la suivante : à travers ces missions foraines de l’Ofpra, n’assisterions-nous pas à un dévoiement de la réinstallation ?
Car, si l’on veut bien comprendre ce que va faire l’Ofpra à l’étranger, il faut avoir en tête que la mission extérieure menée par l’Ofpra en 2017 au Tchad n’était pas une première. Cette même année, l’Ofpra a mené une cinquantaine de missions foraines au Liban, en Jordanie, en Turquie, au Niger, en Grèce, au Tchad, etc.
Il faut alors distinguer trois sortes de missions : les missions de réinstallation, de relocalisation et celles que l’on pourrait qualifier de « boat people ».
Les missions au Tchad et au Niger s’apparentent le plus à des missions de réinstallation, c’est-à-dire que l’Ofpra intervient dans des régions où des demandeurs d’asile sont accueillis dans des camps et où ils ont déjà fait l’objet d’un recensement par le HCR. Ils pourraient donc être réinstallés sans qu’il soit besoin d’une mission foraine de l’Ofpra.
On est là au cœur de ce qui a été l’enjeu de la création du HCR et de la protection internationale, à savoir qu’un certain nombre d’États n’ont jamais accepté que la détermination du statut de réfugié se fasse au nom de textes internationaux et par un organisme international. Ils ont alors créé des offices nationaux qui ont appliqué à une sauce nationale et souveraine les textes internationaux. Notons a contrario que la Belgique et les Pays Bas ont respecté jusqu’en 1975 le processus de détermination par le HCR, à la différence de la France qui instaura un processus national. Jusqu’à une période récente, dans ces deux pays, les offices nationaux n’intervenaient pas. Aujourd’hui, on assiste à une réintroduction de la souveraineté et des gouvernements dans la détermination du statut de personnes qui pourtant sont fort éloignées du territoire national.
Concernant les missions de relocalisation, l’Ofpra a refusé d’intervenir dans les hotspots. Par contre, il intervient dans un processus de relocalisation en allant faire des entretiens de détermination, à Athènes notamment.
Le dernier type de mission, le plus difficile à définir, s’invente au fur et à mesure que les États n’assurent plus leurs obligations internationales, notamment de sauvetage en mer. Ce sont les missions que l’on pourrait qualifier de « missions boat people ». Par exemple : un navire erre en mer et les États annoncent qu’ils refusent de l’accueillir mais qu’en cas d’accueil par un port d’un État voisin, ils accepteront de participer à une prise en charge partielle des personnes qui seront donc réparties entre les pays volontaires.
Il s’agit là de missions hors de tout cadre international de détermination, mais dans lesquelles l’Ofpra était très engagée, notamment à Malte et en Espagne (Valence) pour répartir quelques dizaines de personnes errant en mer.
Pourquoi le Gisti exprime-t-il des soupçons à l’égard de toute mission consistant à délocaliser des processus qui pourraient être effectués sur place ?
Certaines associations se montrent réticentes à l’égard de ces missions pour trois raisons :
À partir du moment où ce sont les offices qui se déplacent, les demandeurs, eux, ne se déplacent plus. Or le premier droit d’un demandeur d’asile est celui de franchir des frontières sans document de voyage. Dans ce contexte, les demandeurs sont alors assignés à résidence dans des camps.
On passe d’une logique de droits à une logique de secours, d’une logique de convention internationale à une logique humanitaire. Or, dans le secours et l’humanitaire se niche la négation des capacités d’action et du droit de se déplacer des demandeurs d’asile. On transforme alors la logique d’un État obligé par le droit international en une logique d’État qui offre.
Enfin ces missions affaiblissent la procédure et des droits garantis aux demandeurs d’asile.
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Emmanuel Blanchard : Entre l’affichage humanitaire des missions foraines, qui sont supposées rendre effectif le droit d’asile, et les craintes, exprimées par le Gisti ou Migreurop, que l’externalisation entrave le premier droit du demandeur d’asile, celui de franchir les frontières et de déposer sa demande d’asile, comment situez-vous l’action récente de l’Ofpra ? En pratique, les propos de Pascal Brice, affirmant qu’il s’agit de l’ouverture d’une nouvelle voie, permettant de protéger de nouvelles personnes, sont-ils vérifiés ?
Jean Matringe : Autrement dit, on opposerait l’humanitaire à l’asile ? Un asile qui serait « noble » puisque pèserait sur l’État une obligation. Je ne sais pas si cet asile a jamais vraiment existé, si ça n’est pas un fantasme. En tout cas je ne crois pas que cet asile derrière lequel on court soit conforme à ce qui était prévu en 1951.
En 1951, on a voulu réagir à contexte spécifique : au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la convention de Genève ne visait pas un type précis de réfugié car les catégories de réfugiés étaient trop nombreuses et on ne pouvait pas les regrouper sous un même intitulé. Les choses ont changé avec le Protocole de 1967 qui étend la portée de la convention de 1951 1 mais dont les États n’avaient pas vraiment mesuré les implications.
Les États entretiennent volontairement un flou entre humanitaire, réinstallation, éligibilité. S’il s’agit de réinstallation, l’État n’a pas besoin de se déplacer. S’il y va, c’est pour faire son métier, c’est-à-dire de l’éligibilité et non pas de la réinstallation. Alors comment s’articule son travail d’éligibilité avec celui du HCR et avec celui du pays hôte ? L’Ofpra accorde-t-il des statuts, y a-t-il substitution ?
Cela pose des questions car les États hôtes ne sont pas soumis aux mêmes règles que les États européens. Le Niger, par exemple, pourrait accorder le statut en vertu de la Convention de l’organisation de l’unité africaine sur le statut des réfugiés de 1969. Que fait-on de cette possibilité ?
Il y aurait peut-être en fait une troisième option entre asile et humanitaire qui serait le contrôle des flux migratoires. Le Niger est depuis longtemps dans le viseur de l’Union européenne : on lui donne de l’argent, il a adopté une loi contre le trafic des migrants en 2015, la route d’Agadez est quasiment tarie. Les missions foraines seraient alors une façon de limiter les déplacements vers l’Europe en dissuadant les migrants. Ce serait alors de la police migratoire plutôt que du simple asile ou de la réinstallation.
Catherine Teule : Il s’agit là d’un des points importants. Nous avons rencontré Pascal Brice, pour, précisément, lui demander de clarifier ses positions et ses objectifs. On pourrait, en effet, penser que l’intervention d’organes nationaux, comme l’Ofpra pour la France, vise à apporter un élément supplémentaire à la procédure de sélection des réfugiés à réinstaller.
Il faut rappeler que, en principe, la réinstallation concerne des personnes que le HCR a identifiées comme relevant de la protection internationale et qui ont été mises à l’abri dans un premier pays d’asile. À charge pour les États participant au programme de réinstallation d’en transférer un certain nombre dans leur pays.
C’est sur le choix de ces « réinstallables » déjà identifiés par le HCR que l’Ofpra intervient dans le cadre de ces missions foraines, et sur la base d’entretiens individuels. Précisons que, parallèlement, il consulte le ministère de l’intérieur pour savoir s’il peut les accueillir en France ; ce qui démontre qu’il n’est pas totalement libre de sa décision…
Selon Pascal Brice, la méthode diffère selon les pays tiers où sont réalisées les missions et selon les populations visées. En Turquie ou au Liban, seuls sont concernés les Syriens. Ils ont préalablement été entendus par le HCR qui, selon les critères qui lui sont propres (vulnérabilité et difficulté d’intégration dans le premier pays d’asile, notamment), les propose à la réinstallation dans les pays qui ont adhéré au programme. L’Ofpra intervient donc dans un deuxième temps et mène, à son tour, un entretien avant de décider de leur ouvrir une réinstallation en France. Dans ce contexte, on peut considérer que seul intervient un objectif de protection internationale.
S’agissant de l’Afrique, où ont eu lieu deux missions en 2017 et huit en 2018, l’interprétation est plus complexe. Ces opérations s’inscrivent indubitablement dans la ligne définie par le président de la République lors du sommet des chefs d’État réunis à l’Élysée le 28 août 2017 2 : « endiguer les flux d’immigration irrégulière bien avant qu’ils n’atteignent les côtes méditerranéennes » mais aussi « une fois la migration irrégulière organisée par les passeurs réduite, organiser la réinstallation des personnes ayant besoin d’une protection internationale, qui sont particulièrement vulnérables. […] La lutte contre les trafics d’êtres humains et le renforcement des possibilités de réinstallation [devant] aller de pair », et cela en coopération avec les pays africains concernés (Niger, Tchad).
Pascal Brice a admis qu’interviennent ainsi des éléments de politique migratoire nationale et européenne.
S’agissant des missions au Niger, elles ont essentiellement concerné des personnes qui avaient été évacuées de Libye par le HCR ; au Tchad, il s’agissait, en revanche, de demandeurs provenant de Centrafrique ou du Soudan et qui vivaient dans des camps du HCR. On peut donc considérer qu’il y a deux démarches distinctes : un processus de réinstallation stricto sensu lorsqu’il s’agit de réfugiés syriens et, s’agissant des Africains, une mise à l’abri de réfugiés visant à décharger les pays d’accueil et, ce faisant, appuyer les enjeux de politique migratoire.
Dans l’un et l’autre cas, il apparaît que l’intervention de d’organismes nationaux, tels l’Ofpra, ne constitue pas une garantie supplémentaire, ni une valeur ajoutée, aux mécanismes de réinstallation. Lorsqu’il s’agit de « réfugiés », tels les Syriens du Liban ou de Turquie, c’est en fait le HCR qui a la maîtrise du choix, selon des critères et méthodes jugés peu transparents par les ONG du pays d’accueil ; l’Ofpra n’intervient qu’en seconde main. En Afrique, avec la collaboration du HCR et de l’OIM [Organisation internationale des migrations], les quelques opérations de réinstallation s’intègrent dans un projet plus vaste de lutte contre la migration irrégulière.
Emmanuel Blanchard : Quiconque met un pied au Niger comprend le rôle que jouent certaines organisations internationales comme l’OIM ou certaines armées sur place en matière de contrôle des routes migratoires. Le fait que l’Ofpra participe à la gestion des flux migratoires, indirectement, notamment par les directives ministérielles et présidentielles, est-il également perceptible ? Les officiers de protection ont-ils conscience d’y participer et est-ce que, dans le processus des entretiens, il y a des éléments qui permettent de valider cette hypothèse ?
Julia Pascual : Pour les officiers de protection, ces missions délocalisées sont intéressantes ; ils se déplacent et ont l’impression de remplir des missions utiles car, au Niger, ils s’entretiennent surtout avec des personnes évacuées de Libye par le HCR. Je n’ai pas perçu qu’ils aient une réflexion sur l’éventuel rôle d’externalisation de l’asile qui se joue là. Par ailleurs, Pascal Brice s’en défend. Il est, lui, dans une logique de protection des personnes les plus vulnérables, même si c’est dans des proportions très faibles.
Sur la question de savoir si ces missions foraines peuvent « remplacer » les procédures d’asile en France, si en les organisant on veut dire aux gens « ne bougez pas, ne traversez pas la Méditerranée, on vient vous chercher », il suffit d’avoir les ordres de grandeur en tête : les missions de réinstallation annoncées par le président Macron représentent 10 000 personnes sur deux ans (2017-2019), parmi lesquelles 1 500 au Niger, pour la majorité exfiltrées de Libye.
Ces missions se sont développées parallèlement au mouvement de fermeture de la voie migratoire. On a 2 700 personnes, dans le cadre des missions de réinstallation, sorties de Libye et à destination de 12 pays occidentaux. Dans le même temps, on a enregistré une diminution de 87 % des traversées de la Méditerranée en 2018, pour arriver à moins de 25 000 personnes débarquées sur les côtes italiennes.
On a donc d’une part, avec les missions foraines de l’Ofpra, la volonté d’afficher la France dans son rôle de protection, de « terre d’asile », alors que parallèlement on agit à l’opposé en fermant les routes migratoires.
Emmanuel Blanchard : On a vu au travers des réponses apportées qu’une des notions clés mobilisées est la « vulnérabilité », comme si tous les demandeurs d’asile, en bloc, n’étaient pas vulnérables et qu’il fallait aller chercher les plus vulnérables d’entre eux, sachant que la vulnérabilité n’est pas définie selon les mêmes critères selon les régions. On voit bien qu’avec les missions foraines il y a la tentation d’aller sur place trier parmi les populations. On peut se demander si les personnes orientées vers ces centres en raison de leur vulnérabilité ne sont pas rendues encore plus vulnérables par le fait que ces procédures externalisées n’offrent pas les mêmes garanties qu’une procédure au niveau national par exemple.
Christine Martineau : L’expérience des avocat·es du Gisti est limitée au cas des Syriens venus du Liban. On n’a pas pu suivre la situation des personnes venant du Niger ou du Tchad et comprendre quel a été leur parcours. De même, on a eu beaucoup de difficultés à savoir comment les gens ont été choisis, par qui, comment, lorsque l’Ofpra s’est déplacé à Malte et à Valence après le débarquement dans ces deux ports des boat people refusés par l’Italie au cours de l’été 2018.
Par contre, on a des informations sur les Syriens du Liban. Il s’agit de personnes qui ont fui la guerre en Syrie, et qui, au Liban, ont été identifiées et entendues par le HCR. Un accord a été passé entre l’Ofpra et le HCR pour que le HCR prépare des dossiers pour l’Ofpra. De ce que l’on sait, les dossiers ainsi soumis à l’Ofpra sont acceptés.
Ces personnes sont dans des situations de grande précarité. Elles sont entendues une première fois au Liban où elles savent que le Hezbollah est très lié avec Bachar El Assad. Elles ont peur et savent que dans les camps il y a des espions. En outre, des membres de groupes islamistes viennent dans les camps recruter parmi les jeunes. Tout cela a pour conséquence que, lorsqu’elles sont entendues par le HCR, elles ne parlent pas ou très peu. Elles ne disent pas si elles ont été militantes, si elles sont allées aux manifestations en 2011, etc. Le problème est le même avec l’Ofpra. On peut ainsi constater la brièveté des entretiens réalisés par l’Ofpra au Liban, qui ne met pas les personnes à l’aise et ne pose pas les questions qui pourraient amener ces personnes à expliquer les craintes de persécutions personnelles qui les feraient entrer dans les cas de protection de la convention de Genève (reconnaissance du statut de réfugié). Dans ces circonstances, c’est la protection subsidiaire qui va être prononcée pour ces dossiers. Or le problème est aussi celui-là. Dans les camps, il n’y a personne pour assister, pour aider à préparer les dossiers, contrairement à la procédure en France où il est possible d’être assisté par un avocat ou un membre d’une association reconnue par l’Ofpra. Les interprètes posent également problème car, dans le contexte libanais, les personnes ne savent pas si elles peuvent leur faire confiance.
Dans les camps, la procédure est opaque : une fois terminé l’entretien avec l’Ofpra, on ne dit rien aux personnes. Un beau jour, elles reçoivent du consulat de France un laissez-passer qui signifie qu’elles vont recevoir une protection, mais sans préciser laquelle. Elles ne le sauront qu’une fois arrivées en France, quand l’Ofii [Office français de l’immigration et de l’intégration] leur notifiera la décision de l’Ofpra : protection subsidiaire ou statut de réfugié.
En revanche, le système classique reste ensuite applicable car si les personnes se voient reconnaître la protection subsidiaire, elles peuvent effectuer un recours devant la CNDA [Cour nationale du droit d’asile] sans risquer de perdre ce statut. C’est à ce stade, celui de la CNDA, qu’elles peuvent expliquer leurs craintes et leurs réticences à parler lors des entretiens effectués au Liban, dont on ne leur avait pas expliqué qu’ils étaient destinés à les faire venir en France.
De toute évidence, les Syriens du Liban ont été relativement protégés (même si la procédure, comme on l’a vu, n’est pas exempte de toute critique) mais il y a fort à craindre que la procédure soit beaucoup moins protectrice au Niger et au Tchad. En effet, elle s’adresse à des catégories plus variées de personnes. Comment vont se faire ces entretiens, comment vont-ils être préparés ?
Julia Pascual : Ces dispositifs ressemblent un peu à une loterie, en tout cas pour le départ. Au Niger, par exemple, dans les centres du HCR de Niamey où attendent d’être réinstallées en Europe ou en Amérique les personnes qui ont été ramenées de Libye, il est vrai qu’elles n’ont aucune idée de comment leur destination va être choisie et sont plongées dans l’incertitude pendant plusieurs mois. On retrouve encore plus ce sentiment de loterie à Malte : les gens y sont débarqués depuis les bateaux de secours et des pays viennent pour les choisir, sans qu’on sache sur quels critères. C’est un peu le système du « premier arrivé premier servi ». On a le sentiment qu’il y a un tri en amont, sans aucun cadre juridique, qui fait que les pays qui arrivent en dernier doivent prendre en charge des personnes pour lesquelles il est plus difficile de faire appliquer la convention de Genève. J’ai, par exemple, assisté à une situation ubuesque concernant la France et le débarquement de l’Aquarius en septembre 2018 à Malte. Sur les 57 personnes débarquées, la France, arrivée parmi les premiers pays présents, annonce qu’elle en prendrait 18. La France s’entretient avec les 18, mais un Pakistanais reste sur le carreau sans savoir pourquoi. Les délégations nationales arrivées après la France ne l’ont pas pris en entretien. C’est donc Malte qui l’a récupéré. Cela démontre l’incertitude dans laquelle se retrouvent ces personnes.
Emmanuel Blanchard : Un élément flou est le rôle que jouent les gouvernements dans la détermination des critères de vulnérabilité et de demandeurs à privilégier. A-t-on des éléments tangibles sur ces questions, peut-on demander de l’information ?
Jean Matringe : J’avais été invité par Pascal Brice au début de son mandat pour réfléchir aux critères de vulnérabilité. J’avais alors répondu que le réfugié était vulnérable et que ça s’arrêtait là. Le HCR évoque beaucoup ces critères de vulnérabilité mais on ne sait pas où sont décidés ces critères. Cela dit, au Niger, le critère n’était pas la vulnérabilité mais le lien avec la migration.
Catherine Teule : Mais il y a beaucoup de pays européens dans lesquels ce critère de vulnérabilité n’intervient pas. Par exemple, dans les pays nordiques, un ensemble de critères nationaux fait que certains « réinstallables » potentiels ne seront pas réinstallés. La Suède ne souhaite plus, par exemple, accueillir des personnes illettrées. Pour d’autres, le critère de la capacité d’intégration est considéré comme essentiel. On frôle la notion de parrainage, très utilisée en Allemagne et au Canada, qui consiste à subordonner l’accueil à l’existence d’une personne qui servira de caution à la personne réinstallée dans le pays de réinstallation.
En réalité, ce n’est plus l’objectif d’assurer le devoir fondamental d’octroi d’une protection internationale aux « persécutés » qui prime, mais l’« acceptabilité » des réfugiés. Certains critères nationaux d’octroi du statut de réfugié ne sont plus forcément liés à la situation de danger ou à la vulnérabilité des demandeurs d’asile. En somme, l’asile est une composante de la politique d’immigration.
Christine Martineau : Les Syriens que j’ai vus avaient en moyenne cinq à huit enfants de tous âges. C’est pour cela que je dis qu’il s’agit d’une mission très particulière au Liban. C’est comme pour les chrétiens en Irak, ou les Yezidis. Sont prises en compte la situation dans les pays de premier asile et la présence en France de la communauté à laquelle appartiennent ces personnes.
On n’a pas vu de célibataires réinstallés, or il y en a sûrement qui ont eu de graves problèmes. C’est donc très variable.
Catherine Teule : La famille est un des critères du HCR, mais pas de l’Ofpra.
Julia Pascual : Je pense qu’il y a un deal politique parce que, pour les Yezidis, Macron s’est engagé à faire venir 100 familles. Il s’agit donc bien d’un choix arbitraire, politique, qui est assumé.
Sur les réinstallations depuis le Niger, la France presse le HCR de sélectionner principalement des évacués de Libye. Le Niger et le HCR poussent pour que la France entende et réinstalle également des personnes réfugiées au Niger, mais on sent bien que la France préférerait des personnes venant de Libye.
Emmanuel Blanchard : Oui, car les autres avaient, selon le vocabulaire des gouvernants, « vocation » à rester dans des camps de réfugiés en Afrique. C’est seulement parce que la pression a été mise sur le Niger que la contrepartie tourne au marchandage sur quelques Maliens et quelques Nigérians.
Jean Matringe : Cela pose un problème au regard du principe de non-discrimination. En effet, au Niger il y a plusieurs catégories de persécutés. Si l’on dit qu’on n’en prend qu’une, à savoir les personnes évacuées de Libye, cela contrevient au principe d’égalité. Ainsi, un Malien qui aurait été évacué de Libye aurait plus de chance d’être réinstallé par la France qu’un Malien qui serait hébergé depuis plusieurs années dans un camp au Niger.
Julia Pascual : Et cela ne fonctionne que pour les transférés par le HCR. Il y a par exemple des Soudanais qui ont fui la Libye et qui sont à Agadez, mais qui ne rentrent pas dans le cadre de la réinstallation car ils n’ont pas été transférés par le HCR, alors qu’ils ont un projet migratoire, qu’ils viennent de Libye et qu’ils y ont subi les mêmes sévices.
Emmanuel Blanchard : On voit bien qu’il s’agit de brider les personnes. Elles ne sont plus maîtresses de leur parcours, plus maîtresses des critères qui leur sont appliqués. Plus elles sont bridées, plus elles entrent dans le cadre de la politique générale, la réinstallation étant une toute petite composante d’un système plus large.
Échanges avec la salle
Brigitte Espuche (Migreurop) : Il me semble avoir lu dans la presse que pour les évacués de Libye, la France s’engageait à en prendre environ 3 000. Il me semble que le nombre de personnes effectivement réinstallées est dérisoire. Avez-vous une connaissance du nombre de personnes effectivement accueillies par la France et qui se sont vu octroyer une protection ?
Julia Pascual : Sur les chiffres, le nombre annoncé était 3 000 pour le Tchad et le Niger, donc 1 500 personnes pour le Niger, parmi lesquelles une majorité avaient été exfiltrées de Libye. Je n’ai plus en mémoire le nombre de personnes déjà arrivées en France mais je crois que ce sont quelques centaines. Mais ils sont en train d’accélérer pour atteindre les objectifs d’ici fin 2019.
Concernant les exfiltrés de Libye : géographiquement, les personnes sont évacuées de Libye vers Niamey – et pas Agadez – dans le cadre de l’accord conclu entre le HCR et le « gouvernement » libyen [N.B. : le gouvernement d’« entente nationale », formé par Fayez el-Sarraj sous l’égide de l’ONU]. Les personnes sont repérées dans les centres de détention « officiels ». On peut aussi retrouver des personnes qui sont passées par des centres de détention officieux – tenus par les passeurs, les milices ou les deux ensemble. Il faut savoir que les migrants sont déplacés d’un centre de détention à l’autre. Par exemple, un migrant est dans un centre de détention tenu par les passeurs, il tente la traversée, il est intercepté par les gardes-côtes qui vont le placer dans un centre de détention officiel, etc. Il y a plusieurs parcours. J’ai par exemple rencontré un homme qui s’était échappé d’un centre officieux et qui s’était présenté de lui-même dans un centre officiel parce qu’il savait que le HCR allait intervenir et qu’il espérait être choisi et réinstallé. C’est donc bien dans les centres officiels que les personnes sont choisies et transférées au Niger.
Intervention de la salle : J’ai lu que les agents de l’Ofpra bénéficiaient de l’accompagnement d’agents de la DGSI [Direction générale de la sécurité intérieure]. Donc ma question est double : que fait la DGSI concrètement et ses agents assistent-ils aux entretiens ?
Julia Pascual : En fait ce sont deux systèmes parallèles, pas du tout conjoints, même si l’un conditionne l’autre : l’Of pra n’accordera pas sa protection s’il n’a pas le feu vert… ce n’est pas toujours la DGSI d’ailleurs, ça dépend de la nationalité, parfois ce sont des personnels de police ou de gendarmerie. De ce que j’ai compris au Niger, une fois que l’entretien Ofpra avait eu lieu – je ne suis pas sûre qu’à chaque fois l’entretien Ofpra se fasse en premier, en tout cas là il y avait d’abord les entretiens Ofpra –, on disait aux personnes qu’elles allaient être appelées par des collègues pour passer un autre entretien. Ils ne sont pas très clairs sur qui va faire l’entretien : ils justifient cela en disant que c’est pour ne pas trop faire peur aux gens. Les personnes sont alors convoquées pour un entretien à l’ambassade de France. Au Niger, les entretiens Ofpra ont donc lieu au HCR et les entretiens « sécurité » ont lieu à l’ambassade de France. L’Ofpra attend le feu vert du service de sécurité pour donner son accord final.
Intervention de la salle : Je vais mettre un peu les pieds dans le plat. Le fond du problème, c’est la question de la liberté de circulation. Il y a une responsabilité politique, notamment de la France, quand on installe des hotspots ou des camps dans des dictatures qui empêchent les personnes de jouir de la liberté de circulation. Et cette responsabilité nous concerne aussi, en tant que Français, puisque ce que fait le gouvernement est fait en notre nom. J’aimerais entendre les ONG sur ce point, car certaines sont contre la liberté de circulation. Il y a un tabou, un malaise sur ce sujet-là, c’est pourquoi je me permets de faire cette remarque.
Emmanuel Blanchard : Je voudrais rappeler que, bien évidemment, les ONG ne parlent pas d’une seule voix, et heureusement, car ce serait assez problématique si tout le monde marchait au même pas. Mais une des premières prises de position du Gisti en 2003 sur la question de la réinstallation a été de rappeler qu’on ne pouvait pas défendre les droits des demandeurs d’asile si on ne défendait pas la liberté de circulation, car entraver la liberté de circulation des uns c’est entraver la capacité de franchissement des frontières par les autres. Ce lien a donc été fait de longue date, c’est un débat qui a beaucoup avancé. Au début des années 2000, les défenseurs du droit d’asile disaient que la liberté de circulation n’avait rien à voir avec le droit d’asile. Il y a eu des prises de position très virulentes à ce sujet. Aujourd’hui, beaucoup de ceux qui, au quotidien, travaillent auprès des demandeurs d’asile finissent par rallier les revendications de liberté de circulation voire d’installation, même s’ils ne mettent pas tous un contenu concret derrière ces mots.
Jean Matringe : Sur la liberté de circulation, je ne suis pas certain qu’elle existe en droit international. Les personnes ont le droit de quitter n’importe quel territoire, mais ça s’arrête là. Pourtant, dans certains cas, et c’est celui du Niger, c’est pour cela que c’est étonnant, le Niger est quand même membre de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) qui énoncent très clairement un principe de liberté de circulation pour les ressortissants des États membres de ces deux organisations. Beaucoup des personnes que l’on bloque sur la route sud-nord du Niger bénéficient en réalité du droit de circuler dans ces deux espaces sous-régionaux, un droit qui est donc contraint. Par leurs interventions, les pays occidentaux cassent des logiques migratoires dans d’autres régions du monde. Donc, pour un cas comme celui-là, il y a bien atteinte à la liberté de circulation.
Intervention de la salle : Question sur un détail technique à propos de la mission au Niger. Les interrogatoires ont eu lieu à Niamey car le HCR ne voulait pas aller à Agadez, pourtant beaucoup de personnes avaient été placées dans un centre à Agadez. Avez-vous connaissance du lieu ou des lieux où les personnes qui allaient être interrogées étaient placées ? On a parlé plus tôt de la création d’une espèce de centre multifonction extraordinaire au Niger, où il allait y avoir une fusion entre l’OIM et le HCR, je crois que ça n’a jamais eu lieu. Donc, finalement, on se retrouve avec un centre de transit géré par l’OIM, qui semble être un peu squatté par le HCR à Agadez.
Julia Pascual : Je ne suis pas sûre qu’on parle des mêmes choses, mais à propos des gens qui sont réinstallés : ceux qui viennent de Libye sont dans des « cases » à Niamey – le HCR est d’ailleurs en train de construire un centre pour les regrouper à 40 km de la capitale. Pour les Maliens ou les Nigérians, déjà installés au Niger dans des centres ou des camps du HCR à la frontière avec le Nigeria ou ailleurs, ils sont amenés à Niamey pour passer les entretiens avec l’Ofpra. Donc pour moi, ceux-là ne passent pas par Agadez. À Agadez, il y a certes une antenne permanente du HCR, mais il y a surtout le centre de l’OIM où étaient jadis les personnes qui voulaient aller vers la Libye et à qui l’on proposait de changer de projet et de rentrer chez eux. Aujourd’hui il est majoritairement occupé par des refoulés d’Algérie.
Emmanuel Blanchard : Pour apporter un peu de débats à la table, je souhaiterais revenir sur ce qu’a dit Jean Matringe car je ne suis pas tout à fait d’accord ; ça permettra d’introduire une complexification sur le « eux » et « nous » qui a beaucoup été utilisé de façon un peu dichotomique. Ce n’est pas tout à fait vrai que l’Europe n’a pas poussé à l’introduction dans les législations de textes qui enferment les personnes chez eux. La pénalisation des départs est prévue dans la législation de plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest et du Maghreb. Elle avait auparavant existé dans les années 1960-1970, mais ces dispositions ont été réintroduites ou durcies – notamment sur le plan pénal – au cours des années 2000, notamment sous la pression de l’UE. Et ce qui est important ici c’est le « notamment ». Ce n’est pas l’Europe qui impose ces législations, car si on prend par exemple le cas algérien, l’Algérie, dans la manière dont elle maltraite les exilés qui sont chez elle, dispose d’une forte autonomie d’action par rapport à l’UE. Elle le fait sur un agenda qui est très largement national et pas seulement sous la pression du « eux » au Nord contre « nous » au Sud. Ce sont des mécanismes qui sont beaucoup plus compliqués. De la même manière, un État comme l’Algérie est très content d’avoir dans son droit national une criminalisation de l’émigration, en contradiction avec le droit international de quitter tout pays y compris le sien, parce qu’elle est bien consciente qu’une partie des Algériens pourraient voter avec leurs pieds. Ceux-là, les harraga, sont régulièrement présentés dans la presse et les discours officiels comme des traîtres ou des « harkis ». Il y a nécessité, pour que le régime se maintienne, d’avoir une criminalisation autonome, mais ce désir de criminalisation autonome est renforcé par les attentes de l’UE ; on pourrait continuer avec le Maroc qui aujourd’hui est, peu ou prou, en train de réintroduire des systèmes de passeports et de laissez-passer avec un certain nombre d’États africains, certes sous la pression de l’UE, mais parce que c’est aussi une façon de gérer les crises xénophobes qui ont également des causes endogènes, et ne sont pas simplement liées aux « eux » et « nous ».
Intervention de la salle : Dans cette politique qu’on appelle réinstallation, mais qui me semble être plus de l’externalisation de la demande d’asile, où en est le principe de non-refoulement ? N’y aurait-il pas une forme de violation de ce principe par l’Ofpra dans la mesure où l’on ne permet pas aux personnes d’aller dans le pays où elles souhaitent déposer leur demande d’asile ?
Jean Matringe : Par définition, on ne « refoule » que quelqu’un qui est déjà entré. En l’occurrence ce n’est pas le cas, puisque c’est « nous » qui y allons au devant. Donc, techniquement, il n’y a pas refoulement. La question s’était posée devant la Cour européenne des droits de l’Homme (Cour EDH), c’était une affaire dans laquelle les Anglais avaient des officiers de liaison en poste dans je ne sais plus quelle capitale d’un pays de l’Est. Des personnes avaient été bloquées par ces agents britanniques à l’aéroport de départ. La question posée à la Cour EDH était de savoir si c’était du refoulement ou non. Alors que les gens ne sont pas encore partis, les refoule-t-on ou non ? La Cour européenne a considéré qu’il n’y avait pas refoulement car ils étaient encore sur leur propre territoire. Il faut qu’ils partent pour qu’on puisse les refouler.
Catherine Teule : Techniquement, on ne peut pas dire que la réinstallation soit du refoulement. Cela étant, dans la mesure où la réinstallation concerne des personnes en besoin de protection, identifiées notamment par le HCR dans des camps, soit dans leur propre pays (protection interne) soit dans la région proche de leur pays (protection régionale), si ces personnes demandent l’asile en Europe en arguant du fait qu’elles vivent mal dans ces camps, dans ce cas-là les États membres de l’UE peuvent appliquer la règle de l’asile interne, c’est-à-dire leur opposer qu’elles avaient la possibilité d’être protégées dans leur pays d’origine, pour leur refuser le statut de réfugié en Europe. C’est à la merci des agents de protection nationaux. Dans le projet de modification des règles européennes qui est en discussion au Parlement européen et qui, j’espère, ne seront jamais adoptées, ce serait une obligation : dès lors qu’il existe une possibilité de protection interne, dans le pays d’origine, il faut renvoyer le demandeur d’asile. Là, ça s’apparenterait à du refoulement.
Julia Pascual : On peut se demander s’il n’y a pas une forme de refoulement en Méditerranée, de manière exceptionnelle. On a des navires commerciaux qui secourent des migrants en détresse et les transfèrent aux gardes-côtes libyens. Il s’agit à mon avis de cas qui passent complètement en dessous des radars, car les navires commerciaux ne font pas de publicité là-dessus, les gardes-côtes libyens non plus. Cela pourrait être requalifié comme du refoulement.
Jean Matringe : Pour qu’il y ait refoulement il faut un État. Or ce n’est pas parce que l’on a un pavillon qu’on est un État. Je ne pense pas qu’il s’agisse de refoulement car, certes, les navires de guerre battant pavillon relèvent d’un État, mais un navire qui est obligé de battre pavillon pour pouvoir jouir de la liberté de circulation en mer, s’il bénéficie de la protection d’un État, n’est pour autant pas l’État.
Danièle Lochak (Gisti) : Vous avez dit que le critère de sélection, dans le cadre des missions « hors les murs » de l’Ofpra au Niger, était le fait d’avoir été exfiltré de Libye. Ceux qui ont été exfiltrés de Libye ont bien sûr beaucoup souffert, mais il y en a sûrement beaucoup parmi eux qui ne répondent pas aux critères de la convention de Genève. Donc si c’est à eux qu’on donne la priorité, est-ce que le fait d’avoir été maltraité en Libye est une raison pour être protégé, puisqu’une fois qu’ils ne sont plus en Libye ils ne risquent plus de persécution ? Alors comment peut-on décider qu’ils répondent aux critères de l’Ofpra seulement parce qu’ils ont souffert en Libye ?
Julia Pascual : Pour ces missions françaises, les deux critères sont : la vulnérabilité et le projet migratoire. Dans celles auxquelles j’ai assisté, il s’agissait toujours de personnes ressortissantes d’un pays avec un taux de protection élevé, comme l’Érythrée. Il ne s’agissait jamais de personnes bangladaises ou pakistanaises, dont les taux de protection sont plus faibles. Ils sont donc sélectionnés par le HCR et la France vient en quelque sorte pour vérifier leur nationalité. Dans l’entretien Ofpra, il n’y a pratiquement aucune question sur ce qui s’est passé en Libye. Les questions concernent les raisons du départ d’Érythrée et les risques encourus en cas de retour.
Claire Rodier (Gisti) : Pour compléter la réponse, on a posé la question à Pascal Brice sur ce qu’étaient les critères et voici ce qu’on a compris : de toute façon, les gens que l’Ofpra va entendre ont été sélectionnés par le HCR sur une base commandée par la France : être éligible aux protections internationales (convention de Genève ou protection subsidiaire) et répondre à des critères plus en lien avec un projet migratoire qu’à des critères de vulnérabilité. Pouvaient ainsi être retenus dans le cadre d’une réinstallation en France des gens qui, en plus de remplir les conditions d’éligibilité au statut de réfugié ou à la protection subsidiaire (ce qui est la base pour être retenu par le HCR), répondaient à des critères qui étaient plus en lien avec un projet migratoire qu’à des critères de vulnérabilité, qui est le critère n° 1 pour le HCR (malades, personnes âgées, femmes seules avec enfants, femmes enceintes, etc.). Pascal Brice avait donné comme exemples de critères pouvant être retenus par la France des indicateurs croisés : « a déjà tenté le voyage ; a des liens avec l’Europe ; a de la famille en Europe ; a un niveau d’éducation élevé, etc. »
On peut se poser la même question pour les missions de l’Ofpra qui ont suivi les débarquements de boat people à Malte ou en Espagne. Car dans ces cas-là, il n’était pas possible de demander à l’avance au HCR « choisis moi des “éligibles” ». C’est pour cela que j’interprétais la précipitation de Pascal Brice dans les ports de débarquement comme une volonté de récupérer au plus vite les Érythréens – a priori éligibles –, pour ne pas se retrouver à avoir à prendre en charge des Maliens par exemple – qui a priori ont moins de chances de l’être.
Ce qu’il nous a expliqué à cet égard, c’est que les premières opérations ont été épouvantables à cause d’une sorte de foire d’empoigne due à cette course aux « bons réfugiés ». Mais maintenant, a-t-il dit, quand les équipes nationales arrivent, ce sont les autorités espagnoles, ou maltaises, qui leur soumettent des cas. Les pays ne peuvent plus « faire leur marché ».
Julia Pascual : Je pense qu’en plus, au début, la France réalisait des entretiens avec plus de gens qu’elle n’en prenait. Puis Malte leur a dit : vous avez dit que vous en prendrez 18, vous en entendrez 18. C’est ce qui fait que dans la mission Aquarius, ils en ont entendu 18 mais en ont pris 17.
Claire Rodier : dans la mesure où, quand on a été réinstallé dans le cadre des missions foraines, on arrive en France, on a une décision de l’Ofpra qui peut être contestée devant la CNDA si c’est la protection subsidiaire, est-ce que là on ne pourrait pas soulever non seulement sur le fond (ça aurait mérité le statut de réfugié et pas la protection subsidiaire) mais aussi toutes les irrégularités de la procédure Ofpra ? Car on peut s’interroger sur la validité de cette procédure. En droit, la décision est prise par l’Ofpra une fois que la personne est arrivée en France. Mais il n’y a aucun entretien à l’arrivée en France. Donc les procédures qui sont conduites au Niger, ou au Tchad, ou dans d’autres pays où ont lieu des missions foraines, ce ne sont pas des procédures de prédétermination : la vraie détermination, au fond, elle est faite au Niger ou au Tchad. Et la décision est prise là-bas. Sans que l’encadrement légal ait été respecté.
Christine Martineau : La seule expérience, c’est devant la CNDA effectivement, pour essayer de passer de la protection subsidiaire au statut de réfugié. Un des arguments est bien de contester la façon dont les personnes ont été entendues. D’ailleurs, les requérants le disent eux-mêmes : ils n’ont pas très bien compris ce qui se passait. Ils disent : « Moi, j’ai dit deux fois la même chose ». Dans nos mémoires, on conteste la façon dont ils ont été interrogés, le manque de préparation et le fait que l’Ofpra vient parce qu’on lui a préparé ces dossiers. De ce fait, l’entretien est très formel et va très vite. Les agents ne creusent pas les points importants : je suis par exemple les dossiers de personnes de la ville d’Hamma où il y a eu des massacres récemment. Il s’agit d’une ville ouvrière. Tous les habitants étaient ouvriers. Mon client me racontait par exemple qu’il n’avait pas dit qu’il était allé à la manifestation par crainte de mettre en danger sa famille restée sur place. Nous les avocats, on conteste tout cela en disant que ce n’est pas normal que ces gens soient interrogés de cette façon. Ma position c’est de dire à la CNDA que de toute façon ils auraient dû avoir le statut directement, même sous le mandat du HCR.
Pour l’instant la Cour fait la sourde oreille. Il faut vraiment avoir la preuve forte du militantisme pour que la Cour revienne sur la décision et accorde le statut de réfugié.
Claire Rodier : Ma question ne concerne pas forcément les personnes que vous défendez ici, une fois arrivées en France, pour qu’elles obtiennent mieux que la protection subsidiaire ; effectivement celles-là sont là, elles sont protégées. Ce que je voulais mettre en évidence, c’est que la « procédure » appliquée à l’occasion des missions « hors les murs » est biaisée, elle n’est pas conforme au droit français. On a un entretien qui est fait par des agents de l’Ofpra, dont on nous dit qu’il est fait dans les règles. Mais les personnes qui ne seront pas retenues à l’issue de l’entretien à Niamey vont rester à Niamey. Elles ne savent pas qu’elles sont déboutées, tout simplement, elles n’auront pas le visa pour aller en France. Pourtant ces gens-là seraient éligibles à un recours devant la CNDA, car ils ont eu une belle procédure française avec de bons officiers de protection. Je sais bien qu’il n’y a pas de recours possible, mais j’essaie de réfléchir aux moyens de faire juger que cette procédure est illégale, en tout cas qu’elle n’est pas conforme au droit français. Soit c’est du droit français, soit ce n’est pas du droit français. Si c’est du droit nigérien, alors n’envoyons pas l’Ofpra, laissons faire le HCR.
Julia Pascual : À Malte, pour les personnes débarquées, en matière de droits, c’est le far west puisqu’il n’y a pas de possibilité de recours et que l’information est très parcellaire. Par ailleurs, les personnes débarquées sont placées dans des centres fermés, ce qui rend difficile leur accompagnement. Seule une organisation jésuite a accès au centre. On confisque aux personnes leur téléphone. En termes de respect des droits au recours, c’est le degré zéro.
Hélène Gacon : Pour revenir sur la question de Claire Rodier et compléter la réponse de Christine Martineau, à mon avis, juridiquement, cette question n’a pas d’intérêt. La CNDA juge en plein contentieux. C’est exactement comme quand on plaide à la CNDA qu’un entretien à l’Ofpra à Fontenay s’est mal passé : les juges de la CNDA s’en fichent en disant qu’ils sont les juges de plein contentieux et pas les juges de la légalité, qu’ils sont là pour dire si le demandeur peut avoir le statut ou pas. On pourrait donc faire valoir tout ce qui nous semble illégal, même au regard des directives européennes sur les garanties minimales de procédure, mais le problème n’est pas de savoir si c’est illégal ou pas, c’est tout simplement d’accéder à un juge. À Niamey, il n’y en a pas, et on accède au juge uniquement quand on arrive sur le territoire français. Si on était en excès de pouvoir, il s’agirait de moyens d’illégalité formels et, au mieux, on demanderait l’annulation, mais pour que ce soit examiné de nouveau. Mais ici, la question ne se pose pas car on est en plein contentieux. C’est justement la particularité du droit d’asile.
Catherine Teule : Toute la procédure de réinstallation est hors droit. Par exemple, au Liban, elle est totalement discriminatoire. Je ne parle pas de l’Ofpra mais du HCR. L’Agence choisit sur ses propres critères, sans la moindre transparence, sans consulter les ONG qui ont la charge quotidienne du suivi des réfugiés présents sur leur territoire. Tous ceux qui sont actuellement réfugiés au Liban, en Turquie ou en Jordanie sont vulnérables. Alors pourquoi est-ce que le HCR choisit les Syriens, mais pas les Soudanais, ni les Irakiens, ni les Érythréens ? Ce sont pourtant des personnes qui sont considérées comme susceptibles de pouvoir bénéficier de l’asile…
Nous sommes dans des procédures hors normes. C’est cela qu’il faut dénoncer. Ce n’est pas juridique, c’est politique. Je ne sais pas si cela relève d’un accord avec l’État, je pense que cela relève de négociations avec l’État d’accueil, plus encore qu’avec les États de réinstallation. On est hors droit.
Intervention de la salle : Je souhaiterais apporter une précision sur les navires. Ce n’est pas complètement le far west dans la mesure où l’on a évoqué tout à l’heure le cas des navires commerciaux qui ramènent les migrants en Libye. Et là, il faut se rappeler qu’on n’a pas forcément besoin de passer par le droit des réfugiés et par le non-refoulement. On a le droit de la mer qui lie tous les capitaines de navire, quel que soit le statut du navire. Il y a obligation de débarquer les personnes dans un lieu sûr et il est évident que la Libye n’est pas un lieu sûr. Par ailleurs, les capitaines des navires sont sous la responsabilité des États du pavillon qu’ils arborent et ces États ont l’obligation de faire respecter le droit international à leur égard. Sur les capitaines des navires commerciaux pèse une double obligation qui vient tant du droit de la mer que du droit des réfugiés, et qui peut engager la responsabilité de l’État.
Donc la saisine des juridictions nationales du Panama, ou de Gibraltar, par les victimes qui s’en sortiraient, est tout à fait possible. C’est la raison pour laquelle l’Aquarius a dû renoncer à poursuivre ses activités faute de trouver un pavillon, après que Panama lui a retiré le sien.
Emmanuel Blanchard : Si externaliser les procédures ne réduisait pas les droits, cela ne servirait à rien. Cela fait des années qu’on se heurte au fait que, dès lors que les procédures sont externalisées, on ne trouve pas les instances en droit pour contester ces procédures.
Et c’est bien l’objectif : qu’on ne puisse pas saisir facilement une cour qui pourrait rendre un avis protecteur. On est bien là au cœur de l’externalisation. Il me semble que les missions foraines de l’Ofpra, telles qu’elles sont organisées aujourd’hui, que les acteurs en aient pleinement conscience ou qu’ils le fassent sous couvert d’intentions humanitaires, s’inscrivent dans cette logique. Il s’agit d’éviter que les personnes aient accès à une cour qui pourrait défendre leurs droits, même ceux qui sont les plus reconnus.
1 Alors que la convention de Genève du 28 juillet 1951 visait les victimes de persécutions subies « à la suite d’événements survenus avant le 1er janvier 1951 », et donnait aux États parties la possibilité de choisir entre « événements survenus en Europe » et « événements survenus en Europe ou ailleurs », le Protocole de 1967 a supprimé ces restrictions temporelles et géographiques.
2 Sommet du 28 août 2017 réunissant quatre chefs d’État et de gouvernement européens (Allemagne, Espagne, France, Italie), la haute-représentante de l’UE, les chefs d’État et de gouvernement du Niger et du Tchad, le président du Conseil présidentiel libyen : « Relever le défi de la migration et de l’asile ». Lire la déclaration conjointe : www.elysee.fr/emmanuel-macron/2017/08/28/declaration-conjointe-relever-le-defi-de-la-migration-et-de-l-asile
Annexes
Loin d’être une solution pour les réfugiés, la réinstallation, dans le contexte d’une politique européenne d’asile marquée par le contournement des obligations internationales, est une arme supplémentaire pour interdire aux migrants de circuler
Division de la protection internationale, édition révisée juillet 2011
Définition
La réinstallation implique la sélection et le transfert de réfugiés d’un État dans lequel ils ont cherché une protection vers un autre État qui accepte de les accueillir comme réfugiés avec un statut de résident permanent. Ce statut garantit une protection contre le refoulement et confère au réfugié réinstallé, à sa famille et autres personnes à sa charge, les mêmes droits que ceux dont bénéficient les ressortissants nationaux. La réinstallation offre également l’opportunité d’accéder ultérieurement à la naturalisation dans le pays de réinstallation.
Fonctions
La réinstallation sert trois fonctions également importantes.
Premièrement, c’est un instrument de protection internationale qui répond aux besoins spécifiques des réfugiés dont la vie, la liberté, la sûreté, la santé et les autres droits fondamentaux sont menacés dans le pays où ils ont cherché l’asile.
Deuxièmement, il s’agit d’une solution durable pour de grands nombres ou des groupes de réfugiés au même titre que les autres solutions durables (le rapatriement librement consenti et l’intégration sur place).
Troisièmement, cela peut constituer une expression tangible de la solidarité internationale ainsi qu’un mécanisme de partage des responsabilités permettant aux États de se répartir le fardeau et de réduire les problèmes pesant sur le pays de premier asile.
Réinstallation relevant du mandat du HCR
La réinstallation, sous l’égide du HCR, est un précieux outil de protection pour répondre aux besoins spécifiques des réfugiés relevant du mandat du HCR, dont la vie, la liberté, la sécurité, la santé ou tout autre droit humain fondamental sont menacés dans le pays où ils ont trouvé refuge. La réinstallation est parfois le seul moyen de réunir des familles de réfugiés qui se retrouvent séparées
par des frontières, voire par des continents, à la suite de persécutions ou de déplacements. La réinstallation d’urgence ou prioritaire peut s’avérer nécessaire quand il s’agit d’assurer la sécurité des réfugiés menacés de refoulement vers leur pays d’origine, ou de ceux dont la sécurité physique est sérieusement menacée dans le pays où ils ont cherché asile.
La réinstallation est, en outre, une solution durable et un pilier des stratégies globales de recherche de solutions. Dans le cadre d’une approche globale appliquée à des contextes particuliers, l’examen des trois solutions durables (rapatriement librement consenti, intégration sur place et réinstallation) peut identifier la réinstallation comme la solution optimale pour la personne ou le groupe de réfugiés en question. Les réfugiés peuvent ne pas avoir de besoins de protection immédiats, mais nécessiter néanmoins une solution durable, c’est-à-dire un terme à leur situation de réfugié par le biais de la réinstallation.
Communiqué de presse, 15 novembre 2017
Le 15 novembre 2017, le Comité des représentants permanents (Coreper) a approuvé, au nom du Conseil, un mandat de négociation sur un règlement établissant un cadre de l’UE pour la réinstallation aux fins de l’admission de personnes ayant besoin d’une protection internationale. Sur la base de ce mandat, la présidence entamera des négociations avec le Parlement européen.
« La réinstallation est un instrument stratégique pour la gestion des flux migratoires. Dans le même temps, elle constitue une voie légale importante permettant d’offrir une protection à ceux qui en ont réellement besoin », a déclaré le ministre estonien de l’intérieur, Andres Anvelt, ajoutant qu’« elle contribuera à réduire les flux à nos propres frontières extérieures, à démanteler le modèle économique des passeurs et à assurer un équilibre par rapport aux efforts consentis dans d’autres domaines, par exemple les retours ».
Migreurop, « La "réinstallation" contre le droit d’asile » (extrait)
avril 2006
Loin d’être une solution pour les réfugiés, la réinstallation, dans le contexte d’une politique européenne d’asile marquée par le contournement des obligations internationales, est une arme supplémentaire pour interdire aux migrants de circuler. Après les charters, la militarisation des frontières, les camps fermés, les accords de réadmission et les interceptions en mer, l’entreprise de sanctuarisation de l’Union européenne est en voie d’achèvement. La réinstallation vient conforter l’édifice. Alors que seule la libre circulation des victimes de persécutions est à même de garantir le respect du droit d’asile, l’Europe pourrait en toute bonne conscience assigner à résidence les exilés dans des camps hors de ses frontières, avec le soutien de ceux-là mêmes qui réclament la mise en place de voies légales d’accès aux États membres pour les réfugiés. Avec la réinstallation, l’UE parviendrait sans doute à faire oublier qu’elle fait prévaloir ses intérêts sur la protection des victimes de persécutions. Combien de temps faudra-t-il pour se rendre compte qu’elle remet en cause ses principes fondateurs, notamment celui qui énonce que « l’action de l’Union sur la scène internationale repose sur (…) l’universalité et l’indivisibilité des droits de l’homme et (…) le respect du droit international.
Pour lire le texte complet : www.migreurop.org/article915.htm
Ceseda, art. L. 714-1, créé par l’article 7 de la loi du 10 septembre 2018
Les autorités en charge de l’asile peuvent organiser, le cas échéant en effectuant des missions sur place, la réinstallation à partir de pays tiers à l’Union européenne de personnes en situation de vulnérabilité relevant de la protection internationale. Ces personnes sont autorisées à venir s’établir en France par l’autorité compétente.
Sénat, Commission des lois, rapport n° 552 6 juin 2018
(examen du projet de loi pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie)
Article 5 bis (nouveau) (art. L. 721-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) Consécration dans la loi des missions de réinstallation de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides
Introduit par votre commission, à l’initiative de votre rapporteur par l’adoption d’un amendement COM-286 rectifié, l’article 5 bis du projet de loi tend à consacrer dans la loi les missions de réinstallation vers la France menées à l’échelle internationale par l’Ofpra, afin de garantir leur pérennité. Il prévoit ainsi d’ajouter à l’article L. 721-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda), selon lequel l’Ofpra a pour mission de reconnaître la qualité de réfugié ou d’accorder le bénéfice de la protection subsidiaire, qu’« il peut, pour assurer cette mission, se rendre directement dans les pays tiers pour y mener des opérations de réinstallation vers la France ».
Pour l’année 2017, l’Ofpra a ainsi conduit 13 missions de réinstallation vers la France en se rendant directement dans les pays d’origine pour accorder la protection aux personnes les plus fragiles. L’objectif de ces missions est de permettre à l’Office d’identifier dans les pays tiers les personnes éligibles à la protection internationale, de leur éviter ainsi des périples dangereux, et d’informer celles qui sont insusceptibles de se voir accorder l’asile ou la protection subsidiaire afin de les dissuader d’entreprendre de tels périples.
Assemblée nationale, Commission des lois, rapport n° 1173, 18 juillet 2018
(examen du projet de loi pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie)
Article 5 bis (art. L. 714-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) Consécration dans la loi des missions de réinstallation de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides
(…)
La Commission examine l’amendement CL327 de la rapporteure*, Mme Élise Fajgeles.
* Cet amendement a pour objet de faire figurer dans la loi les opérations de réinstallation qu’effectuent les autorités françaises en lien avec le HCR et qui permettent d’accueillir sur notre territoire des personnes qui se trouvent dans des pays tiers et qui sont identifiées par le HCR comme en besoin de protection et en situation de vulnérabilité. Il peut s’agir de personnes accueillies en application de l’accord-cadre avec le HCR du 4 février 2008 ou en vertu des engagements européens et nationaux d’accueil, selon lesquels la France s’est engagée à accueillir 10 000 personnes d’ici fin 2019, dont 7 000 Syriens et 3 000 personnes réinstallées à partir du Tchad et du Niger.
Cet amendement vise à réécrire l’article 5 bis pour le rendre plus effectif. Il concerne les opérations de réinstallation que mènent les autorités françaises en lien avec le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés au plus près des théâtres de guerre. Elles permettent d’étudier en amont le cas de personnes particulièrement vulnérables et de les faire bénéficier du statut de réfugiés dès leur entrée en France de manière qu’elles commencent rapidement leur parcours d’intégration. Cela contribue à les arracher au joug des passeurs et à leur éviter une traversée de la Méditerranée au péril de leur vie.
Plein droit n° 115, décembre 2017 (extrait)
Fin octobre, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) a délégué au Tchad une mission pour identifier des personnes réfugiées, « conformément aux engagements pris par la France ces derniers mois », a indiqué son directeur. En quatre jours, six fonctionnaires de l’Office ont auditionné 240 Soudanais et Centrafricains « pour vérifier qu’ils remplissent les conditions d’octroi de l’asile »
Pour Pascal Brice, directeur de l’Ofpra, c’est une première : « Nous inventons là un dispositif qui a le double but d’offrir l’asile en France à des Africains qui en ont besoin et de montrer qu’il n’est pas utile de prendre la mer puisqu’une voie légale fonctionne. » Cette « invention » ressemble pourtant fort à la procédure de réinstallation qui existe depuis la création du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) au début des années 1950. Elle consiste à transférer des personnes ayant manifestement besoin d’une protection internationale, installées dans des pays de premier accueil (le plus souvent dans des camps), vers des pays à même de leur offrir un meilleur avenir.
(…)
C’est dans ce cadre qu’a été organisée la mission de l’Ofpra au Tchad, après l’annonce par Emmanuel Macron, en juillet, de sa volonté de pré-traiter les demandes d’asile dans des hotspots au Niger, au Tchad et en Libye – avant de faire marche arrière pour la Libye, imprudemment ciblée – puis de la tenue d’un mini-sommet à Paris, au mois d’août, avec les représentants de ces pays pour qu’ils s’engagent à un meilleur contrôle de leurs frontières. Cette initiative soulève plusieurs questions.
S’il s’agit de répondre aux appels du HCR qui souhaite réinstaller en Europe « 40 000 migrants issus de pays qui alimentent la route de la Méditerranée centrale », pourquoi ne pas confier à l’agence onusienne le soin de sélectionner celles et ceux dont le départ est jugé prioritaire, éventuellement sur la base de critères définis en concertation avec la France, comme cela se passe au Liban ? On nous explique que l’Ofpra a examiné les dossiers de personnes présélectionnées sur des « listes fermées » du HCR, autrement dit placées sous sa protection à l’issue d’une procédure conduite par ses soins, parfois depuis plusieurs années. Si c’est le cas, quelle est la valeur ajoutée d’un entretien individuel avec des officiers de protection ? À quoi bon cette procédure, puisque, selon le guide de la réinstallation du HCR, les personnes placées « sous mandat » du HCR obtiennent « automatiquement et rapidement le transfert de leur statut » par l’Ofpra en France ?
Si, au contraire, les auditions menées par l’Ofpra à N’Djamena, dont on nous dit qu’elles sont destinées à vérifier que les situations « relèvent bien du droit d’asile », constituent des préexamens de demande d’asile, la présence de ses fonctionnaires a tout du piège juridique : la procédure ne prévoit pas de recours pour les personnes qui se verraient refuser l’admission dans un programme de réinstallation français. Pour elles, pas d’avocat, pas d’assistance d’un tiers à l’entretien, pas de Cour nationale du droit d’asile. En délocalisant l’Ofpra, la France exporte les apparences d’une procédure de demande d’asile, voies de recours et moyens de défense en moins.
L’avenir permettra d’évaluer les effets de cette procédure « inventive ». (…) Politiquement ensuite ; car la mission de l’Ofpra en Afrique sahélienne, annoncée à grand renfort de publicité, pourrait n’être que la facette « généreuse » d’une vaste politique d’externalisation des contrôles et de tri, appuyée par l’UE, dont les personnes en transit dans ces pays risquent de faire les frais : Federica Mogherini, haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères, n’a-t-elle pas déclaré, pour justifier la politique africaine de l’UE en matière de migration, que les exilés (africains) bloqués en Libye n’étaient pas des demandeurs d’asile légitimes ?
ACLU ⋅ American Civil Liberties Union ⋅ AGMM ⋅ Approche globale pour la migration et la mobilité
Arci ⋅ Associazione ricreativa e culturale italiana
Cedeao ⋅ Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest
Ceseda ⋅ Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile
CJUE ⋅ Cour de justice de l’Union européenne
CNDA ⋅ Cour nationale du droit d’asile
CNE ⋅ Commission nationale d’éligibilité (Niger)
Comar ⋅ Commission mexicaine d’aide aux personnes réfugiées
DGEF ⋅ Direction générale des étrangers en France
DGSI ⋅ Direction générale de la sécurité intérieure
ECRE ⋅ European Council on Refugees and Exiles (Conseil européen pour les réfugiés et les exilés)
ETM ⋅ Emergency Transit Mechanism (mécanisme de transit d’urgence)
Eurodac ⋅ Base de données européenne des empreintes digitales des demandeurs d’asile
FFU ⋅ Fonds fiduciaire d’urgence
Frontex ⋅ Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures
GNA ⋅ Gouvernement d’entente nationale (Libye)
HCR ⋅ Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés
ICE ⋅ Immigration and Customs Enforcement (États-Unis)
Ifri ⋅ Institut français des relations internationales
INM ⋅ Institut national de la migration (Mexique)
INS ⋅ Immigration and Naturalization Service (États-Unis)
Iredies ⋅ Institut de recherche en droit international et européen de la Sorbonne
LGBTQ ⋅ Lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres ou queer
MNA ⋅ Mineure ou mineur non accompagné·e
MPP ⋅ Migrant Protection Protocols (États-Unis)
MSF ⋅ Médecins sans frontières
Ofii ⋅ Office français de l’immigration et de l’intégration
Ofpra ⋅ Office français de protection des réfugiés et apatrides
OIM ⋅ Organisation internationale pour les migrations
OLI ⋅ Officier de liaison « Immigration »
OMI ⋅ Organisation maritime internationale
ONG ⋅ Organisation non gouvernementale
Otan ⋅ Organisation du traité de l’Atlantique Nord
PCRL ⋅ Personnels civils de recrutement local
RAEC ⋅ Régime d’asile européen commun
SAR ⋅ Search and Rescue (zone maritime)
TFUE ⋅ Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
TPC ⋅ Transit processing center
TUE ⋅ Traité sur l’Union européenne
UE ⋅ Union européenne
UNHCR ⋅ United Nations High Commissioner for Refugees (Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés)
* *
L’Institut de recherche en droit international et européen de la Sorbonne (Iredies)
L’Institut de recherche en droit international et européen de la Sorbonne (Iredies), co-éditeur de cet ouvrage, est un centre de recherche de l’École de droit de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Né en 2010 de la fusion d’un centre de droit international (CERDIN) et d’un centre de droit européen (CRUE), l’Iredies est aujourd’hui l’un des plus grands centres de recherche français en droit international et européen.
Les activités de l’Iredies sont organisées autour de quatre axes de recherche, déterminés en fonction des domaines d’expertise des enseignants-chercheurs de l’Institut :
- « Théories, normativités, justice et droits fondamentaux »
- « Droit des organisations internationales et européennes »
- « Droit international des relations économiques et sociales, et de l’environnement »
- « Espace, paix et sécurité humaine »
Ces axes recouvrent ainsi aussi bien des thématiques internationales qu’européennes. Dans chacun de ces axes, divers projets sont mis en œuvre, mais l’Iredies organise également des manifestations transversales recoupant l’ensemble des axes ou portant sur le droit international et/ou le droit de l’Union européenne en marge de ces axes.
Organisateur de nombreux colloques et journées d’étude portant sur le droit international et européen, l’Iredies assure également la direction et le secrétariat d’édition de quatre collections publiées aux éditions Pedone : « Cahiers européens », « Doctrine(s) », « Perspectives internationales » et « Cahiers internationaux ».
www.pantheonsorbonne.fr/unites-de-recherche/iredies/
Pour sa réalisation, cet ouvrage a bénéficié du soutien financier des services du Premier ministre
Ont participé à la conception de cet ouvrage : Pauline Boutron, Élisabeth Graf, Patrick Henriot, Dominique huyn, Noura Kaddour, claire Rodier, Annie Trassaert, Diane Turquety et Hélène Spoladore
Directrice de publication : Vanina Rochiccioli
Ont collaboré à cet ouvrage : Ségolène Barbou des Places | Emmanuel Blanchard Jean-Jacques Brot | Violaine Carrère | Pascaline Chappart | Claudia Charles Hélène Gacon | Estelle d’Halluin | Émilie Lenain | Christine Martineau Jean Matringe | María Dolores París Pombo | Julia Pascual | Sara Prestianni Claire Rodier | Catherine Teule | Jérôme Tubiana.
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