Penser l’immigration autrement

Précarisation du séjour, régression des droits

Présentation / Lecture en ligne

Ce cinquième volume de la collection « Penser l’immigration autrement » prolonge la journée d’étude que le Gisti a organisée le 1er  décembre 2014 sur le thème : « Précarisation du séjour, régression des droits fondamentaux ». Cette journée d’étude elle-même s’inscrivait dans le cadre de la campagne interassociative lancée au printemps de la même année : « Rendez-nous la carte de résident  ! [1] ».

Il y a longtemps, en effet, que les associations dénoncent l’évolution qui a conduit, à partir de 1986 et plus encore de 1993, au démantèlement du dispositif protecteur que représentait la carte de résident, le coup de grâce ayant été donné par les lois Sarkozy de 2003 et 2006. L’idée de la campagne est née lorsque les associations ont pris connaissance du rapport rédigé par Matthias Fekl et remis en mai 2013 au Premier ministre de l’époque  [2]. Ce rapport prenait acte des inconvénients de la précarisation croissante de la situation des personnes étrangères et proposait la création d’un titre de séjour pluriannuel. Mais cette réponse n’était qu’un palliatif insuffisant : si le but était d’enrayer la précarisation, pourquoi se contenter de ces rustines, pourquoi ne pas revenir à l’esprit de la loi de 1984 : un seul et même titre de séjour de dix ans, renouvelable de plein droit, pour tous ceux qui ont vocation à résider durablement sur le territoire français ?

Depuis, une nouvelle loi sur le droit des étrangers, a été adoptée au début de l’année 2016. Non seulement ses dispositions sur les titres de séjour sont très en deçà des préconisations du rapport Fekl, mais elles risquent même d’aggraver la précarité de ceux et celles dont on prétend « sécuriser » la situation. Elles permettent en effet un contrôle constant sur toute personne détentrice d’un titre de séjour et font peser sur elle la menace d’un retrait de ce titre à tout moment si les conditions de sa délivrance ne sont plus remplies.

Dans ce contexte, la revendication de la campagne tendant à restaurer la lettre et l’esprit de la loi de 1984 doit continuer à être inlassablement défendue. Car la précarité du séjour, comme l’ont montré les interventions à la journée d’étude, produit des effets délétères, notamment parce qu’elle entrave l’exercice normal des droits les plus fondamentaux.

Les contributions réunies dans ce volume s’attachent à leur tour à décrire les mécanismes législatifs ou policiers qui contribuent à entretenir et renforcer cette précarité. Elles intègrent une dimension historique mais aussi une dimension comparative car le phénomène n’est pas propre à la France et se manifeste dans bien d’autres pays, que ce soit en Europe ou outre-Atlantique. Elles montrent aussi comment le fait d’être toujours en sursis dans le pays d’accueil rejaillit sur l’ensemble de la situation des personnes concernées qui, non seulement sont maintenues dans l’insécurité et l’incertitude constante du lendemain, mais n’ont qu’une jouissance précaire des droits qui ne leur sont pas expressément déniés.

En analysant la précarisation du droit au séjour des personnes immigrées, on contribue aussi à éclairer la division/discrimination qui sépare aujourd’hui le monde en deux humanités distinctes : d’un côté, ceux qui ont eu la chance de naître dans des pays où la démocratie est stabilisée, où les droits de l’Homme sont effectifs pour le plus grand nombre, où les gens vivent en paix, mangent à leur faim, sont soignés – et qui peuvent se déplacer librement dans l’ensemble de la planète ; de l’autre, ceux qui, nés dans des pays qui sont encore loin d’être « libérés de la terreur et de la misère », selon la belle formule de la Déclaration universelle de 1948, sont assignés à résidence, se voient dénier la liberté de circulation et ne peuvent donc se déplacer qu’en risquant leur intégrité physique et leur vie.

Le sort des personnes établies en France ou dans un pays de l’Union européenne est moins dramatique que celui des migrants à qui les États s’efforcent de barrer à tout prix l’accès au territoire européen avec les conséquences meurtrières que l’on sait. Mais le sort des premiers peut-il être dissocié de celui des seconds ? Pour les uns comme pour les autres la précarité  [3], même si c’est à des degrés variables, est le lot commun : précarité dans le pays qu’ils quittent, précarité pendant le voyage, précarité, enfin, dans le pays de destination. La fermeture des frontières, que ce soit par la politique des visas ou par les obstacles physiques placés sur la route des migrants, les politiques de lutte contre l’immigration irrégulière avec le cortège de mesures répressives et arbitraires qu’elles engendrent, le droit au séjour de plus en plus fragile accordé aux personnes qu’on consent avec réticence à laisser s’installer dans un pays qui n’est pas le leur : autant de formes de précarité caractéristiques de la situation de celles et ceux qui ne sont jamais « bien quelque part ».

I. La précarité du séjour : constantes et mutations

Désormais, la carte de résident de dix ans n’est plus un outil offert à celles et ceux qui sont établis durablement en france dans le but de favoriser leur intégration ; c’est un titre qui se mérite.

La précarité a de tous temps caractérisé la situation de l’étranger : n’étant pas membre du groupe, de la cité, de la collectivité nationale, il ne jouit d’aucune protection, sinon de celle qu’on consent discrétionnairement à lui accorder ; n’étant pas « chez lui », il n’a jamais la garantie de pouvoir demeurer là où il s’est installé. Le développement du droit international a contribué à poser des limites à l’arbitraire des gouvernements et à assurer aux étrangers une sécurité minimale. Mais il n’a pas remis en cause dans son principe la prérogative fondamentale des États souverains : le contrôle de l’accès à leur territoire, avec pour corollaire la subordination de l’entrée et du séjour des étrangers sur ce territoire à une autorisation précaire et révocable.

Progressivement, l’idée que l’exercice des prérogatives étatiques doit se concilier avec le respect d’un certain nombre de droits fondamentaux reconnus aux étrangers au nom de l’universalité des droits de l’Homme a fait son chemin. L’évolution de la législation française sur les conditions de délivrance des cartes de séjour, leur durée, les droits qui leur sont attachés, en témoigne. Dans l’entre-deux-guerres, la précarité administrative est encore la norme pour la main-d’œuvre immigrée dont le droit au séjour est par essence révocable : l’étranger « indésirable » peut être expulsé sans autre forme de procès, les cartes de séjour de travailleur sont délivrées ou retirées selon le bon vouloir de l’administration, le plus souvent en fonction de la conjoncture économique. La législation de l’après-guerre est un peu plus protectrice : les cartes de séjour délivrées sur la base de l’ordonnance de 1945 sont valables un an, trois ans ou dix ans, le texte ne prévoit pas la possibilité de les retirer, l’expulsion est entourée de quelques garanties de procédure. Il faut toutefois attendre les réformes de 1981 et 1984 pour que les liens personnels et familiaux que les étrangers ont pu nouer en France soient pris en compte pour leur accorder un droit au séjour stable et durable et une garantie au moins partielle contre l’éloignement.

Mais cette évolution positive a vu ses effets contrecarrés, à partir du milieu des années 1980, par la politique dite de « maîtrise des flux migratoires ». Celle-ci ne se borne pas à lutter contre l’immigration illégale ; elle s’assigne plus largement comme objectif de restreindre l’immigration légale, qu’elle soit de travail ou familiale, et même de limiter l’accueil des étudiants ou des demandeurs d’asile. Il en est résulté la remise en cause des acquis de la réforme de 1984 et le retour à une précarité que la délivrance de plein droit de la carte de résident, automatiquement renouvelable, visait justement à conjurer. Les lois Sarkozy ont donné le coup de grâce à cette législation qui prenait en compte les liens personnels et familiaux : en subordonnant dans tous les cas la délivrance de la carte de résident à l’intégration « républicaine » dans la société française, elle a voulu signifier que le fait de vivre en famille ou de résider en France depuis longtemps n’était plus un gage d’intégration ; elle a donc substitué à ces critères objectifs des critères d’appréciation flous, générateurs d’arbitraire et potentiellement discriminatoires.

Ces évolutions législatives se reflètent dans les chiffres : l’étude statistique du nombre de titres de séjour délivrés ou détenus en fonction de leur durée de validité atteste la nette érosion, surtout à partir de 1993, de la proportion d’étrangers qui se voient attribuer un titre de séjour de longue durée et, corrélativement, la part croissante d’étrangers qui séjournent en France sous couvert de titres précaires.

La carte de séjour : brève histoire d’une centenaire

Danièle Lochak professeure émérite, université Paris Ouest-Nanterre La Défense, Gisti

Pendant longtemps, et encore jusqu’à la fin du xixe siècle, l’entrée et le séjour des étrangers en France n’ont fait l’objet d’aucune mesure de contrôle a priori au sens où ils n’étaient pas soumis à une autorisation concrétisée par la délivrance d’un visa ou d’un titre de séjour. L’attention de l’État et de sa police se portait sur le déplacement des fractions non sédentaires de la population dont la circulation était considérée comme un facteur potentiel de désordre et de danger. Et jusqu’à la fin du Second Empire, le passeport intérieur et le livret ouvrier permettaient de suivre les déplacements de ces catégories « dangereuses », de restreindre leurs déplacements, de les canaliser, le cas échéant, pour empêcher leur concentration en certains lieux, notamment à Paris  [4].

Mais ces mesures de surveillance des migrations et des migrants ne visaient pas spécifiquement les étrangers. En ce qui concerne ces derniers, l’État avait à sa disposition l’arme de l’expulsion, qu’il utilisait pour se débarrasser des étrangers jugés indésirables. Les autorités jouissaient dans ce domaine d’un entier pouvoir discrétionnaire que même la loi du 3  décembre 1849, adoptée pour encadrer la procédure d’expulsion, n’avait guère limité. La notion de danger pour l’ordre public justifiant l’expulsion était en effet interprétée de façon suffisamment extensive pour englober aussi bien les condamnations pour crime ou délit de droit commun, la mendicité ou le vagabondage, le défaut de déclaration de résidence lorsque celle-ci, plus tard, sera exigée, que des motifs proprement politiques. Rigueur et arbitraire caractérisent à cet égard les pratiques préfectorales : la mesure était souvent décidée sur la base de simples rapports de police ; le délit le plus insignifiant pouvait entraîner l’expulsion ; le préfet décidait seul des modalités d’exécution de l’arrêté et pouvait éventuellement faire reconduire l’intéressé à la frontière sous escorte  [5].

Les choses changent à la fin du xixe siècle, à un moment qui coïncide avec l’instauration de la Troisième République  [6]. Les frontières étatiques deviennent plus étanches, de même que la frontière juridique qui sépare nationaux et étrangers. Les droits nouveaux conférés – et réservés – aux citoyens supposent de pouvoir repérer et identifier les étrangers. La montée des politiques protectionnistes, conjuguée avec l’afflux d’une main-d’œuvre immigrée, la pression de l’opinion également, prompte à dénoncer la concurrence du travail étranger dans les périodes de récession, vont conduire les pouvoirs publics à adopter, à partir de la fin des années 1880, une série de mesures qui inaugurent une ère nouvelle dans les modes de contrôle et de gestion de la présence étrangère sur le territoire.

Le décret du 2  octobre 1888 impose aux étrangers d’effectuer, dans les quinze jours après leur arrivée en France, une déclaration de résidence à la mairie. La loi du 9  août 1893 rend le dispositif plus contraignant en instituant un registre d’immatriculation dans chaque commune. Dorénavant, l’étranger qui entend exercer une profession doit non seulement faire une déclaration de résidence dans les huit jours suivant son arrivée, mais aussi faire viser le certificat d’immatriculation à chaque fois qu’il change de commune de résidence. Chaque commune tient un registre d’immatriculation. Les employeurs n’ont pas le droit d’embaucher les étrangers qui ont omis de se déclarer et ne sont pas inscrits sur le registre ; des pénalités sont prévues, tant pour l’étranger qui ne respecte pas les règles que pour le patron qui emploie un étranger non muni du certificat.

Mais en dépit de cette dernière disposition qui vise à protéger les patrons contre le débauchage des travailleurs qu’ils ont fait venir de l’étranger et qui justifie son intitulé : « Loi relative au séjour des étrangers en France et à la protection du travail national », l’objectif est avant tout de faciliter la surveillance policière d’individus considérés comme d’autant plus dangereux, dans un contexte de surcroît troublé, qu’ils se déplacent beaucoup. À la récession économique s’ajoute en effet l’insécurité politique entretenue par l’enchaînement d’une série d’épisodes déstabilisateurs : entre 1887 et 1893, le régime est confronté successivement au scandale des décorations, à l’épisode boulangiste, au scandale de Panama, à la recrudescence des attentats terroristes enfin.

Une fois la prospérité revenue et la stabilité politique retrouvée, la pression retombe. Aucune des très nombreuses propositions de loi déposées entre la fin des années 1890 et 1914 pour réglementer plus strictement l’immigration n’aboutit : l’enjeu n’est pas suffisant pour mobiliser la classe politique.

La première « carte d’identité à l’usage des étrangers »

La guerre de 1914-1918, en revanche, va être à l’origine de deux innovations dans la gestion de l’immigration. La première est temporaire : pour remplacer les hommes partis au front, l’État devient importateur, placeur et contrôleur de la main-d’œuvre étrangère qu’il recrute dans les colonies et en Chine, mais aussi en Europe, par centaines de milliers. Cela suppose une organisation administrative perfectionnée au niveau des ministères, dans toute la France, aux frontières et dans les pays étrangers. La réglementation juridique se développe, elle aussi : les contrats de travail remis aux intéressés sont rédigés d’après des contrats types et l’employeur doit en respecter les clauses.

La seconde innovation, plus décisive dans l’optique qui nous retient ici, et d’autant plus notable que, contrairement à la précédente, elle sera durable, est l’instauration de la carte d’identité pour les étrangers destinée à contrôler cette grande masse de travailleurs étrangers. Inspiré au départ par des préoccupations de police, le dispositif sera par la suite progressivement aménagé et perfectionné de façon à permettre de contrôler à la fois le séjour et l’emploi. Prévue par une circulaire de juin 1916, la carte d’identité est officialisée par le décret du 2  avril 1917 « portant création d’une carte d’identité à l’usage des étrangers ». Cette carte, délivrée par le préfet, et que doit posséder tout étranger de plus de quinze ans appelé à séjourner plus de quinze jours en France, doit être visée à chaque changement de résidence : elle permet de contrôler la présence et les déplacements des étrangers sur le territoire. Le dispositif est complété par la tenue d’un fichier central des étrangers au ministère de l’intérieur. Un second décret du 21  avril 1917 vient préciser que, pour les travailleurs, elle est délivrée sur présentation d’un contrat d’« embauchage » visé par les services de placement.

Après la guerre, l’État, après avoir fait mine de vouloir organiser et contrôler l’immigration, laisse le champ libre aux associations patronales d’immigration : ce sont elles qui se livrent au recrutement, à la sélection, au transport et à la répartition de la main-d’œuvre étrangère, et la « Société générale d’immigration » (SGI) qu’elles créent en 1924 détient le monopole de fait de l’immigration organisée, allant jusqu’à négocier directement avec les pays d’émigration. L’État est à nouveau ramené à un rôle de police, mais désormais élargi aux préoccupations économiques et qui inclut à la fois le maintien de l’ordre public et le contrôle de l’immigration. On voit ainsi se mettre en place, morceau par morceau, pièce après pièce, une réglementation de plus en plus contraignante : « Entre 1924 et 1933, des corrections, presque annuelles, traduisent la fébrilité des autorités et la surveillance accrue dont les étrangers font l’objet  [7]. » Cette réglementation dont le système de la carte d’identité est le pivot est toutefois appliquée de façon variable en fonction de la conjoncture économique et politique : avec souplesse dans les moments de plein-emploi et d’accalmie politique, avec rigueur en période de récession ou d’exacerbation des courants xénophobes.

Le décret du 25  octobre 1924 relatif à la carte d’identité des étrangers, modifiant un décret du 6  juin 1922 sur les travailleurs étrangers et accompagné d’une longue instruction générale  [8], détaille ainsi les modalités de délivrance de la carte d’identité et la longue liste de vérifications incombant aux services de police. La durée de validité de la carte est normalement de trois ans, mais elle peut être restreinte pour les ressortissants de pays soumis à visa. Le dispositif est assoupli pour les étrangers qui viennent en France pour occuper un emploi salarié et qui se présentent à la frontière en étant déjà titulaires d’un contrat d’embauche régulier. En cas de refus de la carte, l’étranger doit quitter le territoire dans un délai de huit jours. Il en va de même de l’étranger qui s’est rendu indésirable par ses agissements et à qui la carte est retirée. Des peines contraventionnelles sanctionnent les infractions à la réglementation, « sans préjudice du droit d’expulsion qui appartient au ministre de l’intérieur » et qui est par ailleurs explicitement prévue dans le cas où l’étranger a falsifié sa carte.

La loi du 11  août 1926 est adoptée sous la pression du patronat qui souhaite endiguer les pratiques de débauchage et l’exode de la main-d’œuvre tentée de quitter l’agriculture pour l’industrie, plus attractive. Jusque-là, tout étranger en possession de la carte d’identité d’étranger pouvait se faire librement embaucher. Désormais, la carte est établie au vu d’un contrat de travail et en vue de l’exercice d’une profession déterminée. Le travailleur ne peut pas changer d’emploi avant un délai d’un an et avant l’expiration du contrat sur la base duquel il a été introduit en France ; il ne peut pas non plus travailler dans une autre profession que celle pour laquelle il a obtenu sa carte. De leur côté, les employeurs n’ont pas le droit d’employer des travailleurs étrangers non munis de cette carte d’identité et ils doivent tenir un registre spécial de leurs salariés étrangers, à présenter à tout contrôle. Des instructions du 31  décembre 1926 prises pour l’application de la loi différencient les cartes d’identité en fonction de la profession : « travailleur agricole », « travailleur industriel », « artisan ». Cette réglementation perfectionnée n’est pas pour autant efficace, faute d’agents d’inspection en nombre suffisant pour en surveiller l’application, mais faute surtout d’une volonté politique de l’appliquer : en période de prospérité, les pouvoirs publics sont plutôt portés à l’abstention.

Un arsenal réglementaire de plus en plus complet

Le gouvernement dispose désormais d’un véritable arsenal réglementaire, certes « largement improvisé », mais qui lui permet de « gérer les mouvements de main-d’œuvre étrangère à peu près à sa guise. Puisque l’administration décide en dernier recours l’octroi de contrats de travail, elle peut accélérer mais aussi stopper net le flot des entrées ». Elle peut aussi « déterminer la présence des étrangers sur le sol national en modifiant la durée de la carte d’identité, en donnant des instructions pour que les permis de travail soient prorogés plus ou moins facilement et en modulant cette politique selon les professions ou les régions  [9] ». Mais cet arsenal n’est utilisé que par à-coups. Lors de la crise financière de 1927, il permet ainsi de faire baisser considérablement le nombre d’entrées de travailleurs et d’augmenter celui des départs. Dès 1928, les autorisations d’introduction sont à nouveau libéralement accordées par l’administration.

Mais bientôt vont se faire sentir en France les retombées de la grande crise, provoquant une nouvelle salve de textes : le décret du 21  mai 1932 renforce les sanctions pour inobservation des dispositions sur la carte d’identité et permet d’expulser l’étranger auquel est refusée ou retirée cette carte ; le décret du 23  octobre 1933 abaisse de quinze à treize ans l’âge auquel les étrangers doivent solliciter la carte de travailleur ; le décret du 6  février 1935 limite la validité de la carte d’identité au département où elle a été délivrée, subordonne le changement de domicile à l’autorisation du préfet de la localité où l’intéressé souhaite s’établir, et prévoit qu’elle peut ne pas être renouvelée lorsque son titulaire exerce une activité dans un secteur économique où sévit le chômage. Cette énumération – non exhaustive – ne donne qu’une idée approximative de la frénésie gouvernementale : il faut en effet y ajouter l’« avalanche de circulaires » qui permettent d’« affiner les politiques et leur application » et de « réagir rapidement et directement à la pression de l’opinion  [10] ».

Si ces circulaires prévoient parfois assouplissements et dérogations, l’heure n’en est pas moins, globalement, à une application stricte de la réglementation par l’administration, avec pour objectif de stopper les entrées et provoquer les départs  [11] : en refusant de délivrer des cartes de travail aux nouveaux arrivants ou de renouveler les cartes arrivées à expiration, on contraint les immigrés à quitter la France sous peine de sanctions – des sanctions progressivement aggravées par les textes successifs et qui sont prononcées « sans préjudice de la possibilité pour le ministre de l’intérieur de prononcer une mesure d’expulsion ». Les mesures d’incitation au retour vont s’accompagner, notamment sous le gouvernement Laval, de retours forcés massifs touchant surtout les travailleurs dont le patronat avait organisé la venue, tels les Polonais recrutés pour travailler dans les mines. Les étrangers vivent ainsi sous la menace permanente du non-renouvellement de leurs papiers, susceptible de déboucher sur une mesure d’expulsion. Le sentiment d’insécurité qui en découle est renforcé par la longue série de mesures malthusiennes et xénophobes prises sous l’influence de l’opinion et des groupes de pression et qui entravent l’accès à beaucoup de professions.

La flambée xénophobe de l’avant-guerre

Car les mesures répressives et les renvois forcés ne suffisent pas à endiguer le mécontentement de nombreuses fractions de la population : l’activisme réglementaire qui va se déployer, amalgamant préoccupations économiques et préoccupations de police, témoigne de l’influence de l’opinion et de l’emprise des groupes d’intérêt sur les pouvoirs publics. Venant après la loi du 10  août 1932 sur le contingentement de la main-d’œuvre étrangère, qui permet de fixer un pourcentage maximum de travailleurs étrangers par profession ou branche de l’industrie ou du commerce, adoptée contre les souhaits du patronat pour donner des gages à l’opinion, la loi du 21  avril 1933 interdit l’exercice de la médecine aux étrangers ainsi qu’aux naturalisés non titulaires d’un diplôme français, la loi du 19  juillet 1934 impose aux naturalisés un stage de dix ans avant de pouvoir entrer dans la fonction publique ou au barreau, le décret-loi du 9  août 1935 crée un système de contingentement pour les artisans en subordonnant l’exercice de la profession à la détention d’une carte d’identité spéciale, le décret-loi du 12  novembre 1938 étend le même système aux commerçants étrangers.

Dans le contexte de crise lié à l’approche de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement entreprend une refonte importante de la réglementation : le décret-loi du 2  mai 1938 sur la police des étrangers, le décret du 14  mai 1938 sur les conditions de séjour des étrangers en France, complétés et modifiés à plusieurs reprises les mois suivants, notamment par le décret-loi du 12  novembre 1938, tissent une surveillance policière intense autour de chaque étranger mais représentent aussi – et c’est sur ce point qu’il convient ici d’insister – la première tentative pour réglementer tous les aspects de l’entrée et du séjour des étrangers en France.

Tout étranger âgé de plus de quinze ans doit souscrire une demande de carte d’identité s’il entend résider en France plus de deux mois. La délivrance de la carte d’identité est subordonnée à la preuve de l’entrée régulière sur le territoire français. L’étranger doit pouvoir présenter à tout moment les pièces justifiant qu’il est en règle avec la législation et signaler aux autorités tout changement de résidence. Celui qui est entré en France irrégulièrement ou qui est resté sur le territoire sans solliciter la délivrance d’une carte d’identité ou après que la carte d’identité lui a été refusée ou retirée encourt un emprisonnement d’un mois à un an et peut être expulsé à l’expiration de sa peine.

Le droit d’occuper un emploi suppose la possession de la carte d’identité de travailleur, elle-même subordonnée à la production d’un contrat de travail visé par les services de la main-d’œuvre – qui prennent en considération la situation du marché du travail dans le lieu et la profession considérés. La durée normale de la carte d’identité est de trois ans, mais des cartes temporaires sont délivrées aux étrangers venant en France en visite ou en voyage d’affaires ou pour faire des études, ainsi qu’aux travailleurs dont la durée de la carte est indexée sur celle de leur contrat tel qu’il a été visé par les services de l’emploi. Une carte d’identité d’un modèle spécial est délivrée aux étrangers justifiant d’un séjour régulier et ininterrompu en France d’au moins dix ans, aux étrangers mariés depuis deux ans à des Françaises, aux étrangers père ou mère d’enfants français, aux étrangers ayant servi dans l’armée française, etc.

Les travailleurs peuvent ainsi être titulaires : d’une carte temporaire, de type A, valable pour une profession et un ou plusieurs départements ; d’une carte normale, de type B, valable trois ans, pour une profession et l’ensemble des départements ; d’une carte de type C valable trois ans, pour toutes les professions et l’ensemble du territoire. La variété des cartes est en réalité bien plus grande – on en dénombre une quinzaine – car à l’intérieur de chacune de ces catégories, on distingue les cartes selon qu’elles sont délivrées aux non-travailleurs, aux travailleurs industriels, aux travailleurs agricoles, aux artisans ou aux commerçants.

1945  : la continuité sous le changement

En distinguant les étrangers en fonction de la durée de validité de leur carte d’identité, les textes de 1938 ont inauguré une typologie qui est conservée en 1945. L’ordonnance de 1945 distingue en effet les étrangers en fonction du titre dont ils sont détenteurs : résidents temporaires, résidents ordinaires, résidents privilégiés.

Les résidents temporaires sont munis d’une carte de séjour dont la durée ne peut dépasser un an. Cette carte est attribuée aux touristes, aux étudiants, aux travailleurs temporaires et d’une façon générale à tous ceux qui viennent en France pour une durée limitée sans avoir l’intention d’y fixer leur résidence habituelle – mais aussi à ceux « qu’il n’a pas paru opportun d’autoriser à séjourner comme résidents ordinaires ou résidents privilégiés ». Les résidents ordinaires sont ceux qui désirent s’établir en France pour un séjour d’une certaine durée. Cette catégorie correspond à celle des étrangers titulaires d’une carte d’identité à durée dite normale, valable trois ans, sous l’empire de la réglementation de 1938. Dans la philosophie de l’ordonnance, ce titre doit être le titre « de droit commun ». Dans la pratique, c’est souvent la carte temporaire qui est remise aux étrangers, notamment lorsqu’ils obtiennent la régularisation de leur situation, la carte de résident ordinaire n’étant délivrée qu’après une ou plusieurs années de séjour  [12].

La catégorie nouvelle est celle des résidents privilégiés auxquels est attribuée une carte de dix ans renouvelable. Peuvent y prétendre les étrangers justifiant d’une résidence non interrompue d’au moins trois ans en France et âgés de moins de trente-cinq ans lors de leur arrivée, ces conditions étant assouplies pour les étrangers ayant des enfants mineurs ou dont la femme ou les enfants sont français. Si le terme de « résident privilégié » est nouveau, on trouvait déjà les prémisses de ce statut dans le décret du 14  mai 1938 qui prévoyait la délivrance d’une « carte d’identité d’un modèle spécial » aux étrangers justifiant d’un séjour de plus de dix ans en France ou appartenant à l’une des catégories énumérées dont, précisément, les parents d’enfants français, les conjoints d’une Française ou les étrangers ayant servi dans l’armée française.

En ce qui concerne les travailleurs, le principe d’une autorisation préalable pour exercer un emploi salarié non seulement n’est pas remis en cause mais le contrôle sur la main-d’œuvre étrangère est encore renforcé. L’Office national d’immigration (Oni) reçoit compétence exclusive pour introduire en France des travailleurs étrangers, et la production d’un contrat de travail visé est exigée à l’entrée du territoire français de celui qui vient pour travailler. Dans la pratique, on le sait, ce monopole de l’Oni sera très vite battu en brèche et les préfectures délivreront des cartes de séjour pour régulariser la situation de ceux qui sont entrés sans respecter la procédure théoriquement obligatoire.

Une des principales innovations de l’ordonnance de 1945 réside dans la dualité des cartes de séjour et de travail. Sous l’empire des décrets de 1938, lorsque l’étranger veut travailler, il doit obtenir la délivrance d’une carte d’identité de « travailleur », qui vaut à la fois permis de séjour et permis de travail. Désormais, la délivrance de la carte de séjour est distincte de celle de la carte de travail et leur durée n’est pas nécessairement la même. Dans l’esprit de ses promoteurs, cette réforme se veut favorable aux étrangers dans la mesure où elle évite que la perte de l’emploi n’entraîne automatiquement la perte du droit au séjour. Dans la pratique, le système n’a pas toujours fonctionné à l’avantage des étrangers : la dualité des titres pouvait en effet déboucher parfois sur un cercle vicieux dès lors que la possession d’une des cartes était exigée pour la délivrance de l’autre… et réciproquement. C’est une des raisons qui explique la revendication ultérieure du « titre unique » qui aboutira finalement à la réforme de 1984  [13].

Les décrets d’application de l’ordonnance de 1945 prévoient quatre types de cartes de travail : la carte temporaire d’une durée d’un an maximum, valable pour une profession et une région, très proche de l’ancienne carte d’identité temporaire, dite « type A » ; la carte ordinaire d’une durée de trois ans, valable pour une profession et une région ; la carte ordinaire à validité permanente valable pour l’ensemble de la France mais pour une seule profession, remise aux étrangers ayant la qualité de résident privilégié ou à ceux qui ont la qualité de résident ordinaire s’ils justifient d’un séjour ininterrompu en France de dix ans ; la carte permanente valable pour toutes les professions salariées, que peuvent obtenir les résidents privilégiés au bout de dix ans de séjour en France en cette qualité.

Adopté dans le contexte de fermeture des frontières à l’immigration de travail, le décret du 21  novembre 1975 supprimera la troisième catégorie et, sous couvert d’harmoniser la durée des cartes de travail avec celle des titres de séjour, remplacera la carte à validité permanente par une carte de dix ans. Il revient donc à un système où trois types de cartes coexistent : la carte temporaire de travail, dite carte A, valable un an, et qui donne le droit d’exercer une activité professionnelle salariée dans le ou les départements qui y sont mentionnés ; la carte ordinaire de travail, dite carte B, valable trois ans, qui donne le droit d’exercer dans le ou les départements indiqués la ou les activités professionnelles salariées qui y sont mentionnées ; la carte de travail pour toutes professions salariées, dite carte C, valable dix ans, qui donne le droit d’exercer sur l’ensemble du territoire toute activité professionnelle salariée de son choix.

Épilogue

Ce système va rester en vigueur jusqu’à la réforme de 1984. La loi du 17  juillet 1984 ramène à deux les types de titre de séjour : d’un côté la carte de résident, de l’autre la carte de séjour temporaire, et elle supprime la dualité des cartes de séjour et de travail. Mais si la carte de résident est d’un modèle unique, la carte de séjour temporaire, en revanche, peut porter des mentions variables : « visiteur », « salarié », « membre de famille », « étudiant », « commerçant », « artisan »… Et l’institution du « titre unique de séjour et de travail » n’implique pas la suppression de l’autorisation de travail et plus généralement de l’autorisation d’exercer une activité professionnelle : si la carte de résident vaut désormais par elle-même autorisation de travail et dispense ses titulaires de la possession de la carte de commerçant, d’agriculteur ou d’artisan, les titulaires d’une carte de séjour temporaire doivent, s’ils veulent travailler, en obtenir préalablement l’autorisation, qui est concrétisée par la mention « salarié » portée sur leur carte de séjour ou par la délivrance d’une carte portant la mention de la profession indépendante qu’ils ont été autorisés à exercer  [14].

Au fur et à mesure des réformes, le système va se complexifier, puisque, à côté de la carte de résident, délivrée de plus en plus rarement, on assiste d’une part à une inflation des mentions qui peuvent être portées sur la carte de séjour temporaire : travailleur temporaire, travailleur saisonnier, salarié en mission, vie privée et familiale, carte bleue européenne, etc., d’autre part, à la création de nouveaux types de cartes comme la carte « compétences et talents » ou la carte « retraité ».

Mais ceci est déjà une autre histoire…

Pénalisation et éloignement



La précarité découle non seulement de la durée de validité limitée de la carte qui autorise à séjourner en France et dont le renouvellement n’est pas de droit, mais aussi des sanctions encourues pour séjour irrégulier et de la menace d’une mesure d’éloignement.

Au départ, les infractions à la réglementation sont des contraventions punies de simples peines d’amende. Ainsi, la loi du 8  août 1893 prévoit que l’absence de déclaration est passible d’une amende de 50 à 200 francs, qu’une déclaration fausse ou inexacte est passible du double de cette peine ainsi que d’une interdiction temporaire ou indéfinie du territoire français, et que la personne qui emploie « sciemment » un étranger non muni du certificat d’immatriculation sera passible de peines de simple police (sans indiquer de quantum).

Le décret du 25  octobre 1924 comme le décret du 6  février 1935 prévoient que les infractions à la réglementation sur les cartes d’identité sont punies des peines d’amende prévues pour les contraventions de première classe (les moins graves), mais « sans préjudice du droit d’expulsion qui appartient au ministre de l’intérieur ». Le décret du 30  octobre 1935 aggrave la sanction encourue par l’étranger qui se soustrait à une mesure d’expulsion : il encourait un mois à six mois d’emprisonnement sous l’empire de la loi de 1849 ; il encourt désormais six mois à deux ans de prison et le tribunal devra ordonner expressément que le condamné sera conduit à la frontière après l’expiration de sa peine (jusque-là, la rédaction disait simplement : « à l’expiration de sa peine, [l’étranger] sera conduit à la frontière »). Le rapport au président de la République qui précède le texte dit clairement que l’objectif est bien de renforcer l’effectivité de la réglementation sur le séjour des étrangers en rendant les sanctions plus dissuasives.

Les décrets de 1938 aggravent sensiblement les peines encourues : est passible d’une amende de 100 à 1 000 francs et d’un emprisonnement d’un mois à un an « l’étranger qui aura pénétré en France irrégulièrement, clandestinement ou non muni de ces documents revêtus des timbres et visas réglementaires » ainsi que « celui auquel la carte d’identité aura été refusée ou retirée et qui, malgré ce refus ou ce retrait, sera trouvé séjournant sur le territoire », ou encore « celui dont la situation n’aura pas fait l’objet d’une régularisation administrative », et enfin celui « qui, sans excuse valable, aura omis de solliciter dans les délais réglementaires la délivrance d’une carte d’identité ». Les textes ajoutent que « l’étranger sera en outre, à l’expiration de sa peine, expulsé du territoire par le ministre de l’intérieur », et la peine encourue pour non-exécution d’une mesure d’expulsion passe de deux ans à trois ans d’emprisonnement.

L’ordonnance du 2  novembre 1945 reprend les dispositions pénales quasiment à l’identique, tant pour l’étranger qui se soustrait à une mesure d’expulsion que pour celui qui est entré ou a séjourné irrégulièrement sur le territoire. Elle prévoit une peine d’emprisonnement d’un mois à un an ainsi qu’une amende de 600 à 12 000 francs pour « l’étranger qui aura pénétré en France irrégulièrement » et une peine de quinze jours à un an de prison ainsi qu’une amende du même montant pour « celui qui, sans excuse valable, aura omis de solliciter dans les délais réglementaires la délivrance d’une carte de séjour » ou encore « celui auquel la carte de séjour aura été refusée et qui séjournera sur le territoire sans cette carte ou qui sera porteur d’une carte périmée ».

Mais la faculté, pour l’administration, de retirer discrétionnairement la carte de séjour à tout moment disparaît : les cartes sont délivrées pour un an, trois ans, dix ans, mais il n’est pas prévu que, sauf expulsion, elles soient retirées. L’expulsion elle-même ne peut plus intervenir que pour des motifs d’ordre public et aucune mesure d’éloignement forcé ne permet de sanctionner le séjour irrégulier. Mieux encore : un décret du 23  décembre 1958 fait du séjour irrégulier, qui était un délit, une contravention de cinquième classe punie d’un emprisonnement de dix jours à deux mois.

Ce qui nous paraît rétrospectivement étrange témoigne de ce que, entre 1945 et le milieu des années 1970, l’immigration irrégulière n’est pas perçue comme un problème. La loi Bonnet du 10 janvier 1980 va pallier cette « lacune » de l’ordonnance de 1945 en faisant de l’entrée et du séjour irrégulier un motif d’expulsion : elle permet par conséquent d’éloigner du territoire ceux qui sont entrés clandestinement sur le territoire ou s’y maintiennent sans titre de séjour. La loi du 28  octobre 1981, votée après l’arrivée de la gauche au pouvoir, supprime cette disposition et, après avoir rétabli le caractère délictuel du séjour irrégulier, prévoit qu’il peut être sanctionné par la peine complémentaire de « reconduite à la frontière », prononcée par le juge. Dès 1986, la reconduite à la frontière – rebaptisée ultérieurement « obligation de quitter le territoire » – perd son caractère de peine définitive pour devenir une mesure administrative distincte de l’expulsion pour motif d’ordre public mais prononcée par le préfet. C’est encore le système en vigueur.

Parallèlement, à mesure que la lutte contre l’immigration « clandestine » devient la priorité des pouvoirs publics, la répression pénale s’amplifie : création d’infractions nouvelles, sévérité croissante des peines encourues, allongement de la durée des peines de prison et d’interdiction du territoire. Aujourd’hui, un titre entier du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) est consacré aux « sanctions » qui répriment, entre autres l’entrée irrégulière, ou l’aide au séjour irrégulier, la méconnaissance des mesures d’éloignement, sans compter les infractions prévues par le code du travail en cas de travail sans autorisation.

La précarité de l’existence immigrée entre le milieu du xixe et le milieu du xxe siècle

Philippe Rygiel professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris Ouest-Nanterre La Défense

Incertitude du lendemain et vulnérabilité sociale sont le lot de la plupart des travailleurs étrangers présents en France entre le milieu du xixe siècle et le milieu du xxe siècle. Mais, pendant cette période, la précarité est aussi le lot des prolétaires de nationalité française. L’emploi du journalier est incertain, le logement de l’ouvrier parisien de l’entre-deux-guerres souvent médiocre et son titre d’occupation parfois contestable. La maladie, l’accident, la vieillesse peuvent plonger brutalement individus et familles ouvrières dans la misère. Tout au long de la seconde moitié du xixe siècle, enfin, ceux qui appartiennent aux populations indigentes et jugées turbulentes des grands centres urbains peuvent se voir signifier une interdiction de séjour par simple décision administrative, en vertu des lois du 9  juillet 1852 et du 27 mai 1885. La procédure, qui frappe plusieurs milliers d’individus chaque année pour le seul département de la Seine dans les années 1880, symbolise à elle seule l’intégration encore très incomplète des populations pauvres à l’État puisque l’appartenance de classe suffit à introduire une inégalité juridique qui se traduit par de fortes entraves à la mobilité et la soumission à l’arbitraire administratif.

Réfléchir à la précarité de l’existence immigrée, c’est donc se demander en quoi les vies immigrées sont spécifiquement déterminées par une condition propre, définie pour une large part dans l’ordre du droit, sans pour autant oublier que l’insécurité est alors la marque d’une condition largement partagée. Danièle Lochak a rappelé dans ce volume [15] l’émergence progressive, à partir de la seconde moitié du xixe siècle, d’une réglementation de plus en plus touffue et contraignante qui confère aux étrangers un droit au séjour toujours révocable et engendre des inégalités juridiques aux formes évolutives. Nous nous proposons ici d’étudier l’incidence du cadre juridique sur les populations concernées, ce qui revient, pour partie, à s’interroger sur l’effectivité de ces normes juridiques et sur les conditions de leur application par l’administration.

Nous savons bien peu de choses en la matière en ce qui concerne le xixe siècle, compte tenu de l’absence de travaux historiques. Tout au plus disposons-nous de quelques éléments à partir des premières décennies de la Troisième République, où la question la plus débattue est celle des conditions de l’entrée et du séjour de l’étranger. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la très grande majorité des juristes admettent qu’on ne saurait alors parler d’un droit au séjour. Tous les étrangers sans exception peuvent faire l’objet d’une mesure d’expulsion : considérée comme une mesure de police et non comme une peine, elle est prise par l’administration sans les garanties de la procédure pénale et elle est très difficilement contestable, malgré la gravité de ses conséquences pour l’intéressé  [16]. Le séjour de l’étranger apparaît ainsi comme le produit d’une faveur, à tout moment révocable, d’autant que le recours à l’expulsion est fréquent. Dans le Rhône, par exemple, entre 1906 et 1914, ce sont près de 300 arrêtés d’expulsion qui sont pris annuellement, ce qui correspond chaque année à environ 2% de la population étrangère présente [17].

Ces mesures frappent très majoritairement des étrangers indigents et sanctionnent, dans la majorité des cas, la mendicité et le vagabondage ou encore de petits délits ; l’expulsion pour motif politique est l’exception plutôt que la règle. Néanmoins, si elle rappelle à l’étranger et à son entourage la précarité de son séjour et signale, déjà, l’usage par l’État de procédures spécifiquement destinées à discipliner les étrangers pauvres, l’arrêté d’expulsion n’implique pas nécessairement une sortie effective du territoire : en témoigne la multiplication des procédures entamées pour infraction à un arrêté d’expulsion à partir des années 1890, qui concernent 1 500 prévenus en 1900, près de 2 500 en 1913  [18].

L’organisation des services de police, qui obéissent alors essentiellement à une logique locale, l’impossibilité pratique d’un contrôle des frontières, la modestie des effectifs et des moyens alloués aux services chargés de la police des étrangers, le fait que, le plus souvent, il appartienne à la personne expulsée de gagner la frontière par ses propres moyens – tous ces éléments laissent penser qu’il est probablement aisé, à l’époque, de se maintenir sur le territoire français ou d’y revenir. De ce fait, les conséquences concrètes d’une mesure d’expulsion pour les individus qui en font l’objet sont incertaines. La loi de 1893 prévoit des peines de prison et des sanctions pécuniaires pour ceux qui se soustraient à une mesure d’expulsion et pour leurs employeurs. Nous ne savons cependant pratiquement rien des conditions d’application de ce texte. Tout au plus pouvons-nous supposer qu’un arrêté d’expulsion oblige souvent celui qui en fait l’objet à se déplacer, rompant ainsi les liens tissés sur place, et fait peser sur lui la menace permanente d’une arrestation et d’un emprisonnement, sans que nous puissions mesurer la prévalence de ce risque.

Inégalités juridiques

La subordination du séjour légal au bon vouloir de l’administration n’est pas la seule dimension de l’insécurité juridique qui caractérise alors la condition d’étranger, elle n’est peut-être pas non plus la plus préjudiciable. Au grand scandale des juristes libéraux qui occupent les chaires de la faculté de Paris sous la Troisième République, la possibilité, pour les étrangers résidant en France, de jouir de leurs droits civils ou d’accéder aux premiers droits sociaux n’est garantie que très progressivement et très imparfaitement. Ainsi, par exemple, à la fin des années 1850, les ressortissants badois, alors nombreux en France, ne peuvent faire reconnaître leurs unions contractées en France [19], faute d’un accord entre les deux gouvernements. Jusqu’à la toute fin du xixe siècle, l’accès à la justice est entravé par l’obligation faite à certaines catégories d’étrangers de payer la caution dite judicatum solvi s’ils veulent faire valoir leurs droits en justice [20]. Les textes instaurant les premiers droits sociaux (assistance médicale gratuite, loi sur les vieillards et les infirmes, loi sur les accidents du travail) tendent à réserver aux Français le bénéfice de leurs dispositions, cependant que se multiplient les emplois dont l’occupation suppose la qualité de Français [21].

Là encore, cependant, l’incidence de ces inégalités juridiques pour ceux qui les subissent est particulièrement difficile à apprécier. D’abord, le sort d’un étranger n’est pas réglé seulement par les lois françaises, mais dépend souvent d’une multitude de conventions bilatérales imbriquées entre elles. Ainsi, par exemple, après que la guerre de 1870 a rendu caducs les traités entre la France et les États allemands, les Allemands bénéficient en France, sur la base du traité de mai 1871, de la clause de la nation la plus favorisée ; de sorte que, jusqu’en 1914, ils peuvent se réclamer des dispositions les plus favorables accordées aux ressortissants russes par le traité de commerce et de navigation franco-russe de 1874 et aux ressortissants suisses par le traité d’établissement franco-suisse de 1882. Par ailleurs, nous connaissons peu les difficultés concrètes rencontrées par les étrangers lorsqu’il s’agit d’obtenir la reconnaissance de leurs droits civils ou d’accéder, dans les périodes de crise, aux secours et à l’assistance qui demeurent pour partie organisés sur une base locale et liés à la charité privée.

L’insécurité, l’inégalité et l’incertitude sont, sur le plan juridique, indéniables. Mais leurs formes se recomposent avec la Troisième République : l’inégalité croissante entre étrangers et nationaux en matière de droits sociaux et de droits politiques coexiste avec un processus d’égalisation des conditions au regard du droit civil, tandis qu’émerge parallèlement, avec la loi de 1893, la catégorie spécifique du travailleur immigré. De ce fait, les étrangers et plus particulièrement les prolétaires étrangers sont soumis à des risques spécifiques, qui vont, après 1893, de la menace de la prison pour qui se maintient indûment en France à la contestation de leur droit à l’assistance en passant par la précarité des relations qu’ils nouent. Mais le lien entre la précarité de l’existence sociale, les pratiques des migrants et la réglementation juridique est, jusqu’à la Première Guerre mondiale, très difficile à établir et plus encore à évaluer.

Il est permis de penser que, dans la France de la Troisième République, les plus graves menaces pour l’intégrité des personnes et la sécurité des biens ne proviennent pas de l’action de l’État ou de l’adoption d’une législation entérinant l’inégalité entre étrangers et nationaux, mais des violentes éruptions de xénophobie dont le caractère massif, politique et organisé n’a pas d’équivalent pour la France du xxe siècle. Le meurtre par une foule déchaînée de travailleurs italiens des salines d’Aigues-Mortes en 1893 est un épisode connu, de même que les « Vêpres marseillaises » de 1881 ou les attaques contre les commerces susceptibles d’être tenus par des Italiens à Lyon en 1894. Rixes, agressions ou actes de vandalisme commis en réunion sont monnaie courante à la fin du xixe siècle, particulièrement envers les Italiens [22], et témoignent d’une hostilité répandue envers les nouveaux venus, parmi lesquels beaucoup de travailleurs nomades et intermittents préposés aux travaux les plus durs et les plus dangereux, en un temps où la sécurité et la santé du travailleur sont peu protégées. La silicose du mineur, la tuberculose du travailleur du textile, l’accident toujours possible sur le chantier guettent le travailleur étranger plus encore que l’ouvrier français. Jules Guesde, député de Roubaix, que l’on affuble alors du sobriquet de « député des Belges », s’en fait l’écho à la Chambre en dénonçant le meurtre du petit Alphonse Lieneson : « Le 14 mars 1894 […] un petit cadavre était ramassé dans le peignage d’Alfred Motte et Cie à Roubaix. Le procès-verbal de ce meurtre – et c’était le cinquante-troisième depuis le 29  juillet 1893 (en moins d’une année) – portait : “Alphonse Lieneson, quatorze ans et demi” […]. La municipalité de Roubaix eut l’idée d’aller aux sources. Elle envoya prendre à Thielt, en Belgique, un extrait de l’acte de naissance de l’enfant et qu’apprit-elle ? Que, né le 6  juillet 1881, Alphonse Lieneson n’avait, le jour où il fut tué, que 12 ans 8 mois et 8 jours. Or il travaillait au peignage depuis une année. Il n’avait donc pas douze ans lors de son entrée dans l’usine – qui devait être son tombeau – cependant que la loi de 1892 exige treize ans révolus [23]. »

Si elle ne met pas fin à la précarité sociale qui demeure longtemps le lot de beaucoup de travailleurs, la Première Guerre mondiale marque une rupture nette, à la fois dans l’ordre juridique, dans l’organisation de l’administration des populations étrangères, mais aussi dans les effectifs et la composition des populations étrangères présentes. La statistique générale de la France recense un peu moins de 1,2 million d’étrangers en 1911. Les migrants provenant des colonies françaises sont si peu nombreux à cette époque que l’on ne se soucie même pas d’en déterminer le nombre. Les besoins nés de la guerre puis des exigences de la reconstruction conduisent à faire de la France, durant une quinzaine d’années, le premier pays d’immigration du monde occidental. On estime à 700 000 le nombre de coloniaux passés par la France durant la guerre. Résident en France, en 1931, près de trois millions d’étrangers, soit 6 à 7 % de la population résidente, et, en proportion, guère moins qu’au début des années 1970, avant l’arrêt de l’immigration de travail.

Changement d’échelle donc, contemporain d’une diversification des populations migrantes présentes en France, du fait d’une aire de recrutement élargie au monde slave et, dans une moindre mesure, à l’Empire, mais aussi différenciation croissante des statuts. Les travailleurs coloniaux, en effet, ni étrangers ni citoyens, font, quoique peu nombreux, l’objet d’une surveillance sans relâche et d’un mode d’encadrement spécifique. En région parisienne, le service des affaires indigènes nord-africaines maintient sous une tutelle étroite les Algériens musulmans présents à Paris, parfois arrêtés et renvoyés en Algérie pour des peccadilles – une mesure à laquelle ils parviennent moins souvent que les Européens à se soustraire [24]. La figure du réfugié, que l’on ne traite plus comme n’importe quel étranger, émerge aussi, en lien avec les soubresauts de l’histoire européenne qui multiplient le nombre des personnes déplacées ou exilées : on en comptabilise près de dix millions dans l’Europe des années 1930. Aux Belges chassés par les combats de la Première Guerre mondiale s’ajoutent les Arméniens en quête d’un refuge, puis les victimes des régimes dictatoriaux et des persécutions antisémites que l’Allemagne nazie n’est pas seule à systématiser, les Espagnols, enfin, après la débâcle républicaine.

L’État également joue un rôle nouveau. Ses services, dans une certaine confusion parfois et non sans contradictions, encadrent le recrutement des travailleurs migrants, déterminent le statut des étrangers et donc la réglementation qui leur est applicable, s’efforcent – surtout durant la Première Guerre mondiale, mais cela demeure vrai par la suite – d’en contrôler la distribution sur le territoire et au sein de l’appareil productif.

Institutionnalisation de la précarité

La carte d’identité d’étranger, introduite durant la Première Guerre mondiale [25], est à la fois le symbole, le révélateur et l’outil de cette ambition nouvelle. Les textes qui en règlent l’usage définissent explicitement – ce qui est nouveau – les conditions du séjour en France d’un travailleur étranger, la carte d’identité valant, selon les termes du décret du 1er  novembre 1924, permis de séjour. Celui-ci, justifié par l’utilité économique, ne peut être prolongé que pour autant que la présence de l’étranger ne menace pas l’ordre public, lequel n’est, conformément à sa nature, guère défini, mais dont les fonctionnaires en charge du séjour des étrangers ont durant cette période une conception à la fois particulièrement large et fluctuante : le manque d’ardeur au travail, des mœurs jugées dissolues, une infraction bénigne aux réglementations en vigueur peuvent suffire à motiver une demande d’expulsion ou un ordre de refoulement  [26]. En 1933, Carlos G., un travailleur espagnol, doit ainsi quitter la France avec son épouse et ses cinq enfants nés en France après avoir été surpris à pêcher sans permis [27].

Conditionné, le droit au séjour est également à tout moment révocable, la carte d’identité pouvant être, aux termes du décret de novembre 1924, retirée aux titulaires « qui négligent de se conformer à la réglementation en vigueur ou qui cessent d’offrir les garanties nécessaires ». La précarité du droit au séjour est donc affirmée, mieux : instituée et renforcée par les textes qui, tout au long de l’entre-deux-guerres, définissent le statut du travailleur étranger. Quoique le terme soit tout à fait anachronique, il y a bien là une volonté de précariser le séjour du migrant étranger ou, du moins, d’offrir à la puissance publique les moyens d’actionner une pompe aspirant et refoulant les travailleurs étrangers en fonction de la conjoncture économique.

Les conditions qui amènent à la cristallisation de ce régime juridique, comme la nature de celui-ci, sont aujourd’hui encore discutées. L’expérience de la guerre, période propice aux expérimentations, et le souci d’intégrer à la nation la classe ouvrière nationale menacée par la concurrence des travailleurs étrangers et dont la puissance politique est redoutée, jouent sans doute un rôle dans ce processus. De même, dans le contexte d’une extension timide mais réelle des droits sociaux, l’égalité accordée en la matière, par le biais de traités bilatéraux, aux nationalités les plus représentées parmi la population étrangère tend à augmenter, aux yeux de nombre d’experts, le coût du maintien en France des étrangers sans emploi.

Quoi qu’il en soit de ses déterminants, cette réglementation permet la déstabilisation délibérée des populations étrangères présentes en France durant les années trente, une fois la crise économique venue. La mémoire collective, soutenue par Saint-Exupéry et quelques photographies frappantes, a conservé le souvenir des renvois forcés et collectifs de travailleurs polonais. Les premières mesures frappent, en 1933, les ouvriers polonais des mines de potasse d’Alsace : la direction des Mines domaniales de potasse d’Alsace (MPDA), entreprise publique, doit, sur injonction de Charles Picquenard, directeur du travail, procéder à des renvois massifs d’étrangers et en fournir la liste à la préfecture. Celle-ci organise leur rapatriement, lequel est assuré par la Société générale d’immigration qui le facture cher et n’autorise chacun à emporter que trente kilos de bagages. Si l’ouvrier licencié refuse, ce qui se produit rarement, la préfecture prend à son encontre un ordre de refoulement. Les Mines de potasse d’Alsace font en l’occurrence figure de laboratoire. Y sont élaborées les méthodes qui permettent le rapatriement, à partir de 1934, de milliers de travailleurs polonais employés par les entreprises charbonnières du nord de la France, entreprises privées, certes, mais fortement dépendantes de l’État qui, par la hausse des tarifs douaniers, autorise leur survie. Elles doivent donc se résoudre à se séparer d’une bonne partie d’une main-d’œuvre qualifiée qu’elles ont longtemps tenté de conserver en prévision d’une possible reprise [28]. Ce sont ces convois d’ouvriers, renvoyés avec leur famille, « ballottés d’un bout de l’Europe à l’autre par les courants économiques », qu’évoque, non sans quelque licence poétique, Antoine de Saint-Exupéry dans Terre des hommes.

La volonté de provoquer le départ des étrangers en surnombre du fait de « l’état du marché du travail [29] » se traduit cependant de bien d’autres manières : par l’usage, parfois, de la procédure d’expulsion pour purger le marché du travail, par la multiplication de titres à la durée de validité très courte, par des pressions sur les employeurs. Parfois, au mépris de normes légales pourtant permissives, nombre d’étrangers sont incités ou contraints à quitter le territoire, le degré de coercition employé à l’occasion de cet étranglement administratif variant selon les régions, les secteurs, les périodes, plus d’ailleurs que selon l’origine des populations étrangères. Ainsi, à Marseille, quand vient la crise, les élus sont nombreux à soutenir les demandes de naturalisation présentées par les travailleurs italiens de la ville susceptibles de venir grossir les rangs de leur clientèle. À Lyon, à l’inverse, la municipalité, particulièrement inquiète de l’augmentation des dépenses induites par l’existence d’un système de protection sociale municipal ambitieux, pèse de tout son poids pour éviter la multiplication du nombre d’ayants droit [30]. Si le constat de fortes variations locales est aisé à poser, il est difficile à systématiser, en partie faute de données, mais aussi parce que leurs déterminants résident dans des équilibres politiques et sociaux qui prennent sens au sein de contextes très étroitement définis.

Les variations du degré d’exposition à la précarité administrative tenant aux particularités de la situation des individus sont plus aisées à déterminer. Les derniers arrivés, les travailleurs peu qualifiés, ceux que la crise surprend alors qu’ils sont employés dans un secteur particulièrement en difficulté, les militants syndicaux ou ceux jugés trop proches des organisations communistes, les femmes aussi, sont particulièrement visés – et atteints – par les circulaires qui se multiplient et/ou par les agents de l’administration. Dans le Cher, les agents de l’office départemental du travail mènent une lutte acharnée contre les femmes étrangères employées par l’industrie locale, dont le travail salarié leur apparaît scandaleux en période de crise. À Lyon, à la même époque, l’administration s’emploie à expulser ou à refouler les femmes seules, jeunes célibataires, épouses délaissées ou veuves, supposées parfois incapables de subvenir seules à leurs besoins, ou bien au contraire suspectées de vouloir entrer sur le marché du travail et occuper un emploi salarié [31].

L’obsession des papiers

Ce régime administratif et juridique soumet de plus l’étranger à l’arbitraire de l’administration, ou plutôt des administrations, puisqu’elles sont plusieurs à intervenir dans les procédures relatives à l’obtention ou au retrait des cartes d’identité d’étranger. Y participent les services de police, l’administration préfectorale, les mairies, mais aussi les représentants des offices départementaux du travail tenus d’attester de l’utilité économique du migrant, c’est-à-dire du fait qu’il n’entre pas en concurrence avec un travailleur français. La multiplication des statuts conduit à une complexification croissante des procédures et des parcours administratifs : réfugiés, artisans et commerçants durant les années 1930, migrants coloniaux, en fonction de leur origine, sont soumis à des procédures spécifiques auxquelles participent de nombreux intervenants.

L’obsession des papiers marque les récits des migrants et les témoignages littéraires évoquant cette période. Car les titres octroyés n’étant valides que pour une courte durée, parfois quelques mois, les étrangers sont contraints d’emprunter, à intervalles rapprochés, le parcours du combattant qui mènera soit au titre désiré, soit à la notification d’une expulsion ou d’un refoulement – cet instrument favori des gouvernements de temps de crise, comme s’en plaint Victor Basch, président de la Ligue des droits de l’Homme, dans une lettre au Président du conseil [32].

Souvent, la pression administrative et policière provoque ou suscite des départs dont le nombre global reste toutefois difficile à estimer en raison de la diversité des moyens d’action mobilisés, d’un côté, des fortes variations locales dans l’application des décisions prises, de l’autre. Il est malaisé également de distinguer les départs contraints des départs volontaires d’immigrants que la dégradation de la situation économique conduit à quitter la France, de distinguer l’effet de la nécessité économique de celui de l’étranglement administratif. Concluons que l’action de l’État a amplifié, sans qu’on puisse établir dans quelles proportions, une vague de départs qui a été massive : 108 000 sorties du territoire enregistrées en 1932, alors que le sous-enregistrement, on le sait, est important.

Négocier son éloignement

Les décisions administratives, par ailleurs, ne se traduisent pas toujours par une sortie du territoire car tous ceux à qui il est enjoint de quitter le territoire ne partent pas. Le déroulement des procédures administratives l’explique en partie. Durant les années trente, les coûts induits conduisent les pouvoirs publics à renoncer à acheminer les étrangers refoulés jusqu’à la frontière ou à prendre en charge leur trajet de retour. Dans le cas d’un ordre de refoulement, la préfecture demande généralement aux représentants des forces de police de notifier la mesure à l’intéressé – étape nécessaire puisque la mesure n’est exécutoire que si le migrant en a pris connaissance. Les policiers se rendent donc à son domicile ou sur son lieu de travail. En cas d’absence, la mesure est signalée et l’étranger est placé sur la liste des « étrangers ayant fait l’objet d’un refus de carte d’identité ou signalés comme indésirables et ne devant pas être autorisés à séjourner sur le territoire ». La liste est périodiquement actualisée et envoyée à toutes les préfectures, et une enquête est ordonnée. S’il est présent, l’intéressé est avisé qu’il a à quitter la France dans un délai de quelques jours. Il reconnaît avoir pris connaissance de la mesure prise à son encontre en apposant sa signature (ou, fréquemment, ses empreintes digitales) au bas du procès-verbal établi par les forces de l’ordre. Policiers ou gendarmes lui retirent toutes les pièces attestant de la légalité de son séjour, le double de l’arrêté de refoulement servant alors de pièce d’identité. De plus, l’employeur de l’étranger, s’il en a un, est avisé qu’il ne peut continuer à l’employer. À l’expiration du délai qui a été accordé à l’étranger, les forces de l’ordre visitent à nouveau son domicile et s’assurent de son départ par une enquête de voisinage, puis dressent un procès-verbal ou un rapport attestant que le départ a eu lieu.

Il est fréquent, cependant, que l’exécution de la décision préfectorale soit retardée, et parfois durablement, sous l’effet de différents facteurs. Plusieurs circulaires du ministère de l’intérieur prévoient ainsi la possibilité, pour la préfecture, d’accorder un délai de huit jours [33] puis de quinze jours [34] aux étrangers pouvant se prévaloir d’un « motif impérieux », un délai supplémentaire ne pouvant être accordé que par le ministre de l’intérieur lui-même. L’appréciation de ce qu’est un motif impérieux est bien sûr malaisée, les circulaires ne donnant que deux exemples, toujours repris : « liquidation d’intérêts ou maladie ». D’autres sursis tiennent à l’impossibilité matérielle de procéder au refoulement.

Quoiqu’aucun contrôle juridictionnel sur les décisions administratives ne soit possible, ces délais permettent parfois à un étranger d’obtenir l’annulation de la décision à la suite de diverses interventions auprès de l’administration. Il arrive que voisins, élus, employeurs, se mobilisent avec succès afin d’obtenir le report d’une mesure de refoulement, voire d’expulsion [35]. Il arrive également que les travailleurs frappés par une telle mesure demandent le soutien de leur consulat et l’obtiennent, d’autant que certains États d’origine ont négocié avec la France des accords protégeant le droit au séjour de leurs ressortissants. Ainsi, en 1935, la Belgique obtient que « les sujets belges n’ayant plus de travail, mais qui sont régulièrement inscrits au chômage, [conservent] leur carte d’identité de travailleur [36] ». La solidité d’une implantation locale, une efficace protection diplomatique, la connaissance des procédures administratives, permettent ainsi parfois, même si les négociations prennent place exclusivement au sein de la sphère administrative, sans intervention d’un juge, d’échapper aux conséquences de la précarité juridique qui marque le statut des étrangers.

Si la négociation échoue, le déroulement même de la procédure offre à celui auquel on a retiré sa carte d’identité la possibilité de se soustraire à l’exécution de la mesure d’éloignement et de tenter de se maintenir illégalement en France. Tant les conditions économiques locales que les conditions d’examen des dossiers différant d’un département à l’autre, un simple déplacement géographique peut permettre de retrouver un statut légal. Tel est le cas de Manuel A. qui, ayant fait l’objet d’un arrêté de refoulement pris par le préfet du Cher en 1936, se rend dans la Nièvre où il demande et obtient une carte de travailleur. Le préfet de la Nièvre refuse de notifier à l’intéressé la décision prise par le préfet du Cher, considérant que l’état du marché du travail permet la présence de Manuel A. dans son département [37].

Le migrant privé de sa carte de travailleur peut également s’adresser à une officine fabriquant de faux titres de séjour ou prétendant pouvoir obtenir un titre de séjour régulier. Car le durcissement progressif de la législation française a eu pour conséquence, outre l’apparition d’une population d’étrangers clandestins en nombre croissant, la multiplication d’intermédiaires proposant leurs services aux immigrés en butte aux difficultés administratives. L’un de ces intermédiaires est repéré dans la Nièvre en 1929 : de nationalité italienne, ancien recruteur de main-d’œuvre étrangère pour le compte des Carrières de l’Ouest, il profitait de sa fonction pour délivrer à des compatriotes des contrats de travail leur permettant d’obtenir un titre de séjour [38].

Il est enfin possible, au moins jusqu’au nouveau durcissement de la réglementation et des contrôles qui intervient à la veille de la guerre, d’ignorer la décision, ce qui permet, au minimum, de gagner un peu de temps, voire, si les circonstances sont favorables, de demeurer en France. C’est ce que fait une jeune Portugaise, Marcia Martin, qui est avisée d’avoir à quitter le territoire par un arrêté du 19  décembre 1935. Elle demeure sur place et le commissariat de Vierzon constate, le 27  janvier 1936, qu’elle n’a pris aucune disposition de départ. Mise à nouveau en demeure de quitter le territoire, elle s’y refuse, ce qui lui vaut une condamnation à une amende de cinq francs par le tribunal de simple police de Vierzon, le 3  avril 1936, et d’être inscrite par le ministre de l’intérieur sur la liste des indésirables. L’impossibilité d’exécuter les mesures d’éloignement du fait de la guerre d’Espagne lui permet de bénéficier de plusieurs sursis et d’entrer en concubinage avec un citoyen français, père de deux jeunes enfants, « qui aurait le ferme désir de contracter mariage avec la nommée M. ». La police de Vierzon propose l’annulation de l’arrêté de refoulement : l’avis est suivi par la préfecture, qui rapporte la décision le 29  mai 1939 [39].

La clandestinité n’est cependant ni sans risques ni sans conséquences. L’accès à de nombreux droits et à de multiples ressources est conditionné par la possession d’un titre en règle. Il semble ainsi qu’il soit difficile, du moins à Paris, pour les ouvriers étrangers dépourvus de carte à jour d’accéder aux secours aux chômeurs [40], difficile également de trouver refuge dans des garnis et des hôtels, étroitement surveillés par la police. Le décret du 10  juillet 1929 contraint en effet propriétaires, hôteliers, logeurs et toute personne hébergeant des étrangers dans leurs immeubles ou établissements, à les signaler dans les vingt-quatre heures au maire ou au commissaire de police. La loi de 1926, de plus, interdit l’emploi d’un travailleur étranger ne possédant pas le titre approprié à son emploi, ce qui réduit considérablement les possibilités d’emploi pour l’ouvrier qui n’est pas en règle, voire le condamne au chômage. Évoquant le cas de deux étrangers ayant contrevenu à un ordre de refoulement, le commissaire central de Bourges consigne ainsi dans un rapport, en 1938 : « Ces deux étrangers ont travaillé à Bourges et dans les environs dans diverses entreprises. Mais ils étaient remerciés au bout de quelque temps lorsque les employeurs s’apercevaient qu’ils n’étaient pas en règle. Actuellement ils ne travaillent pas et ils ne peuvent trouver un employeur qui consente à présenter un contrat à l’office de placement [41] » La difficulté rencontrée par ces deux travailleurs pour trouver un emploi illustre bien les conséquences des nouvelles dispositions adoptées dans l’entre-deux-guerres.

Par conséquent, si l’ordre de quitter le territoire ne s’accompagne pas nécessairement d’un départ effectif, il n’en produit pas moins des effets pour les individus visés : il précarise leur situation sociale, car d’autres droits – l’accès au marché du travail, l’accès à assistance  – sont explicitement liés à la possession d’un titre de séjour en règle ; et le formidable renforcement de l’appareil administratif et policier chargé de la gestion des populations étrangères, à défaut d’assurer le respect des prescriptions en vigueur, leur confère un impact incontestable, faisant du statut légal de l’étranger un enjeu important. Pour échapper à la précarité sociale, les étrangers clandestins doivent pouvoir mobiliser des ressources : les membres des migrations les plus anciennes et les plus solidement implantées, où sont présentes des familles disposant d’un logement qui ne soit pas un logement patronal, et qui de plus ont accès à des filières d’emploi ou à des ressources permettant d’entamer une négociation avec l’administration, sont ici avantagés.

*

Si la précarité marque donc l’existence immigrée tout au long de la période, si, par certains aspects, elle est propre aux populations étrangères et dépend, pour une large part, de leur condition juridique, les formes que revêt cette précarité varient en fonction du contexte, de la période, des populations concernées. Si la précarité juridique fait partie de la condition des étrangers dès avant la Première Guerre mondiale, cette précarité, dans un contexte où l’encadrement juridique reste peu développé, ne rend guère les vies immigrées moins sûres que les autres vies prolétaires, ni très différentes de celles-ci. Il faut attendre la Première Guerre mondiale pour qu’émergent à la fois une réglementation précise touchant aux conditions du séjour et une administration capable d’en faire autre chose qu’une collection de textes. Toujours menacé dans son statut, et particulièrement dans son droit au séjour, le travailleur immigré de l’entre-deux-guerres vit souvent, lorsqu’arrivent les difficultés économiques, dans la hantise du non-renouvellement de son titre. Certes, la perte de la carte d’identité de travailleur ne se traduit pas nécessairement par un départ, mais elle condamne celui qui se maintient en France à une existence clandestine, rend difficile l’obtention d’un logement ou d’un emploi, fait planer la menace, en cas de récidive, d’une reconduite effective à la frontière.

Si ce constat nous paraît familier, contemporain, l’écart est en réalité important entre hier et aujourd’hui. Le sort des étrangers dans l’entre-deux-guerres est presque tout entier entre les mains de l’administration. S’il arrive néanmoins que s’ouvrent des espaces de négociation de fait, non prévus par la réglementation, ce monopole permet l’usage, dans certains contextes, de formes particulièrement brutales de gestion des populations présentes. Cette brutalité est fréquemment et violemment dénoncée par les forces politiques qui s’élèvent contre l’arbitraire ou défendent les migrants, que ce soit par doctrine ou par solidarité avec des camarades de luttes. C’est la commune appartenance de classe, souvent aussi l’antifascisme, qui conduisent le Parti communiste ou la SFIO à prendre la défense des étrangers, plus que la dénonciation d’un sous-statut fondé sur la nationalité.

Et si, finalement, il y a un sens à parler de précarisation des populations étrangères durant l’entre-deux-guerres, les formes qu’elle revêt, d’un côté, les formes que prend sa contestation, de l’autre, restent radicalement distinctes de celles qu’on peut observer aujourd’hui.

Heurs et malheurs de la carte de résident

Danièle Lochak, professeure émérite, université Paris Ouest-Nanterre La Défense, Gisti

On a du mal, trente ans plus tard, à se représenter l’importance tant pratique que symbolique de la réforme de 1984 créant la carte de résident [42] : le progrès qu’elle constitue pour la population immigrée et le changement de regard sur l’immigration qu’elle traduit de la part de la société française. Son impact concret est évident : en instaurant un titre unique valant à la fois autorisation de séjour et de travail et renouvelé automatiquement, elle allège considérablement les obstacles administratifs rencontrés pour obtenir et renouveler les cartes de séjour et les cartes de travail, et elle assure à ses titulaires un droit au séjour stable et durable. La réforme est aussi porteuse d’un message : elle signifie que les immigré·e·s ne sont plus considérés comme un simple volant de main-d’œuvre mais comme une composante de la société française à laquelle est garantie la possibilité de construire son avenir en France sans craindre que la perte d’un emploi ou une décision arbitraire de l’administration vienne signer la fin d’un droit au séjour précaire. Dans l’esprit des promoteurs de la réforme, cette assurance de sécurité et de stabilité ne peut que favoriser l’intégration des immigré·e·s dans la société, ou plutôt leur « insertion » (voir encadré p. 48), selon la terminologie de l’époque.

Si l’on se fie à la seule chronologie, on peut avoir l’impression que cette réforme parachève le travail législatif entrepris par la gauche en 1981 pour améliorer la condition des étrangers. Mais si on regarde les choses de plus près, en se replaçant à la fin de l’année 1982 et au début de l’année 1983, force est de constater que son adoption n’avait rien d’évident tant le climat politique avait changé en l’espace d’un an et demi.

Une réforme improbable

Replaçons-nous donc à l’époque. La victoire de la gauche en mai 1981 introduit une rupture en ce qui concerne sinon la politique d’immi­gra­tion, du moins l’attitude par rapport aux immigrés : rupture avec la logique économique qui voit dans la population immigrée avant tout un réservoir de main-d’œuvre ; rupture avec la logique sécuritaire qui considère tout étranger comme un délinquant en puissance et entend sanctionner le moindre écart par l’expulsion. Les expulsions en cours sont suspendues ; plusieurs circulaires viennent assouplir les conditions du regroupement familial ; l’aide au retour instaurée par Lionel Stoléru [43], symbole d’une politique désormais récusée, est supprimée. On ne parle plus de renvoyer chez eux les immigrés qui sont au chômage, mais on proclame au contraire le droit de demeurer pour les immigrés installés en France. Parallèlement, une procédure de régularisation exceptionnelle est engagée, qui aboutira à la régularisation d’environ 130 000 personnes.

Dans le même temps, la législation est modifiée dans un sens plus libéral. Le régime dérogatoire des associations étrangères est abrogé par la loi du 9  octobre 1981. Une loi du 17  octobre 1981 protège les salariés sans papiers, assimilés au travailleur régulièrement embauché en ce qui concerne les obligations de l’employeur et les avantages pécuniaires. La loi du 27  octobre 1981 introduit dans l’ordonnance de 1945 une série de garanties nouvelles et importantes : l’expulsion ne peut être prononcée que si l’étranger a été condamné à une peine au moins égale à un an de prison ferme ; les garanties de procédure sont accrues ; les étrangers en situation irrégulière ne peuvent être reconduits à la frontière qu’après un jugement et non plus par la voie administrative ; les étrangers qui ont des attaches personnelles ou familiales en France ne peuvent être expulsés qu’en cas d’urgence absolue, lorsque la mesure constitue « une nécessité impérieuse pour la sûreté de l’État ou pour la sécurité publique » ; les mineurs ne peuvent plus faire l’objet d’une mesure d’éloignement.

Cette rupture incontestable avec la politique menée sous le septennat giscardien n’empêche pas la continuité du raisonnement et des pratiques : le contrôle aux frontières est non seulement maintenu mais renforcé et la lutte contre l’immigration clandestine reste un objectif prioritaire. Les peines encourues pour entrée et séjour irréguliers sont aggravées, et la loi maintient en vigueur deux dispositions parmi les plus contestées de la loi Bonnet : la faculté de reconduire de force à la frontière l’étranger expulsé, et la possibilité de « maintenir » les étrangers en instance de départ forcé dans des locaux placés sous surveillance policière jusqu’à leur départ effectif.

Ceci explique l’infléchissement des pratiques et des discours constaté dès la fin de l’année 1982. La fermeté devient la ligne de conduite affichée. Une fois l’opération de régularisation exceptionnelle achevée, le gouvernement annonce sa volonté de sévir contre ceux qui se main­tiennent illégalement sur le territoire. Les instructions adressées aux parquets par la Chancellerie, en novembre  1982, insistent sur la nécessité de requérir systématiquement la reconduite à la frontière, et les tribunaux correctionnels prononcent désormais sans sourciller des peines de deux, voire quatre mois de prison ferme contre les étrangers en situation irrégulière, avec reconduite à la frontière à l’expiration de la peine.

Le véritable tournant intervient après les élections municipales de mars 1983. Sous l’impulsion de l’extrême droite, désormais présente dans la bataille électorale, la question de l’immigration devient l’objet de toutes les surenchères ; d’où un engrenage dans lequel la gauche se laisse prendre et qui va large­ment déterminer, à partir de 1983, l’attitude du gouvernement vis-à-vis des immigrés. Le nouveau discours officiel, inauguré par une déclaration de François Mitterrand au Conseil des ministres du 31  août 1983, s’articule tout entier sur une opposition entre les immigrés installés, « qui font partie de la réalité nationale » et dont il faut favoriser l’insertion, et les clandestins qu’il faut « renvoyer ». Les nouvelles directives ministérielles préconisent des contrôles massifs pour détecter les étrangers en situation irrégulière ainsi que des poursuites systématiques pour infraction à la législation sur le séjour. L’utilisation de la comparution immédiate conjuguée avec la faculté donnée au juge de prononcer dorénavant la reconduite à la frontière comme peine principale, immédiatement exécutoire, confère un caractère expéditif aux procédures destinées à éloigner les étrangers « clandestins ».

Dans un tel contexte, le vote de la loi du 17  juillet 1984 sur la carte de résident paraissait pour le moins « improbable ». Il ne peut s’expliquer que par la conjonction de circonstances exceptionnelles, par l’existence d’une « fenêtre d’opportunité » pour reprendre un concept cher aux spécialistes des politiques publiques [44]. En l’occurrence, cette fenêtre d’opportunité a pour nom « la marche des Beurs ».

Certes, la trop grande complexité du système des cartes de séjour et de travail et son inadaptation aux caractéristiques nouvelles de l’immigration sont largement reconnues ; certes encore, la revendication d’une carte unique de dix ans renouvelable automatiquement est portée depuis de longues années par les associations de soutien aux immigrés, elle est relayée par les syndicats et les partis de gauche et elle vient d’être relancée en octobre  1982 dans le cadre d’une campagne interassociative active. Mais c’est la « Marche pour l’égalité et contre le racisme », plus connue sous le nom de « Marche des Beurs », qui, en provoquant « une courte éclaircie [45] », va permettre de surmonter les blocages au niveau du pouvoir politique et d’aboutir à l’adoption de la loi de 1984.

Une campagne active et exemplaire

Peu de monde a encore en mémoire la campagne pour la carte de dix ans qui a mobilisé le milieu associatif pendant deux ans, jusqu’à l’adoption de la loi de 1984 instaurant la carte de résident. Cette campagne a pourtant été exemplaire par le nombre d’acteurs de la société civile qu’elle a réuni autour de son projet, par la ténacité et l’inventivité dont ils ont fait preuve, par son succès, enfin.

Au début de l’année 1982, naît, au sein de la commission « Immigration » du PSU, l’idée de relancer la revendication d’une carte unique de séjour et de travail, valable dix ans et renouvelable automatiquement. Cette revendication a le double avantage d’être suffisamment forte pour transformer la situation des étrangers et d’être acceptable par la classe politique. Il s’agit là, en effet, d’une revendication ancienne, portée depuis longtemps par les syndicats et le milieu associatif. La CGT et la CFDT ont inscrit la revendication de la carte de dix ans dans leurs plates-formes, respectivement en 1972 et 1973. En octobre  1978, plusieurs organisations politiques, syndicales et associatives l’ont également fait figurer dans une plate-forme revendicative commune sur les problèmes de l’immigration : « Le droit au travail et au séjour [est] attesté par la délivrance d’une carte d’identité unique, sans restriction de lieu ni de profession, valable dix ans et renouvelable dans les mêmes conditions que celles des nationaux. »

Le Parti socialiste a déposé en décembre 1978 une proposition de loi « garantissant les droits des travailleurs immigrés » qui inclut la création d’une « carte d’identité de travailleur immigré » d’une validité de dix ans, renouvelable de plein droit et autorisant son titulaire à résider sur l’ensemble du territoire et à y exercer la profession de son choix, sous réserve de la réglementation propre à certaines professions. De leur côté, les députés communistes ont rédigé, en juin 1979, une proposition de loi incluant la création d’une carte de résident privilégié ayant les mêmes caractéristiques que la carte nationale d’identité. La CGT, dans sa plate-forme mise à jour en novembre  1981, parle d’un « titre unique de séjour » offrant les mêmes garanties que la carte d’identité prévue dans la plate-forme interassociative. La CFDT rappelle elle aussi cette revendication dans le mémorandum qu’elle remet au secrétaire d’État chargé des travailleurs immigrés en juillet  1981.

Pour lancer la campagne, un quatre pages est diffusé comme supplément au numéro 923 du journal du PSU, Tribune socialiste Hebdo, en juillet  1982 sous le titre : « Carte unique de 10 ans renouvelable automatiquement pour tous les immigrés ». Y figurent déjà les grandes lignes de l’argumentaire qui sera repris et développé par la suite. On relève que si la loi du 29  octobre 1981, votée dans la foulée de l’arrivée de la gauche au pouvoir, a donné des garanties importantes contre l’éloignement, elle a laissé intacte la réglementation des cartes de séjour et de travail [46]. Or cette réglementation oblige chaque étranger à être simultanément titulaire de deux titres dont ni les conditions de délivrance ni les durées ne coïncident nécessairement ; elle crée au sein de la population étrangère des disparités de statut administratif aléatoires ; elle est, enfin et surtout, génératrice d’insécurité et de précarité, en particulier pour celui qui perd son emploi, puisque le droit au séjour reste lié au travail, conformément à l’esprit de l’ordonnance de 1945 mais en dépit des profondes transformations du contexte économique et migratoire intervenues depuis lors.

Il faut donc, poursuit-on, une mesure qui montre que l’immigré n’est pas considéré comme un simple étranger de passage et qui marque un pas vers « une nouvelle citoyenneté » ne reposant plus sur la nationalité mais sur la résidence. Dans cette perspective qui vise l’égalité entre nationaux et immigrés, il convient de créer pour ces derniers une carte qui se rapproche le plus possible de la carte d’identité des Français, même si sa détention reste obligatoire : une carte unique, par conséquent, d’une validité de dix ans, automatiquement renouvelable, permettant de travailler sur l’ensemble du territoire sans limitation professionnelle et non informatisée.

Pour comprendre l’importance accordée à ce dernier point, il faut, là encore, se replacer dans le contexte de l’époque : le projet d’informatisation de la carte d’identité, décidé par la droite, très vivement controversé, s’est heurté à la résistance de la Commission nationale informatique et libertés (Cnil) et a été abandonné par le gouvernement Mauroy. Comment concevoir que l’informatisation, critiquée comme une atteinte aux libertés s’agissant des Français, soit maintenue pour les étrangers ? Comment justifier une telle discrimination qui désigne les immigrés comme des suspects a priori ?

Très vite, le PSU obtient l’adhésion à son projet de la Fasti, du Gisti, de la Pastorale des migrants, de la Cimade et de la JOC-immigrés. En octobre  1982, ces six organisations lancent un « manifeste pour une carte unique valable 10 ans, renouvelable automatiquement, non informatisée, pour tous les immigrés », sur la base duquel elles vont s’efforcer de rallier à la campagne syndicats, partis politiques et associations. En avril 1983, une pétition est lancée, en juin 1983, la rédaction de l’argumentaire est terminée. À la fin de l’été 1983, le manifeste a été signé par 43 organisations nationales et 42 organisations locales, la pétition a recueilli 6 000 signatures (rappelons qu’à l’époque les signatures sont récoltées à la main et pas sur internet…) et obtenu le soutien d’une quarantaine de personnalités.

L’objectif est que l’instauration d’une carte unique fasse partie des mesures que le gouvernement s’apprête à prendre sur l’immigration et qu’un projet de loi en ce sens soit inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale dès la session d’automne 1983.

Confluence avec la « Marche »

Lors du Conseil des ministres du 31  août 1983, Georgina Dufoix, secrétaire d’État à la famille, à la population et aux travailleurs immigrés, présente un ensemble de mesures destinées d’un côté à lutter contre l’immigration illégale, de l’autre à faciliter l’insertion des populations immigrées. La proposition d’instaurer un titre unique de dix ans y figure mais, en dépit d’un arbitrage favorable du Premier ministre, va être rejetée : le cabinet du président de la République et celui du ministère de l’intérieur jugent la proposition trop risquée car pouvant être perçue par l’opinion comme une faveur excessive faite aux immigrés.

Le collectif en déduit la nécessité de développer la mobilisation, ce qui se traduit par la création de nouveaux collectifs locaux, par des interventions auprès des élus, des articles dans la presse, des pétitions à faire circuler, la collecte de signatures de personnalités.

C’est dans ce contexte que s’annonce la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » [47]. Il est demandé aux collectifs locaux se trouvant sur son parcours d’envoyer des télégrammes au président de la République pour revendiquer la carte unique à l’occasion du passage des marcheurs. Aux yeux des initiateurs de la campagne, en effet, même si les marcheurs ont pour la plupart la nationalité française et ne sont pas concernés par les titres de séjour, les deux initiatives sont complémentaires puisque la carte unique s’inscrit pleinement dans le thème « égalité des droits » : il faut donc « utiliser » la mobilisation qu’entraîne la marche pour permettre à la campagne « carte de dix ans » de prendre une nouvelle ampleur.

La marche, partie de Marseille le 15  octobre dans l’indifférence générale, acquiert progressivement un soutien massif des associations et de la classe politique, au point que des représentants des marcheurs sont reçus, le 3  décembre , à l’Élysée. Ils exposent à François Mitterrand la revendication de la carte de dix ans. À la sortie de l’audience, ils annoncent avoir obtenu du président la promesse qu’elle serait instaurée. Sur les conditions dans lesquelles cette assurance a été donnée, les versions et les interprétations divergent [48]. Il semble que le président ait tenu aux marcheurs des propos ambigus qui ont été réinterprétés par ses conseillers dans un sens favorable à la revendication. Peu importe : ce qui compte, c’est l’officialisation de l’accord présidentiel qui va débloquer la situation et permettre à la revendication d’aboutir.

Après avoir en vain tenté d’obtenir l’abandon du projet, le ministre de l’intérieur s’efforce d’y introduire une série d’amendements dont la quasi-totalité seront repoussés – comme la légalisation des contrôles d’identité, le retour au caractère consultatif des commissions d’expulsion, l’instauration d’un délai d’un an pour pouvoir demander la nationalité française après le mariage, la condition que les enfants soient « à charge » pour que les parents d’enfants français soient protégés contre l’éloignement [49]

Le 4  avril 1984, en dépit de la résistance opposée par le ministre de l’intérieur, le Conseil des ministres adopte le projet de loi créant le titre unique de séjour et de travail de dix ans. Le gouvernement déclare l’urgence, ce qui va permettre au projet d’être discuté et adopté par le Parlement en moins de cinq semaines.

Le débat au Parlement

Le débat a lieu à l’Assemblée nationale le 25  mai 1984 [50]. Tous les orateurs reprennent les mêmes arguments. L’argument central, c’est que la carte de dix ans donnera « sécurité et stabilité » aux immigrés, qu’elle brisera la précarité de leur sort et, ce faisant, qu’elle favorisera « une meilleure insertion des travailleurs immigrés et de leurs familles dans la société française ». Elle entraînera aussi une simplification des démarches administratives et donc améliorera les conditions d’accueil des étrangers en désengorgeant les préfectures. Sur le plan des principes, en ne liant plus le séjour des immigrés au travail mais à la résidence, elle permettra de « ne plus percevoir les immigrés seulement comme des agents économiques mais comme des êtres humains accédant progressivement à la citoyenneté », puisque « la plupart de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants resteront sur notre sol, où ils ont désormais leurs racines ». Georgina Dufoix enfonce le clou. Elle rappelle qu’environ 80 % des 4 millions d’immigrés sont en France depuis plus de dix ans, vingt ans, trente ans parfois, qu’ils y ont fait leur vie. « La logique de l’immigration de main-d’œuvre a trop longtemps conduit à négliger les efforts de cohabitation et d’insertion. Nous avons appelé des bras et ce sont des hommes qui sont venus. Nous avons trop oublié les êtres humains et ce sont eux qui souffrent, qui éprouvent des difficultés sur notre sol. » Comment penser qu’il puisse y avoir insertion réelle de personnes qui vivent avec la valise dans la tête, sans savoir de quoi demain sera fait ? Ces hommes, ces femmes vivent dans l’insécurité, ils craignent, à chaque renouvellement de titre, qu’une disposition nouvelle ne vienne les retrancher de notre société, les rejeter de notre pays. L’institution d’un titre unique de dix ans réduira cette angoisse et ce sentiment de rejet, préjudiciable à une bonne insertion.

Ce lien systématiquement mis en avant entre l’insertion – ce terme est préféré à l’époque à celui d’intégration [voir encadré p. 48] – et la sécurité juridique conférée par la carte de dix ans mérite d’autant plus d’être relevé que, comme on sait, cette logique se trouve aujourd’hui inversée : l’étranger est maintenu dans une situation précaire aussi longtemps qu’il n’a pas donné des gages d’intégration.

Lorsqu’on considère l’unanimité parfaite qui se dégage lors des débats à l’Assemblée nationale pour vanter les mérites du texte, on en vient à se demander pourquoi une réforme aussi souhaitable et nécessaire a été si longtemps différée…

Il est vrai que parallèlement à ce plaidoyer pour l’insertion, la même unanimité se fait jour pour rappeler que la réforme s’adresse « aux étrangers présents en France » et ne tend pas « à permettre ou à favoriser une progression de la population étrangère dans notre pays ». La suspension de l’immigration doit être maintenue, un contrôle accru doit être effectué aux frontières pour éviter l’immigration clandestine. Georgina Dufoix prend soin de répéter que la maîtrise des flux migratoires « est une nécessité humaine autant qu’économique », qu’« il est évident que la France ne peut plus accueillir de nouveaux travailleurs étrangers sur son sol ». Et pour asseoir la crédibilité du gouvernement, elle insiste : « Nous avons mis un terme effectif à l’immigration de main-d’œuvre, les mesures de prévention et les mesures répressives ont été renforcées », en affichant les chiffres qui attestent l’augmentation du nombre des expulsions et des reconduites à la frontière.

Et de rappeler les « trois grands principes » qui inspirent, depuis 1981, la politique d’immigration : la lutte contre l’immigration illégale ; l’insertion des étrangers dans la communauté nationale ; la réinsertion des étrangers dans leur pays d’origine, qui vient d’être consacrée par le décret du 27  avril 1984 « créant une aide publique à la réinsertion de certains travailleurs étrangers ». Sur ce dernier point, la secrétaire d’État tient certes des propos fermes mais qui se veulent rassurants : la réinsertion ne concerne que ceux des immigrés - une minorité, précise-t-elle - qui souhaitent rentrer dans leur pays d’origine. Reste que le projet de loi prévoit, en cas de retour aidé dans le pays d’origine, la restitution obligatoire du titre de séjour, ce qui interdit évidemment toute perspective de retour en France pour y travailler.

Autre indice de cette frilosité : seule la carte de résident délivrée en métropole confère le droit de travailler sur le territoire métropolitain. Compte tenu de « la situation préoccupante de l’emploi » dans les départements d’outre-mer, il est à craindre que les étrangers qui y résident ne soient tentés de venir s’installer en métropole s’ils y avaient un droit au travail automatique.

Une réforme « utile, bienfaisante et justifiée »

L’opposition, qui est restée quasiment absente de l’hémicycle et a très peu pris part aux travaux de l’Assemblée nationale, a fait le choix de voter le projet. Le seul à s’être exprimé pour le RPR est Jean Foyer et la tonalité de ses propos n’est pas sensiblement différente de ceux tenus par les députés de la majorité. Il juge la réforme « utile, bienfaisante et justifiée », soulignant que le système de cartes en vigueur crée un état d’insécurité pour les étrangers. Il prend néanmoins soin de relever parallèlement, pour s’en féliciter, qu’en ce qui concerne la politique d’immigration menée par la gauche, « après le temps des illusions » était venu « le temps du réalisme » et que celle-ci avait finalement agi comme ses prédécesseurs, « tout simplement parce qu’il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire ». Dans son explication de vote, le représentant du groupe UDF, se réjouissant à son tour que le texte proposé par le gouvernement fasse l’unanimité, rappelle qu’il attend parallèlement du gouvernement qu’il maîtrise les problèmes de l’immigration et la contrôle – mais il relève que, sur ce point, les propos tenus par la gauche au pouvoir sont sensiblement différents de ceux qu’elle tenait lorsqu’elle était dans l’opposition.

Reste qu’on s’explique mal le choix du consensus fait par l’opposition à l’Assemblée nationale, un choix d’autant moins évident que, quelques semaines plus tard, au Sénat [51], les groupes de l’opposition vont s’employer à dénaturer le texte.

Le rapporteur de la commission des lois puis le rapporteur pour avis de la commission des affaires sociales ne manquent pas de rappeler, en préambule, les méfaits résultant des mesures adoptées par la gauche : la régularisation de 120 000 immigrés clandestins n’a eu d’autre effet que de provoquer l’arrivée en France de nouveaux immigrés clandestins, la loi de 1981 a rendu l’expulsion hautement exceptionnelle et astreint le refoulement aux frontières au respect d’une procédure minutieuse et complexe ; elle a consacré un droit à l’immigration et une présomption de régularisation alors que l’explosion démographique attendue en Afrique francophone d’ici à la fin du siècle va nécessairement favoriser les tentatives d’immigration vers la France et qu’il importe donc avant tout de trouver des solutions pour contrôler ces flux migratoires.

En ce qui concerne le projet de loi lui-même, les sénateurs de l’opposition refusent le principe de l’automaticité de la délivrance des cartes de résident qui prive les autorités administratives de tout pouvoir d’appréciation ; ils veulent restreindre la liste des catégories d’étrangers concernées par la délivrance de plein droit, en en soustrayant notamment les membres de famille, les étrangers résidant en France habituellement depuis plus de quinze ans ou depuis qu’ils ont atteint au plus l’âge de dix ans ; ils entendent que sa délivrance soit subordonnée à une enquête administrative et à un examen médical préalables ainsi qu’à la vérification du respect de ses obligations fiscales. Ils s’opposent enfin au renouvellement de plein droit.

La dénaturation du projet par le Sénat débouche sur l’échec de la commission mixte paritaire. Après une seconde lecture à l’Assemblée et au Sénat, le texte est adopté en troisième et dernière lecture par l’Assemblée nationale seule.

Le collectif pour la carte de dix ans pointe les aspects insuffisants de la réforme. Les critiques portent notamment sur la possibilité de refuser un titre de séjour pour des motifs d’ordre public, sur l’absence de garanties données en ce qui concerne la non-informatisation des titres, sur l’exclusion des DOM de la réforme, sur le maintien de la carte de séjour temporaire pour d’autres catégories que celles auxquelles elle aurait dû être exclusivement réservée : stagiaires, étudiants et visiteurs. Autrement dit, ce n’est pas un titre, mais deux qui sont instaurés, et dès lors que la situation de l’emploi reste opposable aux titulaires d’une carte de séjour temporaire et que l’accès à la carte de résident sera pour eux subordonné à des conditions strictes, on peut craindre que ne perdure, à côté d’une catégorie d’immigrés protégés, une autre catégorie en séjour précaire. Sur ce point, le collectif avait incontestablement vu juste. Toutefois, le combat a été, pour l’essentiel, gagné.

Pourtant, à peine la loi votée, la fuite en avant dans la surenchère anti-immigrés reprend de plus belle. « L’extrême droite, ce sont de fausses réponses à de vraies questions », déclare Laurent Fabius lors d’une émission télévisée en septembre  1984. En octobre, le gouvernement annonce de nouvelles mesures restrictives dirigées notamment contre le regroupement familial et que concrétisera le décret du 4  décembre 1984 interdisant la régularisation sur place des conjoints et des enfants.

Avec le retour de la droite au pouvoir, en 1986, commence le grignotage progressif des acquis de la loi du 17  juillet 1984 qui seront définitivement enterrés avec les lois Sarkozy de 2003 et 2006.

Le grignotage progressif des acquis de 1984

Le législateur de 1984 a prévu que la carte de résident serait délivrée, sans aucune condition, à neuf catégories de bénéficiaires : conjoints de Français ; enfants âgés de moins de vingt et un ans ou ascendants à charge d’un Français ou de son conjoint ; parents d’un enfant français ; titulaires d’une rente d’accident du travail avec un taux d’incapacité permanente de plus de 20 % ; conjoint et enfants de moins de dix-huit ans venus rejoindre par regroupement familial un étranger titulaire de la carte de résident ; réfugiés ; apatrides justifiant de trois années de résidence en France ; étrangers entrés en France avant l’âge de dix ans et y résidant habituellement, ou résidant en France habituellement depuis plus de quinze ans (ces deux derniers cas incluant donc les années de séjour irrégulier). La loi précise aussi que la carte de résident sera remise automatiquement aux étrangers déjà titulaires d’une carte de résident ordinaire ou d’une carte de résident privilégié ainsi qu’aux titulaires d’une carte de séjour temporaire et d’une carte de travail d’une durée de validité supérieure à un an. En dehors de ces hypothèses, la délivrance de la carte de résident reste discrétionnaire : elle est subordonnée à une condition de résidence de trois années et à l’absence de menace pour l’ordre public, et la décision de l’accorder ou de la refuser est prise « en tenant compte des moyens d’existence dont l’étranger peut faire état, parmi lesquels les conditions de son activité professionnelle et, le cas échéant, des faits qu’il peut invoquer à l’appui de son intention de s’établir durablement en France ».

La loi Pasqua du 9  septembre 1986 [52] représente la première offensive contre la réforme. Elle limite l’accès auto­matique à la carte de résident, d’un côté en prévoyant que la carte peut être refusée si la présence de l’étranger constitue une menace pour l’ordre public, de l’autre en restreignant la liste de ses béné­fi­ciaires. Les conjoints de Français n’obtiennent une carte de résident qu’après un an de mariage et à condition que la communauté de vie soit effec­tive ; les étrangers entrés en France avant l’âge de dix ans perdent leur droit à la carte de résident s’ils ont fait l’objet d’une condamnation à une peine d’emprisonnement de six mois ferme ou d’un an avec sursis (ou à plu­sieurs peines égales, au total, à ces mêmes durées) ; enfin, la condition de quinze ans de résidence habituelle en France est transformée en condition de dix ans de séjour régulier, là encore, sous réserve de n’avoir pas fait l’objet de condamnations pénales.

Mais plus encore que les textes, ce sont les pratiques administratives qui aboutissent à priver d’effet utile la notion de « plein droit » : une circulaire du 17  septembre 1986 indique qu’il convient de refuser les demandes émanant de personnes qui ne sont pas en situation régulière au moment du dépôt du dossier, alors même qu’elles auraient vocation, sur la base des textes, à obtenir de plein droit une carte de résident.

La loi Joxe du 2  août 1989 [53] revient à l’esprit du texte de 1984. Elle supprime la réserve de l’ordre public et, surtout, elle précise explicitement que le séjour irrégulier ne peut pas être un motif de refus de la carte de résident lors­que celle-ci est attribuée de plein droit. La loi supprime également les conditions restrictives introduites par la loi Pasqua en ce qui concerne les conjoints de Français et les étrangers entrés en France avant l’âge de dix ans ou y résidant depuis plus de dix ans. Dans la rédaction nouvelle du texte, peut prétendre à la carte de résident à la fois l’étranger qui réside en France depuis plus de quinze ans, même en situation irrégulière, et celui qui y réside depuis plus de dix ans en situation régulière. L’accès à la carte de résident est élargi aux titulaires d’une rente de maladie professionnelle et au conjoint et aux enfants des réfugiés et apatrides, ce qui les dispense des conditions de fond et des formalités du regroupe­ment familial.

Mais la parenthèse est de courte durée. La seconde loi Pasqua de 1993 [54] réintroduit la réserve d’ordre public et l’exigence d’une entrée et d’un séjour réguliers. Elle recule à nouveau dans le temps l’accès à une carte de résident pour les conjoints de Français qui ne peuvent y prétendre qu’après un an de mariage et sous réserve d’une communauté de vie effective. Le conjoint et les enfants de réfugiés, eux aussi, n’obtiennent de plein droit une carte de résident que s’ils sont en situation régulière, si le mariage est antérieur à l’obtention du statut ou s’il a été célébré depuis au moins un an. Sont exclues des catégories accédant de plein droit à la carte de résident : les personnes qui ont résidé habituellement en France pendant plus de quinze ans ; celles qui justifient d’une résidence régulière en France depuis plus de dix ans si c’est sous le couvert d’une carte étudiant ; celles qui sont arrivées en France avant l’âge de dix ans en dehors du regroupement familial. Enfin, la polygamie fait obstacle à la délivrance d’une carte de résident, non seulement au mari mais aussi aux épouses… Autre innovation notable : la loi introduit pour la première fois dans l’ordonnance de 1945 la possibilité de retirer un titre de séjour en cours de validité. Cette faculté n’était jusque-là ouverte que lorsque le détenteur du titre faisait l’objet d’une expulsion ou d’une interdiction du territoire français, ou lorsque le titre avait été obtenu par fraude. Sont notamment visés l’étranger polygame qui a fait venir dans le cadre du regroupement familial « plus d’un conjoint ou des enfants autres que ceux du premier conjoint », ainsi que l’étranger qui a fait venir son conjoint ou ses enfants en dehors de la procédure du regroupement familial. Cette dernière faculté, supprimée par la loi Chevènement en 1998, sera rétablie par la loi Sarkozy de 2003.

Trois ans à peine après cette réforme de grande ampleur, le législateur – ce sera l’œuvre de la loi Debré du 24  avril 1997 [55] – va être amené à intervenir pour corriger certains « dysfonctionnements » provoqués par l’application d’une législation trop sévère et qui produit, comme on les appelle, des « ni ni », autrement dit des personnes qui n’ont pas droit à un titre de séjour, n’étant pas en situation régulière, mais que la loi interdit de reconduire à la frontière en raison de leurs attaches en France. La loi va donc prévoir la délivrance d’une carte de séjour temporaire aux personnes entrées en France avant l’âge de dix ans, à celles qui résident habituellement en France depuis plus de quinze ans, aux conjoints de Français mariés depuis au moins un an et aux parents d’enfant français. On leur délivre donc « de plein droit » et sans condition de séjour préalable un titre précaire : un schéma que va reprendre et généraliser la loi Chevènement.

La loi Chevènement du 11  mai 1998 [56] atténue les effets déstabilisateurs de la loi Pasqua, mais elle prolonge l’évolution qui consiste à remettre en cause le droit au séjour stable et quasi inconditionnel que l’on avait entendu garantir en 1984 à tous ceux qui avaient des attaches en France. Elle systématise en effet la délivrance de cartes de séjour temporaires, au détriment du statut de résident. L’accès de plein droit à la carte de résident n’est pas rétabli pour les catégories sacrifiées par les lois précédentes. La loi se borne à créer pour elles un nouveau titre de séjour valable un an, portant la mention « vie privée et familiale », qui donne le droit d’exercer une activité salariée. C’est seulement au bout de cinq ans que les titulaires de ce titre peuvent obtenir une carte de résident.

La loi améliore, il est vrai, le sort des étrangers malades auxquels cette carte peut être délivrée ; elle met également en place un cadre légal pour les régularisations en prévoyant la délivrance de la carte « vie privée et familiale » à l’étranger « dont les liens personnels et familiaux en France sont tels que le refus d’autoriser son séjour porterait à son droit au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard des motifs de refus ». Mais il s’agit toujours de délivrer des titres de séjour d’un an, sur la base d’une appréciation subjective, ne conférant en tout état de cause qu’un droit au séjour précaire.

La fin du statut de résident ?

Les deux lois Sarkozy du 26  novembre 2003 [57] et du 24  juillet 2006 [58] portent le coup de grâce aux acquis de 1984. Elles s’inscrivent dans la continuité du mouvement de précarisation du droit au séjour engagé depuis 1993 en privant de nouvelles catégories d’étrangers d’un accès de plein droit à la carte de résident, d’une part, en élargissant le champ des hypothèses dans lesquelles elle peut être retirée, d’autre part. Mais ces lois « innovent » en ce que, prenant le contre-pied de la philosophie qui avait inspiré la réforme de 1984, elles entendent maintenir les étrangers dans un statut précaire aussi longtemps qu’ils n’ont pas donné des gages d’intégration.

La carte de résident « doit être réservée à ceux qui ont prouvé une réelle volonté d’intégration car l’on ne peut demander à la société française de vous accueillir pendant une longue période et ne pas avoir le souci de s’y intégrer », déclarait le ministre de l’intérieur pour justifier les nouvelles règles législatives.

La réforme du régime des cartes de résident, réalisée en deux temps, comporte par conséquent deux volets étroitement articulés.

D’un côté, l’accès de plein droit à la carte de résident, qui concernait à l’origine tous les étrangers ayant des attaches en France, devient résiduel. La loi de 2003 retire de la liste des bénéficiaires les membres de famille – conjoints et enfants – entrés dans le cadre du regroupement familial et les parents d’enfants français ; trois ans plus tard, le législateur réserve le même traitement aux conjoints de Français et aux étrangers qui justifient de dix ans de séjour régulier en France. Quant aux personnes qui résident habituellement en France depuis plus de dix ans, elles ne peuvent même plus prétendre de plein droit à la carte de séjour temporaire « vie privée et familiale » à laquelle la loi Chevènement leur avait donné accès.

De l’autre côté, on subordonne la délivrance de la carte de résident – devenue discrétionnaire – à « l’intégration républicaine de l’étranger dans la société française » ; et là où la loi de 2003 prévoyait que cette condition serait appréciée « notamment au regard de sa connaissance de la langue française et des principes qui régissent la République française », la loi de 2006 exige que l’intéressé s’engage personnellement à les respecter et qu’il les respecte effectivement. L’obtention de la carte de résident récompense, en somme, un comportement jugé conforme aux principes de la République française : liberté, égalité, laïcité.

Ces dernières réformes parachèvent ainsi l’inversion de la hiérarchie des titres instaurée en 1984. La carte de résident avait vocation à être le titre de séjour de droit commun, alors que la carte de séjour temporaire était réservée aux étrangers venant en France pour une durée limitée ou ne remplissant pas les conditions pour obtenir la carte de résident ; désormais, c’est la carte de séjour temporaire qui apparaît comme le titre de droit commun, tandis que l’accès à la carte de résident est de plus en plus étroitement contrôlé et soumis à l’appréciation discrétionnaire du préfet. La carte de résident n’est plus un outil offert à celles et ceux qui sont établis durablement en France dans le but de favoriser leur intégration ; c’est un titre qui se mérite, et il revient aux préfets d’apprécier si les demandeurs ont donné suffisamment de gages d’intégration pour le mériter.

Outre la précarité et l’arbitraire, l’application des textes a engendré l’engorgement des services préfectoraux et un allongement déraisonnable des délais de délivrance et de renouvellement des titres de séjour. La dégradation de la situation a fini par émouvoir bien au-delà des soutiens habituels des étrangers et des étrangères. Le rapport Fekl [59], remis au gouvernement en mai 2013, proposait, pour y remédier, non pas de faciliter l’accès à la carte de résident, mais de créer une carte « pluriannuelle », intermédiaire entre la carte temporaire d’un an et la carte de résident de dix ans.

Or les dispositions qui figurent dans la loi « relative au droit des étrangers en France » se situent encore en deçà des préconisations du rapport Fekl. La réforme, d’après l’exposé des motifs, prétendait « sécuriser le parcours d’intégration des ressortissants étrangers », notamment par la mise en place de cartes de séjour pluriannuelles. Mais la lecture du texte montre que l’accès à un titre de séjour stable reste conçu comme une récompense et que la sécurité du séjour n’est en rien garantie.

À l’issue d’une année de vie en France et à condition d’avoir suivi avec assiduité des formations civiques et linguistiques, analogues à celles qui sont dispensées dans le cadre de l’actuel contrat d’accueil et d’intégration, certaines catégories de personnes – pas toutes – pourront se voir délivrer une carte d’une durée maximum de quatre ans – deux ans seulement dans certains cas. Le préfet pourra vérifier à tout moment que les conditions qui ont justifié la délivrance du titre pluriannuel sont toujours remplies et le retirer dans le cas contraire. Une telle épée de Damoclès n’est guère de nature à assurer sécurité et sérénité au titulaire de la carte pluriannuelle. D’autant qu’à l’expiration de la validité de ce titre, l’accès à la carte de résident ne sera nullement garanti – il sera même subordonné à une exigence renforcée de maîtrise du français.

*

On est décidément à mille lieues de la revendication portée par la campagne « Rendez-nous la carte de résident  ! », lancée en juillet  2014 par plus de 200 associations et syndicats. Ceux qui font les lois semblent tétanisés à l’idée de redonner vie à un dispositif dont on serait bien en peine de démontrer qu’il a eu des effets néfastes. Ces réticences ne peuvent qu’accréditer dans l’opinion l’idée que l’immigration est une menace et que, non, décidément, les immigré·e·s ne sont pas les bienvenu·e·s en France.

Insertion, intégration



Lorsqu’on lit les textes du début des années 1980 : productions militantes, discours ministériels, circulaires, débats parlementaires… – on constate que le mot « intégration » est rarement utilisé et qu’on emploie plus volontiers celui d’« insertion ». L’insertion est considérée comme un processus moins impliquant pour les immigrés, auxquels on ne demande pas de renoncer à leurs particularismes culturels et à leur appartenance d’origine, d’autant moins qu’ils ont vocation à retourner un jour chez eux. Les mots servent aussi de marqueur à la distinction droite/gauche. Si la droite utilise parfois le terme d’intégration comme substitut du mot tabou « assimilation », la gauche, elle, prône l’insertion sociale des travailleurs immigrés et de leurs familles. Ce choix terminologique s’explique par l’importance qu’elle accorde à l’économique et au social, mais aussi par la sympathie d’une partie de la gauche pour la thématique du droit à la différence.

L’insertion va devenir, à partir de 1981, un objectif officiel des politiques publiques et se traduire en actes : mise en place des « zones d’éducation prioritaires » (ZEP), politique de développement social des quartiers (DSQ), contrats d’agglomération passés entre l’État et les villes petites et moyennes pour inciter celles-ci à mieux prendre en compte les besoins de la population immigrée, etc. La loi de 1984 créant la carte de résident vise aussi, par la sécurité qu’elle apporte à ses titulaires, à favoriser leur « insertion ».

Mais il est bien difficile, ici, de dire ce qui différencie l’objectif d’insertion de celui d’intégration et c’est assez logiquement que l’« intégration » va, à partir de 1988, devenir le terme officiel utilisé pour désigner l’objectif de l’action publique : il ne fait plus de doute, en effet, que les immigrés sont installés durablement en France. Joue aussi, dans cette conversion terminologique, l’affaire dite du « foulard islamique » qui, à l’automne 1989, achève de faire peser le discrédit sur toute revendication d’un droit à la différence.

La lente dégradation du statut des étrangers. La preuve par les chiffres

Antoine Math, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES) et Alexis Spire, directeur de recherches au CNRS (IRIS/EHESS)

Dans la plupart des États modernes, la caractéristique principale du statut de l’étranger est que sa légitimité à rester sur le territoire peut être remise en question s’il représente une menace pour les intérêts de la société qui l’accueille. En France, cette précarité prend la forme de titres de séjour, plus ou moins temporaires, dont le renouvellement est conditionné à l’ordre public, à l’occupation d’un travail et/ou à la preuve de ressources suffisantes. Alors que cette question de la durée des autorisations de séjour est un fait majeur dans l’expérience quotidienne des étrangers, les travaux académiques s’y sont jusqu’à maintenant peu intéressés.

L’histoire des politiques d’immigration a longtemps été écrite à l’aune exclusive des textes de loi et des statistiques de flux. Dans cette perspective, la période des Trente Glorieuses est habituellement présentée comme un cycle d’ouverture totale à l’immigration, par opposition aux trois décennies suivantes marquées par une fermeture des frontières. Aborder l’évolution du statut des étrangers sous l’angle des variations constatées dans la durée de leur titre de séjour permet de revisiter l’histoire des politiques d’immigration en se plaçant au plus près des conditions concrètes de leur mise en œuvre. Ainsi, cet article propose de montrer, chiffres à l’appui, comment la précarité du séjour des étrangers a plus ou moins été entretenue par les représentants de l’État, selon la conjoncture économique et l’évolution du rapport de forces politique. Pour en prendre la mesure, on a choisi comme indicateur l’évolution de la part des étrangers ayant un titre de séjour de dix ans (c’est-à-dire celui qui procure une grande sécurité et ne peut être qu’exceptionnellement remis en cause), parmi l’ensemble des étrangers autorisés à séjourner en France (graphique 1). Cet indicateur comporte certains biais qui, même s’ils ne sont pas déterminants, doivent être explicités. Tout d’abord, la part des étrangers ayant un statut de longue durée ne reflète pas uniquement la politique de précarisation. Elle dépend d’autres paramètres comme les régularisations, les décès, les retours définitifs dans le pays d’origine ou encore les naturalisations. En outre, les chiffres de l’immigration étant étroitement dépendants de l’appareil d’État qui les enregistre, cet indicateur est difficile à calculer pour certaines périodes ; la curiosité bureaucratique étant focalisée sur le nombre d’entrées, il n’existe pas de série officielle sur l’évolution de la répartition des cartes par durée de validité. Les données présentées dans cet article résultent de saisies manuelles obtenues à partir de rapports, dont certains ne sont disponibles que dans les archives (voir encadré p. 65).

L’évolution de la part des étrangers disposant de titres de séjour de dix ans permet de distinguer trois grandes périodes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (graphique 1). Durant les Trente Glorieuses, la part des étrangers au statut stable est passée de plus de 60 % au milieu des années 1950 à moins de 40 % au milieu des années 1970, essentiellement en raison du pouvoir discrétionnaire laissé aux préfectures [60]. La période suivante (1975-1993) peut être vue comme une période de stabilisation de l’immigration marquée par une hausse de la part des titres de dix ans, de moins de 40 % au milieu des années 1970 à environ 85 % à partir de 1988. Enfin, les deux dernières décennies (1993-2014) se caractérisent par une précarisation du séjour des étrangers, attestée par la baisse ininterrompue de la part des titres de dix ans.


Graphique 1 – Évolution de la part des étrangers en situation régulière disposant d’un titre de séjour de dix ans (1945-2014).

Source : compilation de rapports officiels (voir graphiques suivants et encadré p. 65).


Les trente années de croissance économique qui ont suivi l’après-guerre ont vu le statut des étrangers se dégrader progressivement. Dès les années 1930, la question de la stabilité du séjour des étrangers accueillis en France est une revendication centrale des associations. Après la victoire du Front populaire, un projet de statut juridique des étrangers est déposé à l’Assemblée mais très vite abandonné. Le débat est néanmoins rouvert après la Seconde Guerre mondiale.

Le dispositif des cartes de séjour instauré par l’ordonnance du 2  novembre 1945 suscite d’emblée nombre de critiques de la part des associations liées à l’immigration. Il répartit les étrangers en trois catégories distinctes auxquelles correspondent trois types de cartes de séjour : la carte de résident temporaire d’une durée inférieure ou égale à un an, la carte de résident ordinaire valable trois ans et la carte de résident privilégié valable dix ans [61]. Cette tripartition est critiquée par la mouvance communiste qui reproche au Gouvernement provisoire d’avoir reconduit le régime de suspicion de 1938 et d’avoir légiféré précipitamment, avant l’entrée en fonction de la nouvelle Assemblée.

Le Centre d’action et de défense des immigrés (Cadi), composé en majorité de militants communistes étrangers, essaye alors de peser sur la rédaction des textes d’application des ordonnances déjà promulguées. L’enjeu principal concerne les conditions d’attribution des cartes de résident privilégié qui offrent un statut très protecteur mais qui sont soumises à des critères très stricts. Valables dix ans et renouvelables automatiquement, ces cartes sont, d’après le texte de l’ordonnance, réservées aux étrangers âgés de moins de trente-cinq ans au moment de leur entrée en France. De plus, leur délivrance est conditionnée à une enquête administrative préalable que les associations interprètent comme une porte ouverte à l’arbitraire. Au terme d’une longue négociation, le décret du 30  juin 1946 dispense finalement de la condition d’âge et de séjour tous les étrangers qui ont lutté contre les puissances de l’Axe et tous ceux qui résident en France depuis 1939. L’enquête préalable et le pouvoir d’appréciation de l’administration sont maintenus, mais des instructions sont données aux préfectures pour que les étrangers résidant déjà en France avant la guerre se voient accorder une carte de résident privilégié quel que soit leur âge d’arrivée.

En 1947, les nouveaux titres de séjour prévus par l’ordonnance de 1945 sont édités et octroyés selon une interprétation généreuse des critères énoncés dans le texte. Près de 375 000 titres de séjour sont délivrés parmi lesquels 53 % de cartes de résident privilégié, 20 % de cartes de résident ordinaire et 27 % de cartes de résident temporaire. La part de cartes de résident privilégié aurait pu être beaucoup plus importante mais, cette année-là, le nombre d’étrangers devenant français atteint un niveau record : on enregistre en effet 85 000 décrets de naturalisation, ce qui s’explique à la fois par le « rattrapage » des années de Vichy et par une volonté politique d’intégrer les étrangers ayant combattu le nazisme et ceux utiles à l’économie (notamment dans les mines et la métallurgie) [62]. Ainsi, la majorité des étrangers installés en France depuis la veille de la Seconde Guerre mondiale acquiert une sécurité juridique, soit en devenant français, soit en obtenant la carte de résident privilégié qui, renouvelée automatiquement, les protège contre toute mesure de refoulement et leur assure l’autorisation de travailler dans la branche et le département de leur choix. Cette interprétation généreuse de l’ordonnance de 1945 se poursuit jusqu’au milieu des années 1950 et profite surtout aux Italiens qui constituent à l’époque l’essentiel de l’immigration. En 1955, sur 1 300 000 étrangers autorisés à résider en France, 7 % ont un titre temporaire de séjour, 29 % ont une carte de résident ordinaire (de trois ans) et 63 % sont titulaires d’une carte de résident privilégié (de dix ans) [63]. Cette configuration est néanmoins bouleversée par le décollage de la croissance économique et l’importance des pénuries de main-d’œuvre. La circulaire du 18  avril 1956 vient alors institutionnaliser la pratique des régularisations et encourage les préfectures à autoriser le séjour de tout étranger présentant un contrat de travail.

En plaçant sur le même plan la procédure d’introduction sur la base d’un contrat visé par l’Office national d’immigration (ONI) et la procédure par régularisation, la circulaire de 1956 laisse toute latitude aux préfectures pour conduire la politique d’immigration en fonction des besoins de main-d’œuvre propres à chaque bassin d’emploi. Les agents utilisent cette marge de manœuvre pour maintenir plus longtemps les étrangers dans un statut de résident temporaire ou ordinaire, de façon à conserver, par le biais de l’autorisation de travail, le pouvoir de les orienter vers les secteurs déficitaires.

Durant cette deuxième partie des Trente Glorieuses, le nombre d’étrangers (hors Algériens) autorisés à séjourner en France passe de 1,5 million en 1957 à 2,6 millions en 1975, soit une augmentation de 73 % (graphique 2).


Graphique 2 – Évolution du nombre de titres de séjour de 1955 à 1986

Champs : titres détenus par des étrangers en métropole au 31  décembre de chaque année

CRP = carte de résident privilégié (10 ans), incluant la nouvelle carte de résident à partir de 1985 ;

CRO = carte de résident ordinaire (3 ans) ; CRT = carte de résident temporaire (1 an) ; CRA = certificat de résidence algérien (de 1 à 10 ans) ; régime CEE (cartes CEE de 1, 5 ou 10 ans attribuées aux ressortissants communautaires à partir de 1971).

Sources : données issues des rapports statistiques du ministère de l’intérieur (archives).


L’augmentation de plus d’un million de titres (hors Algériens) entre 1957 et 1975 résulte de l’afflux de travailleurs étrangers appelés par les entreprises françaises à répondre aux carences de main-d’œuvre ; les immigrés concernés sont surtout portugais [64], marocains [65] et tunisiens [66]. Cet accroissement considérable du nombre d’étrangers résidant en France ne se traduit ni par une augmentation des titres provisoires, ni par celle des titres de dix ans : le nombre de cartes de résident temporaire passe de 292 000 fin 1957 à 300 000 fin 1975, et celui des cartes de résident privilégié, attribuées de façon très restrictive par les préfectures, augmente à peine, passant de 842 000 fin 1957 à 862 000 fin 1975. Cette apparente stabilité masque toutefois la préférence accordée aux ressortissants européens.

Le traité de Rome de 1957 prévoyait, à terme, que les ressortissants des pays membres puissent jouir d’un droit de libre circulation, mais l’administration française y a longtemps été réticente par souci de protéger le marché du travail national. En 1961, l’accès au séjour des travailleurs ressortissants de la CEE est facilité une première fois : ils bénéficient, à leur arrivée en France, d’une carte de résident temporaire d’un an au terme de laquelle ils sont dotés d’une carte de résident ordinaire de trois ans [67], tout en restant astreints à l’obtention d’une autorisation de travail [68]. Avec l’amélioration de la conjoncture économique, ils obtiennent, en 1964, le droit d’exercer l’activité de leur choix [69] : tout étranger ressortissant de la CEE et justifiant d’un emploi depuis deux ans peut désormais bénéficier d’une carte de résident privilégié de dix ans [70]. Le nombre de cartes de résident privilégié est alors multiplié par deux, ce qui bénéficie, dans une proportion de 90 %, à des Italiens [71]. Puis, à la suite de l’adoption du règlement communautaire du 15  octobre 1968, ils sont mis en possession d’un nouveau titre, la carte de « ressortissant d’un État membre de la CEE » valable cinq ans et automatiquement renouvelable en carte de dix ans [72]. Ces titres délivrés aux travailleurs européens et à leur famille sont au nombre de 280 000 fin 1975.

L’ouverture à l’immigration pratiquée entre 1957 et 1975 se traduit en réalité par une réorganisation progressive de l’économie des titres de séjour. Au cours de ces deux décennies de croissance, la carte de résident ordinaire d’une durée de trois ans devient le statut vers lequel est orientée la très grande majorité des étrangers. Alors qu’ils étaient 370 000 à en bénéficier en 1957, ils sont quasiment quatre fois plus nombreux en 1975 (1 155 000). Les agents des préfectures sont ainsi parvenus à reprendre ce que les associations avaient négocié en 1947, en remettant la carte de résident ordinaire au centre du dispositif de régulation de l’immigration. Cette évolution s’effectue au détriment de la carte de résident privilégié : la part des étrangers qui en sont titulaires passe de 60 % au milieu des années 1950 à moins de 40 % au milieu des années 1970 (graphique 3). D’autres facteurs ont pu contribuer à un tel déplacement, notamment l’augmentation du nombre de naturalisations et de nouveaux entrants. Mais il est surtout le fruit de pratiques bureaucratiques visant à conserver la possibilité de mettre à l’épreuve les étrangers et de protéger le marché national du travail. En maintenant les étrangers sous le régime d’un statut provisoire, l’administration conserve la possibilité de s’assurer qu’ils ne constituent pas une menace du point de vue de l’ordre public et des intérêts économiques de la société d’accueil. En effet, la carte temporaire nécessitant une autorisation de travail pour un métier et un département donnés, les préfectures peuvent utiliser ce statut pour contraindre les étrangers à répondre aux besoins d’une économie alors en pleine expansion et, d’une façon plus générale, pour mettre les étrangers à l’épreuve.


Graphique 3 – Proportion des cartes de dix ans parmi les titres de séjour en France (sauf Algériens)

Champs : titres détenus par des étrangers en métropole au 31  décembre de chaque année (1955-1985)

Sources : calculs des auteurs à partir des données issues des rapports statistiques du ministère de l’intérieur (cf. encadré p. 65).


Une certaine stabilisation de l’immigration est observée au cours de la période suivante (1975-1993). Prise en juillet  1974, la décision de suspendre l’immigration de travail a souvent été présentée comme un tournant inaugurant une période de conversion à la logique de maîtrise des flux migratoires [73]. Au regard des statistiques relatives à la stabilité des titres de séjour, les deux décennies postérieures au premier choc pétrolier apparaissent plutôt comme une période très favorable aux étrangers : la part de ceux qui détiennent une carte de dix ans passe en effet de 37 % en 1975 à environ 85 % en 1988. Derrière cette hausse continue, il faut néanmoins distinguer plusieurs moments.

De 1975 à 1980, les étrangers sont en première ligne dans la crise économique. La fin des années 1970 est en effet marquée par un durcissement de la politique d’immigration et une stagnation du nombre de titres de séjour. En dehors des Algériens, on dénombre 2,6 millions d’étrangers autorisés à résider en France de 1975 à 1980. La particularité de cette dernière partie du septennat de Valéry Giscard d’Estaing est la baisse significative et régulière du nombre de titulaires de cartes de résident ordinaire qui passe de 1 155 000 fin 1975 à 896 000 fin 1980 (graphique 2). Cette décrue s’explique d’abord par la généralisation des cartes attribuées au titre de l’appartenance à la Communauté européenne : tous les ressortissants communautaires dont la carte de séjour arrive à expiration se voient attribuer une carte CEE dont le nombre passe de 280 000 fin 1975 à 446 000 fin 1980. Parallèlement, les autres étrangers jouent le rôle d’« amortisseur de crise » et sont frappés de plein fouet par les licenciements dans l’industrie. Une fois au chômage, beaucoup se voient refuser le renouvellement de leur titre de séjour (qu’il soit d’un an ou de trois ans) et basculent alors dans l’irrégularité. À ces victimes des restructurations du marché du travail s’ajoutent tous ceux, principalement Espagnols et Portugais, qui ont saisi l’opportunité de l’« aide au retour » proposée par le gouvernement et qui sont repartis vivre dans leur pays d’origine [74].

La fin de l’accroissement du nombre d’étrangers en situation régulière, la hausse des cartes CEE et les restrictions consécutives aux restructurations économiques ont contribué à la baisse du nombre de résidents ordinaires et à une stagnation des effectifs de résidents privilégiés. L’augmentation de la part des cartes de résident privilégié de dix ans (de 37 % en 1975 à 45 % en 1980) est davantage le reflet de la déstabilisation des étrangers sur le marché du travail que le résultat d’une consolidation de leur statut sur le plan du séjour.

Le tournant de 1981 ?

L’arrivée de la gauche au pouvoir marque un tournant dans la politique française d’immigration, qui se traduit également au niveau du nombre et du type de cartes accordées aux étrangers. La régularisation de 1981 permet à 125 000 étrangers de retrouver un statut, ce qui aurait pu se traduire par une augmentation de la précarité du séjour avec la délivrance de titres de séjour de courte durée ; en fait, le nombre de cartes de séjour temporaire augmente peu et le nombre de cartes de résident ordinaire diminue légèrement, tandis que le nombre de cartes de résident privilégié augmente significativement, ce qui constitue une rupture nette par rapport aux périodes précédentes (graphiques 2 et 3).

Ces évolutions souterraines traduisent un changement de configuration dans la régulation de l’immigration. Tandis que les ordonnances de 1945 organisaient le statut des étrangers en trois catégories bien distinctes (avec des cartes de un, trois et dix ans), la pratique des préfectures a progressivement mis en place un traitement dual avec, d’un côté, les étrangers ayant vocation à repartir qui sont mis en possession d’un titre temporaire et, de l’autre, les étrangers ayant vocation à rester de façon permanente qui se voient octroyer une carte de dix ans. L’étude fine de la répartition des différents titres de séjour révèle que cette dualisation se met en place dès 1981, avant l’adoption de la loi de 1984 qui en entérine le principe dans le droit.

La loi du 17  juillet 1984 constitue une étape cruciale dans l’histoire du statut des étrangers. Alors que l’autorisation de séjourner en France était jusque-là conditionnée à la possession d’un emploi, ce texte, adopté à l’unanimité des députés, instaure un droit au séjour fondé sur les liens personnels et familiaux. Aux trois types de cartes de séjour et quatre autorisations de travail existant alors se substitue un nouveau régime répartissant les étrangers en deux catégories. Ceux dont le séjour est considéré comme temporaire (étudiants, visiteurs, demandeurs d’asile et travailleurs ayant un contrat à durée limitée) se voient octroyer une carte de séjour temporaire valable au plus un an et devant s’accompagner, le cas échéant, d’une autorisation de travail. Ceux dont l’installation est considérée comme durable sont désormais mis en possession d’une carte de séjour valable dix ans, renouvelable automatiquement et leur permettant d’exercer sur tout le territoire métropolitain la profession de leur choix.

Dès 1985, le nombre de cartes de résident ordinaire chute et la part des titres d’une durée de dix ans passe de 50 % à 60 % environ (graphique 3). On ne dispose pas de chiffres précis pour cette période mais les statistiques sur le nombre annuel de délivrances de cartes de résident de plein droit (tableau 1) permettent d’évaluer que la part des cartes de dix ans continue de grimper très fortement les années suivantes pour atteindre rapidement environ 85 % fin 1987, date à laquelle tous les titulaires d’une carte ordinaire se voient attribuer une carte de dix ans. Dans l’esprit de la loi de 1984, les étrangers ayant des attaches en France (on distinguait alors neuf catégories) devaient obtenir, dès leur arrivée, une carte de résident de dix ans. Ce principe a été une première fois restreint par la loi Pasqua de 1986 qui s’est traduite par un très léger fléchissement des nouvelles attributions (tableau 1) [75]. La loi Joxe de 1989 supprime néanmoins la plupart des restrictions introduites par la précédente législature. On peut d’ailleurs faire l’hypothèse qu’au début des années 1990, la part des étrangers en situation régulière disposant d’une carte de dix ans a pu atteindre 90 %, si on prend pour référence le cas des Algériens dont la part disposant d’une carte de dix ans était de 92 % environ entre 1998 et 2000 (graphique 5), c’est-à-dire à un moment où ils relevaient, pour l’attribution de la carte de dix ans, d’un régime spécifique proche des dispositions applicables aux autres étrangers.


Tableau 1 – Délivrance de la carte de résident de plein droit* – 1986-1990

Fondement19861987198819891990
Art 2. de la loi du 17  juillet 1984 (1) 268 765 181 383 92 738 63 247 41 324
Art 15. de l’ordonnance 1945 (2) 60 375 54 121 56 450 60 568 63 275
Total 329 166 236 216 149 646 123 959 104 599

* hors attributions via l’article 14 de l’ordonnance de 1945 après 3 années de séjour régulier et sur critère d’insertion professionnelle

(1) Délivrance de plein droit, au moment du renouvellement de leur titre, pour les détenteurs, à la date d’entrée en vigueur de la loi, d’une CRP, d’une CRO, ou d’une CRT avec carte de travail (uniquement des CRP à partir de 1988)

(2) Délivrance de plein droit sur le fondement de l’article 15 de l’ordonnance de 1945 (catégories prévues par la loi du 17 juillet 1984 et modifiées par la loi du 9 septembre 1986)

Source : note d’information DPM/n°92-16 du 8 juillet 1992 relative à la délivrance des cartes de résident de plein droit


Durant ces premières années d’application de la loi de 1984, la dualisation des titres se fait au profit de l’augmentation de la part des étrangers détenteurs d’une carte de dix ans. Cette sécurité juridique dont bénéficient alors les étrangers s’explique en grande partie par un rapport de force politique favorable à la défense de leurs droits : le succès de la « Marche des Beurs » [76], l’écho médiatique rencontré par SOS Racisme et l’ampleur de la mobilisation suite à la mort de Malik Oussekine [77] sont autant de composantes d’une conjoncture propice à la stabilisation du séjour des étrangers. S’y ajoute la conversion d’associations comme la Cimade ou la Ligue des droits de l’Homme à la lutte pour l’immigration sur le terrain du droit individuel au séjour. Mais cette amélioration du statut des étrangers en situation régulière va aussi se faire au détriment de ceux qui sont sans papiers, surtout à partir de l’adoption de la seconde loi Pasqua de 1993.

Pasqua 2

Cette loi, en remettant en question nombre de droits acquis, va en effet marquer le début de la précarisation du séjour des étrangers qui se poursuit encore aujourd’hui. Outre les mesures spectaculaires visant l’immigration familiale et la protection sociale, cette nouvelle loi a pour effet de rendre plus précaire le séjour des étrangers en situation régulière en sapant progressivement l’édifice mis en place en 1984. Ce processus de déstabilisation est beaucoup plus discret que certaines mesures médiatisées. D’importantes restrictions sont alors posées aux deux voies d’accès à la carte de dix ans, dès l’admission au séjour, ou après plusieurs années de séjour avec une carte temporaire. De telles restrictions sont néanmoins difficiles à mesurer car elles n’affectent pas les étrangers déjà titulaires de la carte de dix ans mais seulement ceux arrivés plus récemment, qu’ils soient sans titre de séjour ou titulaires d’une carte temporaire.

Pour rendre visibles les effets de cette législation et de celles qui sont venues ensuite la compléter, on peut mobiliser deux types d’indicateurs. D’une part, l’évolution de la part des étrangers titulaires d’une carte de dix ans fait ressortir la précarisation quasi continue des étrangers installés légalement en France sur une vingtaine d’années. D’autre part, l’étude des flux annuels de délivrance de nouvelles cartes de résident donne un aperçu plus conjoncturel des mesures adoptées. Cette analyse est toutefois contrainte par le caractère partiel des données disponibles (voir encadré p. 65).

La loi Pasqua de 1993 a restreint l’accès à la carte de résident pour les enfants arrivés avant leur majorité sur le territoire et pour les conjoints de Français, en exigeant notamment de ces derniers une condition préalable de régularité de séjour. En dépit de ces restrictions, plus de 40 % des étrangers admis au séjour en France entre 1994 et 1996 recevaient encore une carte de dix ans (graphique 4).

La loi de 1993 a aussi accentué le pouvoir discrétionnaire des agents des préfectures en matière d’attribution de la carte de dix ans à des étrangers arrivés depuis longtemps en France. Mais il est difficile de quantifier le phénomène car les statistiques disponibles ne permettent pas d’isoler ce mode d’accès au statut de résident permanent. Une étude ponctuelle a pu être réalisée à partir du fichier AGDREF qui enregistre les titres de séjour en circulation. Parmi les ressortissants d’États tiers admis au séjour en 1994 avec une carte d’un an, seulement un sur cinq (20,5 %) est parvenu trois ans plus tard à obtenir une carte de dix ans (36 % en excluant les étrangers admis au séjour en tant qu’étudiants) [78].

Cette étude limitée aux étrangers admis en 1994 et ayant obtenu une carte de dix ans durant les trois années suivantes ne permet pas de connaître l’évolution postérieure de ce mode d’accès à la carte de dix ans. Parmi les étrangers titulaires d’une carte de séjour temporaire, certains repartent, d’autres se retrouvent en situation irrégulière et quelques-uns parviennent à devenir français. Il est donc très difficile de mesurer les rythmes de passage d’un titre temporaire à un statut stable et de distinguer les restrictions qui relèvent des nouvelles dispositions juridiques de celles qui découlent des pratiques préfectorales. Le seul moyen de connaître avec précision chacun de ces effets serait de mettre en œuvre un suivi longitudinal d’un échantillon représentatif de dossiers d’étrangers arrivés en France une même année.


Graphique 4 – Évolution de la proportion de cartes de dix ans parmi les titres délivrés aux étrangers (ressortissants d’État tiers) admis au séjour durant l’année. 1994-2013

Sources : calculs des auteurs à partir des rapports ministériels.


Le retour de la gauche au pouvoir, en 1997, ne s’accompagne d’aucune modification substantielle des conditions d’entrée et de séjour en France, ce qui se manifeste par le renoncement à abroger les lois Pasqua [79]. Dans ce contexte, la part des cartes de dix ans dans le total des admissions au séjour de ressortissants d’États tiers diminue significativement à partir de 1997-1998 (graphique 4).La part des titres de dix ans délivrés aux étrangers après leur admission au séjour passe de 40 % avant 1997 à environ 25 % à partir de 2000. Cette baisse significative et pérenne s’explique par la réorganisation des différents titres de séjour induite par la loi Chevènement (1998). Plusieurs catégories d’étrangers qui pouvaient prétendre, dans l’esprit de la loi de 1984, à une carte de dix ans sont désormais davantage orientées vers la nouvelle carte de séjour temporaire « vie privée et familiale » d’une durée d’un an. Le nombre d’étrangers avec une carte de résident stagne à partir de 1997 tandis que le nombre d’étrangers munis d’une carte de séjour temporaire augmente fortement. Il en résulte une forte baisse de la part du total des cartes de résident, qui avait probablement déjà diminué après la loi Pasqua de 1993 : de 84,1 % fin 1998 à 75,8 % fin 2003 (hors Algériens).


Graphique 5 – Évolution de la part d’étrangers ayant un titre de séjour de dix ans parmi les titulaires d’une autorisation de séjour (1998-2014)

(*) En réalité, 99 % sont des titres de dix ans (cartes de résident et certificat de résidence pour Algériens de dix ans). Mais on y trouve aussi, de façon marginale (moins de 1 % au total quelle que soit l’année), des titres communautaires de cinq ans ou permanents (membres de famille d’un ressortissant de l’UE), des cartes « retraité » de dix ans, des cartes « compétences et talents » de trois ans, et des certificats de résidence pour Algériens deux ans.

(**) Y compris de façon marginale des CRA d’une durée de deux ans.

Champ : étrangers ressortissants d’États tiers hors UE-EEE résidant en métropole – au 31  décembre – années 1998-2014

Source : Calculs des auteurs à partir des rapports ministériels (encadré p. 65).


Avec le retour de la droite en 2002, la promesse électorale de lutter contre l’immigration irrégulière se concrétise par deux lois successives qui durcissent considérablement les conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France. Les lois de 2003 et 2006 parachèvent la déstabilisation de l’immigration régulière en fermant davantage les deux voies d’accès à la carte de résident, lors de l’admission au séjour, ou après un long séjour avec des titres précaires.

La loi du 26  novembre 2003 supprime l’accès direct à la carte de résident pour les conjoints et enfants venus, dans le cadre du regroupement familial, rejoindre un étranger déjà titulaire de cette carte, ainsi que pour les parents d’enfant français résidant déjà régulièrement en France. Pour les conjoints de Français, elle retarde l’accès à un statut stable, en faisant passer l’exigence d’une durée préalable du mariage et de la communauté de vie d’un à deux ans. En outre, elle introduit le critère d’intégration républicaine comme condition d’accès à la carte de résident et laisse aux agents de préfecture le soin d’en apprécier la teneur. Ainsi, les parents d’enfant français ne peuvent plus obtenir de plein droit une carte de dix ans, mais doivent se soumettre à un « entretien d’intégration » au terme duquel cette carte peut leur être refusée. C’est également le cas pour les bénéficiaires du regroupement familial, tout comme pour les étrangers résidant en France depuis plus de cinq ans pour lesquels l’attribution dépend aussi du pouvoir discrétionnaire de l’administration qui évalue si l’étranger exerce une activité professionnelle lui procurant des ressources stables et suffisantes. Un étranger au statut temporaire remplissant toutes les conditions d’ancienneté de séjour et d’« intégration républicaine » requises pour la carte de dix ans peut se la voir refuser si la préfecture estime que son salaire est insuffisant (à la préfecture de Paris, il semblerait que le seuil ait été fixé à 15 000 euros par an).

Trois ans plus tard, la même majorité renchérit sur sa propre intransigeance en modifiant une nouvelle fois la législation. La loi du 26  juillet 2006 supprime la délivrance de plein droit de la carte de dix ans pour les conjoints de Français résidant en situation régulière après deux ans de mariage ; désormais, les préfectures ont la possibilité – et non l’obligation – de l’accorder après trois ans de mariage et de vie commune ininterrompue en situation régulière en France, et sous réserve que l’étranger puisse prouver son intégration et des moyens d’existence suffisants. Toutes ces mesures contribuent à accroître le pouvoir discrétionnaire des agents de préfecture et à accentuer l’insécurité juridique des étrangers. Les demandeurs d’un titre de dix ans sont désormais évalués à l’aune d’un entretien individualisé, comparable, par bien des aspects, à celui qui prévaut pour la naturalisation. En fonction d’un critère aussi flou et imprécis que celui de « bonne intégration », l’agent peut décider d’accorder à l’étranger un statut stable de résident ou de le maintenir dans un statut précaire de séjour. Les différences de traitement se creusent alors d’une préfecture à l’autre et induisent des inégalités qui renforcent le sentiment d’arbitraire et d’insécurité juridique. En plaçant les agents subalternes de préfecture en position de statuer sur la bonne intégration des étrangers, les lois de 2003 et 2006 ont aussi limité l’accès à la carte de résident pour les étrangers venant d’être admis au séjour. Leur nombre passe de 39 000 en 2002 à 16 000 environ en 2013 [80] ; leur proportion parmi l’ensemble des étrangers admis au séjour passe d’environ 25 % en 2002 à 9,2 % en 2013 [81] (graphique 4).

En l’espace de quelques années, les admissions au séjour des étrangers au moyen d’une carte de dix ans sont devenues l’exception. Deux catégories d’étrangers peuvent encore y prétendre (hormis quelques catégories résiduelles). D’une part, ceux qui obtiennent le statut de réfugié : leur nombre oscille entre 9 000 et 11 000 par an de 2006 à 2013 ; d’autre part, les membres de famille (conjoints) de titulaires de la carte de résident et les ressortissants de certains pays du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne épargnés par les nouvelles restrictions des années 2000 car ils relèvent d’un régime spécial plus favorable du fait d’accords passés avec la France (Algérie, Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Centrafrique, Congo, Côte d’Ivoire, Gabon, Mali, Maroc, Mauritanie, Niger, Sénégal, Togo, Tunisie). Le nombre des membres de famille obtenant une carte de résident lors de leur admission au séjour a diminué de moitié entre 2006 et 2013. La part de ceux admis dans le cadre du regroupement familial et recevant une carte de résident est passée de 60 % environ en 2006 (9 856 sur 16 280) à 25 % en 2013 (4 892 sur 19 695) [82].

Depuis une vingtaine d’années, les étrangers admis au séjour reçoivent de plus en plus souvent une carte provisoire d’un an ou un récépissé qu’ils doivent renouveler. Ils mettent ainsi de plus en plus longtemps à acquérir un statut stable. Le nombre d’étrangers en possession d’une carte de séjour temporaire (un an au maximum) a augmenté de 173 % entre la fin 1998 (178 000) et la fin 2014 (487 000), alors que, sur la même période, le nombre d’étrangers ressortissants d’États tiers (hors Algériens) en situation régulière a augmenté d’environ 30 %. Cette évolution n’a bien sûr pas affecté ceux qui bénéficiaient déjà d’un statut de longue durée : le nombre de cartes de résident est, lui, resté globalement stable de fin 1998 à fin 2011, autour de 1,2 million et est même passé à 1,35 million, fin 2014, soit une augmentation totale de 10 % environ entre fin 1998 et fin 2014 (graphique 6). Il est probable que la hausse récente soit au moins pour partie imputable à la chute du nombre de naturalisations qui a résulté de la réforme confiant au ministère de l’intérieur le monopole de cette prérogative.

Il résulte de ces évolutions une forte érosion de la part d’étrangers séjournant en France avec un statut stable. La part des étrangers ressortissants d’États tiers (Algériens inclus) en situation régulière et ayant un titre de séjour long a baissé de façon continue, de 86,3 % fin 1998 à 70,4 % fin 2014 (graphique 5). Cette baisse recouvre des situations différentes. Les Algériens ont été moins touchés par les dernières réformes (voir encadré page suivante). En revanche, les restrictions ont été fortes pour les autres étrangers : la proportion des titulaires d’une carte de résident est en effet passée de 84,1 % fin 1998 à 64,6 % fin 2014, soit 20 points de moins en une quinzaine d’années (graphique 5). Une telle décrue ne peut s’expliquer par le seul effet des naturalisations puisque leur nombre est resté stable de 1998 à 2010 (aux environs de 130 000 par an), avant de chuter à partir de 2011 (elles avoisinent 95 000 par an en 2012 et 2013). La baisse de la part d’étrangers séjournant en France avec un statut stable est donc bien le produit d’une politique de précarisation du séjour, dont l’ampleur a d’ailleurs en partie été masquée par le ralentissement des naturalisations au début des années 2010. Compte tenu de la législation et des projets en cours, rien ne semble devoir arrêter cette régression.


Graphique 6 – Évolution du nombre de cartes de résident (dix ans) et de cartes de séjour temporaire entre 1998 et 2014 (base 100 fin 1998)

Champs : étrangers ressortissants des États tiers (hors Algériens) et résidant en France au 31  décembre .

Sources : rapports ministériels.


Les Algériens épargnés des dernières restrictions à l’accès à la carte de dix ans



Le très fort pourcentage d’Algériens titulaires de cartes de dix ans mesuré à partir de 1998 – année la plus ancienne pour laquelle on dispose de statistiques fiables – s’explique par leur plus forte réticence à acquérir la nationalité française (depuis l’époque coloniale, les naturalisés sont vus comme des renégats [83])  mais également par les règles plus favorables dont ils bénéficient en matière d’attribution de la carte de dix ans. Le second avenant de la Convention franco-algérienne signé le 28  septembre 1994 a durci les conditions d’accès en France, en imposant la possession d’un visa de long séjour, mais n’a pas modifié l’architecture des titres délivrés.

Puis le troisième avenant du 11  juillet 2001 a aligné le statut des Algériens sur celui des autres étrangers, ce qui a eu pour conséquence une forte baisse de la délivrance de cartes de dix ans lors des admissions au séjour (graphique 1) ainsi qu’un léger tassement de la part des Algériens disposant d’un tel titre stable, d’environ 92 % jusqu’en 2000 à 88-89 % à partir de 2002 (graphique 2).

Ensuite, les Algériens ont été relativement préservés des restrictions ultérieures à l’accès à la carte de dix ans, issues des réformes de 2003 et 2006, car leur statut a continué à dépendre d’un avenant entré en vigueur avant ces durcissements (ce constat vaut également pour les Tunisiens qui relèvent aussi d’un accord bilatéral).

Si les Algériens ont été moins touchés par le processus de précarisation du séjour, ils le doivent aussi au fait qu’ils conservent, pour une grande majorité d’entre eux, leur statut d’étranger sans jamais demander à devenir français ; ils sont donc mécaniquement plus nombreux à renouveler leur titre de dix ans. En outre, le nombre d’Algériens en situation régulière n’a augmenté que de 5 % entre 1998 et 2014, contre plus de 30 % pour les autres étrangers. Cette moindre progression du nombre d’Algériens en situation régulière implique qu’ils résident en France en moyenne depuis plus longtemps que les autres étrangers, ce qui peut aussi être un facteur expliquant leur plus grande proportion à détenir un titre de dix ans.

Depuis plus de trois décennies, alors que l’immigration est au cœur du débat public hexagonal, la question du statut plus ou moins stable des étrangers n’a jamais acquis de véritable visibilité. Dans ce domaine, les statistiques sont peu accessibles mais très parlantes. L’évolution des mouvements d’attribution des cartes met au jour une chronologie un peu différente de celle fondée sur la seule analyse des lois et des flux d’entrées. La lente dégradation du statut des étrangers s’est traduite, depuis 1993, par un accès de plus en plus réduit à la carte de résident et par une part croissante d’étrangers munis de titres précaires. La philosophie qui prévalait dans la loi de juillet  1984 a été annihilée : la carte de résident n’est plus conçue comme la première étape nécessaire dans un parcours d’intégration. Au fur et à mesure des nouvelles réformes, elle est devenue la récompense ultime et de plus en plus incertaine d’un parcours du combattant rendu plus difficile.

Cette précarisation du séjour a pour effet d’aggraver l’insécurité juridique d’un très grand nombre d’étrangers qui vivent en France en empêchant tout projet d’avenir et toute insertion véritable dans le pays où ils ont choisi de vivre et de travailler. Mais ce processus a aussi des effets sur l’engorgement des préfectures. Ces dernières années, les services chargés de délivrer les titres de séjour ont en effet été submergés par des étrangers contraints de renouveler très fréquemment leur titre précaire. À l’afflux induit par les nouvelles dispositions législatives qui ont rendu plus difficile l’accès à la carte de dix ans, il faut ajouter les nombreux étrangers arrivés plus récemment et obligés de revenir de nombreuses fois pour renouveler leurs autorisations provisoires de séjour, récépissés et autres convocations, en attendant d’obtenir leur carte de séjour. Le nombre de passages d’étrangers enregistrés par les préfectures a fortement augmenté, s’élevant à 5,4 millions pour l’année 2013, et conduisant les préfectures à prendre chaque année plus de deux millions de décisions positives de délivrance d’un document ou titre de séjour (renouvellements, créations, modifications) dont les deux tiers sont des documents provisoires (convocations, attestations, autorisations provisoires, récépissés). Une enquête menée auprès de dix départements montre qu’il n’est pas rare qu’un étranger reçoive plus de cinq récépissés avant de se voir enfin remettre un titre de séjour [84]. Les cartes de séjour temporaires d’un an au plus constituent désormais plus des trois quarts (environ 500 000) des nouveaux titres délivrés chaque année dans les préfectures (hors documents provisoires) [85].

Restituer l’esprit de la loi de 1984 en attribuant plus systématiquement la carte de dix ans supprimerait ces multiples allers-retours en préfecture qui allongent inutilement les files d’attente. Cela permettrait d’alléger la charge de travail des personnels de préfecture, d’améliorer l’accueil des étrangers et de limiter les moyens humains et budgétaires consacrés à cette politique du guichet. C’est d’ailleurs ce dernier souci qui semble avoir motivé les décideurs publics dans leurs projets de création de nouveaux titres pluriannuels (rapport de Thomas Fekl de mai 2013, projet de loi de juillet  2014). Les publics qui devraient être concernés par ces titres pluriannuels sont limités, et surtout la durée de ces titres, fixée entre deux et quatre ans, est bien trop faible par rapport à la carte de dix ans pour avoir des effets importants sur l’engorgement des guichets des préfectures [86].

Le processus de précarisation du séjour des étrangers engagé depuis plus de deux décennies a non seulement accru le pouvoir discrétionnaire des agents des préfectures, mais il a aussi alourdi leur charge de travail, tout en contribuant à institutionnaliser une politique des guichets très restrictive. Pour mettre fin à cette double évolution qui entretient l’insécurité juridique des étrangers et l’illusion qu’ils sont de plus en plus nombreux à se présenter au guichet, justifiant ainsi les propos sur l’invasion et favorisant les discours xénophobes, il est nécessaire de revenir à l’esprit de la loi de 1984 faisant de la carte de dix ans le statut normal des étrangers résidant en France.

Sources statistiques utilisées



La publication des chiffres concernant les types de cartes de séjour n’a jamais été systématique et n’est effective que depuis la fin des années 1990.

Pour la période allant de 1945 à 1985, on s’est appuyé sur les rapports annuels des préfectures conservés dans les archives du ministère de l’intérieur. Les données sur la période allant de 1986 à 1998 sont manquantes ou très parcellaires.

Pour la période plus récente, on a utilisé essentiellement les rapports officiels pour le Parlement (rapports établis en application de l’article 45 de la loi du 11  mai 1998, pour les années 1998 à 2002, et rapports en vertu de l’article L. 111-10 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile dits « rapport CICI » pour les années suivantes) et quelques autres rapports. La source initiale de ces rapports est le fichier Application de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France (AGDREF) qui permet de connaître le nombre et la répartition des cartes de séjour depuis 1994, même si certaines informations disparaissent parfois, y compris des publications récentes.

Les statistiques présentées ici concernent uniquement les étrangers résidant en métropole (les données sur l’Outre-mer sont manquantes ou lacunaires, en particulier pour les périodes plus anciennes) et les ressortissants d’États tiers à l’Union européenne (pour les ressortissants communautaires devenus ensuite citoyens européens, le droit au séjour dépend du droit communautaire et les catégories de titres de séjour n’ont guère été changées depuis le début des années 1970).

Selon les périodes, les sources permettent ou non de distinguer les Algériens qui dépendent, pour les règles d’entrée et de séjour en France, d’une convention bilatérale de 1968 renégociée épisodiquement et tenant plus ou moins compte des changements intervenus dans la législation. En revanche, ces sources ne permettent pas de distinguer les autres étrangers, en particulier les Tunisiens qui, eux aussi, sont soumis à une convention bilatérale.

Vous avez dit intégration ?

Nicolas Ferran, fondateur des Amoureux au ban public, coordinateur du pôle juridique de l’Observatoire international des prisons

L’objet de cette contribution est de prolonger la réflexion sur le lien entre intégration et droit au séjour pérenne, ce qui conduit à nuancer la thèse selon laquelle les réformes intervenues depuis 2003 ont pris le contre-pied de la philosophie qui avait inspiré la loi de 1984. La thèse, qui reste globalement exacte, s’énonce ainsi : alors que, dans l’esprit de ses promoteurs, la sécurisation du séjour devait favoriser l’intégration des étrangers, la législation actuelle entend au contraire les maintenir dans un statut précaire aussi longtemps qu’ils n’ont pas donné des gages d’intégration [87]. Mais cette inversion n’est pas aussi radicale qu’il y paraît. En instituant la carte de résident, en 1984, le législateur entendait déjà réserver sa délivrance aux seuls étrangers qu’il estimait être intégrés. Les conditions posées pour l’accès de plein droit au statut de résident étaient le reflet d’un discours sur l’intégration : un étranger s’intègre lorsqu’il passe du temps en France ou lorsqu’il y vit en famille. La rupture constatée en 2003 réside donc moins dans l’introduction – formelle – d’une condition d’intégration que dans la manière dont cette intégration est envisagée et représentée par la loi. Depuis plusieurs années, se développe l’idée que le fait de vivre en famille ou de résider en France depuis longtemps n’est plus suffisant pour produire de l’intégration. La législation organise donc le contrôle de cette intégration en recourant à d’autres critères, à la fois flous et de plus en plus exigeants, car, sous couvert d’intégration « républicaine », ce sont peu ou prou les critères de l’« assimilation », qui conditionne l’acquisition de la nationalité française, que les préfectures appliquent.

C’est la loi Sarkozy du 26  novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration qui a introduit pour la première fois dans la loi la notion d’intégration. Si cette notion était omniprésente dans l’énoncé des objectifs des politiques publiques et apparaissait dans la dénomination des organes censés œuvrer à cet objectif, tel le Haut Conseil à l’intégration, elle était jusqu’alors absente des textes sur l’entrée et le séjour des étrangers. Le droit ne connaissait que la notion d’assimilation, présente dans les dispositions du code civil relatives à l’acquisition de la nationalité française. L’intégration devient donc, en 2003, une condition d’obtention de la carte de résident lorsque celle-ci n’est pas délivrée de plein droit. Le projet de loi évoquait l’intégration « satisfaisante » de l’étranger dans la société française ; c’est un amendement sénatorial qui, au cours de la discussion parlementaire, a conduit à remplacer l’expression « intégration satisfaisante » par celle d’« intégration républicaine ».

Le choix du mot « intégration » n’est pas surprenant : bien qu’ayant été un temps en concurrence avec celui d’insertion [88], il s’était finalement imposé depuis plusieurs années dans le langage des politiques publiques. Nouvelle est en revanche la fonction qu’on lui fait remplir : il ne s’agit plus d’un objectif assigné aux pouvoirs publics mais d’une injonction adressée aux immigrés. La consécration législative du concept d’« intégration républicaine » s’inscrit, elle aussi, dans le prolongement d’une évolution du discours sur l’immigration et l’intégration où « la République est convoquée pour rappeler qu’il n’y a d’intégration concevable et valide que “républicaine” et pour conjurer le spectre du communautarisme au moment où, explique le ministre de l’intérieur, “des communautés issues de l’immigration s’organisent pour résister à l’intégration républicaine par des pratiques endogames” [89] ». Mais les effets qu’on entend lui faire produire sont nouveaux : la notion signifie la double obligation de s’intégrer et de respecter les principes républicains : liberté, égalité, laïcité [90]. Inscrit pour la première fois dans les textes en 2003, le mot va connaître ensuite une grande fortune. Il apparaît dans l’intitulé de toutes les lois ultérieures : loi du 24  juillet 2006 relative à l’immigration et à l’intégration ; loi du 20  novembre 2007 relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et au droit d’asile ; loi du 16  juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité. On peut aussi relever que la délégation française qui a participé à Bruxelles à la discussion sur la directive relative aux résidents de longue durée a insisté pour qu’y soit mentionnée la possibilité, pour les États membres, de soumettre l’accès à ce statut à une condition d’intégration [91].

Au nom de l’intégration, l’étau se resserre progressivement sur les étrangers. La signature et le respect du contrat d’accueil et d’intégration, dont l’existence est consacrée par la loi de cohésion sociale du 18  janvier 2005 sont érigés en critères permettant l’appréciation de la condition d’intégration républicaine pour l’accès au statut de résident. La loi de 2006 rend obligatoire la signature de ce contrat pour tout étranger admis pour la première fois au séjour en France et qui souhaite s’y maintenir durablement. Et là où la loi de 2003 prévoyait que l’intégration républicaine de l’étranger qui sollicite la délivrance d’une carte de résident serait appréciée notamment au regard de sa connaissance de la langue française et des principes qui régissent la République française, la loi de 2006 lui demande de s’engager personnellement à les respecter et de les respecter effectivement.

La loi Hortefeux du 20  novembre 2007 poursuit dans le même sens en imposant de tester l’intégration en amont, dans le pays d’origine. Au motif que l’intégration des membres de famille dans la société française passe « par la connaissance de la langue et des valeurs de la République », que la maîtrise de la langue française « peut favoriser, dans certains cas, l’égalité entre les hommes et les femmes », que « le français, langue de la République [sic], est associé dans notre culture aux valeurs fondatrices de celle-ci, parmi lesquelles la liberté et l’égalité », cette loi impose aux candidats au regroupement familial et aux conjoints de Français de se soumettre, dans leur pays de résidence, à l’évaluation de leur « degré de connaissance de la langue et des valeurs de la République » et, si l’évaluation en démontre le besoin, de suivre une formation qui conditionnera l’obtention d’un visa long séjour. La même loi oblige les parents d’enfants entrés dans le cadre du regroupement familial à signer un contrat d’accueil et d’intégration familial par lequel ils s’engagent à suivre une formation sur les droits et les devoirs des parents en France et à respecter l’obligation scolaire.

La terminologie, parallèlement, se diversifie et s’enrichit. On voit ainsi apparaître la notion d’« intégration sociale et culturelle » – qui doit être prise en compte par le préfet lorsqu’il envisage d’éloigner un ressortissant de l’Union européenne [92]. Et si, comme on l’a dit, le mot intégration l’a emporté, celui d’insertion apparaît ici ou là. Ainsi les liens personnels et familiaux en France qui permettent l’accès à une carte « vie privée et familiale » sont appréciés au regard, notamment, de l’« insertion dans la société française » [93]. Le texte précise que l’insertion de l’étranger dans la société française « est évaluée en tenant compte notamment de sa connaissance des valeurs de la République », ce qui démontre la grande proximité des notions d’insertion et d’intégration dans l’esprit du législateur. De même, lorsque la délivrance d’un titre de séjour est envisagée pour un étranger qui a été confié à l’Aide sociale à l’enfance entre seize et dix-huit ans, la structure d’accueil doit donner un avis sur son insertion dans la société française [94].

Si la promotion du concept d’intégration et de ses substituts dans la loi est nouvelle, il faut néanmoins rappeler qu’elle intervient dans un contexte où la notion était déjà omniprésente, par exemple dans les différentes circulaires de régularisation qui, à partir de 1987 [95], ont fait de l’insertion ou de l’intégration un critère d’admission au séjour des étrangers en situation irrégulière. Très présente aussi dans la jurisprudence depuis un certain nombre d’années, en lien avec l’invocation de plus en plus fréquente de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Depuis le début des années 1990, le Conseil d’État, se conformant à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, a admis qu’il était possible d’invoquer l’atteinte portée au droit au respect de la vie privée et familiale pour contester une mesure d’éloignement [96] ainsi qu’un refus de visa ou un refus de séjour [97]. Or, l’article 8 est rapidement devenu le fondement d’une possible protection des liens multiples noués en France par les étrangers au cours de leur séjour, en d’autres termes de leur intégration. Ceci est inhérent au fait que le droit à la vie familiale n’inclut pas pour les étrangers le droit de choisir le pays dans lequel celle-ci peut être vécue. Pour se prononcer sur le grief tiré d’une violation de l’article 8, le juge prend donc en compte non seulement la réalité de la vie familiale, mais aussi l’enracinement personnel et familial du requérant dans le pays de résidence pour déterminer si cette vie familiale doit nécessairement se poursuivre en France ou si elle peut se dérouler ailleurs : d’où le recours, de plus en plus fréquent dans les décisions de justice, à la terminologie de l’intégration et aux données qui permettent d’apprécier la réalité et l’intensité de cette intégration.

Une rupture à relativiser

Jusqu’à quel point le fait d’avoir inscrit le terme d’intégration dans la loi constitue-t-il une rupture ? On a beaucoup insisté sur l’inversion de la logique qui prévalait jusque-là, la carte de résident perdant son statut d’outil d’intégration pour devenir la récompense d’une intégration réussie. Telle était bien l’intention de Nicolas Sarkozy, qui déclarait, pour justifier la réforme de 2003, que la carte de résident « doit être réservée à ceux qui ont prouvé une réelle volonté d’intégration, car l’on ne peut demander à la société française de vous accueillir pendant une longue période et ne pas avoir le souci de s’y intégrer ». Tel est également le constat qui a inspiré les analyses critiques de la loi et l’interprétation qu’en a donnée la doctrine.

Certes, la loi Sarkozy du 26  novembre 2003 constitue une étape importante dans la dégradation de la condition juridique des étrangers en France, en ouvrant la voie à la mobilisation, par le législateur, de la terminologie de l’intégration pour limiter, encadrer ou conditionner les droits qui leur sont reconnus. Mais elle n’a pas opéré une rupture dans la logique sous-jacente à l’attribution de la carte de résident. Dès l’instauration de la carte de résident, en 1984, et même avant, l’intégration était déjà au cœur de la sélection, du tri des étrangers admis à résider sur le territoire français. La carte de résident n’est pas attribuée à tous les étrangers. Elle est réservée, d’abord, à des personnes qui résident depuis longtemps sur le territoire français, soit conjuguent une certaine durée de séjour et une socialisation liée à la scolarisation en France (c’est le cas des étrangers entrés en France avant l’âge de dix ans) : ici, c’est la durée de résidence qui produit un certain nombre de liens avec le pays d’accueil. L’autre fondement de l’attribution de la carte de résident, ce sont les liens de famille, ceux dont peuvent faire état le conjoint de Français, le parent d’enfant français ou la personne entrée par regroupement familial. La famille est perçue à la fois comme une structure dynamisante pour l’intégration et un indicateur d’intégration ; les mariages binationaux, en particulier, ont été pendant longtemps un indicateur privilégié pour évaluer l’intégration des étrangers en France.

Lorsque la réforme de 1984 créant la carte de résident intervient, le terrain a déjà été préparé par la loi du 29  octobre 1981 – ce qui explique que la carte de résident privilégié, valable dix ans, ait été délivrée plus généreusement entre 1981 et 1984 que pendant les années antérieures. Car les catégories qui vont bénéficier de l’attribution de plein droit de la carte de résident sont celles à qui la loi de 1981 a accordé une protection contre l’éloignement. Une protection que Nicole Questiaux, ministre de la solidarité nationale, justifiait en ces termes : il s’agit de garantir un « droit de rester » à « ceux qui, sans être des nationaux, sont les compagnons de notre vie nationale […] et qui vivent en France depuis si longtemps qu’ils ne savent plus quelle pourrait bien être une autre patrie » [98]. L’idée qu’il faut protéger des personnes qui sont en situation d’intégration et accorder un régime de faveur à ceux « pour lesquels […] on peut penser qu’une insertion réelle s’était produite » [99] revient fréquemment dans les débats. Patrick Weil émet lui aussi l’idée que la loi de 1981 visait à protéger les « Français sociologiques » [100]. La carte de résident était donc bien, dès l’origine, une sorte de « certificat administratif d’intégration » remis aux seuls étrangers disposant de liens étroits avec la France, de type familial ou forgés par le temps. A contrario, on affirme qu’il est légitime de retirer la carte de résident aux étrangers témoignant d’un défaut d’intégration, comme ce fut par exemple le cas en 1993 s’agissant des étrangers vivant en situation de polygamie en France.

Il faut aussi souligner que la carte de dix ans, en 1984, est pensée comme une étape dans un dispositif plus large. Car, en réalité, toute la législation sur les étrangers participe à la sélection des personnes en fonction d’un processus d’intégration qu’on contrôle et qu’on veut accompagner jusqu’à son stade ultime, qui est l’accès à la nationalité française. À ce titre, la carte de séjour temporaire peut être vue comme une étape préalable, d’observation, avant l’admission au statut de résident. S’il y a bien une dualité entre les étrangers qui sont censés rester sur un statut temporaire, comme les étudiants ou les « visiteurs », qui ont assez d’argent pour rester en France sans travailler, et ceux qui ont vocation à s’établir durablement sur le territoire, il existe néanmoins des passerelles entre les deux statuts. D’abord des passerelles de plein droit, par le biais d’un changement de statut : ainsi, par exemple, l’étudiant qui rencontre une Française et se marie avec elle obtient une carte de résident ; les gens ne sont donc pas enfermés dans la précarité du séjour temporaire. Ensuite, l’article 14 de l’ordonnance de 1945 permet de solliciter la délivrance d’une carte de résident et donc le passage d’un statut à l’autre après trois ans de séjour régulier. Les éléments pris en compte sont les moyens d’existence, l’activité professionnelle, les faits invoqués à l’appui de l’intention de s’établir durablement en France. L’étude menée par Smaïn Laacher et François Brun sur l’application, par les préfectures, de ce fameux passage discrétionnaire à la carte de résident a démontré que ce qui était au cœur du contrôle de l’administration, c’était l’intégration des demandeurs : lorsqu’on acceptait de faire sortir les personnes de leur statut précaire par une décision prise en opportunité, la décision de l’administration venait en fait récompenser un parcours d’intégration [101].

Si, par conséquent, on admet que la carte de résident n’est pas simplement là pour favoriser l’intégration mais que sa délivrance est aussi une récompense de l’intégration, on en déduit que les conditions qui président à cette délivrance sont le reflet d’une conception de l’intégration, d’un discours sur l’intégration inscrits dans la loi. Dans cette perspective, ce qui semble intéressant c’est de penser la précarisation du séjour qui résulte de l’évolution des conditions d’attribution de la carte de résident comme l’expression de – ou en référence à – l’évolution du discours législatif sur l’intégration. Et c’est là que réside la rupture de 2003 : non pas dans le fait que le dispositif soit conçu comme devant récompenser l’intégration – cela a toujours été le cas –, mais dans le fait que l’intégration qu’on entend récompenser a changé de nature.

Une autre conception de l’intégration

L’histoire de la carte de résident, entre 1984 et 2003, c’est donc bien l’histoire d’une précarisation progressive, à la fois par la restriction des catégories concernées, la dénaturation de la notion de plein droit et l’accroissement du pouvoir discrétionnaire. Mais c’est aussi la traduction d’une dévalorisation, et même d’une méfiance croissante envers ce qu’on considérait initialement comme étant à la fois un test d’intégration et de nature à la favoriser, ou encore les « conditions sociologiques » de l’intégration. Cela a pour conséquence que les critères qui donnaient accès de plein droit à la carte de résident, comme les liens familiaux ou le temps passé en France, ne donnent plus droit qu’à une carte de séjour temporaire.

La dévalorisation du temps passé en France se traduit par la perte des droits attachés à la durée du séjour. Disparaissent ainsi les quinze années de séjour habituel en France (hypothèse supprimée en 1986, réintroduite en 1989, supprimée définitivement en 1993). Disparaissent aussi, en 2006, les dix années de séjour régulier. En 1998, la loi Chevènement avait permis un passage plus rapide et automatique à la carte de dix ans pour les détenteurs d’une carte « vie privée et familiale », c’est-à-dire pour ceux qui, quoique sous un statut temporaire, étaient identifiés comme étant dans une dynamique d’intégration : cette possibilité est supprimée en 2003.

Méfiance, parallèlement, à l’égard de la famille : alors qu’elle avait été pensée au départ comme un facteur favorable à l’intégration, elle apparaît désormais comme une structure dangereuse, une entrave à l’intégration, comme l’atteste l’évolution de la législation et des pratiques. En 1984, si quelqu’un est marié avec une ou un Français, s’il a un enfant français, on lui attribue une carte de dix ans sur la simple présentation de l’acte de mariage ou bien de l’acte de naissance ou du certificat de nationalité de l’enfant ; mais, très vite, on va ajouter des conditions censées attester l’effectivité de la vie familiale, comme par exemple l’antériorité du mariage, la durée de la communauté de vie, ou « la contribution effective à l’entretien et à l’éducation de l’enfant ».

Il y a évidemment derrière ces conditions supplémentaires l’idée de lutter contre la fraude ; mais il faut bien voir que, sous couvert d’apprécier la réalité de la vie familiale, on met en place un contrôle qui se mue en un contrôle social beaucoup plus global. Quand il s’agit de vérifier la communauté de vie avec une ou un Français, on organise des visites domiciliaires, on s’assure qu’ils ont un compte commun, qu’ils travaillent, qu’ils ont des ressources, etc. Le contrôle va donc bien au-delà de la question de savoir si les conjoints ont une communauté de vie et d’intérêts : d’une certaine manière, c’est la normalité de leur vie sociale qui est jugée. Et c’est exactement la même chose en ce qui concerne la contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant. Même si la jurisprudence rappelle que cette contribution ne doit pas être appréciée uniquement sur le plan financier et que si l’étranger s’occupe de son enfant alors qu’il n’a aucune ressource, il peut néanmoins être considéré comme subvenant à l’entretien et à l’éducation de cet enfant, dans les faits c’est la stabilité des ressources du parent étranger qui est le critère essentiellement pris en compte.

À côté du contrôle de l’effectivité de la vie familiale qui débouche sur un contrôle social global, on assiste à la montée en puissance de la famille dangereuse. La famille dangereuse, c’est d’abord, bien sûr, la famille polygame. Mais le caractère menaçant de la famille provient plus largement de ce que tous les maux, tous les dangers qui sont aujourd’hui dénoncés – l’excision, l’inégalité homme-femme, le port du voile… – se produisent essentiellement dans l’espace familial. Progressivement, la famille est donc devenue quelque chose dont on se méfie, qu’on regarde avec suspicion, et qu’il n’y a pas lieu, par conséquent, de récompenser par l’attribution de droits puisque, précisément, on estime que la dynamique d’intégration dont elle était porteuse est désormais remise en cause. Nicolas Sarkozy expliquait ainsi, au cours des débats parlementaires, en 2003, que la famille peut être « une prison et une arriération » [102], le lieu de reproduction de pratiques sociales communautaristes incompatibles avec l’intégration.

Suspicions sur les mariages mixtes

Toujours par rapport à la préoccupation de la soumission à la norme sociale, la famille est aussi le lieu où l’on suspecte – et l’on déplore – que les étrangers ne parlent pas le français mais leur langue d’origine. À tel point qu’on peut considérer le contrat d’accueil et d’intégration, et l’obligation de préparer l’intégration avant l’arrivée en France comme un dispositif visant à prévenir le risque lié à la famille. Nicolas Sarkozy, toujours lui, estimait que l’obligation faite aux signataires de ce contrat de suivre des modules de formation était, pour les épouses étrangères, « une occasion de sortir du cercle familial » [103]. Et, présentant son projet au Parlement, il liait clairement la question de la langue à celle du communautarisme : « Pourquoi voulons-nous supprimer la délivrance automatique de la carte de résident aux regroupés familiaux ? Pour une raison simple : nous avons constaté qu’un certain nombre d’hommes font venir des femmes qui sont ensuite enfermées dans la famille, à qui on ne permet pas d’apprendre le français, et qui se retrouvent ainsi prises dans un communautarisme parfaitement clanique. Ce que nous voulons, c’est obliger celui qui fait venir, dans le cadre du regroupement familial, une personne, laquelle est généralement sa femme, à lui permettre d’apprendre le français et de s’insérer dans notre société ». Autrement dit, permettre à l’étranger – ici, en règle générale à l’épouse –, d’échapper, au moins pour quelques instants, à l’emprise de sa famille serait, dans certains cas, une condition nécessaire à l’engagement d’un processus d’intégration. Et si, dans le cadre du regroupement ou du rapprochement familial, il est si important que la personne – le plus souvent l’épouse – apprenne avant même d’arriver en France ce que sont les valeurs de la République, c’est que, bien sûr, une fois en France, elle se trouvera dans un milieu où ces valeurs ne lui seront pas spontanément et immédiatement inculquées.

Autre figure de la famille dangereuse : le mariage entre Français et étrangers. Les « mariages mixtes » sont depuis longtemps placés sous haute surveillance car systématiquement suspectés d’être des mariages blancs ou des mariages « gris ». Ces derniers, conclus par un étranger en trompant l’époux français – en pratique, l’épouse… – sur sa véritable intention, tombent sous le coup de la loi pénale depuis la loi Besson de 2011. Mais depuis quelques années, on assiste à un autre type d’accusation : sur la base du constat statistique montrant une augmentation de la part des mariages franco-étrangers impliquant un ou une Française « d’origine étrangère », on accuse ces mariages d’avoir un impact désintégrateur, de renvoyer les Français et les Françaises qui les concluent vers leur communauté et leur culture d’origine.

En 2007, le Comité interministériel de contrôle de l’immigration (Cici) avait déjà proposé de prendre en compte comme critère principal d’attribution du titre non plus le changement d’état civil que constitue le mariage mais d’autres critères, parmi lesquels l’appréciation « de l’intensité du lien du couple avec la France par rapport à celle de son lien avec le pays d’origine du membre étranger du couple » [104]. En 2008, le rapport Mazeaud évoquait « le cas fréquent d’un “mariage mixte” qui l’est juridiquement, mais non culturellement (l’accueillant, de nationalité française, est issu de l’immigration et son conjoint provient du même pays, de la même région, souvent du même village que sa famille) [105] ». En 2009, Michèle Tribalat, auteure d’une étude sur les mariages « mixtes », en tirait la conclusion qu’« il faut penser à nouveaux frais l’interprétation des mariages mixtes [dont on] a fait un symbole de l’intégration et même, souvent, des performances singulières du “modèle français” en Europe [106] ».

Le Haut Conseil à l’intégration s’est à son tour fait l’écho de cette préoccupation. Lui qui considérait en 1992 que « la mixité des mariages est un facteur d’intégration par le mélange de populations dont elle est porteuse [107] », déclare, en 2011 : « Sans, bien entendu, remettre en question le droit d’épouser la personne de son choix, on peut s’interroger sur la pratique consistant, de façon quasi systématique, à aller chercher un conjoint dans le pays d’origine, perpétuant ainsi une endogamie matrimoniale qui ne peut être considérée comme un facteur d’intégration. À terme, la généralisation de ces pratiques matrimoniales pourrait conduire à la constitution de communautés ethniques, plus favorables au communautarisme qu’à l’intégration [108]. »

Finalement, le combat mené contre les mariages franco-étrangers, considérés comme indésirables, c’est aussi un combat mené contre ce qui est perçu comme une opération de désintégration d’un certain nombre de citoyens français renvoyés à une « origine étrangère » plus ou moins ancienne. Comme l’affirmait encore Nicolas Sarkozy devant les députés en 2003 : « des communautés issues de l’immigration s’organisent pour résister à l’intégration républicaine par des pratiques endogames, […] des jeunes Françaises issues de l’immigration sont mariées de force à l’étranger.  »

En résumé, la fragilisation des droits liés à la famille n’est pas seulement la conséquence d’une politique de maîtrise des flux migratoires, hostile par principe à une immigration « subie » ; c’est aussi le reflet d’une méfiance envers un dispositif social dont on considère qu’il ne produit plus d’intégration, voire qu’il produit des effets désintégrateurs. Mais la règle du jeu qui sous-tend la législation est restée la même, à savoir que l’attribution de la carte de résident récompense l’intégration.

L’intégration républicaine : une notion fourre-tout

Venons-en à présent à cette fameuse « intégration républicaine » introduite en 2003 dans les textes. Le terme marque, on l’a dit, la défiance à l’égard des dynamiques qu’on peut appeler « sociologiques » de l’intégration. Il confère à l’intégration une dimension plus politique. Par ailleurs, cette intégration est pensée non plus comme le produit plus ou moins spontané des automatismes sociaux mais comme quelque chose qui relève de la responsabilité de l’étranger. Si la loi de 2003 se borne encore à demander à l’étranger de faire la preuve d’une connaissance suffisante des principes qui régissent la République française, la loi de 2006 contient clairement une injonction puisqu’elle parle d’un « engagement personnel » à respecter ces principes et de leur « respect effectif ».

Mais si on fait moins confiance aux automatismes sociaux, si les dynamiques sociologiques subissent une dévalorisation, on ne les évacue pas. L’intégration républicaine est une condition à remplir en plus de celles d’avoir une famille, une certaine durée de résidence en France, du travail, etc. Elle ne se substitue pas à elles. Il y a donc comme un épaississement de la notion d’intégration. Dans la législation, en effet, le passage de la carte temporaire à la carte de résident, apprécié discrétionnairement, suppose toujours, en plus de l’intégration républicaine, une certaine durée de séjour, un certain montant de ressources, l’intention de s’installer durablement sur le territoire français, la maîtrise du français, etc.

Qu’implique donc cette intégration républicaine, comment est-elle appréciée ? La loi de 2003 indiquait simplement que la condition était « appréciée en particulier au regard de [la] connaissance suffisante [par l’étranger] de la langue française et des principes qui régissent la République française ». La loi de programmation pour la cohésion sociale de 2005, en même temps qu’elle a rendu obligatoire la signature du contrat d’accueil et d’intégration, a ajouté qu’on tiendrait compte de sa signature pour apprécier la condition d’intégration. Depuis 2006, l’acte d’adhésion formel ne suffit plus : l’administration doit vérifier si le contrat est respecté, autrement dit si le demandeur se conforme effectivement aux principes et aux valeurs de la République. Et cette vérification débouche sur un certain nombre de refus.

La circulaire du 20  janvier 2004 avait rappelé les éléments permettant d’apprécier le respect de la condition d’intégration républicaine, à partir d’un faisceau d’indices : connaissance de la langue française, connaissance et respect des valeurs de la République, scolarisation des enfants, suivi d’une formation professionnelle, participation à la vie sociale locale. Mais une circulaire ultérieure du 11  juin 2009 est venue préciser que ces éléments, déjà passablement flous, n’avaient pas pour objet d’encadrer totalement cette appréciation et qu’il revenait aux préfets, dans le cadre de leur pouvoir d’appréciation, de déterminer dans quelle mesure cette condition d’intégration était ou non effectivement remplie par l’étranger [109]. Il ne faut donc pas s’étonner, compte tenu de la latitude laissée à l’administration, que l’« intégration républicaine » apparaisse comme une notion sans contours clairement définis.

Les quelques parlementaires qui ont combattu, en 2003, l’introduction de l’expression « intégration républicaine » n’avaient pas manqué d’insister sur le caractère extrêmement flou de cette notion. Ils faisaient valoir que les faits qu’on pourrait reprocher, sur ce fondement, à un étranger étaient sans limites : ainsi, le non-respect des obligations fiscales pourrait-il, par exemple, être interprété comme une absence d’adhésion aux valeurs de solidarité et de fraternité ? Ils constataient également l’interférence entre la notion d’assimilation, présente dans le droit de la nationalité, et la notion d’intégration républicaine figurant désormais dans la loi sur l’entrée et le séjour.

La suite leur a donné raison, comme l’attestent les cas révélés par l’analyse de la jurisprudence. Cette analyse montre à la fois que la notion d’intégration républicaine est devenue une notion fourre-tout et qu’on y fait entrer des comportements qui relèveraient tout aussi bien du défaut d’assimilation ou de l’indignité – deux concepts centraux du droit de la nationalité. Nicolas Sarkozy avait du reste clairement assumé cette proximité : « Quelle différence entre les critères d’acquisition de la nationalité française et ceux qui permettent l’obtention de la carte de "résident" ? Le même raisonnement s’applique dans les deux cas. Sans doute sont-ils plus stricts dans le cas de la nationalité ». Et plusieurs commentateurs ont proposé d’interpréter la notion à la lumière de la jurisprudence relative à la condition d’assimilation [110]. Cette interférence entre les différentes notions se manifeste par exemple dans une commune polarisation sur le fait religieux et la laïcité : port du foulard, monogamie, égalité homme/femme qu’on considère a priori comme menacée par la pratique de l’islam. Ce sont en effet les thématiques qui ont focalisé l’attention des parlementaires pendant les débats précédant le vote de la loi du 26  novembre 2003.

La jurisprudence sur les refus de délivrance de la carte de résident pour des comportements en rapport avec la religion n’est pas très fournie. Mais les quelques décisions dont on a connaissance montrent que ces cas existent – donnant le plus souvent lieu à annulation. S’il a été jugé que « le port du voile intégral par une femme doit être regardé comme contraire au respect du principe d’égalité entre les sexes, lequel est au nombre des principes qui régissent la République française », justifiant le refus de délivrance de la carte de résident [111], en revanche, le port sur son lieu de travail, pour des motifs religieux, d’un foulard ne masquant pas le visage n’est pas constitutif d’un défaut d’intégration républicaine [112].

Quantitativement, ce sont les atteintes à l’ordre public qui motivent le plus souvent les refus de délivrance de la carte de résident pour défaut d’intégration républicaine. La chose paraît surprenante, et même paradoxale, puisque la délivrance de la carte de résident peut être refusée si la présence de l’étranger constitue une menace pour l’ordre public. La question se pose donc de savoir pourquoi l’administration substitue à ce motif facilement mobilisable celui du défaut d’intégration républicaine. Sans doute faut-il y voir un autre signe de ce que l’intégration des étrangers est devenue une question obsessionnelle, le référent à l’aune duquel le comportement de l’étranger est prioritairement appréhendé. Il faut en outre souligner que ce déplacement sur le terrain de l’intégration offre à l’administration une latitude plus importante pour refuser le séjour : le juge administratif exerce en effet un contrôle normal sur l’appréciation de l’atteinte à l’ordre public et seulement un contrôle restreint sur l’erreur manifeste d’appréciation de la condition d’intégration républicaine [113].

Il a ainsi été jugé que ne satisfaisait pas à la condition d’intégration républicaine l’étranger condamné à dix ans de réclusion criminelle pour viol sur une personne vulnérable [114], non plus que celui condamné à deux ans d’emprisonnement pour trafic de stupéfiant, alors même que les faits remontaient à plusieurs années et que le requérant avait depuis « adopté un comportement plus conforme aux principes qui régissent la République française » [115]. Avoir été pris en flagrant délit de vol dans un magasin révèle un comportement qui n’est pas constitutif d’une intégration républicaine, même s’il n’a pas donné lieu à poursuites et a fortiori à condamnation [116].

Il arrive que le juge annule le refus pour erreur manifeste d’appréciation. On constate que, dans ce cas, il adopte une démarche très proche de celle qui sous-tend le contrôle de l’atteinte portée au droit au respect de la vie privée et familiale. Il met en effet en balance les motifs d’ordre public avec les éléments de la situation personnelle et familiale de l’étranger (ancienneté des faits reprochés, effort de réinsertion, situation d’enracinement social et familial, etc.). Ainsi est annulé le refus de délivrance d’une carte de résident à une femme condamnée à quatre mois de prison pour proxénétisme aggravé : le juge constate en effet que les faits remontent à plus de huit ans, que l’intéressée a fait des efforts d’intégration, qu’elle est mariée avec un Français, et le maire atteste de sa parfaite intégration et de sa participation quotidienne à la vie communale [117]. Dans une autre espèce, le juge estime qu’on ne peut reprocher un défaut d’intégration républicaine à un étranger condamné à la réclusion criminelle en 1986 pour des faits commis en 1984, alors que par ailleurs l’intéressé est arrivé à l’âge de trois ans en France, où demeurent la plupart des membres de sa famille, qu’il n’a pas été à nouveau condamné et qu’il suit un traitement psychiatrique depuis 1994 [118].

Mais le spectre des comportements ou situations susceptibles d’être pris en compte par l’administration pour se prononcer sur l’existence ou l’absence d’intégration républicaine est bien plus large encore. Le défaut d’intégration républicaine a ainsi été opposé à un étranger dont l’épouse avait fait l’objet d’un arrêté d’expulsion de son logement en raison d’un loyer impayé – la dette avait été contractée au surplus antérieurement au mariage et était en cours d’apurement. La décision a été annulée, mais il s’était néanmoins trouvé une autorité administrative pour la prendre [119]

Défaut d’intégration républicaine, encore, opposé à une requérante, conjointe de Français, parce qu’elle avait hébergé son fils en situation irrégulière, et cette fois le refus de délivrance de la carte de résident est confirmé, au motif que l’intéressée « a méconnu les règles relatives à l’entrée et au séjour des étrangers en aidant au séjour irrégulier de son fils né en 1981 d’une précédente union [120] ».

Défaut d’intégration républicaine, enfin, aux yeux de l’administration – mais pas aux yeux du juge qui va prononcer l’annulation de la décision –, du fait que la requérante, de nationalité comorienne, mère de trois enfants français, a été condamnée cinq ans plus tôt à Mayotte à une amende de 300 euros pour aide au séjour irrégulier, alors qu’il était avéré qu’elle s’était bornée à prêter sa voiture à une personne qui avait elle-même laissé conduire un étranger en situation irrégulière [121].

*

L’évolution des conditions de délivrance de la carte de résident dans le sens d’une précarisation croissante a certainement à voir avec la logique de maîtrise des flux migratoires, l’hostilité à l’immigration et les sentiments xénophobes d’une partie de la société alimentés par le discours officiel des pouvoirs publics. Mais cette explication n’est pas suffisante. Ce qu’on a voulu montrer ici, c’est que cette évolution est aussi l’expression d’un changement dans la façon de penser l’intégration telle qu’elle est récompensée et sanctionnée par le droit et qui implique la survalorisation de ce qu’on a appelé l’intégration républicaine aux dépens des mécanismes et automatismes sociaux comme la famille ou la durée de séjour en France. Mais la règle du jeu n’a pas bougé depuis le milieu, voire le début des années 1980 : l’objectif est de sélectionner les étrangers en fonction soit d’une garantie d’intégration, soit des perspectives d’intégration qu’ils présentent.

II. La régression des droits

La reconnaissance des corps souffrants comme clé d’accès au titre de séjour semble avoir perdu de sa pertinence au profit de la défense des comptes de la nation.

Par rapport à un sans-papiers, la personne titulaire d’un titre de séjour se trouve a priori dans une situation nettement plus favorable pour accéder à certains droits. D’autant que si bon nombre de discriminations fondées sur la nationalité, notamment dans le domaine des droits sociaux, ont été progressivement supprimées, l’alignement de la condition des étrangers sur celle des nationaux a été réservé aux personnes en situation régulière.

La frontière paraît donc passer désormais entre ceux qui n’ont pas de papiers et ceux qui en ont. Mais cette vision est simplificatrice et la réalité plus complexe. Car tous les titres de séjour ne confèrent pas les mêmes droits ; beaucoup de prestations sociales, en particulier, sont subordonnées à la détention d’un certain type de titre de séjour – souvent la carte de résident – ou à une durée de détention minimale du titre possédé. Par conséquent, la précarité du droit au séjour n’a pas seulement pour effet de maintenir les personnes dans l’incertitude du lendemain ; elle conduit aussi à la dénégation d’un certain nombre de droits et peut faire obstacle en pratique à l’exercice de ceux qui sont théoriquement reconnus.

La précarisation du séjour engendre par ailleurs de multiples atteintes au droit au respect de la vie privée. Sous couvert de détecter la fraude et de vérifier, chaque année, que les conditions du renouvellement du titre sont remplies, l’œil des préfectures se fait de plus en plus intrusif dans la vie des gens. Elles s’immiscent dans l’intimité des couples et des familles, contrôlent les conditions d’exercice et de rémunération de l’emploi. Elles se substituent aux médecins pour apprécier l’état de santé qui conditionne la délivrance des titres de séjour aux étrangers malades.

Le sort de ces derniers est emblématique de la régression analysée ici. La loi de 1998 avait consacré l’effectivité du droit aux soins grâce à la délivrance de plein droit d’une carte de séjour conférant le droit de travailler et le plein accès à la protection sociale : en

fragilisant le droit au séjour, les pratiques des préfectures, entérinées par le législateur, ont conduit à remettre en cause non seulement le droit à la santé mais, au-delà, le droit de ne pas être soumis à des « traitements inhumains et dégradants », garanti par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Car telle est bien la perspective qui se profile lorsque le refus de séjour débouche sur le renvoi vers un pays où l’accès aux soins n’est pas garanti.

Le droit au respect de la vie privée est encore menacé par la conjugaison de l’extension sans fin du fichage et de la possibilité reconnue de plus en plus largement aux préfectures – et que la loi sur le droit des étrangers porte à son point extrême – d’avoir accès aux fichiers détenus par d’autres institutions : établissements d’enseignement ou de santé, services sociaux, banques, etc. Cette véritable toile d’araignée tissée autour des étrangers contribue à entretenir la peur qui est à la fois une composante et un corollaire de la précarité.

Les conséquences de la précarisation du séjour sur l’accès aux droits économiques et sociaux

Antoine Math, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES)

La précarité du séjour des étrangers peut revêtir une forme radicale, celle vécue par les étrangers en situation irrégulière menacés d’une mesure d’éloignement, mais aussi la forme d’un droit au séjour sous couvert de titres précaires, temporaires et/ou dont le renouvellement est incertain, soumis à des conditions variables. Cette seconde forme de précarisation qui concerne des étrangers en situation régulière se traduit par le fait qu’une plus faible proportion d’entre eux est titulaire d’un titre stable comme la carte de résident ou le certificat de résidence de dix ans pour les Algériens, et qu’en contrepartie un plus grand nombre ne dispose que de titre de courte durée : cartes d’un an ou moins, voire documents provisoires tels qu’autorisations provisoires de séjour (APS), récépissés ou simples convocations [122].

Alors que les préfectures fabriquent et délivrent à des étrangers chaque année plus de 700 000 titres (renouvellements inclus), dont environ 500 000 cartes de séjour temporaire d’un an [123], elles enregistrent 5,4 millions de passages, soit près de huit passages en moyenne pour un titre délivré. Ces passages conduisent à la délivrance de plus de 2 millions de titres de séjour (renouvellements, créations, modifications) mais les deux tiers de ces titres sont des documents provisoires (convocations, attestations, autorisations provisoires, récépissés). Une enquête du ministère de l’intérieur menée auprès de dix départements montre qu’il n’est pas rare qu’un étranger reçoive plus de cinq récépissés avant de se voir enfin remettre un titre de séjour [124].

La première conséquence de la précarisation du séjour est de priver les étrangers concernés de certains droits, qui leur sont déniés parce que leur exercice est formellement exclu par les textes au motif même du caractère précaire du séjour. Mais cette précarité peut aussi rendre plus difficile, voire impossible, l’exercice de droits formellement reconnus. Il y a enfin les droits que, du fait de leur situation, les étrangers en situation précaire renoncent eux-mêmes à exercer.

La précarisation du séjour a un impact sur l’accès aux droits sociaux, et ce d’autant plus que, parallèlement au mouvement de précarisation du droit au séjour, des exigences de plus en plus fortes ont été imposées aux étrangers pour accéder à ces droits, en particulier à travers l’exigence de la régularité de séjour, généralisée en 1993. La condition de régularité de séjour n’était pas inconnue jusqu’alors dans le domaine des prestations sociales, mais elle restait confinée à un nombre limité de dispositions : les prestations familiales depuis 1948 (en pratique, surtout à partir de 1978, avec un durcissement au milieu des années 1980), les revenus de remplacement pour les chômeurs à partir de 1967 [125], l’adhésion à une association familiale en 1975 [126], l’accès à l’interruption volontaire de grossesse en 1975 [127] (l’exigence a été supprimée en 2000 [128]), le dispositif dit d’assurance personnelle pour les personnes ne bénéficiant pas de l’assurance maladie, dispositif mis en place en 1978 et qui a disparu depuis 2000 [129]. C’est la loi Pasqua de 1993 qui a généralisé la condition de régularité de séjour à quasiment toute la protection sociale : les étrangers en situation irrégulière s’en sont donc trouvés exclus, avec quelques rares exceptions comme l’assurance accidents du travail, l’aide médicale, l’aide sociale à l’enfance ou l’aide sociale en cas d’admission en centre d’hébergement.

Une première difficulté liée à la condition de séjour régulier provient des définitions variables qu’elle reçoit selon les prestations : il existe quasiment autant de définitions de la régularité de séjour, autant de listes différentes de titres ou documents devant être produits qu’il existe de prestations, et ce sans beaucoup de logique, avec pour conséquence que certains étrangers en situation régulière se retrouvent privés de droits ou de certains droits sociaux car ils n’ont pas le « bon » titre ou le « bon » document. Il semble malgré tout se dégager une certaine gradation – avec cependant des exceptions –, les titres les plus stables, telle la carte de résident de dix ans, permettant d’accéder à une plus grande palette de droits que les autres titres de séjour.

Déni de droits

Pour illustrer cette gradation dans l’accès aux droits sociaux en fonction de la nature du titre, on peut distinguer les situations de déni des droits selon le titre détenu. Ainsi, les titulaires d’une carte de résident sont de loin les mieux traités, mais, depuis une date récente, certains d’entre eux se voient néanmoins privés de certaines prestations sociales. D’autres droits sociaux reconnus aux titulaires de la carte de résident peuvent être déniés aux personnes munies d’un titre d’un an. Enfin, certains droits sociaux sont déniés à des étrangers pourtant en situation régulière mais qui ne disposent que de documents provisoires et précaires et non d’un titre de séjour en bonne et due forme. Si la carte de résident permet, dans la plupart des cas, de remplir les conditions d’éligibilité spécifiques exigées des étrangers pour pouvoir accéder aux droits sociaux, il arrive que la détention de cette carte, posée comme condition nécessaire, ne soit pas toujours une condition suffisante pour accéder à certains droits.

Il en est ainsi de certaines prestations créées au début des années 2000 pour les habitants de Mayotte : prestations familiales, allocations logement, allocation pour adulte handicapé et allocation spéciale aux personnes âgées (Aspa, minimum vieillesse) [130]. La carte de résident y est expressément exigée par les textes, mais comme cette carte y a été très peu délivrée – moins d’un quart des étrangers en situation régulière disposent de ce titre de dix ans contre encore près des trois-quarts en métropole – la mesure équivaut à exclure la plus grande partie des étrangers en situation régulière. De plus, même pour les étrangers qui auraient obtenu une carte de résident et qui demanderaient l’allocation pour adulte handicapé ou l’allocation spéciale aux personnes âgées, a été ajoutée une condition de durée de résidence préalable de quinze années [131], ce qui a toutes les chances d’exclure les rares titulaires d’une carte de résident à Mayotte qui voudraient y prétendre.

L’exclusion de certains étrangers pourtant titulaires d’une carte de résident va également concerner la métropole et les autres départements d’outre-mer : depuis la fin 2011, en effet, une condition d’antériorité de résidence de dix ans avec droit au séjour et au travail est exigée pour bénéficier de l’Aspa et de l’allocation supplémentaire d’invalidité (ASI, pension minimum d’invalidité) [132].

Pour la généralité des droits sociaux, la carte de résident reste néanmoins suffisante. Mais elle est aussi, souvent, nécessaire, ce qui exclut en tout ou en partie les titulaires de cartes d’un an. Ainsi, les aides et prestations sociales créées de leur propre chef par des collectivités locales, que l’on désigne par les termes d’aide sociale facultative ou extralégale, sont parfois limitées aux seuls étrangers titulaires d’une carte de résident, comme c’était d’ailleurs le cas à Paris jusqu’en 2005. Même si cette limitation est contestable en droit [133], elle est rarement contestée et demeure très fréquente.

Des étrangers titulaires d’une carte de séjour d’un an peuvent aussi être privés des prestations de chômage (allocation d’aide au retour à l’emploi, allocation de solidarité spécifique), même s’ils ont travaillé et cotisé à l’assurance chômage [134], dès lors que leur titre, quand bien même il les autorise à travailler, ne figure pas dans la liste très restrictive permettant de s’inscrire à Pôle emploi [135]. Parmi ces exclus figurent les titulaires de cartes d’un an portant la mention « étudiant », « commerçant », « travailleur temporaire », « visiteur ».

Pour l’accès au revenu de solidarité active (RSA), l’étranger qui n’a pas de carte de résident doit répondre à une double condition : disposer d’un titre d’un an ouvrant droit au travail, ce qui exclut déjà un certain nombre de titulaires de titres d’un an ; mais également disposer d’un tel titre depuis plus de cinq ans et même quinze ans à Mayotte [136], ce qui exclut une partie des titulaires d’un titre d’un an ouvrant droit au travail mais qui n’ont pas la condition d’antériorité requise. La disposition a de surcroît pour effet d’exclure, en pratique, de nombreux étrangers qui remplissent la condition prévue par les textes mais qui sont mis dans l’incapacité d’en faire la preuve : il est en effet difficile d’obtenir de la préfecture une attestation comme quoi on réside bien en situation régulière avec droit au travail depuis cinq ou quinze ans. Les textes sur le RSA ont en outre durci cette condition draconienne d’antériorité de résidence en l’étendant au conjoint, concubin ou partenaire pacsé étranger du demandeur du RSA, ce qui n’était pas le cas avec le RMI [137].

La même condition d’antériorité de résidence a été exigée à partir de 2006 pour pouvoir bénéficier de l’allocation de solidarité aux personnes âgées et de l’allocation supplémentaire invalidité. Cette condition a même été portée de cinq ans à dix ans à la fin de l’année 2011, durée d’ailleurs également exigée désormais des titulaires de la carte de résident [138].

Certains étrangers titulaires d’un titre d’un an sont exclus d’autres droits. Ainsi, pour bénéficier d’un volontariat associatif ou du service civique qui l’a remplacé en 2010, les étrangers doivent non seulement disposer d’un des titres de séjour énumérés, mais également justifier être en situation régulière depuis plus d’un an [139]. De même, pour pouvoir passer l’examen du permis de conduire, une régularité de séjour de plus de six mois est requise au moment de l’inscription [140].

Ruptures de droit

Un autre facteur d’exclusion des droits sociaux tient aux ruptures de droit qui interviennent pendant les périodes de renouvellement du titre de séjour, de plus en plus longues, qui peuvent aller de deux à six mois, voire plus encore, et pendant lesquelles l’étranger se retrouve démuni d’un titre de séjour en bonne et due forme. Le titulaire d’une carte de résident est en grande partie à l’abri de ce genre de problème, car, outre que le renouvellement n’intervient qu’une fois tous les dix ans, le code de l’entrée et du séjour des étrangers (Ceseda) prévoit expressément qu’une carte de résident reste valable trois mois après sa date d’échéance pour l’accès aux droits sociaux [141]. Mais aucune disposition de ce type visant à éviter les ruptures de droits n’existe pour les titulaires de titres d’un an. Certes, dans la plupart des listes de titres de séjour permettant d’accéder aux prestations sociales, le récépissé de demande de renouvellement d’un titre de séjour d’un an est mentionné. Mais dans beaucoup de cas les personnes en situation de renouvellement ne se voient pas remettre, ou pas immédiatement, un tel récépissé et reçoivent à la place d’autres pièces : APS, attestation, convocation. L’absence de délivrance de récépissé n’est pas conforme à la loi, mais elle est la règle en pratique dans la plupart des préfectures. Dans certaines d’entre elles, la date de prise de rendez-vous pour déposer le dossier est fixée après la date d’expiration du titre de séjour. D’autres refusent de délivrer le récépissé justifiant le dépôt de la demande de renouvellement du titre ou le délivrent avec retard en raison de l’organisation du dépôt des demandes. Cette situation conduit à des ruptures ou à la perte de droits sociaux, de prestations, mais aussi parfois à la perte de l’emploi ou du logement.

Ces périodes de renouvellement engendrent des situations de stress et de précarité qui se reproduisent chaque année. Et même quand la carte est enfin renouvelée, le préjudice n’est pas toujours réparable, certains droits sociaux ne peuvent être rétablis rétroactivement et restent définitivement perdus pour la période où les prestations n’ont pas été versées. La jurisprudence sociale témoigne de ces difficultés, venant valider les coupures de prestations qui interviennent à l’occasion des périodes de renouvellement [142].

Il existe enfin un certain nombre de prestations, telle l’allocation pour adulte handicapé, qui sont strictement réservées aux étrangers disposant d’une carte de résident ou d’une carte de séjour temporaire. C’est ainsi que de nombreux étrangers malades ou accompagnants de malades, maintenus par la préfecture avec des autorisations provisoires de séjour, parfois renouvelées pendant de très longues périodes de façon illégale au regard de la législation sur le séjour, ne peuvent jamais accéder à cette prestation malgré leur handicap. Comme ils ne peuvent pas non plus prétendre au RSA, comme on l’a vu plus haut, ils sont privés des ressources nécessaires pour vivre, parfois pendant des années. La situation est similaire s’agissant du dépôt d’une demande de logement social ou encore pour faire valoir son droit au logement opposable [143]. Des personnes maintenues sous APS pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, se voient ainsi refuser tout accès au parc social.

Dans certains cas, le titulaire d’une APS peut accéder à certains droits, mais à condition que cette APS réponde à certaines caractéristiques. Elle doit par exemple être assortie d’une autorisation de travail pour l’affiliation à l’assurance maladie sur critère socioprofessionnel, pour l’obtention d’une pension d’invalidité ou d’une pension de retraite ou de réversion [144], et cela même si la personne a travaillé et cotisé pendant longtemps pour ces droits. L’APS doit aussi être d’une durée égale ou supérieure à trois mois pour toutes les prestations d’aide sociale conditionnées à la régularité du séjour [145].

Il est parfois exigé que l’APS soit d’une durée « strictement supérieure à trois mois ». C’est le cas pour les prestations familiales et les aides au logement [146]. Cette condition a été longtemps considérée par les caisses d’allocations familiales comme étant remplie par les personnes titulaires de plusieurs APS inférieures à trois mois mais couvrant plus de trois mois au total. Cette interprétation, qui permettait à certains demandeurs d’asile d’accéder aux prestations familiales et également d’éviter des ruptures de droits, a été écartée par une lettre ministérielle du 4  octobre 1983. Cette restriction a été écartée par une décision de la Commission de première instance (CPI) du TGI de Lyon en 1985 [147], mais elle a de nouveau été imposée par un décret du 27  avril 1987.

Les difficultés viennent aussi de l’interprétation, au regard des droits sociaux, de la notion d’autorisation provisoire de séjour. Certes, dans un arrêt du 2  décembre 2014, la cour d’appel de Reims a admis qu’un courrier d’acceptation d’une

régularisation émanant du préfet valait autorisation provisoire de séjour au sens de l’article D. 512-1 du code de la sécurité sociale et permettait de justifier de la régularité du séjour pour l’octroi des prestations familiales et des aides au logement. Pour la cour d’appel, l’APS mentionnée par les textes « ne [restreignait] pas les formes que doit présenter cette autorisation provisoire, laquelle pouvait comme en l’espèce résulter d’une décision préfectorale individuelle ». Mais la Cour de cassation, dans un arrêt de 2013 [148], a refusé, dans un litige portant sur le point de départ du versement des allocations familiales, de retenir comme preuve de la régularité du séjour ouvrant droit aux prestations une convocation dans laquelle le préfet précisait : « je vous informe que j’ai décidé de procéder à votre régularisation ».

Pour les prestations familiales encore, le récépissé de première demande de titre de séjour, qui était accepté à l’origine [149], ne l’est plus depuis une lettre ministérielle du 16  mars 1983, suivie d’une circulaire de la Caisse nationale des allocations familiales du 1er  avril 1983, elle-même confirmée par le décret précité de 1987. Un tel récépissé de première demande doit cependant être accepté pour les prestations d’aide sociale conditionnées à la régularité du séjour [150].

Les étrangers en situation régulière mais disposant d’APS d’une durée courte ou sans autorisation de travail sont privés de nombreux autres droits sociaux. C’est a fortiori le cas des étrangers sous convocation auxquels la préfecture aurait pourtant dû délivrer plus rapidement, si ce n’est un titre de séjour, au moins un récépissé de demande de titre. Ils sont donc privés de tous les droits sociaux conditionnés à la régularité du séjour. Tout au plus peuvent-ils tenter d’obtenir une affiliation à l’assurance maladie sur critère de résidence, en invoquant la circulaire de 3  mai 2000 relative à la condition de résidence en France prévue pour le bénéfice de la couverture maladie universelle [151]. Ils risquent malgré tout de se heurter à des grandes difficultés.

Droits entravés et droits abandonnés

L’exclusion par le droit de nombreux étrangers disposant de titres précaires légitime, vis-à-vis du corps social et des étrangers eux-mêmes, le refus d’autres droits, quand bien même ces refus constituent des discriminations légalement répréhensibles. Un titre précaire hypothèque le droit au séjour pour l’avenir proche de l’étranger, il est source d’insécurité pour l’étranger mais aussi pour les interlocuteurs auxquels il fait face. Il crée de l’incertitude, génère la suspicion et favorise un traitement différent, discriminatoire en comparaison de ce que serait ce traitement si l’étranger présentait toutes les garanties d’un titre stable. Les droits, formellement identiques, sont donc entravés ou empêchés en pratique pour les étrangers disposant d’un droit au séjour précaire.

Ces situations sont nombreuses et touchent tous les aspects de la vie, pas seulement les droits sociaux, comme en attestent de nombreux témoignages.

En matière d’insertion sociale et professionnelle, on peut citer l’exemple de ce jeune étranger majeur qui s’est vu refuser le dépôt auprès de la mission locale pour l’emploi d’un dossier de demande de « garantie jeune » (dispositif créé en 2013 pour les jeunes de moins de vingt-cinq ans) au motif que son récépissé était valable trois mois, donc considéré d’une durée insuffisante pour permettre la signature du contrat réciproque d’engagement d’une année prévu pour l’accès à la garantie jeune.

En matière d’accès à l’emploi, plus généralement, un employeur qui veut embaucher, renouveler un CDD ou le transformer en CDI y réfléchit à deux fois si la stabilité du séjour du salarié, et donc la fiabilité de la relation de travail, n’est pas assurée. De nombreux étrangers se voient ainsi refuser une embauche parce qu’ils ne détiennent pas une carte de résident. Bien qu’il s’agisse d’une discrimination prohibée par le code du travail, cette situation est fréquente et les employeurs bénéficient, de fait, d’une large impunité en la matière, tant les plaintes sont rares, plus encore celles qui débouchent sur un procès, et encore plus celles qui se terminent par une condamnation. Fait exception à ce constat, la condamnation de deux responsables de l’enseigne hard-discount Lidl à six et quatre mois de prison avec sursis pour discrimination à l’embauche en raison de l’origine, à la suite d’une plainte déposée par une ressortissante ivoirienne mariée à un gendarme français. Cette jeune femme, après avoir effectué un stage de six mois chez Lidl, s’était vu proposer un contrat d’embauche avant que le directeur ne se ravise en constatant qu’elle n’était titulaire que d’une carte de séjour temporaire « vie privée et familiale » [152].

Des témoignages attestent de ces difficultés. Comme cette femme, en France depuis huit ans et pacsée avec un Français, qui s’est vu refuser un CDD de six mois car son titre expirait trois mois plus tard ou encore qui, à l’occasion d’un renouvellement de son titre, relate que « dernièrement une agence d’intérim m’a mise en fin de mission pour récépissé expiré et je n’ai pu reprendre le travail qu’après vérification auprès de la préfecture de Melun de l’authenticité du titre de séjour que je leur avais remis » [153]. La plupart du temps, les pratiques discriminatoires des employeurs vis-à-vis des étrangers disposant de titres de séjour précaires ne sont pas même perçues comme telles, ni par les employeurs, ni par les intéressés.

En matière de formation, un titre précaire peut aussi constituer un obstacle. Il en va ainsi pour cette jeune femme de vingt-deux ans ayant un récépissé de six mois autorisant à travailler en attente de la délivrance d’une carte « vie privée et familiale », qui souhaitait s’inscrire à une formation d’auxiliaire de vie et à qui l’organisme de formation a opposé un refus parce que son récépissé ne couvrait pas la période de formation.

Les problèmes se posent aussi pour accéder aux services bancaires, ouvrir un compte, obtenir un prêt bancaire. Un droit au séjour qui risque de se périmer rapidement n’est pas de nature à rassurer un banquier qui attend des remboursements sur une période parfois longue. Mais ces réticences, pour illégales qu’elles puissent être, sont légion. Ainsi cet Afghan, bénéficiaire de la protection subsidiaire, ne peut obtenir la carte des Galeries Lafayette, carte de paiement comportant divers avantages, au motif que son titre de séjour n’a qu’une validité d’un an. L’exigence d’une carte de résident est la règle pour de nombreuses cartes de paiement proposées par les commerçants, par exemple chez Cofinoga, ou encore pour obtenir un abonnement auprès de certains grands opérateurs de téléphone mobile, ce qui oblige les étrangers à devoir en passer par des personnes prête-noms.

Pour accéder au logement, quand il s’agit de rassurer et convaincre un bailleur d’accepter votre candidature, avoir un titre précaire est particulièrement handicapant. Certaines personnes sous titres précaires pendant plusieurs mois voire plusieurs années, et qui se voient refuser l’accès au parc social, ne trouvent pas non plus à se loger dans le parc privé normal et tombent ainsi d’autant plus facilement entre les griffes de « marchands de sommeil ».

L’accès à la propriété du logement n’est pas plus aisé, car entravé par la difficulté d’obtenir un prêt bancaire. La précarité du séjour place les étrangers dans une telle situation d’insécurité que, même ceux qui en auraient les moyens ne peuvent envisager d’acquérir un logement ou tout autre bien dont ils risqueraient d’être privés en cas de perte du droit au séjour.

Aux refus de droits s’ajoutent donc les renoncements à leurs droits par les étrangers eux-mêmes, qui peuvent s’autocensurer plus ou moins consciemment, qui vont intégrer la perception de ce que certains droits ne sont légitimement pas pour eux, ou vont anticiper que ces droits sont trop difficiles d’accès, ou qu’il est risqué ou vain de les exercer. Aux droits déniés et aux droits entravés, il convient ainsi de ne pas oublier les droits abandonnés par les étrangers, et ceux auxquels ils ont renoncé. Il s’agit là d’un parfait exemple de ce qu’on nomme aujourd’hui le « non-recours » aux droits ou aux prestations sociales et qui est devenu un objet d’étude à part entière [154].

La promotion d’un principe d’inégalité des droits

La précarisation du séjour, l’exclusion de nombreux étrangers de la carte de résident, leur maintien sous couvert de titres plus précaires, vont à l’encontre de l’objectif d’intégration. Or c’est justement sous prétexte d’un défaut d’intégration qu’on refuse désormais de délivrer des cartes de résident, que l’on maintient de plus en plus d’étrangers dans une situation de séjour précaire. Étrangers précaires, rendus précaires par les politiques d’immigration et qui, paradoxalement, se voient enjoints de s’intégrer, de se « déprécariser », sur qui la loi et les discours font peser l’entière responsabilité de l’intégration, sur qui pèsent le reproche ou la suspicion permanente d’un manque d’intégration. Cette injonction, contradictoire, est particulièrement violente pour les personnes étrangères concernées et placées dans des situations difficiles.

Cette injonction est aussi le résultat d’une construction idéologique et juridique de plus en plus affirmée, considérant qu’au principe d’égalité des droits entre les êtres humains il faut substituer un principe de gradation ou de modulation des droits en fonction du titre ou de la durée du séjour (ou de tout autre critère).

Cette idée est désormais entérinée également au niveau de l’Union européenne. La Commission défend en effet le « principe selon lequel les droits doivent augmenter en même temps que la durée du séjour » (Commission européenne, 2003). La position de la Commission s’est concrétisée dans les nombreuses directives adoptées depuis une douzaine d’années sur les ressortissants d’États tiers. Non seulement ces directives entérinent, à l’image de la législation française, une balkanisation des statuts, mais elles aboutissent aussi à faire varier le champ d’application matériel de l’égalité de traitement en fonction du « statut » obtenu par l’étranger (résidents de longue durée, réfugiés, bénéficiaires d’une protection subsidiaire, étrangers admis en raison d’un emploi hautement qualifié et titulaires d’une « carte bleue », salariés dans le cadre d’un transfert temporaire intragroupe, travailleurs saisonniers, autres salariés autorisés à résider et à travailler, etc.).

Dès lors qu’on a admis que le principe d’égalité pouvait être écarté, les restrictions du champ d’application personnel et/ou matériel de l’égalité ne connaissent plus de limite de principe. Et il n’existe aucune raison non plus de limiter cette « modulation » des droits aux seuls ressortissants des États tiers. Cette idée s’est de fait propagée aux ressortissants des pays membres de l’UE, au point de substituer à l’idéal d’un citoyen européen bénéficiant de l’égalité de traitement une balkanisation des situations et des statuts au regard des droits. C’est ce qu’illustre la directive n° 2004/38/CE du 29  avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, sorte de code des étrangers pour les ressortissants d’un État membre de l’UE ou de l’Espace économique européen [155], qui conduit désormais à distinguer pas moins de 91 catégories de citoyens européens et autant de régimes distincts du point de vue de l’exercice des droits [156].

Comment ne pas s’inquiéter de ces politiques nationales et européennes dont l’inégalité en droit et en fait semble devenue le nouvel horizon ?

Sous l’œil des préfectures

Martine Vernier, Réseau Éducation sans frontières, blog Mediapart Fini de rire

L’application des textes qui régissent le droit au séjour des étrangers débouche sur le contrôle de tous leurs faits et gestes, sur une instrumentalisation de leur vie dans les moindres détails, et entrave finalement leurs possibilités d’évolution sociale. La loi prévoit d’innombrables catégories de titres de séjour, différents selon le pays d’origine de la personne, son histoire personnelle, son statut du moment ou encore sa situation de famille. Ainsi, l’enfant étranger arrivant à l’âge de la majorité, selon qu’il est né ici ou ailleurs, arrivé avant l’âge de onze ans, ou treize ans, ou seize ans, selon qu’il vit avec ses père et mère, ou avec un oncle, une tante, une grande sœur, un tuteur légal, n’aura pas le même droit au séjour que ses voisins, que ses copains d’école ou de lycée, même si eux aussi sont étrangers. De même, le jeune adulte, selon qu’il fait des études, qu’il suit une formation professionnelle, en alternance ou pas, ou qu’il a commencé à travailler, n’obtiendra pas le même titre de séjour, ou n’en obtiendra aucun et fera l’objet d’une obligation de quitter la France.

Quant à l’adulte qui pourrait se croire installé dans sa vie en France, il verra son droit au séjour modulé selon qu’il vit en famille – avec des enfants petits ou déjà scolarisés – selon qu’il travaille en intérim, avec ou sans contrat de travail, selon son pays d’origine, selon que lui ou l’un de ses enfants est affecté d’une maladie grave. Et après des années de dur labeur, l’immigré n’est pas certain d’obtenir un titre de séjour qui lui assurera une vie tranquille et un accès à l’assurance maladie, ni même de toucher la pension de retraite pour laquelle il a cotisé pourtant pendant des années.

La quasi-totalité des titres de séjour délivrés aujourd’hui ont un point commun : leur durée de validité d’un an, parfois moins. Après plusieurs renouvellements d’un titre de séjour annuel (trois à cinq en principe, mais cela dépend de la nationalité, et aussi de la préfecture à laquelle la demande est adressée), on peut demander une carte de résident, valable dix ans. Ce titre est de plus en plus difficile à obtenir. Rares sont celles et ceux qui l’obtiennent encore.

Chaque année, la demande de renouvellement donne lieu à de nouvelles investigations et intrusions dans l’intimité des personnes, avec un risque de refus toujours présent : une fabrique de précarité, de fragilisation de la vie des gens. Année après année, retournant devant le guichet de la préfecture, les étrangers se retrouvent en butte au soupçon de fraude, menacés de voir leur vie même remise en question au nom d’exigences légales ou administratives incompréhensibles. Ces confrontations répétées poussent à se mettre en retrait, à perdre courage, elles minent la confiance en soi – il n’y a pas de mots pour dire cet effacement imposé par le fait de voir sa vie ainsi observée et jugée.

La loi relative au droit des étrangers de 2016 ne fera qu’aggraver ces incertitudes, car si la délivrance d’une carte pluriannuelle aurait dû logiquement assurer à son titulaire une sécurité relative, il n’en sera rien en pratique, tout au contraire, puisque cette carte, comme au demeurant la carte de séjour temporaire, pourra être retirée à tout moment : « L’étranger titulaire d’une carte de séjour temporaire ou d’une carte de séjour pluriannuelle doit être en mesure de justifier qu’il continue de remplir les conditions requises pour la délivrance de cette carte. L’autorité administrative peut procéder aux vérifications utiles pour s’assurer du maintien du droit au séjour de l’intéressé et, à cette fin, convoquer celui-ci à un ou plusieurs entretiens. Si l’étranger cesse de remplir l’une des conditions exigées pour la délivrance de la carte de séjour dont il est titulaire, fait obstacle aux contrôles ou ne défère pas aux convocations, la carte de séjour peut lui être retirée ou son renouvellement refusé […]  ».

Innombrables sont les exemples qui montrent à quel point les conditions de renouvellement de divers titres de séjour entretiennent l’insécurité dans la vie des étrangers installés en France [157]. Sans oublier que les catégories qui obtiennent de plein droit un titre de séjour changent sans cesse, d’une réforme à une autre, et que les personnes peuvent pour cette raison perdre leur droit au séjour ou, à l’inverse – même si cette hypothèse est devenue aujourd’hui très rare – trouver une opportunité pour s’installer légalement.

Conjoint·e de français·e : une obligation de réussite

Une caractéristique de la population française est l’importance des mariages dits « mixtes ». Environ un titre de séjour sur huit, parmi les 200 000 premiers titres délivrés chaque année, concerne un époux étranger ou une épouse étrangère. On connaît l’extrême difficulté que rencontrent ces couples franco-étrangers à obtenir le droit de vivre leur vie en France dans la légalité, avec la présence permanente du soupçon de fraude : c’est la multiplication de pratiques de censure administrative qui a conduit, en 2007, à la naissance du mouvement Les Amoureux au ban public [158].

Au-delà de la délivrance du premier titre de séjour, la loi et les préfets sont de fervents adeptes de la stabilité du couple. Et, donc, chaque année se reproduit l’intrusion du représentant de l’État dans la vie commune. La vie commune, c’est le fait de vivre ensemble, tout simplement, mais comment prouver qu’on vit ensemble – sauf à se greffer une seconde nature de collecteur de pièces probantes ? Que le couple connaisse un passage difficile, et le partenaire étranger se trouvera en danger, son droit au séjour sera menacé, alors qu’après avoir quitté son pays et son milieu pour celui de son conjoint, le retour en arrière est devenu en pratique impossible. Et ce n’est qu’après trois ans de mariage et de vie commune et plusieurs renouvellements du titre de séjour que la personne devient inexpulsable, même si le mariage se casse ; inexpulsable certes, mais pas forcément régularisée.

Parent d’enfant français, une fausse bonne idée pour stabiliser son droit au séjour. Une porte de sortie de la précarité des titres annuels vers le titre de résident est de devenir parent d’enfant français, à condition de prouver, là encore sur plusieurs années, qu’on s’occupe de cet enfant. Il arrive alors que des couples anticipent leur désir d’avoir un enfant et bousculent le rythme de leur vie car c’est alors la seule façon de sortir de l’impasse administrative dans laquelle ils sont bloqués. Alors oui, de temps en temps, on rencontre des familles qui ont grandi trop vite, acculées par la nécessité de donner à l’un·e ou l’autre des papiers. Certains se saisiront de ces situations pour crier au scandale des « paternités de complaisance » là où des couples n’ont eu d’autre choix que d’accélérer le cours de leur histoire pour une affaire de « papiers ». Face à la puissance du fait migratoire, l’obsession du contrôle de l’État sur les vies conduit à mettre au monde des petits Français alibis. Nul besoin d’appeler le Docteur Freud à la rescousse pour s’inquiéter de l’impact sur l’avenir de la famille.

Devenir majeur et courir le risque de l’expulsion

Pour un « autochtone », arriver à l’âge de dix-huit ans, c’est accéder à la responsabilité civile et politique. Pour un étranger, c’est souvent se trouver voué à l’angoisse et à l’incertitude sur la possibilité de construire sa vie là où l’on a grandi, où l’on a tissé des liens amicaux. Car tous ne se trouvent pas dans les conditions exigées pour l’attribution de la « bonne » carte, celle qui porte la mention « vie privée et familiale », dont le renouvellement ne devrait pas a priori poser de problème. Il lui faudra être arrivé en France avant l’âge de treize ans [159] et avoir vécu en France avec l’un de ses parents – pas un oncle ou une tante, ni une grande sœur à qui il aurait été confié. Quant aux orphelins, il leur faudra parfois livrer une bataille de plusieurs années pour faire entendre raison à l’administration. Et mieux vaut ne pas avoir abandonné l’école ou les études, même si la scolarisation n’est obligatoire que jusqu’à seize ans, car le certificat de scolarité est la meilleure et parfois la seule preuve de la présence en France pendant la minorité. À tout le moins la seule qui soit acceptée sans problème par les autorités préfectorales.

Pour les autres ce sera, dans le meilleur des cas, mais contraint et forcé, une carte « étudiant », qui ne sera plus renouvelée si l’administration juge que la progression dans les études fait douter de leur caractère « réel et sérieux » : plus d’un redoublement peut être fatal, mais aussi un changement de filière, même après l’accomplissement d’un cycle – par exemple, entreprendre une licence d’anglais à la suite d’une formation commerciale de même niveau risque d’entraîner le non-renouvellement de la carte. Par ailleurs, si l’étudiant étranger, comme son camarade français, et même plus souvent que lui, est obligé de cumuler un travail avec ses études pour pouvoir vivre, il court le risque de se voir retirer sa carte au motif qu’il travaille au-delà de la limite de 60 % de la durée de travail annuelle imposée par les textes.

Avoir été protégé, formé, intégré par l’Aide sociale à l’enfance ne supprime pas la menace d’expulsion. Prenons le cas de W. qui a eu dix-huit ans le 11  août 2013 : à cette date il a été évincé du dispositif de prise en charge des mineurs étrangers isolés. La préfecture de Caen lui a octroyé des récépissés de trois mois jusqu’à juin 2014, puis plus rien : il se retrouve donc en situation de séjour irrégulier et menacé d’éloignement. Or il a fait sa vie ici. Il n’a plus de lien avec la Tunisie, son pays d’origine. Pendant la période où il était pris en charge, il a pu suivre de nombreux stages : pâtisserie, restauration, restauration de collectivité, et acquis de réelles compétences en ces domaines. Malgré cette prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance, le voilà qui se retrouve brutalement sans droit au séjour. C’est parce qu’il partage désormais sa vie avec Coralie, jeune femme française, et qu’il attend un enfant, que sa situation devrait à terme se régler.

La carte « salarié » ou le droit au séjour à la discrétion de l’employeur

Si le Larousse définit le terme « salarié » comme « une personne qui perçoit un salaire dans le cadre d’un contrat de travail », dans la réalité, le travail salarié est caractérisé par la subordination à l’autorité de l’employeur, relayant, lorsqu’il s’agit de travailleurs étrangers, la subordination de ces derniers à l’utilité que l’État leur reconnaît. Au travers de cette dépendance, c’est le droit au séjour du salarié étranger qui est entre les mains de l’employeur. Un étranger, s’il n’est pas ressortissant d’un pays membre de l’Union européenne, ne peut exercer d’emploi en l’absence d’autorisation de travail. Les titres de séjour délivrés mentionnent explicitement si le titulaire est autorisé ou non à travailler. Ce qui n’est pas toujours écrit sur la carte mais est bien inscrit dans le dossier de la personne, c’est que l’autorisation de travail est souvent circonscrite géographiquement et concerne un employeur identifié.

Le premier renouvellement de la carte « salarié » est particulièrement risqué. En effet, l’autorisation de travail qui a permis la délivrance de la carte de séjour a été attribuée pour un travail auprès d’un employeur déterminé et un salaire précis, le tout dûment contrôlé : conformité de l’entreprise, le cas échéant non-opposabilité de l’emploi, adéquation du poste de travail à la compétence du futur salarié, congruence du salaire avec le poste de travail. On peut ainsi se retrouver dans la situation de ce magasinier qui travaillait depuis des années dans la même entreprise, à la satisfaction de l’employeur. Celui-ci décide donc de le soutenir dans sa demande de carte « salarié ». Refus de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) au motif que, pour ce métier, il faut être bachelier… Au moment de la demande de renouvellement, l’administration vérifie que l’emploi occupé correspond effectivement à celui pour lequel l’autorisation avait été délivrée. On ne compte pas les cas où l’employeur fait défaut, et pas forcément par mauvaise volonté : l’administration étirant sur des mois et des mois l’examen de la demande, la situation de l’entreprise évolue de son côté et il peut arriver que l’embauche promise ne puisse plus se faire. C’est l’aventure qui est arrivée à Monsieur K. [160] :

« J’ai rencontré un patron, il dit qu’il va me donner un CDI, il m’a donné le formulaire Cerfa, je l’ai déposé en préfecture. Après quatre ou cinq mois, j’ai été voir le patron et je lui ai dit : "Ça y est, j’ai eu ma carte".

Il m’a dit : "Monsieur K., j’ai des difficultés en ce moment, les gens qui sont ici sont en chômage technique, je ne peux pas t’embaucher pour l’instant".

Je suis retourné à l’intérim et j’ai travaillé jusqu’au jour du renouvellement. Je suis allé là-bas, à la préfecture, ils m’ont demandé les fiches de paie du patron qui avait fait le Cerfa. Je n’en avais pas, mais j’avais les fiches de paie de l’intérim. Il a pris les fiches de paie, il les a regardées et il m’a dit : "Tu as changé de patron ?"

J’ai dit : "Oui, je n’ai pas travaillé pour lui".

Voilà. »

Alors qu’il n’est pas responsable du non-respect par l’employeur de l’engagement pris, et bien qu’il ait trouvé à travailler toute l’année, Monsieur K. se verra refuser le renouvellement de sa carte « salarié ». C’est pourtant l’administration qui a empêché le recrutement en raison de la durée de l’instruction de la demande.

Autre exemple : une famille de la région parisienne aide la nounou qui s’occupe de ses enfants à obtenir une carte « salarié ». Elle l’obtient, et tout va bien jusqu’au jour où la famille déménage dans une autre région, emmenant avec elle cette personne pour continuer le même travail. La première année écoulée, la préfecture du nouveau lieu de vie est approchée. Elle vérifie la réalisation des engagements… et refuse de renouveler la carte au motif que l’autorisation de travail n’est pas valable pour son département. La nounou n’avait alors fait que suivre son employeur…

Ainsi, la régularisation du séjour par la délivrance d’une carte « salarié », loin de permettre l’émancipation du salarié et la possibilité pour lui de défendre ses droits, ne fait que renforcer le rapport de subordination à l’employeur et la précarité du salarié.

Pour l’administration, la poursuite de la « vie privée et familiale » doit être confirmée chaque année. On trouve dans le Ceseda ce que l’administration devra considérer comme une « vie privée et familiale » digne de ce nom, justifiant la délivrance d’un titre de séjour. C’est une définition par antithèse : les préfets doivent délivrer une carte de séjour « vie privée et familiale » à une personne étrangère quand « le refus d’autoriser son séjour porterait à son droit au respect de la vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard des motifs du refus ». Une définition qui comporte deux fois le mot refus  ! Ainsi, les agents du ministère de l’intérieur, par la simple vertu de circulaires et autres instructions, sont érigés en experts pour apprécier la nature des liens familiaux en cause, la durée, l’intensité [sic] et la stabilité de ces liens, la balance entre les liens tissés dans le pays d’origine et dans le pays d’accueil, etc. Chaque année il faudra reprendre le chemin de la préfecture, endurer en silence le contrôle de sa vie. Et attendre le bon vouloir de l’administration pour transformer enfin, au bout de nombreuses années, ce titre annuel en carte de résident, valable dix ans.

La course ou l’impasse. «  Cela fait neuf ans que S. court deux fois par an à la préfecture avec cette petite pointe au fond du ventre, la peur qu’on ne lui renouvelle pas ses papiers. Elle a bien essayé de demander la carte de dix ans ; il paraît qu’elle ne gagne pas assez  ! Certaines fois, le renouvellement se fait tout seul, même si le guichetier chipote un peu sur son petit salaire, mais de plus en plus souvent, on lui fait le coup de la carte provisoire de trois mois, elle doit revenir en septembre et la carte qu’on lui donne se termine en juin. Ce n’est plus des titres d’un an à ce compte-là, ce sont des titres de neuf mois  ! Cette fois, elle devra retourner en préfecture trois fois ; son prochain rendez-vous lui a été notifié après la date de péremption de sa carte de séjour et S. ne veut pas prendre le risque de se faire arrêter ou de perdre son CDD renouvelable. Ça lui fera aussi, outre que ces absences la fragilisent vis-à-vis de son employeur, perdre trois journées sans salaire [161] ».

On pourrait encore citer le cas de ce monsieur dont le titre de séjour n’est pas renouvelé à défaut de pouvoir produire un passeport en cours de validité. Or son consulat continue d’en refuser la délivrance tant qu’il n’a pas fait son service militaire au pays. Comment sortir de cette impasse ? En partant faire son service militaire, il risque fort de perdre son droit de séjour.

La guérison par décision administrative

La loi du 16  juin 2011 a fortement durci les conditions d’accès au titre de séjour pour raison médicale [162]. Auparavant, ce titre de séjour devait être délivré aux personnes souffrant d’une pathologie grave, nécessitant une prise en charge médicale sans laquelle elles encourraient des risques d’une exceptionnelle gravité, et qui ne pourraient pas effectivement bénéficier d’un traitement approprié dans leur pays d’origine. Désormais, la loi prévoit l’octroi du titre de séjour aux personnes dans la même situation de santé, mais sous réserve de l’absence du traitement approprié dans le pays d’origine. Si le traitement existe, fût-ce à des centaines de kilomètres du lieu de résidence ou à un prix prohibitif, la carte n’est pas délivrée.

Mais les pressions exercées sur le corps médical – médecins agréés ou médecins des agences régionales de santé chargés de rendre un avis médical – avaient déjà, bien avant la réforme des textes, abouti à faire chuter le nombre de titres de séjour pour soins délivrés en première demande ou en renouvellement. Des personnes souffrant d’une pathologie chronique incurable et régularisées depuis plusieurs années ont tout à coup perdu leur titre de séjour alors que rien dans leur situation personnelle (en particulier au niveau de leur état de santé) ne le justifiait. De ce fait, la protection contre l’éloignement des personnes malades a également perdu de sa force. Les placements en rétention administrative et les expulsions de personnes gravement malades se sont multipliés.

Afin d’éviter à l’avenir d’éventuelles contradictions entre les impératifs de police des étrangers et les considérations médicales, la dernière réforme sur le droit des étrangers confie l’évaluation de la gravité de la maladie et de la disponibilité des soins dans le pays d’origine à des médecins rattachés à l’Office français de l’immigration et de l’intégration qui relève du ministère de l’intérieur, en lieu et place des médecins des agences régionales de santé, rattachées du ministère de la santé.

Le piège de la carte « retraité »

De nombreux travailleurs étrangers qui ont contribué à la reconstruction et à la prospérité du pays pendant les années dites des « Trente glorieuses » sont aujourd’hui à la retraite. Durant leur période d’activité ils ont été titulaires d’une carte de résident. Mais, à partir de 1998, on a instauré pour ceux qui souhaitaient repartir au pays le régime d’une carte « retraité », qui leur accorde un droit de venir en France sans visa, mais les prive non seulement du droit au séjour dont ils jouissaient en tant que résidents, mais aussi de soins pour les maladies de la vieillesse. Pourtant des cotisations continuent à être régulièrement prélevées sur leur pension.

*

Tordre sa vie pour un titre de séjour. On le voit, une législation qui vise, non pas à l’accueil de la personne ou de la famille étrangère, mais au « contrôle des flux migratoires » s’ingénie à poser des chicanes dans le parcours de vie des étrangers. Mais la pulsion de migration est telle que les personnes se plient à des exigences administratives insensées avec une patience et une obstination impressionnantes.

Entre peur et contrôles : une vie privée en lambeaux

Christophe Daadouch, juriste, formateur en travail social