Penser l’immigration autrement
Précarisation du séjour, régression des droits
Présentation / Lecture en ligne
I. La précarité du séjour : constantes et mutations
La carte de séjour : brève histoire d’une centenaire, Danièle Lochak
La précarité de l’existence immigrée entre le milieu du xixe et le milieu du XXe siècle, Philippe Rygiel
Heurs et malheurs de la carte de résident, Danièle Lochak
La lente dégradation du statut des étrangers. La preuve par les chiffres, Antoine Math et Alexis Spire
Vous avez dit intégration ?, Nicolas Ferran
Les conséquences de la précarisation du séjour sur l’accès aux droits économiques et sociaux, Antoine Math
Sous l’œil des préfectures, Martine Vernier
Entre peur et contrôles, une vie privée en lambeaux, Christophe Daadouch
Le démantèlement du droit au séjour pour soins, Caroline Izambert et Nicolas Klausser
III. Pas d’exception française
L’impossible stabilité du statut des étrangers en Italie, Nazzarena Zorzella
Regard sur la Belgique, Coralie Hublau
Le statut de citoyen européen protège-t-il encore ?, Claudia Charles
États-Unis : de la clandestinité à la précarité ?, Johann Morri
Ce cinquième volume de la collection « Penser l’immigration autrement » prolonge la journée d’étude que le Gisti a organisée le 1er décembre 2014 sur le thème : « Précarisation du séjour, régression des droits fondamentaux ». Cette journée d’étude elle-même s’inscrivait dans le cadre de la campagne interassociative lancée au printemps de la même année : « Rendez-nous la carte de résident ! [1] ».
Il y a longtemps, en effet, que les associations dénoncent l’évolution qui a conduit, à partir de 1986 et plus encore de 1993, au démantèlement du dispositif protecteur que représentait la carte de résident, le coup de grâce ayant été donné par les lois Sarkozy de 2003 et 2006. L’idée de la campagne est née lorsque les associations ont pris connaissance du rapport rédigé par Matthias Fekl et remis en mai 2013 au Premier ministre de l’époque [2]. Ce rapport prenait acte des inconvénients de la précarisation croissante de la situation des personnes étrangères et proposait la création d’un titre de séjour pluriannuel. Mais cette réponse n’était qu’un palliatif insuffisant : si le but était d’enrayer la précarisation, pourquoi se contenter de ces rustines, pourquoi ne pas revenir à l’esprit de la loi de 1984 : un seul et même titre de séjour de dix ans, renouvelable de plein droit, pour tous ceux qui ont vocation à résider durablement sur le territoire français ?
Depuis, une nouvelle loi sur le droit des étrangers, a été adoptée au début de l’année 2016. Non seulement ses dispositions sur les titres de séjour sont très en deçà des préconisations du rapport Fekl, mais elles risquent même d’aggraver la précarité de ceux et celles dont on prétend « sécuriser » la situation. Elles permettent en effet un contrôle constant sur toute personne détentrice d’un titre de séjour et font peser sur elle la menace d’un retrait de ce titre à tout moment si les conditions de sa délivrance ne sont plus remplies.
Dans ce contexte, la revendication de la campagne tendant à restaurer la lettre et l’esprit de la loi de 1984 doit continuer à être inlassablement défendue. Car la précarité du séjour, comme l’ont montré les interventions à la journée d’étude, produit des effets délétères, notamment parce qu’elle entrave l’exercice normal des droits les plus fondamentaux.
Les contributions réunies dans ce volume s’attachent à leur tour à décrire les mécanismes législatifs ou policiers qui contribuent à entretenir et renforcer cette précarité. Elles intègrent une dimension historique mais aussi une dimension comparative car le phénomène n’est pas propre à la France et se manifeste dans bien d’autres pays, que ce soit en Europe ou outre-Atlantique. Elles montrent aussi comment le fait d’être toujours en sursis dans le pays d’accueil rejaillit sur l’ensemble de la situation des personnes concernées qui, non seulement sont maintenues dans l’insécurité et l’incertitude constante du lendemain, mais n’ont qu’une jouissance précaire des droits qui ne leur sont pas expressément déniés.
En analysant la précarisation du droit au séjour des personnes immigrées, on contribue aussi à éclairer la division/discrimination qui sépare aujourd’hui le monde en deux humanités distinctes : d’un côté, ceux qui ont eu la chance de naître dans des pays où la démocratie est stabilisée, où les droits de l’Homme sont effectifs pour le plus grand nombre, où les gens vivent en paix, mangent à leur faim, sont soignés – et qui peuvent se déplacer librement dans l’ensemble de la planète ; de l’autre, ceux qui, nés dans des pays qui sont encore loin d’être « libérés de la terreur et de la misère », selon la belle formule de la Déclaration universelle de 1948, sont assignés à résidence, se voient dénier la liberté de circulation et ne peuvent donc se déplacer qu’en risquant leur intégrité physique et leur vie.
Le sort des personnes établies en France ou dans un pays de l’Union européenne est moins dramatique que celui des migrants à qui les États s’efforcent de barrer à tout prix l’accès au territoire européen avec les conséquences meurtrières que l’on sait. Mais le sort des premiers peut-il être dissocié de celui des seconds ? Pour les uns comme pour les autres la précarité [3], même si c’est à des degrés variables, est le lot commun : précarité dans le pays qu’ils quittent, précarité pendant le voyage, précarité, enfin, dans le pays de destination. La fermeture des frontières, que ce soit par la politique des visas ou par les obstacles physiques placés sur la route des migrants, les politiques de lutte contre l’immigration irrégulière avec le cortège de mesures répressives et arbitraires qu’elles engendrent, le droit au séjour de plus en plus fragile accordé aux personnes qu’on consent avec réticence à laisser s’installer dans un pays qui n’est pas le leur : autant de formes de précarité caractéristiques de la situation de celles et ceux qui ne sont jamais « bien quelque part ».
I. La précarité du séjour : constantes et mutations
Désormais, la carte de résident de dix ans n’est plus un outil offert à celles et ceux qui sont établis durablement en france dans le but de favoriser leur intégration ; c’est un titre qui se mérite.
La précarité a de tous temps caractérisé la situation de l’étranger : n’étant pas membre du groupe, de la cité, de la collectivité nationale, il ne jouit d’aucune protection, sinon de celle qu’on consent discrétionnairement à lui accorder ; n’étant pas « chez lui », il n’a jamais la garantie de pouvoir demeurer là où il s’est installé. Le développement du droit international a contribué à poser des limites à l’arbitraire des gouvernements et à assurer aux étrangers une sécurité minimale. Mais il n’a pas remis en cause dans son principe la prérogative fondamentale des États souverains : le contrôle de l’accès à leur territoire, avec pour corollaire la subordination de l’entrée et du séjour des étrangers sur ce territoire à une autorisation précaire et révocable.
Progressivement, l’idée que l’exercice des prérogatives étatiques doit se concilier avec le respect d’un certain nombre de droits fondamentaux reconnus aux étrangers au nom de l’universalité des droits de l’Homme a fait son chemin. L’évolution de la législation française sur les conditions de délivrance des cartes de séjour, leur durée, les droits qui leur sont attachés, en témoigne. Dans l’entre-deux-guerres, la précarité administrative est encore la norme pour la main-d’œuvre immigrée dont le droit au séjour est par essence révocable : l’étranger « indésirable » peut être expulsé sans autre forme de procès, les cartes de séjour de travailleur sont délivrées ou retirées selon le bon vouloir de l’administration, le plus souvent en fonction de la conjoncture économique. La législation de l’après-guerre est un peu plus protectrice : les cartes de séjour délivrées sur la base de l’ordonnance de 1945 sont valables un an, trois ans ou dix ans, le texte ne prévoit pas la possibilité de les retirer, l’expulsion est entourée de quelques garanties de procédure. Il faut toutefois attendre les réformes de 1981 et 1984 pour que les liens personnels et familiaux que les étrangers ont pu nouer en France soient pris en compte pour leur accorder un droit au séjour stable et durable et une garantie au moins partielle contre l’éloignement.
Mais cette évolution positive a vu ses effets contrecarrés, à partir du milieu des années 1980, par la politique dite de « maîtrise des flux migratoires ». Celle-ci ne se borne pas à lutter contre l’immigration illégale ; elle s’assigne plus largement comme objectif de restreindre l’immigration légale, qu’elle soit de travail ou familiale, et même de limiter l’accueil des étudiants ou des demandeurs d’asile. Il en est résulté la remise en cause des acquis de la réforme de 1984 et le retour à une précarité que la délivrance de plein droit de la carte de résident, automatiquement renouvelable, visait justement à conjurer. Les lois Sarkozy ont donné le coup de grâce à cette législation qui prenait en compte les liens personnels et familiaux : en subordonnant dans tous les cas la délivrance de la carte de résident à l’intégration « républicaine » dans la société française, elle a voulu signifier que le fait de vivre en famille ou de résider en France depuis longtemps n’était plus un gage d’intégration ; elle a donc substitué à ces critères objectifs des critères d’appréciation flous, générateurs d’arbitraire et potentiellement discriminatoires.
Ces évolutions législatives se reflètent dans les chiffres : l’étude statistique du nombre de titres de séjour délivrés ou détenus en fonction de leur durée de validité atteste la nette érosion, surtout à partir de 1993, de la proportion d’étrangers qui se voient attribuer un titre de séjour de longue durée et, corrélativement, la part croissante d’étrangers qui séjournent en France sous couvert de titres précaires.
La carte de séjour : brève histoire d’une centenaire
Danièle Lochak professeure émérite, université Paris Ouest-Nanterre La Défense, Gisti
Pendant longtemps, et encore jusqu’à la fin du xixe siècle, l’entrée et le séjour des étrangers en France n’ont fait l’objet d’aucune mesure de contrôle a priori au sens où ils n’étaient pas soumis à une autorisation concrétisée par la délivrance d’un visa ou d’un titre de séjour. L’attention de l’État et de sa police se portait sur le déplacement des fractions non sédentaires de la population dont la circulation était considérée comme un facteur potentiel de désordre et de danger. Et jusqu’à la fin du Second Empire, le passeport intérieur et le livret ouvrier permettaient de suivre les déplacements de ces catégories « dangereuses », de restreindre leurs déplacements, de les canaliser, le cas échéant, pour empêcher leur concentration en certains lieux, notamment à Paris [4].
Mais ces mesures de surveillance des migrations et des migrants ne visaient pas spécifiquement les étrangers. En ce qui concerne ces derniers, l’État avait à sa disposition l’arme de l’expulsion, qu’il utilisait pour se débarrasser des étrangers jugés indésirables. Les autorités jouissaient dans ce domaine d’un entier pouvoir discrétionnaire que même la loi du 3 décembre 1849, adoptée pour encadrer la procédure d’expulsion, n’avait guère limité. La notion de danger pour l’ordre public justifiant l’expulsion était en effet interprétée de façon suffisamment extensive pour englober aussi bien les condamnations pour crime ou délit de droit commun, la mendicité ou le vagabondage, le défaut de déclaration de résidence lorsque celle-ci, plus tard, sera exigée, que des motifs proprement politiques. Rigueur et arbitraire caractérisent à cet égard les pratiques préfectorales : la mesure était souvent décidée sur la base de simples rapports de police ; le délit le plus insignifiant pouvait entraîner l’expulsion ; le préfet décidait seul des modalités d’exécution de l’arrêté et pouvait éventuellement faire reconduire l’intéressé à la frontière sous escorte [5].
Les choses changent à la fin du xixe siècle, à un moment qui coïncide avec l’instauration de la Troisième République [6]. Les frontières étatiques deviennent plus étanches, de même que la frontière juridique qui sépare nationaux et étrangers. Les droits nouveaux conférés – et réservés – aux citoyens supposent de pouvoir repérer et identifier les étrangers. La montée des politiques protectionnistes, conjuguée avec l’afflux d’une main-d’œuvre immigrée, la pression de l’opinion également, prompte à dénoncer la concurrence du travail étranger dans les périodes de récession, vont conduire les pouvoirs publics à adopter, à partir de la fin des années 1880, une série de mesures qui inaugurent une ère nouvelle dans les modes de contrôle et de gestion de la présence étrangère sur le territoire.
Le décret du 2 octobre 1888 impose aux étrangers d’effectuer, dans les quinze jours après leur arrivée en France, une déclaration de résidence à la mairie. La loi du 9 août 1893 rend le dispositif plus contraignant en instituant un registre d’immatriculation dans chaque commune. Dorénavant, l’étranger qui entend exercer une profession doit non seulement faire une déclaration de résidence dans les huit jours suivant son arrivée, mais aussi faire viser le certificat d’immatriculation à chaque fois qu’il change de commune de résidence. Chaque commune tient un registre d’immatriculation. Les employeurs n’ont pas le droit d’embaucher les étrangers qui ont omis de se déclarer et ne sont pas inscrits sur le registre ; des pénalités sont prévues, tant pour l’étranger qui ne respecte pas les règles que pour le patron qui emploie un étranger non muni du certificat.
Mais en dépit de cette dernière disposition qui vise à protéger les patrons contre le débauchage des travailleurs qu’ils ont fait venir de l’étranger et qui justifie son intitulé : « Loi relative au séjour des étrangers en France et à la protection du travail national », l’objectif est avant tout de faciliter la surveillance policière d’individus considérés comme d’autant plus dangereux, dans un contexte de surcroît troublé, qu’ils se déplacent beaucoup. À la récession économique s’ajoute en effet l’insécurité politique entretenue par l’enchaînement d’une série d’épisodes déstabilisateurs : entre 1887 et 1893, le régime est confronté successivement au scandale des décorations, à l’épisode boulangiste, au scandale de Panama, à la recrudescence des attentats terroristes enfin.
Une fois la prospérité revenue et la stabilité politique retrouvée, la pression retombe. Aucune des très nombreuses propositions de loi déposées entre la fin des années 1890 et 1914 pour réglementer plus strictement l’immigration n’aboutit : l’enjeu n’est pas suffisant pour mobiliser la classe politique.
La première « carte d’identité à l’usage des étrangers »
La guerre de 1914-1918, en revanche, va être à l’origine de deux innovations dans la gestion de l’immigration. La première est temporaire : pour remplacer les hommes partis au front, l’État devient importateur, placeur et contrôleur de la main-d’œuvre étrangère qu’il recrute dans les colonies et en Chine, mais aussi en Europe, par centaines de milliers. Cela suppose une organisation administrative perfectionnée au niveau des ministères, dans toute la France, aux frontières et dans les pays étrangers. La réglementation juridique se développe, elle aussi : les contrats de travail remis aux intéressés sont rédigés d’après des contrats types et l’employeur doit en respecter les clauses.
La seconde innovation, plus décisive dans l’optique qui nous retient ici, et d’autant plus notable que, contrairement à la précédente, elle sera durable, est l’instauration de la carte d’identité pour les étrangers destinée à contrôler cette grande masse de travailleurs étrangers. Inspiré au départ par des préoccupations de police, le dispositif sera par la suite progressivement aménagé et perfectionné de façon à permettre de contrôler à la fois le séjour et l’emploi. Prévue par une circulaire de juin 1916, la carte d’identité est officialisée par le décret du 2 avril 1917 « portant création d’une carte d’identité à l’usage des étrangers ». Cette carte, délivrée par le préfet, et que doit posséder tout étranger de plus de quinze ans appelé à séjourner plus de quinze jours en France, doit être visée à chaque changement de résidence : elle permet de contrôler la présence et les déplacements des étrangers sur le territoire. Le dispositif est complété par la tenue d’un fichier central des étrangers au ministère de l’intérieur. Un second décret du 21 avril 1917 vient préciser que, pour les travailleurs, elle est délivrée sur présentation d’un contrat d’« embauchage » visé par les services de placement.
Après la guerre, l’État, après avoir fait mine de vouloir organiser et contrôler l’immigration, laisse le champ libre aux associations patronales d’immigration : ce sont elles qui se livrent au recrutement, à la sélection, au transport et à la répartition de la main-d’œuvre étrangère, et la « Société générale d’immigration » (SGI) qu’elles créent en 1924 détient le monopole de fait de l’immigration organisée, allant jusqu’à négocier directement avec les pays d’émigration. L’État est à nouveau ramené à un rôle de police, mais désormais élargi aux préoccupations économiques et qui inclut à la fois le maintien de l’ordre public et le contrôle de l’immigration. On voit ainsi se mettre en place, morceau par morceau, pièce après pièce, une réglementation de plus en plus contraignante : « Entre 1924 et 1933, des corrections, presque annuelles, traduisent la fébrilité des autorités et la surveillance accrue dont les étrangers font l’objet [7]. » Cette réglementation dont le système de la carte d’identité est le pivot est toutefois appliquée de façon variable en fonction de la conjoncture économique et politique : avec souplesse dans les moments de plein-emploi et d’accalmie politique, avec rigueur en période de récession ou d’exacerbation des courants xénophobes.
Le décret du 25 octobre 1924 relatif à la carte d’identité des étrangers, modifiant un décret du 6 juin 1922 sur les travailleurs étrangers et accompagné d’une longue instruction générale [8], détaille ainsi les modalités de délivrance de la carte d’identité et la longue liste de vérifications incombant aux services de police. La durée de validité de la carte est normalement de trois ans, mais elle peut être restreinte pour les ressortissants de pays soumis à visa. Le dispositif est assoupli pour les étrangers qui viennent en France pour occuper un emploi salarié et qui se présentent à la frontière en étant déjà titulaires d’un contrat d’embauche régulier. En cas de refus de la carte, l’étranger doit quitter le territoire dans un délai de huit jours. Il en va de même de l’étranger qui s’est rendu indésirable par ses agissements et à qui la carte est retirée. Des peines contraventionnelles sanctionnent les infractions à la réglementation, « sans préjudice du droit d’expulsion qui appartient au ministre de l’intérieur » et qui est par ailleurs explicitement prévue dans le cas où l’étranger a falsifié sa carte.
La loi du 11 août 1926 est adoptée sous la pression du patronat qui souhaite endiguer les pratiques de débauchage et l’exode de la main-d’œuvre tentée de quitter l’agriculture pour l’industrie, plus attractive. Jusque-là, tout étranger en possession de la carte d’identité d’étranger pouvait se faire librement embaucher. Désormais, la carte est établie au vu d’un contrat de travail et en vue de l’exercice d’une profession déterminée. Le travailleur ne peut pas changer d’emploi avant un délai d’un an et avant l’expiration du contrat sur la base duquel il a été introduit en France ; il ne peut pas non plus travailler dans une autre profession que celle pour laquelle il a obtenu sa carte. De leur côté, les employeurs n’ont pas le droit d’employer des travailleurs étrangers non munis de cette carte d’identité et ils doivent tenir un registre spécial de leurs salariés étrangers, à présenter à tout contrôle. Des instructions du 31 décembre 1926 prises pour l’application de la loi différencient les cartes d’identité en fonction de la profession : « travailleur agricole », « travailleur industriel », « artisan ». Cette réglementation perfectionnée n’est pas pour autant efficace, faute d’agents d’inspection en nombre suffisant pour en surveiller l’application, mais faute surtout d’une volonté politique de l’appliquer : en période de prospérité, les pouvoirs publics sont plutôt portés à l’abstention.
Un arsenal réglementaire de plus en plus complet
Le gouvernement dispose désormais d’un véritable arsenal réglementaire, certes « largement improvisé », mais qui lui permet de « gérer les mouvements de main-d’œuvre étrangère à peu près à sa guise. Puisque l’administration décide en dernier recours l’octroi de contrats de travail, elle peut accélérer mais aussi stopper net le flot des entrées ». Elle peut aussi « déterminer la présence des étrangers sur le sol national en modifiant la durée de la carte d’identité, en donnant des instructions pour que les permis de travail soient prorogés plus ou moins facilement et en modulant cette politique selon les professions ou les régions [9] ». Mais cet arsenal n’est utilisé que par à-coups. Lors de la crise financière de 1927, il permet ainsi de faire baisser considérablement le nombre d’entrées de travailleurs et d’augmenter celui des départs. Dès 1928, les autorisations d’introduction sont à nouveau libéralement accordées par l’administration.
Mais bientôt vont se faire sentir en France les retombées de la grande crise, provoquant une nouvelle salve de textes : le décret du 21 mai 1932 renforce les sanctions pour inobservation des dispositions sur la carte d’identité et permet d’expulser l’étranger auquel est refusée ou retirée cette carte ; le décret du 23 octobre 1933 abaisse de quinze à treize ans l’âge auquel les étrangers doivent solliciter la carte de travailleur ; le décret du 6 février 1935 limite la validité de la carte d’identité au département où elle a été délivrée, subordonne le changement de domicile à l’autorisation du préfet de la localité où l’intéressé souhaite s’établir, et prévoit qu’elle peut ne pas être renouvelée lorsque son titulaire exerce une activité dans un secteur économique où sévit le chômage. Cette énumération – non exhaustive – ne donne qu’une idée approximative de la frénésie gouvernementale : il faut en effet y ajouter l’« avalanche de circulaires » qui permettent d’« affiner les politiques et leur application » et de « réagir rapidement et directement à la pression de l’opinion [10] ».
Si ces circulaires prévoient parfois assouplissements et dérogations, l’heure n’en est pas moins, globalement, à une application stricte de la réglementation par l’administration, avec pour objectif de stopper les entrées et provoquer les départs [11] : en refusant de délivrer des cartes de travail aux nouveaux arrivants ou de renouveler les cartes arrivées à expiration, on contraint les immigrés à quitter la France sous peine de sanctions – des sanctions progressivement aggravées par les textes successifs et qui sont prononcées « sans préjudice de la possibilité pour le ministre de l’intérieur de prononcer une mesure d’expulsion ». Les mesures d’incitation au retour vont s’accompagner, notamment sous le gouvernement Laval, de retours forcés massifs touchant surtout les travailleurs dont le patronat avait organisé la venue, tels les Polonais recrutés pour travailler dans les mines. Les étrangers vivent ainsi sous la menace permanente du non-renouvellement de leurs papiers, susceptible de déboucher sur une mesure d’expulsion. Le sentiment d’insécurité qui en découle est renforcé par la longue série de mesures malthusiennes et xénophobes prises sous l’influence de l’opinion et des groupes de pression et qui entravent l’accès à beaucoup de professions.
La flambée xénophobe de l’avant-guerre
Car les mesures répressives et les renvois forcés ne suffisent pas à endiguer le mécontentement de nombreuses fractions de la population : l’activisme réglementaire qui va se déployer, amalgamant préoccupations économiques et préoccupations de police, témoigne de l’influence de l’opinion et de l’emprise des groupes d’intérêt sur les pouvoirs publics. Venant après la loi du 10 août 1932 sur le contingentement de la main-d’œuvre étrangère, qui permet de fixer un pourcentage maximum de travailleurs étrangers par profession ou branche de l’industrie ou du commerce, adoptée contre les souhaits du patronat pour donner des gages à l’opinion, la loi du 21 avril 1933 interdit l’exercice de la médecine aux étrangers ainsi qu’aux naturalisés non titulaires d’un diplôme français, la loi du 19 juillet 1934 impose aux naturalisés un stage de dix ans avant de pouvoir entrer dans la fonction publique ou au barreau, le décret-loi du 9 août 1935 crée un système de contingentement pour les artisans en subordonnant l’exercice de la profession à la détention d’une carte d’identité spéciale, le décret-loi du 12 novembre 1938 étend le même système aux commerçants étrangers.
Dans le contexte de crise lié à l’approche de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement entreprend une refonte importante de la réglementation : le décret-loi du 2 mai 1938 sur la police des étrangers, le décret du 14 mai 1938 sur les conditions de séjour des étrangers en France, complétés et modifiés à plusieurs reprises les mois suivants, notamment par le décret-loi du 12 novembre 1938, tissent une surveillance policière intense autour de chaque étranger mais représentent aussi – et c’est sur ce point qu’il convient ici d’insister – la première tentative pour réglementer tous les aspects de l’entrée et du séjour des étrangers en France.
Tout étranger âgé de plus de quinze ans doit souscrire une demande de carte d’identité s’il entend résider en France plus de deux mois. La délivrance de la carte d’identité est subordonnée à la preuve de l’entrée régulière sur le territoire français. L’étranger doit pouvoir présenter à tout moment les pièces justifiant qu’il est en règle avec la législation et signaler aux autorités tout changement de résidence. Celui qui est entré en France irrégulièrement ou qui est resté sur le territoire sans solliciter la délivrance d’une carte d’identité ou après que la carte d’identité lui a été refusée ou retirée encourt un emprisonnement d’un mois à un an et peut être expulsé à l’expiration de sa peine.
Le droit d’occuper un emploi suppose la possession de la carte d’identité de travailleur, elle-même subordonnée à la production d’un contrat de travail visé par les services de la main-d’œuvre – qui prennent en considération la situation du marché du travail dans le lieu et la profession considérés. La durée normale de la carte d’identité est de trois ans, mais des cartes temporaires sont délivrées aux étrangers venant en France en visite ou en voyage d’affaires ou pour faire des études, ainsi qu’aux travailleurs dont la durée de la carte est indexée sur celle de leur contrat tel qu’il a été visé par les services de l’emploi. Une carte d’identité d’un modèle spécial est délivrée aux étrangers justifiant d’un séjour régulier et ininterrompu en France d’au moins dix ans, aux étrangers mariés depuis deux ans à des Françaises, aux étrangers père ou mère d’enfants français, aux étrangers ayant servi dans l’armée française, etc.
Les travailleurs peuvent ainsi être titulaires : d’une carte temporaire, de type A, valable pour une profession et un ou plusieurs départements ; d’une carte normale, de type B, valable trois ans, pour une profession et l’ensemble des départements ; d’une carte de type C valable trois ans, pour toutes les professions et l’ensemble du territoire. La variété des cartes est en réalité bien plus grande – on en dénombre une quinzaine – car à l’intérieur de chacune de ces catégories, on distingue les cartes selon qu’elles sont délivrées aux non-travailleurs, aux travailleurs industriels, aux travailleurs agricoles, aux artisans ou aux commerçants.
1945 : la continuité sous le changement
En distinguant les étrangers en fonction de la durée de validité de leur carte d’identité, les textes de 1938 ont inauguré une typologie qui est conservée en 1945. L’ordonnance de 1945 distingue en effet les étrangers en fonction du titre dont ils sont détenteurs : résidents temporaires, résidents ordinaires, résidents privilégiés.
Les résidents temporaires sont munis d’une carte de séjour dont la durée ne peut dépasser un an. Cette carte est attribuée aux touristes, aux étudiants, aux travailleurs temporaires et d’une façon générale à tous ceux qui viennent en France pour une durée limitée sans avoir l’intention d’y fixer leur résidence habituelle – mais aussi à ceux « qu’il n’a pas paru opportun d’autoriser à séjourner comme résidents ordinaires ou résidents privilégiés ». Les résidents ordinaires sont ceux qui désirent s’établir en France pour un séjour d’une certaine durée. Cette catégorie correspond à celle des étrangers titulaires d’une carte d’identité à durée dite normale, valable trois ans, sous l’empire de la réglementation de 1938. Dans la philosophie de l’ordonnance, ce titre doit être le titre « de droit commun ». Dans la pratique, c’est souvent la carte temporaire qui est remise aux étrangers, notamment lorsqu’ils obtiennent la régularisation de leur situation, la carte de résident ordinaire n’étant délivrée qu’après une ou plusieurs années de séjour [12].
La catégorie nouvelle est celle des résidents privilégiés auxquels est attribuée une carte de dix ans renouvelable. Peuvent y prétendre les étrangers justifiant d’une résidence non interrompue d’au moins trois ans en France et âgés de moins de trente-cinq ans lors de leur arrivée, ces conditions étant assouplies pour les étrangers ayant des enfants mineurs ou dont la femme ou les enfants sont français. Si le terme de « résident privilégié » est nouveau, on trouvait déjà les prémisses de ce statut dans le décret du 14 mai 1938 qui prévoyait la délivrance d’une « carte d’identité d’un modèle spécial » aux étrangers justifiant d’un séjour de plus de dix ans en France ou appartenant à l’une des catégories énumérées dont, précisément, les parents d’enfants français, les conjoints d’une Française ou les étrangers ayant servi dans l’armée française.
En ce qui concerne les travailleurs, le principe d’une autorisation préalable pour exercer un emploi salarié non seulement n’est pas remis en cause mais le contrôle sur la main-d’œuvre étrangère est encore renforcé. L’Office national d’immigration (Oni) reçoit compétence exclusive pour introduire en France des travailleurs étrangers, et la production d’un contrat de travail visé est exigée à l’entrée du territoire français de celui qui vient pour travailler. Dans la pratique, on le sait, ce monopole de l’Oni sera très vite battu en brèche et les préfectures délivreront des cartes de séjour pour régulariser la situation de ceux qui sont entrés sans respecter la procédure théoriquement obligatoire.
Une des principales innovations de l’ordonnance de 1945 réside dans la dualité des cartes de séjour et de travail. Sous l’empire des décrets de 1938, lorsque l’étranger veut travailler, il doit obtenir la délivrance d’une carte d’identité de « travailleur », qui vaut à la fois permis de séjour et permis de travail. Désormais, la délivrance de la carte de séjour est distincte de celle de la carte de travail et leur durée n’est pas nécessairement la même. Dans l’esprit de ses promoteurs, cette réforme se veut favorable aux étrangers dans la mesure où elle évite que la perte de l’emploi n’entraîne automatiquement la perte du droit au séjour. Dans la pratique, le système n’a pas toujours fonctionné à l’avantage des étrangers : la dualité des titres pouvait en effet déboucher parfois sur un cercle vicieux dès lors que la possession d’une des cartes était exigée pour la délivrance de l’autre… et réciproquement. C’est une des raisons qui explique la revendication ultérieure du « titre unique » qui aboutira finalement à la réforme de 1984 [13].
Les décrets d’application de l’ordonnance de 1945 prévoient quatre types de cartes de travail : la carte temporaire d’une durée d’un an maximum, valable pour une profession et une région, très proche de l’ancienne carte d’identité temporaire, dite « type A » ; la carte ordinaire d’une durée de trois ans, valable pour une profession et une région ; la carte ordinaire à validité permanente valable pour l’ensemble de la France mais pour une seule profession, remise aux étrangers ayant la qualité de résident privilégié ou à ceux qui ont la qualité de résident ordinaire s’ils justifient d’un séjour ininterrompu en France de dix ans ; la carte permanente valable pour toutes les professions salariées, que peuvent obtenir les résidents privilégiés au bout de dix ans de séjour en France en cette qualité.
Adopté dans le contexte de fermeture des frontières à l’immigration de travail, le décret du 21 novembre 1975 supprimera la troisième catégorie et, sous couvert d’harmoniser la durée des cartes de travail avec celle des titres de séjour, remplacera la carte à validité permanente par une carte de dix ans. Il revient donc à un système où trois types de cartes coexistent : la carte temporaire de travail, dite carte A, valable un an, et qui donne le droit d’exercer une activité professionnelle salariée dans le ou les départements qui y sont mentionnés ; la carte ordinaire de travail, dite carte B, valable trois ans, qui donne le droit d’exercer dans le ou les départements indiqués la ou les activités professionnelles salariées qui y sont mentionnées ; la carte de travail pour toutes professions salariées, dite carte C, valable dix ans, qui donne le droit d’exercer sur l’ensemble du territoire toute activité professionnelle salariée de son choix.
Épilogue
Ce système va rester en vigueur jusqu’à la réforme de 1984. La loi du 17 juillet 1984 ramène à deux les types de titre de séjour : d’un côté la carte de résident, de l’autre la carte de séjour temporaire, et elle supprime la dualité des cartes de séjour et de travail. Mais si la carte de résident est d’un modèle unique, la carte de séjour temporaire, en revanche, peut porter des mentions variables : « visiteur », « salarié », « membre de famille », « étudiant », « commerçant », « artisan »… Et l’institution du « titre unique de séjour et de travail » n’implique pas la suppression de l’autorisation de travail et plus généralement de l’autorisation d’exercer une activité professionnelle : si la carte de résident vaut désormais par elle-même autorisation de travail et dispense ses titulaires de la possession de la carte de commerçant, d’agriculteur ou d’artisan, les titulaires d’une carte de séjour temporaire doivent, s’ils veulent travailler, en obtenir préalablement l’autorisation, qui est concrétisée par la mention « salarié » portée sur leur carte de séjour ou par la délivrance d’une carte portant la mention de la profession indépendante qu’ils ont été autorisés à exercer [14].
Au fur et à mesure des réformes, le système va se complexifier, puisque, à côté de la carte de résident, délivrée de plus en plus rarement, on assiste d’une part à une inflation des mentions qui peuvent être portées sur la carte de séjour temporaire : travailleur temporaire, travailleur saisonnier, salarié en mission, vie privée et familiale, carte bleue européenne, etc., d’autre part, à la création de nouveaux types de cartes comme la carte « compétences et talents » ou la carte « retraité ».
Mais ceci est déjà une autre histoire…
Pénalisation et éloignement
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La précarité de l’existence immigrée entre le milieu du xixe et le milieu du xxe siècle
Philippe Rygiel professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris Ouest-Nanterre La Défense
Incertitude du lendemain et vulnérabilité sociale sont le lot de la plupart des travailleurs étrangers présents en France entre le milieu du xixe siècle et le milieu du xxe siècle. Mais, pendant cette période, la précarité est aussi le lot des prolétaires de nationalité française. L’emploi du journalier est incertain, le logement de l’ouvrier parisien de l’entre-deux-guerres souvent médiocre et son titre d’occupation parfois contestable. La maladie, l’accident, la vieillesse peuvent plonger brutalement individus et familles ouvrières dans la misère. Tout au long de la seconde moitié du xixe siècle, enfin, ceux qui appartiennent aux populations indigentes et jugées turbulentes des grands centres urbains peuvent se voir signifier une interdiction de séjour par simple décision administrative, en vertu des lois du 9 juillet 1852 et du 27 mai 1885. La procédure, qui frappe plusieurs milliers d’individus chaque année pour le seul département de la Seine dans les années 1880, symbolise à elle seule l’intégration encore très incomplète des populations pauvres à l’État puisque l’appartenance de classe suffit à introduire une inégalité juridique qui se traduit par de fortes entraves à la mobilité et la soumission à l’arbitraire administratif.
Réfléchir à la précarité de l’existence immigrée, c’est donc se demander en quoi les vies immigrées sont spécifiquement déterminées par une condition propre, définie pour une large part dans l’ordre du droit, sans pour autant oublier que l’insécurité est alors la marque d’une condition largement partagée. Danièle Lochak a rappelé dans ce volume [15] l’émergence progressive, à partir de la seconde moitié du xixe siècle, d’une réglementation de plus en plus touffue et contraignante qui confère aux étrangers un droit au séjour toujours révocable et engendre des inégalités juridiques aux formes évolutives. Nous nous proposons ici d’étudier l’incidence du cadre juridique sur les populations concernées, ce qui revient, pour partie, à s’interroger sur l’effectivité de ces normes juridiques et sur les conditions de leur application par l’administration.
Nous savons bien peu de choses en la matière en ce qui concerne le xixe siècle, compte tenu de l’absence de travaux historiques. Tout au plus disposons-nous de quelques éléments à partir des premières décennies de la Troisième République, où la question la plus débattue est celle des conditions de l’entrée et du séjour de l’étranger. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la très grande majorité des juristes admettent qu’on ne saurait alors parler d’un droit au séjour. Tous les étrangers sans exception peuvent faire l’objet d’une mesure d’expulsion : considérée comme une mesure de police et non comme une peine, elle est prise par l’administration sans les garanties de la procédure pénale et elle est très difficilement contestable, malgré la gravité de ses conséquences pour l’intéressé [16]. Le séjour de l’étranger apparaît ainsi comme le produit d’une faveur, à tout moment révocable, d’autant que le recours à l’expulsion est fréquent. Dans le Rhône, par exemple, entre 1906 et 1914, ce sont près de 300 arrêtés d’expulsion qui sont pris annuellement, ce qui correspond chaque année à environ 2% de la population étrangère présente [17].
Ces mesures frappent très majoritairement des étrangers indigents et sanctionnent, dans la majorité des cas, la mendicité et le vagabondage ou encore de petits délits ; l’expulsion pour motif politique est l’exception plutôt que la règle. Néanmoins, si elle rappelle à l’étranger et à son entourage la précarité de son séjour et signale, déjà, l’usage par l’État de procédures spécifiquement destinées à discipliner les étrangers pauvres, l’arrêté d’expulsion n’implique pas nécessairement une sortie effective du territoire : en témoigne la multiplication des procédures entamées pour infraction à un arrêté d’expulsion à partir des années 1890, qui concernent 1 500 prévenus en 1900, près de 2 500 en 1913 [18].
L’organisation des services de police, qui obéissent alors essentiellement à une logique locale, l’impossibilité pratique d’un contrôle des frontières, la modestie des effectifs et des moyens alloués aux services chargés de la police des étrangers, le fait que, le plus souvent, il appartienne à la personne expulsée de gagner la frontière par ses propres moyens – tous ces éléments laissent penser qu’il est probablement aisé, à l’époque, de se maintenir sur le territoire français ou d’y revenir. De ce fait, les conséquences concrètes d’une mesure d’expulsion pour les individus qui en font l’objet sont incertaines. La loi de 1893 prévoit des peines de prison et des sanctions pécuniaires pour ceux qui se soustraient à une mesure d’expulsion et pour leurs employeurs. Nous ne savons cependant pratiquement rien des conditions d’application de ce texte. Tout au plus pouvons-nous supposer qu’un arrêté d’expulsion oblige souvent celui qui en fait l’objet à se déplacer, rompant ainsi les liens tissés sur place, et fait peser sur lui la menace permanente d’une arrestation et d’un emprisonnement, sans que nous puissions mesurer la prévalence de ce risque.
Inégalités juridiques
La subordination du séjour légal au bon vouloir de l’administration n’est pas la seule dimension de l’insécurité juridique qui caractérise alors la condition d’étranger, elle n’est peut-être pas non plus la plus préjudiciable. Au grand scandale des juristes libéraux qui occupent les chaires de la faculté de Paris sous la Troisième République, la possibilité, pour les étrangers résidant en France, de jouir de leurs droits civils ou d’accéder aux premiers droits sociaux n’est garantie que très progressivement et très imparfaitement. Ainsi, par exemple, à la fin des années 1850, les ressortissants badois, alors nombreux en France, ne peuvent faire reconnaître leurs unions contractées en France [19], faute d’un accord entre les deux gouvernements. Jusqu’à la toute fin du xixe siècle, l’accès à la justice est entravé par l’obligation faite à certaines catégories d’étrangers de payer la caution dite judicatum solvi s’ils veulent faire valoir leurs droits en justice [20]. Les textes instaurant les premiers droits sociaux (assistance médicale gratuite, loi sur les vieillards et les infirmes, loi sur les accidents du travail) tendent à réserver aux Français le bénéfice de leurs dispositions, cependant que se multiplient les emplois dont l’occupation suppose la qualité de Français [21].
Là encore, cependant, l’incidence de ces inégalités juridiques pour ceux qui les subissent est particulièrement difficile à apprécier. D’abord, le sort d’un étranger n’est pas réglé seulement par les lois françaises, mais dépend souvent d’une multitude de conventions bilatérales imbriquées entre elles. Ainsi, par exemple, après que la guerre de 1870 a rendu caducs les traités entre la France et les États allemands, les Allemands bénéficient en France, sur la base du traité de mai 1871, de la clause de la nation la plus favorisée ; de sorte que, jusqu’en 1914, ils peuvent se réclamer des dispositions les plus favorables accordées aux ressortissants russes par le traité de commerce et de navigation franco-russe de 1874 et aux ressortissants suisses par le traité d’établissement franco-suisse de 1882. Par ailleurs, nous connaissons peu les difficultés concrètes rencontrées par les étrangers lorsqu’il s’agit d’obtenir la reconnaissance de leurs droits civils ou d’accéder, dans les périodes de crise, aux secours et à l’assistance qui demeurent pour partie organisés sur une base locale et liés à la charité privée.
L’insécurité, l’inégalité et l’incertitude sont, sur le plan juridique, indéniables. Mais leurs formes se recomposent avec la Troisième République : l’inégalité croissante entre étrangers et nationaux en matière de droits sociaux et de droits politiques coexiste avec un processus d’égalisation des conditions au regard du droit civil, tandis qu’émerge parallèlement, avec la loi de 1893, la catégorie spécifique du travailleur immigré. De ce fait, les étrangers et plus particulièrement les prolétaires étrangers sont soumis à des risques spécifiques, qui vont, après 1893, de la menace de la prison pour qui se maintient indûment en France à la contestation de leur droit à l’assistance en passant par la précarité des relations qu’ils nouent. Mais le lien entre la précarité de l’existence sociale, les pratiques des migrants et la réglementation juridique est, jusqu’à la Première Guerre mondiale, très difficile à établir et plus encore à évaluer.
Il est permis de penser que, dans la France de la Troisième République, les plus graves menaces pour l’intégrité des personnes et la sécurité des biens ne proviennent pas de l’action de l’État ou de l’adoption d’une législation entérinant l’inégalité entre étrangers et nationaux, mais des violentes éruptions de xénophobie dont le caractère massif, politique et organisé n’a pas d’équivalent pour la France du xxe siècle. Le meurtre par une foule déchaînée de travailleurs italiens des salines d’Aigues-Mortes en 1893 est un épisode connu, de même que les « Vêpres marseillaises » de 1881 ou les attaques contre les commerces susceptibles d’être tenus par des Italiens à Lyon en 1894. Rixes, agressions ou actes de vandalisme commis en réunion sont monnaie courante à la fin du xixe siècle, particulièrement envers les Italiens [22], et témoignent d’une hostilité répandue envers les nouveaux venus, parmi lesquels beaucoup de travailleurs nomades et intermittents préposés aux travaux les plus durs et les plus dangereux, en un temps où la sécurité et la santé du travailleur sont peu protégées. La silicose du mineur, la tuberculose du travailleur du textile, l’accident toujours possible sur le chantier guettent le travailleur étranger plus encore que l’ouvrier français. Jules Guesde, député de Roubaix, que l’on affuble alors du sobriquet de « député des Belges », s’en fait l’écho à la Chambre en dénonçant le meurtre du petit Alphonse Lieneson : « Le 14 mars 1894 […] un petit cadavre était ramassé dans le peignage d’Alfred Motte et Cie à Roubaix. Le procès-verbal de ce meurtre – et c’était le cinquante-troisième depuis le 29 juillet 1893 (en moins d’une année) – portait : “Alphonse Lieneson, quatorze ans et demi” […]. La municipalité de Roubaix eut l’idée d’aller aux sources. Elle envoya prendre à Thielt, en Belgique, un extrait de l’acte de naissance de l’enfant et qu’apprit-elle ? Que, né le 6 juillet 1881, Alphonse Lieneson n’avait, le jour où il fut tué, que 12 ans 8 mois et 8 jours. Or il travaillait au peignage depuis une année. Il n’avait donc pas douze ans lors de son entrée dans l’usine – qui devait être son tombeau – cependant que la loi de 1892 exige treize ans révolus [23]. »
Si elle ne met pas fin à la précarité sociale qui demeure longtemps le lot de beaucoup de travailleurs, la Première Guerre mondiale marque une rupture nette, à la fois dans l’ordre juridique, dans l’organisation de l’administration des populations étrangères, mais aussi dans les effectifs et la composition des populations étrangères présentes. La statistique générale de la France recense un peu moins de 1,2 million d’étrangers en 1911. Les migrants provenant des colonies françaises sont si peu nombreux à cette époque que l’on ne se soucie même pas d’en déterminer le nombre. Les besoins nés de la guerre puis des exigences de la reconstruction conduisent à faire de la France, durant une quinzaine d’années, le premier pays d’immigration du monde occidental. On estime à 700 000 le nombre de coloniaux passés par la France durant la guerre. Résident en France, en 1931, près de trois millions d’étrangers, soit 6 à 7 % de la population résidente, et, en proportion, guère moins qu’au début des années 1970, avant l’arrêt de l’immigration de travail.
Changement d’échelle donc, contemporain d’une diversification des populations migrantes présentes en France, du fait d’une aire de recrutement élargie au monde slave et, dans une moindre mesure, à l’Empire, mais aussi différenciation croissante des statuts. Les travailleurs coloniaux, en effet, ni étrangers ni citoyens, font, quoique peu nombreux, l’objet d’une surveillance sans relâche et d’un mode d’encadrement spécifique. En région parisienne, le service des affaires indigènes nord-africaines maintient sous une tutelle étroite les Algériens musulmans présents à Paris, parfois arrêtés et renvoyés en Algérie pour des peccadilles – une mesure à laquelle ils parviennent moins souvent que les Européens à se soustraire [24]. La figure du réfugié, que l’on ne traite plus comme n’importe quel étranger, émerge aussi, en lien avec les soubresauts de l’histoire européenne qui multiplient le nombre des personnes déplacées ou exilées : on en comptabilise près de dix millions dans l’Europe des années 1930. Aux Belges chassés par les combats de la Première Guerre mondiale s’ajoutent les Arméniens en quête d’un refuge, puis les victimes des régimes dictatoriaux et des persécutions antisémites que l’Allemagne nazie n’est pas seule à systématiser, les Espagnols, enfin, après la débâcle républicaine.
L’État également joue un rôle nouveau. Ses services, dans une certaine confusion parfois et non sans contradictions, encadrent le recrutement des travailleurs migrants, déterminent le statut des étrangers et donc la réglementation qui leur est applicable, s’efforcent – surtout durant la Première Guerre mondiale, mais cela demeure vrai par la suite – d’en contrôler la distribution sur le territoire et au sein de l’appareil productif.
Institutionnalisation de la précarité
La carte d’identité d’étranger, introduite durant la Première Guerre mondiale [25], est à la fois le symbole, le révélateur et l’outil de cette ambition nouvelle. Les textes qui en règlent l’usage définissent explicitement – ce qui est nouveau – les conditions du séjour en France d’un travailleur étranger, la carte d’identité valant, selon les termes du décret du 1er novembre 1924, permis de séjour. Celui-ci, justifié par l’utilité économique, ne peut être prolongé que pour autant que la présence de l’étranger ne menace pas l’ordre public, lequel n’est, conformément à sa nature, guère défini, mais dont les fonctionnaires en charge du séjour des étrangers ont durant cette période une conception à la fois particulièrement large et fluctuante : le manque d’ardeur au travail, des mœurs jugées dissolues, une infraction bénigne aux réglementations en vigueur peuvent suffire à motiver une demande d’expulsion ou un ordre de refoulement [26]. En 1933, Carlos G., un travailleur espagnol, doit ainsi quitter la France avec son épouse et ses cinq enfants nés en France après avoir été surpris à pêcher sans permis [27].
Conditionné, le droit au séjour est également à tout moment révocable, la carte d’identité pouvant être, aux termes du décret de novembre 1924, retirée aux titulaires « qui négligent de se conformer à la réglementation en vigueur ou qui cessent d’offrir les garanties nécessaires ». La précarité du droit au séjour est donc affirmée, mieux : instituée et renforcée par les textes qui, tout au long de l’entre-deux-guerres, définissent le statut du travailleur étranger. Quoique le terme soit tout à fait anachronique, il y a bien là une volonté de précariser le séjour du migrant étranger ou, du moins, d’offrir à la puissance publique les moyens d’actionner une pompe aspirant et refoulant les travailleurs étrangers en fonction de la conjoncture économique.
Les conditions qui amènent à la cristallisation de ce régime juridique, comme la nature de celui-ci, sont aujourd’hui encore discutées. L’expérience de la guerre, période propice aux expérimentations, et le souci d’intégrer à la nation la classe ouvrière nationale menacée par la concurrence des travailleurs étrangers et dont la puissance politique est redoutée, jouent sans doute un rôle dans ce processus. De même, dans le contexte d’une extension timide mais réelle des droits sociaux, l’égalité accordée en la matière, par le biais de traités bilatéraux, aux nationalités les plus représentées parmi la population étrangère tend à augmenter, aux yeux de nombre d’experts, le coût du maintien en France des étrangers sans emploi.
Quoi qu’il en soit de ses déterminants, cette réglementation permet la déstabilisation délibérée des populations étrangères présentes en France durant les années trente, une fois la crise économique venue. La mémoire collective, soutenue par Saint-Exupéry et quelques photographies frappantes, a conservé le souvenir des renvois forcés et collectifs de travailleurs polonais. Les premières mesures frappent, en 1933, les ouvriers polonais des mines de potasse d’Alsace : la direction des Mines domaniales de potasse d’Alsace (MPDA), entreprise publique, doit, sur injonction de Charles Picquenard, directeur du travail, procéder à des renvois massifs d’étrangers et en fournir la liste à la préfecture. Celle-ci organise leur rapatriement, lequel est assuré par la Société générale d’immigration qui le facture cher et n’autorise chacun à emporter que trente kilos de bagages. Si l’ouvrier licencié refuse, ce qui se produit rarement, la préfecture prend à son encontre un ordre de refoulement. Les Mines de potasse d’Alsace font en l’occurrence figure de laboratoire. Y sont élaborées les méthodes qui permettent le rapatriement, à partir de 1934, de milliers de travailleurs polonais employés par les entreprises charbonnières du nord de la France, entreprises privées, certes, mais fortement dépendantes de l’État qui, par la hausse des tarifs douaniers, autorise leur survie. Elles doivent donc se résoudre à se séparer d’une bonne partie d’une main-d’œuvre qualifiée qu’elles ont longtemps tenté de conserver en prévision d’une possible reprise [28]. Ce sont ces convois d’ouvriers, renvoyés avec leur famille, « ballottés d’un bout de l’Europe à l’autre par les courants économiques », qu’évoque, non sans quelque licence poétique, Antoine de Saint-Exupéry dans Terre des hommes.
La volonté de provoquer le départ des étrangers en surnombre du fait de « l’état du marché du travail [29] » se traduit cependant de bien d’autres manières : par l’usage, parfois, de la procédure d’expulsion pour purger le marché du travail, par la multiplication de titres à la durée de validité très courte, par des pressions sur les employeurs. Parfois, au mépris de normes légales pourtant permissives, nombre d’étrangers sont incités ou contraints à quitter le territoire, le degré de coercition employé à l’occasion de cet étranglement administratif variant selon les régions, les secteurs, les périodes, plus d’ailleurs que selon l’origine des populations étrangères. Ainsi, à Marseille, quand vient la crise, les élus sont nombreux à soutenir les demandes de naturalisation présentées par les travailleurs italiens de la ville susceptibles de venir grossir les rangs de leur clientèle. À Lyon, à l’inverse, la municipalité, particulièrement inquiète de l’augmentation des dépenses induites par l’existence d’un système de protection sociale municipal ambitieux, pèse de tout son poids pour éviter la multiplication du nombre d’ayants droit [30]. Si le constat de fortes variations locales est aisé à poser, il est difficile à systématiser, en partie faute de données, mais aussi parce que leurs déterminants résident dans des équilibres politiques et sociaux qui prennent sens au sein de contextes très étroitement définis.
Les variations du degré d’exposition à la précarité administrative tenant aux particularités de la situation des individus sont plus aisées à déterminer. Les derniers arrivés, les travailleurs peu qualifiés, ceux que la crise surprend alors qu’ils sont employés dans un secteur particulièrement en difficulté, les militants syndicaux ou ceux jugés trop proches des organisations communistes, les femmes aussi, sont particulièrement visés – et atteints – par les circulaires qui se multiplient et/ou par les agents de l’administration. Dans le Cher, les agents de l’office départemental du travail mènent une lutte acharnée contre les femmes étrangères employées par l’industrie locale, dont le travail salarié leur apparaît scandaleux en période de crise. À Lyon, à la même époque, l’administration s’emploie à expulser ou à refouler les femmes seules, jeunes célibataires, épouses délaissées ou veuves, supposées parfois incapables de subvenir seules à leurs besoins, ou bien au contraire suspectées de vouloir entrer sur le marché du travail et occuper un emploi salarié [31].
L’obsession des papiers
Ce régime administratif et juridique soumet de plus l’étranger à l’arbitraire de l’administration, ou plutôt des administrations, puisqu’elles sont plusieurs à intervenir dans les procédures relatives à l’obtention ou au retrait des cartes d’identité d’étranger. Y participent les services de police, l’administration préfectorale, les mairies, mais aussi les représentants des offices départementaux du travail tenus d’attester de l’utilité économique du migrant, c’est-à-dire du fait qu’il n’entre pas en concurrence avec un travailleur français. La multiplication des statuts conduit à une complexification croissante des procédures et des parcours administratifs : réfugiés, artisans et commerçants durant les années 1930, migrants coloniaux, en fonction de leur origine, sont soumis à des procédures spécifiques auxquelles participent de nombreux intervenants.
L’obsession des papiers marque les récits des migrants et les témoignages littéraires évoquant cette période. Car les titres octroyés n’étant valides que pour une courte durée, parfois quelques mois, les étrangers sont contraints d’emprunter, à intervalles rapprochés, le parcours du combattant qui mènera soit au titre désiré, soit à la notification d’une expulsion ou d’un refoulement – cet instrument favori des gouvernements de temps de crise, comme s’en plaint Victor Basch, président de la Ligue des droits de l’Homme, dans une lettre au Président du conseil [32].
Souvent, la pression administrative et policière provoque ou suscite des départs dont le nombre global reste toutefois difficile à estimer en raison de la diversité des moyens d’action mobilisés, d’un côté, des fortes variations locales dans l’application des décisions prises, de l’autre. Il est malaisé également de distinguer les départs contraints des départs volontaires d’immigrants que la dégradation de la situation économique conduit à quitter la France, de distinguer l’effet de la nécessité économique de celui de l’étranglement administratif. Concluons que l’action de l’État a amplifié, sans qu’on puisse établir dans quelles proportions, une vague de départs qui a été massive : 108 000 sorties du territoire enregistrées en 1932, alors que le sous-enregistrement, on le sait, est important.
Négocier son éloignement
Les décisions administratives, par ailleurs, ne se traduisent pas toujours par une sortie du territoire car tous ceux à qui il est enjoint de quitter le territoire ne partent pas. Le déroulement des procédures administratives l’explique en partie. Durant les années trente, les coûts induits conduisent les pouvoirs publics à renoncer à acheminer les étrangers refoulés jusqu’à la frontière ou à prendre en charge leur trajet de retour. Dans le cas d’un ordre de refoulement, la préfecture demande généralement aux représentants des forces de police de notifier la mesure à l’intéressé – étape nécessaire puisque la mesure n’est exécutoire que si le migrant en a pris connaissance. Les policiers se rendent donc à son domicile ou sur son lieu de travail. En cas d’absence, la mesure est signalée et l’étranger est placé sur la liste des « étrangers ayant fait l’objet d’un refus de carte d’identité ou signalés comme indésirables et ne devant pas être autorisés à séjourner sur le territoire ». La liste est périodiquement actualisée et envoyée à toutes les préfectures, et une enquête est ordonnée. S’il est présent, l’intéressé est avisé qu’il a à quitter la France dans un délai de quelques jours. Il reconnaît avoir pris connaissance de la mesure prise à son encontre en apposant sa signature (ou, fréquemment, ses empreintes digitales) au bas du procès-verbal établi par les forces de l’ordre. Policiers ou gendarmes lui retirent toutes les pièces attestant de la légalité de son séjour, le double de l’arrêté de refoulement servant alors de pièce d’identité. De plus, l’employeur de l’étranger, s’il en a un, est avisé qu’il ne peut continuer à l’employer. À l’expiration du délai qui a été accordé à l’étranger, les forces de l’ordre visitent à nouveau son domicile et s’assurent de son départ par une enquête de voisinage, puis dressent un procès-verbal ou un rapport attestant que le départ a eu lieu.
Il est fréquent, cependant, que l’exécution de la décision préfectorale soit retardée, et parfois durablement, sous l’effet de différents facteurs. Plusieurs circulaires du ministère de l’intérieur prévoient ainsi la possibilité, pour la préfecture, d’accorder un délai de huit jours [33] puis de quinze jours [34] aux étrangers pouvant se prévaloir d’un « motif impérieux », un délai supplémentaire ne pouvant être accordé que par le ministre de l’intérieur lui-même. L’appréciation de ce qu’est un motif impérieux est bien sûr malaisée, les circulaires ne donnant que deux exemples, toujours repris : « liquidation d’intérêts ou maladie ». D’autres sursis tiennent à l’impossibilité matérielle de procéder au refoulement.
Quoiqu’aucun contrôle juridictionnel sur les décisions administratives ne soit possible, ces délais permettent parfois à un étranger d’obtenir l’annulation de la décision à la suite de diverses interventions auprès de l’administration. Il arrive que voisins, élus, employeurs, se mobilisent avec succès afin d’obtenir le report d’une mesure de refoulement, voire d’expulsion [35]. Il arrive également que les travailleurs frappés par une telle mesure demandent le soutien de leur consulat et l’obtiennent, d’autant que certains États d’origine ont négocié avec la France des accords protégeant le droit au séjour de leurs ressortissants. Ainsi, en 1935, la Belgique obtient que « les sujets belges n’ayant plus de travail, mais qui sont régulièrement inscrits au chômage, [conservent] leur carte d’identité de travailleur [36] ». La solidité d’une implantation locale, une efficace protection diplomatique, la connaissance des procédures administratives, permettent ainsi parfois, même si les négociations prennent place exclusivement au sein de la sphère administrative, sans intervention d’un juge, d’échapper aux conséquences de la précarité juridique qui marque le statut des étrangers.
Si la négociation échoue, le déroulement même de la procédure offre à celui auquel on a retiré sa carte d’identité la possibilité de se soustraire à l’exécution de la mesure d’éloignement et de tenter de se maintenir illégalement en France. Tant les conditions économiques locales que les conditions d’examen des dossiers différant d’un département à l’autre, un simple déplacement géographique peut permettre de retrouver un statut légal. Tel est le cas de Manuel A. qui, ayant fait l’objet d’un arrêté de refoulement pris par le préfet du Cher en 1936, se rend dans la Nièvre où il demande et obtient une carte de travailleur. Le préfet de la Nièvre refuse de notifier à l’intéressé la décision prise par le préfet du Cher, considérant que l’état du marché du travail permet la présence de Manuel A. dans son département [37].
Le migrant privé de sa carte de travailleur peut également s’adresser à une officine fabriquant de faux titres de séjour ou prétendant pouvoir obtenir un titre de séjour régulier. Car le durcissement progressif de la législation française a eu pour conséquence, outre l’apparition d’une population d’étrangers clandestins en nombre croissant, la multiplication d’intermédiaires proposant leurs services aux immigrés en butte aux difficultés administratives. L’un de ces intermédiaires est repéré dans la Nièvre en 1929 : de nationalité italienne, ancien recruteur de main-d’œuvre étrangère pour le compte des Carrières de l’Ouest, il profitait de sa fonction pour délivrer à des compatriotes des contrats de travail leur permettant d’obtenir un titre de séjour [38].
Il est enfin possible, au moins jusqu’au nouveau durcissement de la réglementation et des contrôles qui intervient à la veille de la guerre, d’ignorer la décision, ce qui permet, au minimum, de gagner un peu de temps, voire, si les circonstances sont favorables, de demeurer en France. C’est ce que fait une jeune Portugaise, Marcia Martin, qui est avisée d’avoir à quitter le territoire par un arrêté du 19 décembre 1935. Elle demeure sur place et le commissariat de Vierzon constate, le 27 janvier 1936, qu’elle n’a pris aucune disposition de départ. Mise à nouveau en demeure de quitter le territoire, elle s’y refuse, ce qui lui vaut une condamnation à une amende de cinq francs par le tribunal de simple police de Vierzon, le 3 avril 1936, et d’être inscrite par le ministre de l’intérieur sur la liste des indésirables. L’impossibilité d’exécuter les mesures d’éloignement du fait de la guerre d’Espagne lui permet de bénéficier de plusieurs sursis et d’entrer en concubinage avec un citoyen français, père de deux jeunes enfants, « qui aurait le ferme désir de contracter mariage avec la nommée M. ». La police de Vierzon propose l’annulation de l’arrêté de refoulement : l’avis est suivi par la préfecture, qui rapporte la décision le 29 mai 1939 [39].
La clandestinité n’est cependant ni sans risques ni sans conséquences. L’accès à de nombreux droits et à de multiples ressources est conditionné par la possession d’un titre en règle. Il semble ainsi qu’il soit difficile, du moins à Paris, pour les ouvriers étrangers dépourvus de carte à jour d’accéder aux secours aux chômeurs [40], difficile également de trouver refuge dans des garnis et des hôtels, étroitement surveillés par la police. Le décret du 10 juillet 1929 contraint en effet propriétaires, hôteliers, logeurs et toute personne hébergeant des étrangers dans leurs immeubles ou établissements, à les signaler dans les vingt-quatre heures au maire ou au commissaire de police. La loi de 1926, de plus, interdit l’emploi d’un travailleur étranger ne possédant pas le titre approprié à son emploi, ce qui réduit considérablement les possibilités d’emploi pour l’ouvrier qui n’est pas en règle, voire le condamne au chômage. Évoquant le cas de deux étrangers ayant contrevenu à un ordre de refoulement, le commissaire central de Bourges consigne ainsi dans un rapport, en 1938 : « Ces deux étrangers ont travaillé à Bourges et dans les environs dans diverses entreprises. Mais ils étaient remerciés au bout de quelque temps lorsque les employeurs s’apercevaient qu’ils n’étaient pas en règle. Actuellement ils ne travaillent pas et ils ne peuvent trouver un employeur qui consente à présenter un contrat à l’office de placement [41] » La difficulté rencontrée par ces deux travailleurs pour trouver un emploi illustre bien les conséquences des nouvelles dispositions adoptées dans l’entre-deux-guerres.
Par conséquent, si l’ordre de quitter le territoire ne s’accompagne pas nécessairement d’un départ effectif, il n’en produit pas moins des effets pour les individus visés : il précarise leur situation sociale, car d’autres droits – l’accès au marché du travail, l’accès à assistance – sont explicitement liés à la possession d’un titre de séjour en règle ; et le formidable renforcement de l’appareil administratif et policier chargé de la gestion des populations étrangères, à défaut d’assurer le respect des prescriptions en vigueur, leur confère un impact incontestable, faisant du statut légal de l’étranger un enjeu important. Pour échapper à la précarité sociale, les étrangers clandestins doivent pouvoir mobiliser des ressources : les membres des migrations les plus anciennes et les plus solidement implantées, où sont présentes des familles disposant d’un logement qui ne soit pas un logement patronal, et qui de plus ont accès à des filières d’emploi ou à des ressources permettant d’entamer une négociation avec l’administration, sont ici avantagés.
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Si la précarité marque donc l’existence immigrée tout au long de la période, si, par certains aspects, elle est propre aux populations étrangères et dépend, pour une large part, de leur condition juridique, les formes que revêt cette précarité varient en fonction du contexte, de la période, des populations concernées. Si la précarité juridique fait partie de la condition des étrangers dès avant la Première Guerre mondiale, cette précarité, dans un contexte où l’encadrement juridique reste peu développé, ne rend guère les vies immigrées moins sûres que les autres vies prolétaires, ni très différentes de celles-ci. Il faut attendre la Première Guerre mondiale pour qu’émergent à la fois une réglementation précise touchant aux conditions du séjour et une administration capable d’en faire autre chose qu’une collection de textes. Toujours menacé dans son statut, et particulièrement dans son droit au séjour, le travailleur immigré de l’entre-deux-guerres vit souvent, lorsqu’arrivent les difficultés économiques, dans la hantise du non-renouvellement de son titre. Certes, la perte de la carte d’identité de travailleur ne se traduit pas nécessairement par un départ, mais elle condamne celui qui se maintient en France à une existence clandestine, rend difficile l’obtention d’un logement ou d’un emploi, fait planer la menace, en cas de récidive, d’une reconduite effective à la frontière.
Si ce constat nous paraît familier, contemporain, l’écart est en réalité important entre hier et aujourd’hui. Le sort des étrangers dans l’entre-deux-guerres est presque tout entier entre les mains de l’administration. S’il arrive néanmoins que s’ouvrent des espaces de négociation de fait, non prévus par la réglementation, ce monopole permet l’usage, dans certains contextes, de formes particulièrement brutales de gestion des populations présentes. Cette brutalité est fréquemment et violemment dénoncée par les forces politiques qui s’élèvent contre l’arbitraire ou défendent les migrants, que ce soit par doctrine ou par solidarité avec des camarades de luttes. C’est la commune appartenance de classe, souvent aussi l’antifascisme, qui conduisent le Parti communiste ou la SFIO à prendre la défense des étrangers, plus que la dénonciation d’un sous-statut fondé sur la nationalité.
Et si, finalement, il y a un sens à parler de précarisation des populations étrangères durant l’entre-deux-guerres, les formes qu’elle revêt, d’un côté, les formes que prend sa contestation, de l’autre, restent radicalement distinctes de celles qu’on peut observer aujourd’hui.
Heurs et malheurs de la carte de résident
Danièle Lochak, professeure émérite, université Paris Ouest-Nanterre La Défense, Gisti
On a du mal, trente ans plus tard, à se représenter l’importance tant pratique que symbolique de la réforme de 1984 créant la carte de résident [42] : le progrès qu’elle constitue pour la population immigrée et le changement de regard sur l’immigration qu’elle traduit de la part de la société française. Son impact concret est évident : en instaurant un titre unique valant à la fois autorisation de séjour et de travail et renouvelé automatiquement, elle allège considérablement les obstacles administratifs rencontrés pour obtenir et renouveler les cartes de séjour et les cartes de travail, et elle assure à ses titulaires un droit au séjour stable et durable. La réforme est aussi porteuse d’un message : elle signifie que les immigré·e·s ne sont plus considérés comme un simple volant de main-d’œuvre mais comme une composante de la société française à laquelle est garantie la possibilité de construire son avenir en France sans craindre que la perte d’un emploi ou une décision arbitraire de l’administration vienne signer la fin d’un droit au séjour précaire. Dans l’esprit des promoteurs de la réforme, cette assurance de sécurité et de stabilité ne peut que favoriser l’intégration des immigré·e·s dans la société, ou plutôt leur « insertion » (voir encadré p. 48), selon la terminologie de l’époque.
Si l’on se fie à la seule chronologie, on peut avoir l’impression que cette réforme parachève le travail législatif entrepris par la gauche en 1981 pour améliorer la condition des étrangers. Mais si on regarde les choses de plus près, en se replaçant à la fin de l’année 1982 et au début de l’année 1983, force est de constater que son adoption n’avait rien d’évident tant le climat politique avait changé en l’espace d’un an et demi.
Une réforme improbable
Replaçons-nous donc à l’époque. La victoire de la gauche en mai 1981 introduit une rupture en ce qui concerne sinon la politique d’immigration, du moins l’attitude par rapport aux immigrés : rupture avec la logique économique qui voit dans la population immigrée avant tout un réservoir de main-d’œuvre ; rupture avec la logique sécuritaire qui considère tout étranger comme un délinquant en puissance et entend sanctionner le moindre écart par l’expulsion. Les expulsions en cours sont suspendues ; plusieurs circulaires viennent assouplir les conditions du regroupement familial ; l’aide au retour instaurée par Lionel Stoléru [43], symbole d’une politique désormais récusée, est supprimée. On ne parle plus de renvoyer chez eux les immigrés qui sont au chômage, mais on proclame au contraire le droit de demeurer pour les immigrés installés en France. Parallèlement, une procédure de régularisation exceptionnelle est engagée, qui aboutira à la régularisation d’environ 130 000 personnes.
Dans le même temps, la législation est modifiée dans un sens plus libéral. Le régime dérogatoire des associations étrangères est abrogé par la loi du 9 octobre 1981. Une loi du 17 octobre 1981 protège les salariés sans papiers, assimilés au travailleur régulièrement embauché en ce qui concerne les obligations de l’employeur et les avantages pécuniaires. La loi du 27 octobre 1981 introduit dans l’ordonnance de 1945 une série de garanties nouvelles et importantes : l’expulsion ne peut être prononcée que si l’étranger a été condamné à une peine au moins égale à un an de prison ferme ; les garanties de procédure sont accrues ; les étrangers en situation irrégulière ne peuvent être reconduits à la frontière qu’après un jugement et non plus par la voie administrative ; les étrangers qui ont des attaches personnelles ou familiales en France ne peuvent être expulsés qu’en cas d’urgence absolue, lorsque la mesure constitue « une nécessité impérieuse pour la sûreté de l’État ou pour la sécurité publique » ; les mineurs ne peuvent plus faire l’objet d’une mesure d’éloignement.
Cette rupture incontestable avec la politique menée sous le septennat giscardien n’empêche pas la continuité du raisonnement et des pratiques : le contrôle aux frontières est non seulement maintenu mais renforcé et la lutte contre l’immigration clandestine reste un objectif prioritaire. Les peines encourues pour entrée et séjour irréguliers sont aggravées, et la loi maintient en vigueur deux dispositions parmi les plus contestées de la loi Bonnet : la faculté de reconduire de force à la frontière l’étranger expulsé, et la possibilité de « maintenir » les étrangers en instance de départ forcé dans des locaux placés sous surveillance policière jusqu’à leur départ effectif.
Ceci explique l’infléchissement des pratiques et des discours constaté dès la fin de l’année 1982. La fermeté devient la ligne de conduite affichée. Une fois l’opération de régularisation exceptionnelle achevée, le gouvernement annonce sa volonté de sévir contre ceux qui se maintiennent illégalement sur le territoire. Les instructions adressées aux parquets par la Chancellerie, en novembre 1982, insistent sur la nécessité de requérir systématiquement la reconduite à la frontière, et les tribunaux correctionnels prononcent désormais sans sourciller des peines de deux, voire quatre mois de prison ferme contre les étrangers en situation irrégulière, avec reconduite à la frontière à l’expiration de la peine.
Le véritable tournant intervient après les élections municipales de mars 1983. Sous l’impulsion de l’extrême droite, désormais présente dans la bataille électorale, la question de l’immigration devient l’objet de toutes les surenchères ; d’où un engrenage dans lequel la gauche se laisse prendre et qui va largement déterminer, à partir de 1983, l’attitude du gouvernement vis-à-vis des immigrés. Le nouveau discours officiel, inauguré par une déclaration de François Mitterrand au Conseil des ministres du 31 août 1983, s’articule tout entier sur une opposition entre les immigrés installés, « qui font partie de la réalité nationale » et dont il faut favoriser l’insertion, et les clandestins qu’il faut « renvoyer ». Les nouvelles directives ministérielles préconisent des contrôles massifs pour détecter les étrangers en situation irrégulière ainsi que des poursuites systématiques pour infraction à la législation sur le séjour. L’utilisation de la comparution immédiate conjuguée avec la faculté donnée au juge de prononcer dorénavant la reconduite à la frontière comme peine principale, immédiatement exécutoire, confère un caractère expéditif aux procédures destinées à éloigner les étrangers « clandestins ».
Dans un tel contexte, le vote de la loi du 17 juillet 1984 sur la carte de résident paraissait pour le moins « improbable ». Il ne peut s’expliquer que par la conjonction de circonstances exceptionnelles, par l’existence d’une « fenêtre d’opportunité » pour reprendre un concept cher aux spécialistes des politiques publiques [44]. En l’occurrence, cette fenêtre d’opportunité a pour nom « la marche des Beurs ».
Certes, la trop grande complexité du système des cartes de séjour et de travail et son inadaptation aux caractéristiques nouvelles de l’immigration sont largement reconnues ; certes encore, la revendication d’une carte unique de dix ans renouvelable automatiquement est portée depuis de longues années par les associations de soutien aux immigrés, elle est relayée par les syndicats et les partis de gauche et elle vient d’être relancée en octobre 1982 dans le cadre d’une campagne interassociative active. Mais c’est la « Marche pour l’égalité et contre le racisme », plus connue sous le nom de « Marche des Beurs », qui, en provoquant « une courte éclaircie [45] », va permettre de surmonter les blocages au niveau du pouvoir politique et d’aboutir à l’adoption de la loi de 1984.
Une campagne active et exemplaire
Peu de monde a encore en mémoire la campagne pour la carte de dix ans qui a mobilisé le milieu associatif pendant deux ans, jusqu’à l’adoption de la loi de 1984 instaurant la carte de résident. Cette campagne a pourtant été exemplaire par le nombre d’acteurs de la société civile qu’elle a réuni autour de son projet, par la ténacité et l’inventivité dont ils ont fait preuve, par son succès, enfin.
Au début de l’année 1982, naît, au sein de la commission « Immigration » du PSU, l’idée de relancer la revendication d’une carte unique de séjour et de travail, valable dix ans et renouvelable automatiquement. Cette revendication a le double avantage d’être suffisamment forte pour transformer la situation des étrangers et d’être acceptable par la classe politique. Il s’agit là, en effet, d’une revendication ancienne, portée depuis longtemps par les syndicats et le milieu associatif. La CGT et la CFDT ont inscrit la revendication de la carte de dix ans dans leurs plates-formes, respectivement en 1972 et 1973. En octobre 1978, plusieurs organisations politiques, syndicales et associatives l’ont également fait figurer dans une plate-forme revendicative commune sur les problèmes de l’immigration : « Le droit au travail et au séjour [est] attesté par la délivrance d’une carte d’identité unique, sans restriction de lieu ni de profession, valable dix ans et renouvelable dans les mêmes conditions que celles des nationaux. »
Le Parti socialiste a déposé en décembre 1978 une proposition de loi « garantissant les droits des travailleurs immigrés » qui inclut la création d’une « carte d’identité de travailleur immigré » d’une validité de dix ans, renouvelable de plein droit et autorisant son titulaire à résider sur l’ensemble du territoire et à y exercer la profession de son choix, sous réserve de la réglementation propre à certaines professions. De leur côté, les députés communistes ont rédigé, en juin 1979, une proposition de loi incluant la création d’une carte de résident privilégié ayant les mêmes caractéristiques que la carte nationale d’identité. La CGT, dans sa plate-forme mise à jour en novembre 1981, parle d’un « titre unique de séjour » offrant les mêmes garanties que la carte d’identité prévue dans la plate-forme interassociative. La CFDT rappelle elle aussi cette revendication dans le mémorandum qu’elle remet au secrétaire d’État chargé des travailleurs immigrés en juillet 1981.
Pour lancer la campagne, un quatre pages est diffusé comme supplément au numéro 923 du journal du PSU, Tribune socialiste Hebdo, en juillet 1982 sous le titre : « Carte unique de 10 ans renouvelable automatiquement pour tous les immigrés ». Y figurent déjà les grandes lignes de l’argumentaire qui sera repris et développé par la suite. On relève que si la loi du 29 octobre 1981, votée dans la foulée de l’arrivée de la gauche au pouvoir, a donné des garanties importantes contre l’éloignement, elle a laissé intacte la réglementation des cartes de séjour et de travail [46]. Or cette réglementation oblige chaque étranger à être simultanément titulaire de deux titres dont ni les conditions de délivrance ni les durées ne coïncident nécessairement ; elle crée au sein de la population étrangère des disparités de statut administratif aléatoires ; elle est, enfin et surtout, génératrice d’insécurité et de précarité, en particulier pour celui qui perd son emploi, puisque le droit au séjour reste lié au travail, conformément à l’esprit de l’ordonnance de 1945 mais en dépit des profondes transformations du contexte économique et migratoire intervenues depuis lors.
Il faut donc, poursuit-on, une mesure qui montre que l’immigré n’est pas considéré comme un simple étranger de passage et qui marque un pas vers « une nouvelle citoyenneté » ne reposant plus sur la nationalité mais sur la résidence. Dans cette perspective qui vise l’égalité entre nationaux et immigrés, il convient de créer pour ces derniers une carte qui se rapproche le plus possible de la carte d’identité des Français, même si sa détention reste obligatoire : une carte unique, par conséquent, d’une validité de dix ans, automatiquement renouvelable, permettant de travailler sur l’ensemble du territoire sans limitation professionnelle et non informatisée.
Pour comprendre l’importance accordée à ce dernier point, il faut, là encore, se replacer dans le contexte de l’époque : le projet d’informatisation de la carte d’identité, décidé par la droite, très vivement controversé, s’est heurté à la résistance de la Commission nationale informatique et libertés (Cnil) et a été abandonné par le gouvernement Mauroy. Comment concevoir que l’informatisation, critiquée comme une atteinte aux libertés s’agissant des Français, soit maintenue pour les étrangers ? Comment justifier une telle discrimination qui désigne les immigrés comme des suspects a priori ?
Très vite, le PSU obtient l’adhésion à son projet de la Fasti, du Gisti, de la Pastorale des migrants, de la Cimade et de la JOC-immigrés. En octobre 1982, ces six organisations lancent un « manifeste pour une carte unique valable 10 ans, renouvelable automatiquement, non informatisée, pour tous les immigrés », sur la base duquel elles vont s’efforcer de rallier à la campagne syndicats, partis politiques et associations. En avril 1983, une pétition est lancée, en juin 1983, la rédaction de l’argumentaire est terminée. À la fin de l’été 1983, le manifeste a été signé par 43 organisations nationales et 42 organisations locales, la pétition a recueilli 6 000 signatures (rappelons qu’à l’époque les signatures sont récoltées à la main et pas sur internet…) et obtenu le soutien d’une quarantaine de personnalités.
L’objectif est que l’instauration d’une carte unique fasse partie des mesures que le gouvernement s’apprête à prendre sur l’immigration et qu’un projet de loi en ce sens soit inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale dès la session d’automne 1983.
Confluence avec la « Marche »
Lors du Conseil des ministres du 31 août 1983, Georgina Dufoix, secrétaire d’État à la famille, à la population et aux travailleurs immigrés, présente un ensemble de mesures destinées d’un côté à lutter contre l’immigration illégale, de l’autre à faciliter l’insertion des populations immigrées. La proposition d’instaurer un titre unique de dix ans y figure mais, en dépit d’un arbitrage favorable du Premier ministre, va être rejetée : le cabinet du président de la République et celui du ministère de l’intérieur jugent la proposition trop risquée car pouvant être perçue par l’opinion comme une faveur excessive faite aux immigrés.
Le collectif en déduit la nécessité de développer la mobilisation, ce qui se traduit par la création de nouveaux collectifs locaux, par des interventions auprès des élus, des articles dans la presse, des pétitions à faire circuler, la collecte de signatures de personnalités.
C’est dans ce contexte que s’annonce la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » [47]. Il est demandé aux collectifs locaux se trouvant sur son parcours d’envoyer des télégrammes au président de la République pour revendiquer la carte unique à l’occasion du passage des marcheurs. Aux yeux des initiateurs de la campagne, en effet, même si les marcheurs ont pour la plupart la nationalité française et ne sont pas concernés par les titres de séjour, les deux initiatives sont complémentaires puisque la carte unique s’inscrit pleinement dans le thème « égalité des droits » : il faut donc « utiliser » la mobilisation qu’entraîne la marche pour permettre à la campagne « carte de dix ans » de prendre une nouvelle ampleur.
La marche, partie de Marseille le 15 octobre dans l’indifférence générale, acquiert progressivement un soutien massif des associations et de la classe politique, au point que des représentants des marcheurs sont reçus, le 3 décembre , à l’Élysée. Ils exposent à François Mitterrand la revendication de la carte de dix ans. À la sortie de l’audience, ils annoncent avoir obtenu du président la promesse qu’elle serait instaurée. Sur les conditions dans lesquelles cette assurance a été donnée, les versions et les interprétations divergent [48]. Il semble que le président ait tenu aux marcheurs des propos ambigus qui ont été réinterprétés par ses conseillers dans un sens favorable à la revendication. Peu importe : ce qui compte, c’est l’officialisation de l’accord présidentiel qui va débloquer la situation et permettre à la revendication d’aboutir.
Après avoir en vain tenté d’obtenir l’abandon du projet, le ministre de l’intérieur s’efforce d’y introduire une série d’amendements dont la quasi-totalité seront repoussés – comme la légalisation des contrôles d’identité, le retour au caractère consultatif des commissions d’expulsion, l’instauration d’un délai d’un an pour pouvoir demander la nationalité française après le mariage, la condition que les enfants soient « à charge » pour que les parents d’enfants français soient protégés contre l’éloignement [49]…
Le 4 avril 1984, en dépit de la résistance opposée par le ministre de l’intérieur, le Conseil des ministres adopte le projet de loi créant le titre unique de séjour et de travail de dix ans. Le gouvernement déclare l’urgence, ce qui va permettre au projet d’être discuté et adopté par le Parlement en moins de cinq semaines.
Le débat au Parlement
Le débat a lieu à l’Assemblée nationale le 25 mai 1984 [50]. Tous les orateurs reprennent les mêmes arguments. L’argument central, c’est que la carte de dix ans donnera « sécurité et stabilité » aux immigrés, qu’elle brisera la précarité de leur sort et, ce faisant, qu’elle favorisera « une meilleure insertion des travailleurs immigrés et de leurs familles dans la société française ». Elle entraînera aussi une simplification des démarches administratives et donc améliorera les conditions d’accueil des étrangers en désengorgeant les préfectures. Sur le plan des principes, en ne liant plus le séjour des immigrés au travail mais à la résidence, elle permettra de « ne plus percevoir les immigrés seulement comme des agents économiques mais comme des êtres humains accédant progressivement à la citoyenneté », puisque « la plupart de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants resteront sur notre sol, où ils ont désormais leurs racines ». Georgina Dufoix enfonce le clou. Elle rappelle qu’environ 80 % des 4 millions d’immigrés sont en France depuis plus de dix ans, vingt ans, trente ans parfois, qu’ils y ont fait leur vie. « La logique de l’immigration de main-d’œuvre a trop longtemps conduit à négliger les efforts de cohabitation et d’insertion. Nous avons appelé des bras et ce sont des hommes qui sont venus. Nous avons trop oublié les êtres humains et ce sont eux qui souffrent, qui éprouvent des difficultés sur notre sol. » Comment penser qu’il puisse y avoir insertion réelle de personnes qui vivent avec la valise dans la tête, sans savoir de quoi demain sera fait ? Ces hommes, ces femmes vivent dans l’insécurité, ils craignent, à chaque renouvellement de titre, qu’une disposition nouvelle ne vienne les retrancher de notre société, les rejeter de notre pays. L’institution d’un titre unique de dix ans réduira cette angoisse et ce sentiment de rejet, préjudiciable à une bonne insertion.
Ce lien systématiquement mis en avant entre l’insertion – ce terme est préféré à l’époque à celui d’intégration [voir encadré p. 48] – et la sécurité juridique conférée par la carte de dix ans mérite d’autant plus d’être relevé que, comme on sait, cette logique se trouve aujourd’hui inversée : l’étranger est maintenu dans une situation précaire aussi longtemps qu’il n’a pas donné des gages d’intégration.
Lorsqu’on considère l’unanimité parfaite qui se dégage lors des débats à l’Assemblée nationale pour vanter les mérites du texte, on en vient à se demander pourquoi une réforme aussi souhaitable et nécessaire a été si longtemps différée…
Il est vrai que parallèlement à ce plaidoyer pour l’insertion, la même unanimité se fait jour pour rappeler que la réforme s’adresse « aux étrangers présents en France » et ne tend pas « à permettre ou à favoriser une progression de la population étrangère dans notre pays ». La suspension de l’immigration doit être maintenue, un contrôle accru doit être effectué aux frontières pour éviter l’immigration clandestine. Georgina Dufoix prend soin de répéter que la maîtrise des flux migratoires « est une nécessité humaine autant qu’économique », qu’« il est évident que la France ne peut plus accueillir de nouveaux travailleurs étrangers sur son sol ». Et pour asseoir la crédibilité du gouvernement, elle insiste : « Nous avons mis un terme effectif à l’immigration de main-d’œuvre, les mesures de prévention et les mesures répressives ont été renforcées », en affichant les chiffres qui attestent l’augmentation du nombre des expulsions et des reconduites à la frontière.
Et de rappeler les « trois grands principes » qui inspirent, depuis 1981, la politique d’immigration : la lutte contre l’immigration illégale ; l’insertion des étrangers dans la communauté nationale ; la réinsertion des étrangers dans leur pays d’origine, qui vient d’être consacrée par le décret du 27 avril 1984 « créant une aide publique à la réinsertion de certains travailleurs étrangers ». Sur ce dernier point, la secrétaire d’État tient certes des propos fermes mais qui se veulent rassurants : la réinsertion ne concerne que ceux des immigrés - une minorité, précise-t-elle - qui souhaitent rentrer dans leur pays d’origine. Reste que le projet de loi prévoit, en cas de retour aidé dans le pays d’origine, la restitution obligatoire du titre de séjour, ce qui interdit évidemment toute perspective de retour en France pour y travailler.
Autre indice de cette frilosité : seule la carte de résident délivrée en métropole confère le droit de travailler sur le territoire métropolitain. Compte tenu de « la situation préoccupante de l’emploi » dans les départements d’outre-mer, il est à craindre que les étrangers qui y résident ne soient tentés de venir s’installer en métropole s’ils y avaient un droit au travail automatique.
Une réforme « utile, bienfaisante et justifiée »
L’opposition, qui est restée quasiment absente de l’hémicycle et a très peu pris part aux travaux de l’Assemblée nationale, a fait le choix de voter le projet. Le seul à s’être exprimé pour le RPR est Jean Foyer et la tonalité de ses propos n’est pas sensiblement différente de ceux tenus par les députés de la majorité. Il juge la réforme « utile, bienfaisante et justifiée », soulignant que le système de cartes en vigueur crée un état d’insécurité pour les étrangers. Il prend néanmoins soin de relever parallèlement, pour s’en féliciter, qu’en ce qui concerne la politique d’immigration menée par la gauche, « après le temps des illusions » était venu « le temps du réalisme » et que celle-ci avait finalement agi comme ses prédécesseurs, « tout simplement parce qu’il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire ». Dans son explication de vote, le représentant du groupe UDF, se réjouissant à son tour que le texte proposé par le gouvernement fasse l’unanimité, rappelle qu’il attend parallèlement du gouvernement qu’il maîtrise les problèmes de l’immigration et la contrôle – mais il relève que, sur ce point, les propos tenus par la gauche au pouvoir sont sensiblement différents de ceux qu’elle tenait lorsqu’elle était dans l’opposition.
Reste qu’on s’explique mal le choix du consensus fait par l’opposition à l’Assemblée nationale, un choix d’autant moins évident que, quelques semaines plus tard, au Sénat [51], les groupes de l’opposition vont s’employer à dénaturer le texte.
Le rapporteur de la commission des lois puis le rapporteur pour avis de la commission des affaires sociales ne manquent pas de rappeler, en préambule, les méfaits résultant des mesures adoptées par la gauche : la régularisation de 120 000 immigrés clandestins n’a eu d’autre effet que de provoquer l’arrivée en France de nouveaux immigrés clandestins, la loi de 1981 a rendu l’expulsion hautement exceptionnelle et astreint le refoulement aux frontières au respect d’une procédure minutieuse et complexe ; elle a consacré un droit à l’immigration et une présomption de régularisation alors que l’explosion démographique attendue en Afrique francophone d’ici à la fin du siècle va nécessairement favoriser les tentatives d’immigration vers la France et qu’il importe donc avant tout de trouver des solutions pour contrôler ces flux migratoires.
En ce qui concerne le projet de loi lui-même, les sénateurs de l’opposition refusent le principe de l’automaticité de la délivrance des cartes de résident qui prive les autorités administratives de tout pouvoir d’appréciation ; ils veulent restreindre la liste des catégories d’étrangers concernées par la délivrance de plein droit, en en soustrayant notamment les membres de famille, les étrangers résidant en France habituellement depuis plus de quinze ans ou depuis qu’ils ont atteint au plus l’âge de dix ans ; ils entendent que sa délivrance soit subordonnée à une enquête administrative et à un examen médical préalables ainsi qu’à la vérification du respect de ses obligations fiscales. Ils s’opposent enfin au renouvellement de plein droit.
La dénaturation du projet par le Sénat débouche sur l’échec de la commission mixte paritaire. Après une seconde lecture à l’Assemblée et au Sénat, le texte est adopté en troisième et dernière lecture par l’Assemblée nationale seule.
Le collectif pour la carte de dix ans pointe les aspects insuffisants de la réforme. Les critiques portent notamment sur la possibilité de refuser un titre de séjour pour des motifs d’ordre public, sur l’absence de garanties données en ce qui concerne la non-informatisation des titres, sur l’exclusion des DOM de la réforme, sur le maintien de la carte de séjour temporaire pour d’autres catégories que celles auxquelles elle aurait dû être exclusivement réservée : stagiaires, étudiants et visiteurs. Autrement dit, ce n’est pas un titre, mais deux qui sont instaurés, et dès lors que la situation de l’emploi reste opposable aux titulaires d’une carte de séjour temporaire et que l’accès à la carte de résident sera pour eux subordonné à des conditions strictes, on peut craindre que ne perdure, à côté d’une catégorie d’immigrés protégés, une autre catégorie en séjour précaire. Sur ce point, le collectif avait incontestablement vu juste. Toutefois, le combat a été, pour l’essentiel, gagné.
Pourtant, à peine la loi votée, la fuite en avant dans la surenchère anti-immigrés reprend de plus belle. « L’extrême droite, ce sont de fausses réponses à de vraies questions », déclare Laurent Fabius lors d’une émission télévisée en septembre 1984. En octobre, le gouvernement annonce de nouvelles mesures restrictives dirigées notamment contre le regroupement familial et que concrétisera le décret du 4 décembre 1984 interdisant la régularisation sur place des conjoints et des enfants.
Avec le retour de la droite au pouvoir, en 1986, commence le grignotage progressif des acquis de la loi du 17 juillet 1984 qui seront définitivement enterrés avec les lois Sarkozy de 2003 et 2006.
Le grignotage progressif des acquis de 1984
Le législateur de 1984 a prévu que la carte de résident serait délivrée, sans aucune condition, à neuf catégories de bénéficiaires : conjoints de Français ; enfants âgés de moins de vingt et un ans ou ascendants à charge d’un Français ou de son conjoint ; parents d’un enfant français ; titulaires d’une rente d’accident du travail avec un taux d’incapacité permanente de plus de 20 % ; conjoint et enfants de moins de dix-huit ans venus rejoindre par regroupement familial un étranger titulaire de la carte de résident ; réfugiés ; apatrides justifiant de trois années de résidence en France ; étrangers entrés en France avant l’âge de dix ans et y résidant habituellement, ou résidant en France habituellement depuis plus de quinze ans (ces deux derniers cas incluant donc les années de séjour irrégulier). La loi précise aussi que la carte de résident sera remise automatiquement aux étrangers déjà titulaires d’une carte de résident ordinaire ou d’une carte de résident privilégié ainsi qu’aux titulaires d’une carte de séjour temporaire et d’une carte de travail d’une durée de validité supérieure à un an. En dehors de ces hypothèses, la délivrance de la carte de résident reste discrétionnaire : elle est subordonnée à une condition de résidence de trois années et à l’absence de menace pour l’ordre public, et la décision de l’accorder ou de la refuser est prise « en tenant compte des moyens d’existence dont l’étranger peut faire état, parmi lesquels les conditions de son activité professionnelle et, le cas échéant, des faits qu’il peut invoquer à l’appui de son intention de s’établir durablement en France ».
La loi Pasqua du 9 septembre 1986 [52] représente la première offensive contre la réforme. Elle limite l’accès automatique à la carte de résident, d’un côté en prévoyant que la carte peut être refusée si la présence de l’étranger constitue une menace pour l’ordre public, de l’autre en restreignant la liste de ses bénéficiaires. Les conjoints de Français n’obtiennent une carte de résident qu’après un an de mariage et à condition que la communauté de vie soit effective ; les étrangers entrés en France avant l’âge de dix ans perdent leur droit à la carte de résident s’ils ont fait l’objet d’une condamnation à une peine d’emprisonnement de six mois ferme ou d’un an avec sursis (ou à plusieurs peines égales, au total, à ces mêmes durées) ; enfin, la condition de quinze ans de résidence habituelle en France est transformée en condition de dix ans de séjour régulier, là encore, sous réserve de n’avoir pas fait l’objet de condamnations pénales.
Mais plus encore que les textes, ce sont les pratiques administratives qui aboutissent à priver d’effet utile la notion de « plein droit » : une circulaire du 17 septembre 1986 indique qu’il convient de refuser les demandes émanant de personnes qui ne sont pas en situation régulière au moment du dépôt du dossier, alors même qu’elles auraient vocation, sur la base des textes, à obtenir de plein droit une carte de résident.
La loi Joxe du 2 août 1989 [53] revient à l’esprit du texte de 1984. Elle supprime la réserve de l’ordre public et, surtout, elle précise explicitement que le séjour irrégulier ne peut pas être un motif de refus de la carte de résident lorsque celle-ci est attribuée de plein droit. La loi supprime également les conditions restrictives introduites par la loi Pasqua en ce qui concerne les conjoints de Français et les étrangers entrés en France avant l’âge de dix ans ou y résidant depuis plus de dix ans. Dans la rédaction nouvelle du texte, peut prétendre à la carte de résident à la fois l’étranger qui réside en France depuis plus de quinze ans, même en situation irrégulière, et celui qui y réside depuis plus de dix ans en situation régulière. L’accès à la carte de résident est élargi aux titulaires d’une rente de maladie professionnelle et au conjoint et aux enfants des réfugiés et apatrides, ce qui les dispense des conditions de fond et des formalités du regroupement familial.
Mais la parenthèse est de courte durée. La seconde loi Pasqua de 1993 [54] réintroduit la réserve d’ordre public et l’exigence d’une entrée et d’un séjour réguliers. Elle recule à nouveau dans le temps l’accès à une carte de résident pour les conjoints de Français qui ne peuvent y prétendre qu’après un an de mariage et sous réserve d’une communauté de vie effective. Le conjoint et les enfants de réfugiés, eux aussi, n’obtiennent de plein droit une carte de résident que s’ils sont en situation régulière, si le mariage est antérieur à l’obtention du statut ou s’il a été célébré depuis au moins un an. Sont exclues des catégories accédant de plein droit à la carte de résident : les personnes qui ont résidé habituellement en France pendant plus de quinze ans ; celles qui justifient d’une résidence régulière en France depuis plus de dix ans si c’est sous le couvert d’une carte étudiant ; celles qui sont arrivées en France avant l’âge de dix ans en dehors du regroupement familial. Enfin, la polygamie fait obstacle à la délivrance d’une carte de résident, non seulement au mari mais aussi aux épouses… Autre innovation notable : la loi introduit pour la première fois dans l’ordonnance de 1945 la possibilité de retirer un titre de séjour en cours de validité. Cette faculté n’était jusque-là ouverte que lorsque le détenteur du titre faisait l’objet d’une expulsion ou d’une interdiction du territoire français, ou lorsque le titre avait été obtenu par fraude. Sont notamment visés l’étranger polygame qui a fait venir dans le cadre du regroupement familial « plus d’un conjoint ou des enfants autres que ceux du premier conjoint », ainsi que l’étranger qui a fait venir son conjoint ou ses enfants en dehors de la procédure du regroupement familial. Cette dernière faculté, supprimée par la loi Chevènement en 1998, sera rétablie par la loi Sarkozy de 2003.
Trois ans à peine après cette réforme de grande ampleur, le législateur – ce sera l’œuvre de la loi Debré du 24 avril 1997 [55] – va être amené à intervenir pour corriger certains « dysfonctionnements » provoqués par l’application d’une législation trop sévère et qui produit, comme on les appelle, des « ni ni », autrement dit des personnes qui n’ont pas droit à un titre de séjour, n’étant pas en situation régulière, mais que la loi interdit de reconduire à la frontière en raison de leurs attaches en France. La loi va donc prévoir la délivrance d’une carte de séjour temporaire aux personnes entrées en France avant l’âge de dix ans, à celles qui résident habituellement en France depuis plus de quinze ans, aux conjoints de Français mariés depuis au moins un an et aux parents d’enfant français. On leur délivre donc « de plein droit » et sans condition de séjour préalable un titre précaire : un schéma que va reprendre et généraliser la loi Chevènement.
La loi Chevènement du 11 mai 1998 [56] atténue les effets déstabilisateurs de la loi Pasqua, mais elle prolonge l’évolution qui consiste à remettre en cause le droit au séjour stable et quasi inconditionnel que l’on avait entendu garantir en 1984 à tous ceux qui avaient des attaches en France. Elle systématise en effet la délivrance de cartes de séjour temporaires, au détriment du statut de résident. L’accès de plein droit à la carte de résident n’est pas rétabli pour les catégories sacrifiées par les lois précédentes. La loi se borne à créer pour elles un nouveau titre de séjour valable un an, portant la mention « vie privée et familiale », qui donne le droit d’exercer une activité salariée. C’est seulement au bout de cinq ans que les titulaires de ce titre peuvent obtenir une carte de résident.
La loi améliore, il est vrai, le sort des étrangers malades auxquels cette carte peut être délivrée ; elle met également en place un cadre légal pour les régularisations en prévoyant la délivrance de la carte « vie privée et familiale » à l’étranger « dont les liens personnels et familiaux en France sont tels que le refus d’autoriser son séjour porterait à son droit au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard des motifs de refus ». Mais il s’agit toujours de délivrer des titres de séjour d’un an, sur la base d’une appréciation subjective, ne conférant en tout état de cause qu’un droit au séjour précaire.
La fin du statut de résident ?
Les deux lois Sarkozy du 26 novembre 2003 [57] et du 24 juillet 2006 [58] portent le coup de grâce aux acquis de 1984. Elles s’inscrivent dans la continuité du mouvement de précarisation du droit au séjour engagé depuis 1993 en privant de nouvelles catégories d’étrangers d’un accès de plein droit à la carte de résident, d’une part, en élargissant le champ des hypothèses dans lesquelles elle peut être retirée, d’autre part. Mais ces lois « innovent » en ce que, prenant le contre-pied de la philosophie qui avait inspiré la réforme de 1984, elles entendent maintenir les étrangers dans un statut précaire aussi longtemps qu’ils n’ont pas donné des gages d’intégration.
La carte de résident « doit être réservée à ceux qui ont prouvé une réelle volonté d’intégration car l’on ne peut demander à la société française de vous accueillir pendant une longue période et ne pas avoir le souci de s’y intégrer », déclarait le ministre de l’intérieur pour justifier les nouvelles règles législatives.
La réforme du régime des cartes de résident, réalisée en deux temps, comporte par conséquent deux volets étroitement articulés.
D’un côté, l’accès de plein droit à la carte de résident, qui concernait à l’origine tous les étrangers ayant des attaches en France, devient résiduel. La loi de 2003 retire de la liste des bénéficiaires les membres de famille – conjoints et enfants – entrés dans le cadre du regroupement familial et les parents d’enfants français ; trois ans plus tard, le législateur réserve le même traitement aux conjoints de Français et aux étrangers qui justifient de dix ans de séjour régulier en France. Quant aux personnes qui résident habituellement en France depuis plus de dix ans, elles ne peuvent même plus prétendre de plein droit à la carte de séjour temporaire « vie privée et familiale » à laquelle la loi Chevènement leur avait donné accès.
De l’autre côté, on subordonne la délivrance de la carte de résident – devenue discrétionnaire – à « l’intégration républicaine de l’étranger dans la société française » ; et là où la loi de 2003 prévoyait que cette condition serait appréciée « notamment au regard de sa connaissance de la langue française et des principes qui régissent la République française », la loi de 2006 exige que l’intéressé s’engage personnellement à les respecter et qu’il les respecte effectivement. L’obtention de la carte de résident récompense, en somme, un comportement jugé conforme aux principes de la République française : liberté, égalité, laïcité.
Ces dernières réformes parachèvent ainsi l’inversion de la hiérarchie des titres instaurée en 1984. La carte de résident avait vocation à être le titre de séjour de droit commun, alors que la carte de séjour temporaire était réservée aux étrangers venant en France pour une durée limitée ou ne remplissant pas les conditions pour obtenir la carte de résident ; désormais, c’est la carte de séjour temporaire qui apparaît comme le titre de droit commun, tandis que l’accès à la carte de résident est de plus en plus étroitement contrôlé et soumis à l’appréciation discrétionnaire du préfet. La carte de résident n’est plus un outil offert à celles et ceux qui sont établis durablement en France dans le but de favoriser leur intégration ; c’est un titre qui se mérite, et il revient aux préfets d’apprécier si les demandeurs ont donné suffisamment de gages d’intégration pour le mériter.
Outre la précarité et l’arbitraire, l’application des textes a engendré l’engorgement des services préfectoraux et un allongement déraisonnable des délais de délivrance et de renouvellement des titres de séjour. La dégradation de la situation a fini par émouvoir bien au-delà des soutiens habituels des étrangers et des étrangères. Le rapport Fekl [59], remis au gouvernement en mai 2013, proposait, pour y remédier, non pas de faciliter l’accès à la carte de résident, mais de créer une carte « pluriannuelle », intermédiaire entre la carte temporaire d’un an et la carte de résident de dix ans.
Or les dispositions qui figurent dans la loi « relative au droit des étrangers en France » se situent encore en deçà des préconisations du rapport Fekl. La réforme, d’après l’exposé des motifs, prétendait « sécuriser le parcours d’intégration des ressortissants étrangers », notamment par la mise en place de cartes de séjour pluriannuelles. Mais la lecture du texte montre que l’accès à un titre de séjour stable reste conçu comme une récompense et que la sécurité du séjour n’est en rien garantie.
À l’issue d’une année de vie en France et à condition d’avoir suivi avec assiduité des formations civiques et linguistiques, analogues à celles qui sont dispensées dans le cadre de l’actuel contrat d’accueil et d’intégration, certaines catégories de personnes – pas toutes – pourront se voir délivrer une carte d’une durée maximum de quatre ans – deux ans seulement dans certains cas. Le préfet pourra vérifier à tout moment que les conditions qui ont justifié la délivrance du titre pluriannuel sont toujours remplies et le retirer dans le cas contraire. Une telle épée de Damoclès n’est guère de nature à assurer sécurité et sérénité au titulaire de la carte pluriannuelle. D’autant qu’à l’expiration de la validité de ce titre, l’accès à la carte de résident ne sera nullement garanti – il sera même subordonné à une exigence renforcée de maîtrise du français.
On est décidément à mille lieues de la revendication portée par la campagne « Rendez-nous la carte de résident ! », lancée en juillet 2014 par plus de 200 associations et syndicats. Ceux qui font les lois semblent tétanisés à l’idée de redonner vie à un dispositif dont on serait bien en peine de démontrer qu’il a eu des effets néfastes. Ces réticences ne peuvent qu’accréditer dans l’opinion l’idée que l’immigration est une menace et que, non, décidément, les immigré·e·s ne sont pas les bienvenu·e·s en France.
Insertion, intégration
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La lente dégradation du statut des étrangers. La preuve par les chiffres
Antoine Math, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES) et Alexis Spire, directeur de recherches au CNRS (IRIS/EHESS)
Dans la plupart des États modernes, la caractéristique principale du statut de l’étranger est que sa légitimité à rester sur le territoire peut être remise en question s’il représente une menace pour les intérêts de la société qui l’accueille. En France, cette précarité prend la forme de titres de séjour, plus ou moins temporaires, dont le renouvellement est conditionné à l’ordre public, à l’occupation d’un travail et/ou à la preuve de ressources suffisantes. Alors que cette question de la durée des autorisations de séjour est un fait majeur dans l’expérience quotidienne des étrangers, les travaux académiques s’y sont jusqu’à maintenant peu intéressés.
L’histoire des politiques d’immigration a longtemps été écrite à l’aune exclusive des textes de loi et des statistiques de flux. Dans cette perspective, la période des Trente Glorieuses est habituellement présentée comme un cycle d’ouverture totale à l’immigration, par opposition aux trois décennies suivantes marquées par une fermeture des frontières. Aborder l’évolution du statut des étrangers sous l’angle des variations constatées dans la durée de leur titre de séjour permet de revisiter l’histoire des politiques d’immigration en se plaçant au plus près des conditions concrètes de leur mise en œuvre. Ainsi, cet article propose de montrer, chiffres à l’appui, comment la précarité du séjour des étrangers a plus ou moins été entretenue par les représentants de l’État, selon la conjoncture économique et l’évolution du rapport de forces politique. Pour en prendre la mesure, on a choisi comme indicateur l’évolution de la part des étrangers ayant un titre de séjour de dix ans (c’est-à-dire celui qui procure une grande sécurité et ne peut être qu’exceptionnellement remis en cause), parmi l’ensemble des étrangers autorisés à séjourner en France (graphique 1). Cet indicateur comporte certains biais qui, même s’ils ne sont pas déterminants, doivent être explicités. Tout d’abord, la part des étrangers ayant un statut de longue durée ne reflète pas uniquement la politique de précarisation. Elle dépend d’autres paramètres comme les régularisations, les décès, les retours définitifs dans le pays d’origine ou encore les naturalisations. En outre, les chiffres de l’immigration étant étroitement dépendants de l’appareil d’État qui les enregistre, cet indicateur est difficile à calculer pour certaines périodes ; la curiosité bureaucratique étant focalisée sur le nombre d’entrées, il n’existe pas de série officielle sur l’évolution de la répartition des cartes par durée de validité. Les données présentées dans cet article résultent de saisies manuelles obtenues à partir de rapports, dont certains ne sont disponibles que dans les archives (voir encadré p. 65).
L’évolution de la part des étrangers disposant de titres de séjour de dix ans permet de distinguer trois grandes périodes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (graphique 1). Durant les Trente Glorieuses, la part des étrangers au statut stable est passée de plus de 60 % au milieu des années 1950 à moins de 40 % au milieu des années 1970, essentiellement en raison du pouvoir discrétionnaire laissé aux préfectures [60]. La période suivante (1975-1993) peut être vue comme une période de stabilisation de l’immigration marquée par une hausse de la part des titres de dix ans, de moins de 40 % au milieu des années 1970 à environ 85 % à partir de 1988. Enfin, les deux dernières décennies (1993-2014) se caractérisent par une précarisation du séjour des étrangers, attestée par la baisse ininterrompue de la part des titres de dix ans.
Source : compilation de rapports officiels (voir graphiques suivants et encadré p. 65).
Les trente années de croissance économique qui ont suivi l’après-guerre ont vu le statut des étrangers se dégrader progressivement. Dès les années 1930, la question de la stabilité du séjour des étrangers accueillis en France est une revendication centrale des associations. Après la victoire du Front populaire, un projet de statut juridique des étrangers est déposé à l’Assemblée mais très vite abandonné. Le débat est néanmoins rouvert après la Seconde Guerre mondiale.
Le dispositif des cartes de séjour instauré par l’ordonnance du 2 novembre 1945 suscite d’emblée nombre de critiques de la part des associations liées à l’immigration. Il répartit les étrangers en trois catégories distinctes auxquelles correspondent trois types de cartes de séjour : la carte de résident temporaire d’une durée inférieure ou égale à un an, la carte de résident ordinaire valable trois ans et la carte de résident privilégié valable dix ans [61]. Cette tripartition est critiquée par la mouvance communiste qui reproche au Gouvernement provisoire d’avoir reconduit le régime de suspicion de 1938 et d’avoir légiféré précipitamment, avant l’entrée en fonction de la nouvelle Assemblée.
Le Centre d’action et de défense des immigrés (Cadi), composé en majorité de militants communistes étrangers, essaye alors de peser sur la rédaction des textes d’application des ordonnances déjà promulguées. L’enjeu principal concerne les conditions d’attribution des cartes de résident privilégié qui offrent un statut très protecteur mais qui sont soumises à des critères très stricts. Valables dix ans et renouvelables automatiquement, ces cartes sont, d’après le texte de l’ordonnance, réservées aux étrangers âgés de moins de trente-cinq ans au moment de leur entrée en France. De plus, leur délivrance est conditionnée à une enquête administrative préalable que les associations interprètent comme une porte ouverte à l’arbitraire. Au terme d’une longue négociation, le décret du 30 juin 1946 dispense finalement de la condition d’âge et de séjour tous les étrangers qui ont lutté contre les puissances de l’Axe et tous ceux qui résident en France depuis 1939. L’enquête préalable et le pouvoir d’appréciation de l’administration sont maintenus, mais des instructions sont données aux préfectures pour que les étrangers résidant déjà en France avant la guerre se voient accorder une carte de résident privilégié quel que soit leur âge d’arrivée.
En 1947, les nouveaux titres de séjour prévus par l’ordonnance de 1945 sont édités et octroyés selon une interprétation généreuse des critères énoncés dans le texte. Près de 375 000 titres de séjour sont délivrés parmi lesquels 53 % de cartes de résident privilégié, 20 % de cartes de résident ordinaire et 27 % de cartes de résident temporaire. La part de cartes de résident privilégié aurait pu être beaucoup plus importante mais, cette année-là, le nombre d’étrangers devenant français atteint un niveau record : on enregistre en effet 85 000 décrets de naturalisation, ce qui s’explique à la fois par le « rattrapage » des années de Vichy et par une volonté politique d’intégrer les étrangers ayant combattu le nazisme et ceux utiles à l’économie (notamment dans les mines et la métallurgie) [62]. Ainsi, la majorité des étrangers installés en France depuis la veille de la Seconde Guerre mondiale acquiert une sécurité juridique, soit en devenant français, soit en obtenant la carte de résident privilégié qui, renouvelée automatiquement, les protège contre toute mesure de refoulement et leur assure l’autorisation de travailler dans la branche et le département de leur choix. Cette interprétation généreuse de l’ordonnance de 1945 se poursuit jusqu’au milieu des années 1950 et profite surtout aux Italiens qui constituent à l’époque l’essentiel de l’immigration. En 1955, sur 1 300 000 étrangers autorisés à résider en France, 7 % ont un titre temporaire de séjour, 29 % ont une carte de résident ordinaire (de trois ans) et 63 % sont titulaires d’une carte de résident privilégié (de dix ans) [63]. Cette configuration est néanmoins bouleversée par le décollage de la croissance économique et l’importance des pénuries de main-d’œuvre. La circulaire du 18 avril 1956 vient alors institutionnaliser la pratique des régularisations et encourage les préfectures à autoriser le séjour de tout étranger présentant un contrat de travail.
En plaçant sur le même plan la procédure d’introduction sur la base d’un contrat visé par l’Office national d’immigration (ONI) et la procédure par régularisation, la circulaire de 1956 laisse toute latitude aux préfectures pour conduire la politique d’immigration en fonction des besoins de main-d’œuvre propres à chaque bassin d’emploi. Les agents utilisent cette marge de manœuvre pour maintenir plus longtemps les étrangers dans un statut de résident temporaire ou ordinaire, de façon à conserver, par le biais de l’autorisation de travail, le pouvoir de les orienter vers les secteurs déficitaires.
Durant cette deuxième partie des Trente Glorieuses, le nombre d’étrangers (hors Algériens) autorisés à séjourner en France passe de 1,5 million en 1957 à 2,6 millions en 1975, soit une augmentation de 73 % (graphique 2).
Champs : titres détenus par des étrangers en métropole au 31 décembre de chaque année
CRP = carte de résident privilégié (10 ans), incluant la nouvelle carte de résident à partir de 1985 ;
CRO = carte de résident ordinaire (3 ans) ; CRT = carte de résident temporaire (1 an) ; CRA = certificat de résidence algérien (de 1 à 10 ans) ; régime CEE (cartes CEE de 1, 5 ou 10 ans attribuées aux ressortissants communautaires à partir de 1971).
Sources : données issues des rapports statistiques du ministère de l’intérieur (archives).
L’augmentation de plus d’un million de titres (hors Algériens) entre 1957 et 1975 résulte de l’afflux de travailleurs étrangers appelés par les entreprises françaises à répondre aux carences de main-d’œuvre ; les immigrés concernés sont surtout portugais [64], marocains [65] et tunisiens [66]. Cet accroissement considérable du nombre d’étrangers résidant en France ne se traduit ni par une augmentation des titres provisoires, ni par celle des titres de dix ans : le nombre de cartes de résident temporaire passe de 292 000 fin 1957 à 300 000 fin 1975, et celui des cartes de résident privilégié, attribuées de façon très restrictive par les préfectures, augmente à peine, passant de 842 000 fin 1957 à 862 000 fin 1975. Cette apparente stabilité masque toutefois la préférence accordée aux ressortissants européens.
Le traité de Rome de 1957 prévoyait, à terme, que les ressortissants des pays membres puissent jouir d’un droit de libre circulation, mais l’administration française y a longtemps été réticente par souci de protéger le marché du travail national. En 1961, l’accès au séjour des travailleurs ressortissants de la CEE est facilité une première fois : ils bénéficient, à leur arrivée en France, d’une carte de résident temporaire d’un an au terme de laquelle ils sont dotés d’une carte de résident ordinaire de trois ans [67], tout en restant astreints à l’obtention d’une autorisation de travail [68]. Avec l’amélioration de la conjoncture économique, ils obtiennent, en 1964, le droit d’exercer l’activité de leur choix [69] : tout étranger ressortissant de la CEE et justifiant d’un emploi depuis deux ans peut désormais bénéficier d’une carte de résident privilégié de dix ans [70]. Le nombre de cartes de résident privilégié est alors multiplié par deux, ce qui bénéficie, dans une proportion de 90 %, à des Italiens [71]. Puis, à la suite de l’adoption du règlement communautaire du 15 octobre 1968, ils sont mis en possession d’un nouveau titre, la carte de « ressortissant d’un État membre de la CEE » valable cinq ans et automatiquement renouvelable en carte de dix ans [72]. Ces titres délivrés aux travailleurs européens et à leur famille sont au nombre de 280 000 fin 1975.
L’ouverture à l’immigration pratiquée entre 1957 et 1975 se traduit en réalité par une réorganisation progressive de l’économie des titres de séjour. Au cours de ces deux décennies de croissance, la carte de résident ordinaire d’une durée de trois ans devient le statut vers lequel est orientée la très grande majorité des étrangers. Alors qu’ils étaient 370 000 à en bénéficier en 1957, ils sont quasiment quatre fois plus nombreux en 1975 (1 155 000). Les agents des préfectures sont ainsi parvenus à reprendre ce que les associations avaient négocié en 1947, en remettant la carte de résident ordinaire au centre du dispositif de régulation de l’immigration. Cette évolution s’effectue au détriment de la carte de résident privilégié : la part des étrangers qui en sont titulaires passe de 60 % au milieu des années 1950 à moins de 40 % au milieu des années 1970 (graphique 3). D’autres facteurs ont pu contribuer à un tel déplacement, notamment l’augmentation du nombre de naturalisations et de nouveaux entrants. Mais il est surtout le fruit de pratiques bureaucratiques visant à conserver la possibilité de mettre à l’épreuve les étrangers et de protéger le marché national du travail. En maintenant les étrangers sous le régime d’un statut provisoire, l’administration conserve la possibilité de s’assurer qu’ils ne constituent pas une menace du point de vue de l’ordre public et des intérêts économiques de la société d’accueil. En effet, la carte temporaire nécessitant une autorisation de travail pour un métier et un département donnés, les préfectures peuvent utiliser ce statut pour contraindre les étrangers à répondre aux besoins d’une économie alors en pleine expansion et, d’une façon plus générale, pour mettre les étrangers à l’épreuve.
Champs : titres détenus par des étrangers en métropole au 31 décembre de chaque année (1955-1985)
Sources : calculs des auteurs à partir des données issues des rapports statistiques du ministère de l’intérieur (cf. encadré p. 65).
Une certaine stabilisation de l’immigration est observée au cours de la période suivante (1975-1993). Prise en juillet 1974, la décision de suspendre l’immigration de travail a souvent été présentée comme un tournant inaugurant une période de conversion à la logique de maîtrise des flux migratoires [73]. Au regard des statistiques relatives à la stabilité des titres de séjour, les deux décennies postérieures au premier choc pétrolier apparaissent plutôt comme une période très favorable aux étrangers : la part de ceux qui détiennent une carte de dix ans passe en effet de 37 % en 1975 à environ 85 % en 1988. Derrière cette hausse continue, il faut néanmoins distinguer plusieurs moments.
De 1975 à 1980, les étrangers sont en première ligne dans la crise économique. La fin des années 1970 est en effet marquée par un durcissement de la politique d’immigration et une stagnation du nombre de titres de séjour. En dehors des Algériens, on dénombre 2,6 millions d’étrangers autorisés à résider en France de 1975 à 1980. La particularité de cette dernière partie du septennat de Valéry Giscard d’Estaing est la baisse significative et régulière du nombre de titulaires de cartes de résident ordinaire qui passe de 1 155 000 fin 1975 à 896 000 fin 1980 (graphique 2). Cette décrue s’explique d’abord par la généralisation des cartes attribuées au titre de l’appartenance à la Communauté européenne : tous les ressortissants communautaires dont la carte de séjour arrive à expiration se voient attribuer une carte CEE dont le nombre passe de 280 000 fin 1975 à 446 000 fin 1980. Parallèlement, les autres étrangers jouent le rôle d’« amortisseur de crise » et sont frappés de plein fouet par les licenciements dans l’industrie. Une fois au chômage, beaucoup se voient refuser le renouvellement de leur titre de séjour (qu’il soit d’un an ou de trois ans) et basculent alors dans l’irrégularité. À ces victimes des restructurations du marché du travail s’ajoutent tous ceux, principalement Espagnols et Portugais, qui ont saisi l’opportunité de l’« aide au retour » proposée par le gouvernement et qui sont repartis vivre dans leur pays d’origine [74].
La fin de l’accroissement du nombre d’étrangers en situation régulière, la hausse des cartes CEE et les restrictions consécutives aux restructurations économiques ont contribué à la baisse du nombre de résidents ordinaires et à une stagnation des effectifs de résidents privilégiés. L’augmentation de la part des cartes de résident privilégié de dix ans (de 37 % en 1975 à 45 % en 1980) est davantage le reflet de la déstabilisation des étrangers sur le marché du travail que le résultat d’une consolidation de leur statut sur le plan du séjour.
Le tournant de 1981 ?
L’arrivée de la gauche au pouvoir marque un tournant dans la politique française d’immigration, qui se traduit également au niveau du nombre et du type de cartes accordées aux étrangers. La régularisation de 1981 permet à 125 000 étrangers de retrouver un statut, ce qui aurait pu se traduire par une augmentation de la précarité du séjour avec la délivrance de titres de séjour de courte durée ; en fait, le nombre de cartes de séjour temporaire augmente peu et le nombre de cartes de résident ordinaire diminue légèrement, tandis que le nombre de cartes de résident privilégié augmente significativement, ce qui constitue une rupture nette par rapport aux périodes précédentes (graphiques 2 et 3).
Ces évolutions souterraines traduisent un changement de configuration dans la régulation de l’immigration. Tandis que les ordonnances de 1945 organisaient le statut des étrangers en trois catégories bien distinctes (avec des cartes de un, trois et dix ans), la pratique des préfectures a progressivement mis en place un traitement dual avec, d’un côté, les étrangers ayant vocation à repartir qui sont mis en possession d’un titre temporaire et, de l’autre, les étrangers ayant vocation à rester de façon permanente qui se voient octroyer une carte de dix ans. L’étude fine de la répartition des différents titres de séjour révèle que cette dualisation se met en place dès 1981, avant l’adoption de la loi de 1984 qui en entérine le principe dans le droit.
La loi du 17 juillet 1984 constitue une étape cruciale dans l’histoire du statut des étrangers. Alors que l’autorisation de séjourner en France était jusque-là conditionnée à la possession d’un emploi, ce texte, adopté à l’unanimité des députés, instaure un droit au séjour fondé sur les liens personnels et familiaux. Aux trois types de cartes de séjour et quatre autorisations de travail existant alors se substitue un nouveau régime répartissant les étrangers en deux catégories. Ceux dont le séjour est considéré comme temporaire (étudiants, visiteurs, demandeurs d’asile et travailleurs ayant un contrat à durée limitée) se voient octroyer une carte de séjour temporaire valable au plus un an et devant s’accompagner, le cas échéant, d’une autorisation de travail. Ceux dont l’installation est considérée comme durable sont désormais mis en possession d’une carte de séjour valable dix ans, renouvelable automatiquement et leur permettant d’exercer sur tout le territoire métropolitain la profession de leur choix.
Dès 1985, le nombre de cartes de résident ordinaire chute et la part des titres d’une durée de dix ans passe de 50 % à 60 % environ (graphique 3). On ne dispose pas de chiffres précis pour cette période mais les statistiques sur le nombre annuel de délivrances de cartes de résident de plein droit (tableau 1) permettent d’évaluer que la part des cartes de dix ans continue de grimper très fortement les années suivantes pour atteindre rapidement environ 85 % fin 1987, date à laquelle tous les titulaires d’une carte ordinaire se voient attribuer une carte de dix ans. Dans l’esprit de la loi de 1984, les étrangers ayant des attaches en France (on distinguait alors neuf catégories) devaient obtenir, dès leur arrivée, une carte de résident de dix ans. Ce principe a été une première fois restreint par la loi Pasqua de 1986 qui s’est traduite par un très léger fléchissement des nouvelles attributions (tableau 1) [75]. La loi Joxe de 1989 supprime néanmoins la plupart des restrictions introduites par la précédente législature. On peut d’ailleurs faire l’hypothèse qu’au début des années 1990, la part des étrangers en situation régulière disposant d’une carte de dix ans a pu atteindre 90 %, si on prend pour référence le cas des Algériens dont la part disposant d’une carte de dix ans était de 92 % environ entre 1998 et 2000 (graphique 5), c’est-à-dire à un moment où ils relevaient, pour l’attribution de la carte de dix ans, d’un régime spécifique proche des dispositions applicables aux autres étrangers.
Tableau 1 – Délivrance de la carte de résident de plein droit* – 1986-1990
Fondement | 1986 | 1987 | 1988 | 1989 | 1990 |
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Art 2. de la loi du 17 juillet 1984 (1) | 268 765 | 181 383 | 92 738 | 63 247 | 41 324 |
Art 15. de l’ordonnance 1945 (2) | 60 375 | 54 121 | 56 450 | 60 568 | 63 275 |
Total | 329 166 | 236 216 | 149 646 | 123 959 | 104 599 |
* hors attributions via l’article 14 de l’ordonnance de 1945 après 3 années de séjour régulier et sur critère d’insertion professionnelle
(1) Délivrance de plein droit, au moment du renouvellement de leur titre, pour les détenteurs, à la date d’entrée en vigueur de la loi, d’une CRP, d’une CRO, ou d’une CRT avec carte de travail (uniquement des CRP à partir de 1988)
(2) Délivrance de plein droit sur le fondement de l’article 15 de l’ordonnance de 1945 (catégories prévues par la loi du 17 juillet 1984 et modifiées par la loi du 9 septembre 1986)
Source : note d’information DPM/n°92-16 du 8 juillet 1992 relative à la délivrance des cartes de résident de plein droit
Durant ces premières années d’application de la loi de 1984, la dualisation des titres se fait au profit de l’augmentation de la part des étrangers détenteurs d’une carte de dix ans. Cette sécurité juridique dont bénéficient alors les étrangers s’explique en grande partie par un rapport de force politique favorable à la défense de leurs droits : le succès de la « Marche des Beurs » [76], l’écho médiatique rencontré par SOS Racisme et l’ampleur de la mobilisation suite à la mort de Malik Oussekine [77] sont autant de composantes d’une conjoncture propice à la stabilisation du séjour des étrangers. S’y ajoute la conversion d’associations comme la Cimade ou la Ligue des droits de l’Homme à la lutte pour l’immigration sur le terrain du droit individuel au séjour. Mais cette amélioration du statut des étrangers en situation régulière va aussi se faire au détriment de ceux qui sont sans papiers, surtout à partir de l’adoption de la seconde loi Pasqua de 1993.
Pasqua 2
Cette loi, en remettant en question nombre de droits acquis, va en effet marquer le début de la précarisation du séjour des étrangers qui se poursuit encore aujourd’hui. Outre les mesures spectaculaires visant l’immigration familiale et la protection sociale, cette nouvelle loi a pour effet de rendre plus précaire le séjour des étrangers en situation régulière en sapant progressivement l’édifice mis en place en 1984. Ce processus de déstabilisation est beaucoup plus discret que certaines mesures médiatisées. D’importantes restrictions sont alors posées aux deux voies d’accès à la carte de dix ans, dès l’admission au séjour, ou après plusieurs années de séjour avec une carte temporaire. De telles restrictions sont néanmoins difficiles à mesurer car elles n’affectent pas les étrangers déjà titulaires de la carte de dix ans mais seulement ceux arrivés plus récemment, qu’ils soient sans titre de séjour ou titulaires d’une carte temporaire.
Pour rendre visibles les effets de cette législation et de celles qui sont venues ensuite la compléter, on peut mobiliser deux types d’indicateurs. D’une part, l’évolution de la part des étrangers titulaires d’une carte de dix ans fait ressortir la précarisation quasi continue des étrangers installés légalement en France sur une vingtaine d’années. D’autre part, l’étude des flux annuels de délivrance de nouvelles cartes de résident donne un aperçu plus conjoncturel des mesures adoptées. Cette analyse est toutefois contrainte par le caractère partiel des données disponibles (voir encadré p. 65).
La loi Pasqua de 1993 a restreint l’accès à la carte de résident pour les enfants arrivés avant leur majorité sur le territoire et pour les conjoints de Français, en exigeant notamment de ces derniers une condition préalable de régularité de séjour. En dépit de ces restrictions, plus de 40 % des étrangers admis au séjour en France entre 1994 et 1996 recevaient encore une carte de dix ans (graphique 4).
La loi de 1993 a aussi accentué le pouvoir discrétionnaire des agents des préfectures en matière d’attribution de la carte de dix ans à des étrangers arrivés depuis longtemps en France. Mais il est difficile de quantifier le phénomène car les statistiques disponibles ne permettent pas d’isoler ce mode d’accès au statut de résident permanent. Une étude ponctuelle a pu être réalisée à partir du fichier AGDREF qui enregistre les titres de séjour en circulation. Parmi les ressortissants d’États tiers admis au séjour en 1994 avec une carte d’un an, seulement un sur cinq (20,5 %) est parvenu trois ans plus tard à obtenir une carte de dix ans (36 % en excluant les étrangers admis au séjour en tant qu’étudiants) [78].
Cette étude limitée aux étrangers admis en 1994 et ayant obtenu une carte de dix ans durant les trois années suivantes ne permet pas de connaître l’évolution postérieure de ce mode d’accès à la carte de dix ans. Parmi les étrangers titulaires d’une carte de séjour temporaire, certains repartent, d’autres se retrouvent en situation irrégulière et quelques-uns parviennent à devenir français. Il est donc très difficile de mesurer les rythmes de passage d’un titre temporaire à un statut stable et de distinguer les restrictions qui relèvent des nouvelles dispositions juridiques de celles qui découlent des pratiques préfectorales. Le seul moyen de connaître avec précision chacun de ces effets serait de mettre en œuvre un suivi longitudinal d’un échantillon représentatif de dossiers d’étrangers arrivés en France une même année.
Sources : calculs des auteurs à partir des rapports ministériels.
Le retour de la gauche au pouvoir, en 1997, ne s’accompagne d’aucune modification substantielle des conditions d’entrée et de séjour en France, ce qui se manifeste par le renoncement à abroger les lois Pasqua [79]. Dans ce contexte, la part des cartes de dix ans dans le total des admissions au séjour de ressortissants d’États tiers diminue significativement à partir de 1997-1998 (graphique 4).La part des titres de dix ans délivrés aux étrangers après leur admission au séjour passe de 40 % avant 1997 à environ 25 % à partir de 2000. Cette baisse significative et pérenne s’explique par la réorganisation des différents titres de séjour induite par la loi Chevènement (1998). Plusieurs catégories d’étrangers qui pouvaient prétendre, dans l’esprit de la loi de 1984, à une carte de dix ans sont désormais davantage orientées vers la nouvelle carte de séjour temporaire « vie privée et familiale » d’une durée d’un an. Le nombre d’étrangers avec une carte de résident stagne à partir de 1997 tandis que le nombre d’étrangers munis d’une carte de séjour temporaire augmente fortement. Il en résulte une forte baisse de la part du total des cartes de résident, qui avait probablement déjà diminué après la loi Pasqua de 1993 : de 84,1 % fin 1998 à 75,8 % fin 2003 (hors Algériens).
(*) En réalité, 99 % sont des titres de dix ans (cartes de résident et certificat de résidence pour Algériens de dix ans). Mais on y trouve aussi, de façon marginale (moins de 1 % au total quelle que soit l’année), des titres communautaires de cinq ans ou permanents (membres de famille d’un ressortissant de l’UE), des cartes « retraité » de dix ans, des cartes « compétences et talents » de trois ans, et des certificats de résidence pour Algériens deux ans.
(**) Y compris de façon marginale des CRA d’une durée de deux ans.
Champ : étrangers ressortissants d’États tiers hors UE-EEE résidant en métropole – au 31 décembre – années 1998-2014
Source : Calculs des auteurs à partir des rapports ministériels (encadré p. 65).
Avec le retour de la droite en 2002, la promesse électorale de lutter contre l’immigration irrégulière se concrétise par deux lois successives qui durcissent considérablement les conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France. Les lois de 2003 et 2006 parachèvent la déstabilisation de l’immigration régulière en fermant davantage les deux voies d’accès à la carte de résident, lors de l’admission au séjour, ou après un long séjour avec des titres précaires.
La loi du 26 novembre 2003 supprime l’accès direct à la carte de résident pour les conjoints et enfants venus, dans le cadre du regroupement familial, rejoindre un étranger déjà titulaire de cette carte, ainsi que pour les parents d’enfant français résidant déjà régulièrement en France. Pour les conjoints de Français, elle retarde l’accès à un statut stable, en faisant passer l’exigence d’une durée préalable du mariage et de la communauté de vie d’un à deux ans. En outre, elle introduit le critère d’intégration républicaine comme condition d’accès à la carte de résident et laisse aux agents de préfecture le soin d’en apprécier la teneur. Ainsi, les parents d’enfant français ne peuvent plus obtenir de plein droit une carte de dix ans, mais doivent se soumettre à un « entretien d’intégration » au terme duquel cette carte peut leur être refusée. C’est également le cas pour les bénéficiaires du regroupement familial, tout comme pour les étrangers résidant en France depuis plus de cinq ans pour lesquels l’attribution dépend aussi du pouvoir discrétionnaire de l’administration qui évalue si l’étranger exerce une activité professionnelle lui procurant des ressources stables et suffisantes. Un étranger au statut temporaire remplissant toutes les conditions d’ancienneté de séjour et d’« intégration républicaine » requises pour la carte de dix ans peut se la voir refuser si la préfecture estime que son salaire est insuffisant (à la préfecture de Paris, il semblerait que le seuil ait été fixé à 15 000 euros par an).
Trois ans plus tard, la même majorité renchérit sur sa propre intransigeance en modifiant une nouvelle fois la législation. La loi du 26 juillet 2006 supprime la délivrance de plein droit de la carte de dix ans pour les conjoints de Français résidant en situation régulière après deux ans de mariage ; désormais, les préfectures ont la possibilité – et non l’obligation – de l’accorder après trois ans de mariage et de vie commune ininterrompue en situation régulière en France, et sous réserve que l’étranger puisse prouver son intégration et des moyens d’existence suffisants. Toutes ces mesures contribuent à accroître le pouvoir discrétionnaire des agents de préfecture et à accentuer l’insécurité juridique des étrangers. Les demandeurs d’un titre de dix ans sont désormais évalués à l’aune d’un entretien individualisé, comparable, par bien des aspects, à celui qui prévaut pour la naturalisation. En fonction d’un critère aussi flou et imprécis que celui de « bonne intégration », l’agent peut décider d’accorder à l’étranger un statut stable de résident ou de le maintenir dans un statut précaire de séjour. Les différences de traitement se creusent alors d’une préfecture à l’autre et induisent des inégalités qui renforcent le sentiment d’arbitraire et d’insécurité juridique. En plaçant les agents subalternes de préfecture en position de statuer sur la bonne intégration des étrangers, les lois de 2003 et 2006 ont aussi limité l’accès à la carte de résident pour les étrangers venant d’être admis au séjour. Leur nombre passe de 39 000 en 2002 à 16 000 environ en 2013 [80] ; leur proportion parmi l’ensemble des étrangers admis au séjour passe d’environ 25 % en 2002 à 9,2 % en 2013 [81] (graphique 4).
En l’espace de quelques années, les admissions au séjour des étrangers au moyen d’une carte de dix ans sont devenues l’exception. Deux catégories d’étrangers peuvent encore y prétendre (hormis quelques catégories résiduelles). D’une part, ceux qui obtiennent le statut de réfugié : leur nombre oscille entre 9 000 et 11 000 par an de 2006 à 2013 ; d’autre part, les membres de famille (conjoints) de titulaires de la carte de résident et les ressortissants de certains pays du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne épargnés par les nouvelles restrictions des années 2000 car ils relèvent d’un régime spécial plus favorable du fait d’accords passés avec la France (Algérie, Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Centrafrique, Congo, Côte d’Ivoire, Gabon, Mali, Maroc, Mauritanie, Niger, Sénégal, Togo, Tunisie). Le nombre des membres de famille obtenant une carte de résident lors de leur admission au séjour a diminué de moitié entre 2006 et 2013. La part de ceux admis dans le cadre du regroupement familial et recevant une carte de résident est passée de 60 % environ en 2006 (9 856 sur 16 280) à 25 % en 2013 (4 892 sur 19 695) [82].
Depuis une vingtaine d’années, les étrangers admis au séjour reçoivent de plus en plus souvent une carte provisoire d’un an ou un récépissé qu’ils doivent renouveler. Ils mettent ainsi de plus en plus longtemps à acquérir un statut stable. Le nombre d’étrangers en possession d’une carte de séjour temporaire (un an au maximum) a augmenté de 173 % entre la fin 1998 (178 000) et la fin 2014 (487 000), alors que, sur la même période, le nombre d’étrangers ressortissants d’États tiers (hors Algériens) en situation régulière a augmenté d’environ 30 %. Cette évolution n’a bien sûr pas affecté ceux qui bénéficiaient déjà d’un statut de longue durée : le nombre de cartes de résident est, lui, resté globalement stable de fin 1998 à fin 2011, autour de 1,2 million et est même passé à 1,35 million, fin 2014, soit une augmentation totale de 10 % environ entre fin 1998 et fin 2014 (graphique 6). Il est probable que la hausse récente soit au moins pour partie imputable à la chute du nombre de naturalisations qui a résulté de la réforme confiant au ministère de l’intérieur le monopole de cette prérogative.
Il résulte de ces évolutions une forte érosion de la part d’étrangers séjournant en France avec un statut stable. La part des étrangers ressortissants d’États tiers (Algériens inclus) en situation régulière et ayant un titre de séjour long a baissé de façon continue, de 86,3 % fin 1998 à 70,4 % fin 2014 (graphique 5). Cette baisse recouvre des situations différentes. Les Algériens ont été moins touchés par les dernières réformes (voir encadré page suivante). En revanche, les restrictions ont été fortes pour les autres étrangers : la proportion des titulaires d’une carte de résident est en effet passée de 84,1 % fin 1998 à 64,6 % fin 2014, soit 20 points de moins en une quinzaine d’années (graphique 5). Une telle décrue ne peut s’expliquer par le seul effet des naturalisations puisque leur nombre est resté stable de 1998 à 2010 (aux environs de 130 000 par an), avant de chuter à partir de 2011 (elles avoisinent 95 000 par an en 2012 et 2013). La baisse de la part d’étrangers séjournant en France avec un statut stable est donc bien le produit d’une politique de précarisation du séjour, dont l’ampleur a d’ailleurs en partie été masquée par le ralentissement des naturalisations au début des années 2010. Compte tenu de la législation et des projets en cours, rien ne semble devoir arrêter cette régression.
Champs : étrangers ressortissants des États tiers (hors Algériens) et résidant en France au 31 décembre .
Sources : rapports ministériels.
Les Algériens épargnés des dernières restrictions à l’accès à la carte de dix ans
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Depuis plus de trois décennies, alors que l’immigration est au cœur du débat public hexagonal, la question du statut plus ou moins stable des étrangers n’a jamais acquis de véritable visibilité. Dans ce domaine, les statistiques sont peu accessibles mais très parlantes. L’évolution des mouvements d’attribution des cartes met au jour une chronologie un peu différente de celle fondée sur la seule analyse des lois et des flux d’entrées. La lente dégradation du statut des étrangers s’est traduite, depuis 1993, par un accès de plus en plus réduit à la carte de résident et par une part croissante d’étrangers munis de titres précaires. La philosophie qui prévalait dans la loi de juillet 1984 a été annihilée : la carte de résident n’est plus conçue comme la première étape nécessaire dans un parcours d’intégration. Au fur et à mesure des nouvelles réformes, elle est devenue la récompense ultime et de plus en plus incertaine d’un parcours du combattant rendu plus difficile.
Cette précarisation du séjour a pour effet d’aggraver l’insécurité juridique d’un très grand nombre d’étrangers qui vivent en France en empêchant tout projet d’avenir et toute insertion véritable dans le pays où ils ont choisi de vivre et de travailler. Mais ce processus a aussi des effets sur l’engorgement des préfectures. Ces dernières années, les services chargés de délivrer les titres de séjour ont en effet été submergés par des étrangers contraints de renouveler très fréquemment leur titre précaire. À l’afflux induit par les nouvelles dispositions législatives qui ont rendu plus difficile l’accès à la carte de dix ans, il faut ajouter les nombreux étrangers arrivés plus récemment et obligés de revenir de nombreuses fois pour renouveler leurs autorisations provisoires de séjour, récépissés et autres convocations, en attendant d’obtenir leur carte de séjour. Le nombre de passages d’étrangers enregistrés par les préfectures a fortement augmenté, s’élevant à 5,4 millions pour l’année 2013, et conduisant les préfectures à prendre chaque année plus de deux millions de décisions positives de délivrance d’un document ou titre de séjour (renouvellements, créations, modifications) dont les deux tiers sont des documents provisoires (convocations, attestations, autorisations provisoires, récépissés). Une enquête menée auprès de dix départements montre qu’il n’est pas rare qu’un étranger reçoive plus de cinq récépissés avant de se voir enfin remettre un titre de séjour [84]. Les cartes de séjour temporaires d’un an au plus constituent désormais plus des trois quarts (environ 500 000) des nouveaux titres délivrés chaque année dans les préfectures (hors documents provisoires) [85].
Restituer l’esprit de la loi de 1984 en attribuant plus systématiquement la carte de dix ans supprimerait ces multiples allers-retours en préfecture qui allongent inutilement les files d’attente. Cela permettrait d’alléger la charge de travail des personnels de préfecture, d’améliorer l’accueil des étrangers et de limiter les moyens humains et budgétaires consacrés à cette politique du guichet. C’est d’ailleurs ce dernier souci qui semble avoir motivé les décideurs publics dans leurs projets de création de nouveaux titres pluriannuels (rapport de Thomas Fekl de mai 2013, projet de loi de juillet 2014). Les publics qui devraient être concernés par ces titres pluriannuels sont limités, et surtout la durée de ces titres, fixée entre deux et quatre ans, est bien trop faible par rapport à la carte de dix ans pour avoir des effets importants sur l’engorgement des guichets des préfectures [86].
Le processus de précarisation du séjour des étrangers engagé depuis plus de deux décennies a non seulement accru le pouvoir discrétionnaire des agents des préfectures, mais il a aussi alourdi leur charge de travail, tout en contribuant à institutionnaliser une politique des guichets très restrictive. Pour mettre fin à cette double évolution qui entretient l’insécurité juridique des étrangers et l’illusion qu’ils sont de plus en plus nombreux à se présenter au guichet, justifiant ainsi les propos sur l’invasion et favorisant les discours xénophobes, il est nécessaire de revenir à l’esprit de la loi de 1984 faisant de la carte de dix ans le statut normal des étrangers résidant en France.
Sources statistiques utilisées
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Vous avez dit intégration ?
Nicolas Ferran, fondateur des Amoureux au ban public, coordinateur du pôle juridique de l’Observatoire international des prisons
L’objet de cette contribution est de prolonger la réflexion sur le lien entre intégration et droit au séjour pérenne, ce qui conduit à nuancer la thèse selon laquelle les réformes intervenues depuis 2003 ont pris le contre-pied de la philosophie qui avait inspiré la loi de 1984. La thèse, qui reste globalement exacte, s’énonce ainsi : alors que, dans l’esprit de ses promoteurs, la sécurisation du séjour devait favoriser l’intégration des étrangers, la législation actuelle entend au contraire les maintenir dans un statut précaire aussi longtemps qu’ils n’ont pas donné des gages d’intégration [87]. Mais cette inversion n’est pas aussi radicale qu’il y paraît. En instituant la carte de résident, en 1984, le législateur entendait déjà réserver sa délivrance aux seuls étrangers qu’il estimait être intégrés. Les conditions posées pour l’accès de plein droit au statut de résident étaient le reflet d’un discours sur l’intégration : un étranger s’intègre lorsqu’il passe du temps en France ou lorsqu’il y vit en famille. La rupture constatée en 2003 réside donc moins dans l’introduction – formelle – d’une condition d’intégration que dans la manière dont cette intégration est envisagée et représentée par la loi. Depuis plusieurs années, se développe l’idée que le fait de vivre en famille ou de résider en France depuis longtemps n’est plus suffisant pour produire de l’intégration. La législation organise donc le contrôle de cette intégration en recourant à d’autres critères, à la fois flous et de plus en plus exigeants, car, sous couvert d’intégration « républicaine », ce sont peu ou prou les critères de l’« assimilation », qui conditionne l’acquisition de la nationalité française, que les préfectures appliquent.
C’est la loi Sarkozy du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration qui a introduit pour la première fois dans la loi la notion d’intégration. Si cette notion était omniprésente dans l’énoncé des objectifs des politiques publiques et apparaissait dans la dénomination des organes censés œuvrer à cet objectif, tel le Haut Conseil à l’intégration, elle était jusqu’alors absente des textes sur l’entrée et le séjour des étrangers. Le droit ne connaissait que la notion d’assimilation, présente dans les dispositions du code civil relatives à l’acquisition de la nationalité française. L’intégration devient donc, en 2003, une condition d’obtention de la carte de résident lorsque celle-ci n’est pas délivrée de plein droit. Le projet de loi évoquait l’intégration « satisfaisante » de l’étranger dans la société française ; c’est un amendement sénatorial qui, au cours de la discussion parlementaire, a conduit à remplacer l’expression « intégration satisfaisante » par celle d’« intégration républicaine ».
Le choix du mot « intégration » n’est pas surprenant : bien qu’ayant été un temps en concurrence avec celui d’insertion [88], il s’était finalement imposé depuis plusieurs années dans le langage des politiques publiques. Nouvelle est en revanche la fonction qu’on lui fait remplir : il ne s’agit plus d’un objectif assigné aux pouvoirs publics mais d’une injonction adressée aux immigrés. La consécration législative du concept d’« intégration républicaine » s’inscrit, elle aussi, dans le prolongement d’une évolution du discours sur l’immigration et l’intégration où « la République est convoquée pour rappeler qu’il n’y a d’intégration concevable et valide que “républicaine” et pour conjurer le spectre du communautarisme au moment où, explique le ministre de l’intérieur, “des communautés issues de l’immigration s’organisent pour résister à l’intégration républicaine par des pratiques endogames” [89] ». Mais les effets qu’on entend lui faire produire sont nouveaux : la notion signifie la double obligation de s’intégrer et de respecter les principes républicains : liberté, égalité, laïcité [90]. Inscrit pour la première fois dans les textes en 2003, le mot va connaître ensuite une grande fortune. Il apparaît dans l’intitulé de toutes les lois ultérieures : loi du 24 juillet 2006 relative à l’immigration et à l’intégration ; loi du 20 novembre 2007 relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et au droit d’asile ; loi du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité. On peut aussi relever que la délégation française qui a participé à Bruxelles à la discussion sur la directive relative aux résidents de longue durée a insisté pour qu’y soit mentionnée la possibilité, pour les États membres, de soumettre l’accès à ce statut à une condition d’intégration [91].
Au nom de l’intégration, l’étau se resserre progressivement sur les étrangers. La signature et le respect du contrat d’accueil et d’intégration, dont l’existence est consacrée par la loi de cohésion sociale du 18 janvier 2005 sont érigés en critères permettant l’appréciation de la condition d’intégration républicaine pour l’accès au statut de résident. La loi de 2006 rend obligatoire la signature de ce contrat pour tout étranger admis pour la première fois au séjour en France et qui souhaite s’y maintenir durablement. Et là où la loi de 2003 prévoyait que l’intégration républicaine de l’étranger qui sollicite la délivrance d’une carte de résident serait appréciée notamment au regard de sa connaissance de la langue française et des principes qui régissent la République française, la loi de 2006 lui demande de s’engager personnellement à les respecter et de les respecter effectivement.
La loi Hortefeux du 20 novembre 2007 poursuit dans le même sens en imposant de tester l’intégration en amont, dans le pays d’origine. Au motif que l’intégration des membres de famille dans la société française passe « par la connaissance de la langue et des valeurs de la République », que la maîtrise de la langue française « peut favoriser, dans certains cas, l’égalité entre les hommes et les femmes », que « le français, langue de la République [sic], est associé dans notre culture aux valeurs fondatrices de celle-ci, parmi lesquelles la liberté et l’égalité », cette loi impose aux candidats au regroupement familial et aux conjoints de Français de se soumettre, dans leur pays de résidence, à l’évaluation de leur « degré de connaissance de la langue et des valeurs de la République » et, si l’évaluation en démontre le besoin, de suivre une formation qui conditionnera l’obtention d’un visa long séjour. La même loi oblige les parents d’enfants entrés dans le cadre du regroupement familial à signer un contrat d’accueil et d’intégration familial par lequel ils s’engagent à suivre une formation sur les droits et les devoirs des parents en France et à respecter l’obligation scolaire.
La terminologie, parallèlement, se diversifie et s’enrichit. On voit ainsi apparaître la notion d’« intégration sociale et culturelle » – qui doit être prise en compte par le préfet lorsqu’il envisage d’éloigner un ressortissant de l’Union européenne [92]. Et si, comme on l’a dit, le mot intégration l’a emporté, celui d’insertion apparaît ici ou là. Ainsi les liens personnels et familiaux en France qui permettent l’accès à une carte « vie privée et familiale » sont appréciés au regard, notamment, de l’« insertion dans la société française » [93]. Le texte précise que l’insertion de l’étranger dans la société française « est évaluée en tenant compte notamment de sa connaissance des valeurs de la République », ce qui démontre la grande proximité des notions d’insertion et d’intégration dans l’esprit du législateur. De même, lorsque la délivrance d’un titre de séjour est envisagée pour un étranger qui a été confié à l’Aide sociale à l’enfance entre seize et dix-huit ans, la structure d’accueil doit donner un avis sur son insertion dans la société française [94].
Si la promotion du concept d’intégration et de ses substituts dans la loi est nouvelle, il faut néanmoins rappeler qu’elle intervient dans un contexte où la notion était déjà omniprésente, par exemple dans les différentes circulaires de régularisation qui, à partir de 1987 [95], ont fait de l’insertion ou de l’intégration un critère d’admission au séjour des étrangers en situation irrégulière. Très présente aussi dans la jurisprudence depuis un certain nombre d’années, en lien avec l’invocation de plus en plus fréquente de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Depuis le début des années 1990, le Conseil d’État, se conformant à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, a admis qu’il était possible d’invoquer l’atteinte portée au droit au respect de la vie privée et familiale pour contester une mesure d’éloignement [96] ainsi qu’un refus de visa ou un refus de séjour [97]. Or, l’article 8 est rapidement devenu le fondement d’une possible protection des liens multiples noués en France par les étrangers au cours de leur séjour, en d’autres termes de leur intégration. Ceci est inhérent au fait que le droit à la vie familiale n’inclut pas pour les étrangers le droit de choisir le pays dans lequel celle-ci peut être vécue. Pour se prononcer sur le grief tiré d’une violation de l’article 8, le juge prend donc en compte non seulement la réalité de la vie familiale, mais aussi l’enracinement personnel et familial du requérant dans le pays de résidence pour déterminer si cette vie familiale doit nécessairement se poursuivre en France ou si elle peut se dérouler ailleurs : d’où le recours, de plus en plus fréquent dans les décisions de justice, à la terminologie de l’intégration et aux données qui permettent d’apprécier la réalité et l’intensité de cette intégration.
Une rupture à relativiser
Jusqu’à quel point le fait d’avoir inscrit le terme d’intégration dans la loi constitue-t-il une rupture ? On a beaucoup insisté sur l’inversion de la logique qui prévalait jusque-là, la carte de résident perdant son statut d’outil d’intégration pour devenir la récompense d’une intégration réussie. Telle était bien l’intention de Nicolas Sarkozy, qui déclarait, pour justifier la réforme de 2003, que la carte de résident « doit être réservée à ceux qui ont prouvé une réelle volonté d’intégration, car l’on ne peut demander à la société française de vous accueillir pendant une longue période et ne pas avoir le souci de s’y intégrer ». Tel est également le constat qui a inspiré les analyses critiques de la loi et l’interprétation qu’en a donnée la doctrine.
Certes, la loi Sarkozy du 26 novembre 2003 constitue une étape importante dans la dégradation de la condition juridique des étrangers en France, en ouvrant la voie à la mobilisation, par le législateur, de la terminologie de l’intégration pour limiter, encadrer ou conditionner les droits qui leur sont reconnus. Mais elle n’a pas opéré une rupture dans la logique sous-jacente à l’attribution de la carte de résident. Dès l’instauration de la carte de résident, en 1984, et même avant, l’intégration était déjà au cœur de la sélection, du tri des étrangers admis à résider sur le territoire français. La carte de résident n’est pas attribuée à tous les étrangers. Elle est réservée, d’abord, à des personnes qui résident depuis longtemps sur le territoire français, soit conjuguent une certaine durée de séjour et une socialisation liée à la scolarisation en France (c’est le cas des étrangers entrés en France avant l’âge de dix ans) : ici, c’est la durée de résidence qui produit un certain nombre de liens avec le pays d’accueil. L’autre fondement de l’attribution de la carte de résident, ce sont les liens de famille, ceux dont peuvent faire état le conjoint de Français, le parent d’enfant français ou la personne entrée par regroupement familial. La famille est perçue à la fois comme une structure dynamisante pour l’intégration et un indicateur d’intégration ; les mariages binationaux, en particulier, ont été pendant longtemps un indicateur privilégié pour évaluer l’intégration des étrangers en France.
Lorsque la réforme de 1984 créant la carte de résident intervient, le terrain a déjà été préparé par la loi du 29 octobre 1981 – ce qui explique que la carte de résident privilégié, valable dix ans, ait été délivrée plus généreusement entre 1981 et 1984 que pendant les années antérieures. Car les catégories qui vont bénéficier de l’attribution de plein droit de la carte de résident sont celles à qui la loi de 1981 a accordé une protection contre l’éloignement. Une protection que Nicole Questiaux, ministre de la solidarité nationale, justifiait en ces termes : il s’agit de garantir un « droit de rester » à « ceux qui, sans être des nationaux, sont les compagnons de notre vie nationale […] et qui vivent en France depuis si longtemps qu’ils ne savent plus quelle pourrait bien être une autre patrie » [98]. L’idée qu’il faut protéger des personnes qui sont en situation d’intégration et accorder un régime de faveur à ceux « pour lesquels […] on peut penser qu’une insertion réelle s’était produite » [99] revient fréquemment dans les débats. Patrick Weil émet lui aussi l’idée que la loi de 1981 visait à protéger les « Français sociologiques » [100]. La carte de résident était donc bien, dès l’origine, une sorte de « certificat administratif d’intégration » remis aux seuls étrangers disposant de liens étroits avec la France, de type familial ou forgés par le temps. A contrario, on affirme qu’il est légitime de retirer la carte de résident aux étrangers témoignant d’un défaut d’intégration, comme ce fut par exemple le cas en 1993 s’agissant des étrangers vivant en situation de polygamie en France.
Il faut aussi souligner que la carte de dix ans, en 1984, est pensée comme une étape dans un dispositif plus large. Car, en réalité, toute la législation sur les étrangers participe à la sélection des personnes en fonction d’un processus d’intégration qu’on contrôle et qu’on veut accompagner jusqu’à son stade ultime, qui est l’accès à la nationalité française. À ce titre, la carte de séjour temporaire peut être vue comme une étape préalable, d’observation, avant l’admission au statut de résident. S’il y a bien une dualité entre les étrangers qui sont censés rester sur un statut temporaire, comme les étudiants ou les « visiteurs », qui ont assez d’argent pour rester en France sans travailler, et ceux qui ont vocation à s’établir durablement sur le territoire, il existe néanmoins des passerelles entre les deux statuts. D’abord des passerelles de plein droit, par le biais d’un changement de statut : ainsi, par exemple, l’étudiant qui rencontre une Française et se marie avec elle obtient une carte de résident ; les gens ne sont donc pas enfermés dans la précarité du séjour temporaire. Ensuite, l’article 14 de l’ordonnance de 1945 permet de solliciter la délivrance d’une carte de résident et donc le passage d’un statut à l’autre après trois ans de séjour régulier. Les éléments pris en compte sont les moyens d’existence, l’activité professionnelle, les faits invoqués à l’appui de l’intention de s’établir durablement en France. L’étude menée par Smaïn Laacher et François Brun sur l’application, par les préfectures, de ce fameux passage discrétionnaire à la carte de résident a démontré que ce qui était au cœur du contrôle de l’administration, c’était l’intégration des demandeurs : lorsqu’on acceptait de faire sortir les personnes de leur statut précaire par une décision prise en opportunité, la décision de l’administration venait en fait récompenser un parcours d’intégration [101].
Si, par conséquent, on admet que la carte de résident n’est pas simplement là pour favoriser l’intégration mais que sa délivrance est aussi une récompense de l’intégration, on en déduit que les conditions qui président à cette délivrance sont le reflet d’une conception de l’intégration, d’un discours sur l’intégration inscrits dans la loi. Dans cette perspective, ce qui semble intéressant c’est de penser la précarisation du séjour qui résulte de l’évolution des conditions d’attribution de la carte de résident comme l’expression de – ou en référence à – l’évolution du discours législatif sur l’intégration. Et c’est là que réside la rupture de 2003 : non pas dans le fait que le dispositif soit conçu comme devant récompenser l’intégration – cela a toujours été le cas –, mais dans le fait que l’intégration qu’on entend récompenser a changé de nature.
Une autre conception de l’intégration
L’histoire de la carte de résident, entre 1984 et 2003, c’est donc bien l’histoire d’une précarisation progressive, à la fois par la restriction des catégories concernées, la dénaturation de la notion de plein droit et l’accroissement du pouvoir discrétionnaire. Mais c’est aussi la traduction d’une dévalorisation, et même d’une méfiance croissante envers ce qu’on considérait initialement comme étant à la fois un test d’intégration et de nature à la favoriser, ou encore les « conditions sociologiques » de l’intégration. Cela a pour conséquence que les critères qui donnaient accès de plein droit à la carte de résident, comme les liens familiaux ou le temps passé en France, ne donnent plus droit qu’à une carte de séjour temporaire.
La dévalorisation du temps passé en France se traduit par la perte des droits attachés à la durée du séjour. Disparaissent ainsi les quinze années de séjour habituel en France (hypothèse supprimée en 1986, réintroduite en 1989, supprimée définitivement en 1993). Disparaissent aussi, en 2006, les dix années de séjour régulier. En 1998, la loi Chevènement avait permis un passage plus rapide et automatique à la carte de dix ans pour les détenteurs d’une carte « vie privée et familiale », c’est-à-dire pour ceux qui, quoique sous un statut temporaire, étaient identifiés comme étant dans une dynamique d’intégration : cette possibilité est supprimée en 2003.
Méfiance, parallèlement, à l’égard de la famille : alors qu’elle avait été pensée au départ comme un facteur favorable à l’intégration, elle apparaît désormais comme une structure dangereuse, une entrave à l’intégration, comme l’atteste l’évolution de la législation et des pratiques. En 1984, si quelqu’un est marié avec une ou un Français, s’il a un enfant français, on lui attribue une carte de dix ans sur la simple présentation de l’acte de mariage ou bien de l’acte de naissance ou du certificat de nationalité de l’enfant ; mais, très vite, on va ajouter des conditions censées attester l’effectivité de la vie familiale, comme par exemple l’antériorité du mariage, la durée de la communauté de vie, ou « la contribution effective à l’entretien et à l’éducation de l’enfant ».
Il y a évidemment derrière ces conditions supplémentaires l’idée de lutter contre la fraude ; mais il faut bien voir que, sous couvert d’apprécier la réalité de la vie familiale, on met en place un contrôle qui se mue en un contrôle social beaucoup plus global. Quand il s’agit de vérifier la communauté de vie avec une ou un Français, on organise des visites domiciliaires, on s’assure qu’ils ont un compte commun, qu’ils travaillent, qu’ils ont des ressources, etc. Le contrôle va donc bien au-delà de la question de savoir si les conjoints ont une communauté de vie et d’intérêts : d’une certaine manière, c’est la normalité de leur vie sociale qui est jugée. Et c’est exactement la même chose en ce qui concerne la contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant. Même si la jurisprudence rappelle que cette contribution ne doit pas être appréciée uniquement sur le plan financier et que si l’étranger s’occupe de son enfant alors qu’il n’a aucune ressource, il peut néanmoins être considéré comme subvenant à l’entretien et à l’éducation de cet enfant, dans les faits c’est la stabilité des ressources du parent étranger qui est le critère essentiellement pris en compte.
À côté du contrôle de l’effectivité de la vie familiale qui débouche sur un contrôle social global, on assiste à la montée en puissance de la famille dangereuse. La famille dangereuse, c’est d’abord, bien sûr, la famille polygame. Mais le caractère menaçant de la famille provient plus largement de ce que tous les maux, tous les dangers qui sont aujourd’hui dénoncés – l’excision, l’inégalité homme-femme, le port du voile… – se produisent essentiellement dans l’espace familial. Progressivement, la famille est donc devenue quelque chose dont on se méfie, qu’on regarde avec suspicion, et qu’il n’y a pas lieu, par conséquent, de récompenser par l’attribution de droits puisque, précisément, on estime que la dynamique d’intégration dont elle était porteuse est désormais remise en cause. Nicolas Sarkozy expliquait ainsi, au cours des débats parlementaires, en 2003, que la famille peut être « une prison et une arriération » [102], le lieu de reproduction de pratiques sociales communautaristes incompatibles avec l’intégration.
Suspicions sur les mariages mixtes
Toujours par rapport à la préoccupation de la soumission à la norme sociale, la famille est aussi le lieu où l’on suspecte – et l’on déplore – que les étrangers ne parlent pas le français mais leur langue d’origine. À tel point qu’on peut considérer le contrat d’accueil et d’intégration, et l’obligation de préparer l’intégration avant l’arrivée en France comme un dispositif visant à prévenir le risque lié à la famille. Nicolas Sarkozy, toujours lui, estimait que l’obligation faite aux signataires de ce contrat de suivre des modules de formation était, pour les épouses étrangères, « une occasion de sortir du cercle familial » [103]. Et, présentant son projet au Parlement, il liait clairement la question de la langue à celle du communautarisme : « Pourquoi voulons-nous supprimer la délivrance automatique de la carte de résident aux regroupés familiaux ? Pour une raison simple : nous avons constaté qu’un certain nombre d’hommes font venir des femmes qui sont ensuite enfermées dans la famille, à qui on ne permet pas d’apprendre le français, et qui se retrouvent ainsi prises dans un communautarisme parfaitement clanique. Ce que nous voulons, c’est obliger celui qui fait venir, dans le cadre du regroupement familial, une personne, laquelle est généralement sa femme, à lui permettre d’apprendre le français et de s’insérer dans notre société ». Autrement dit, permettre à l’étranger – ici, en règle générale à l’épouse –, d’échapper, au moins pour quelques instants, à l’emprise de sa famille serait, dans certains cas, une condition nécessaire à l’engagement d’un processus d’intégration. Et si, dans le cadre du regroupement ou du rapprochement familial, il est si important que la personne – le plus souvent l’épouse – apprenne avant même d’arriver en France ce que sont les valeurs de la République, c’est que, bien sûr, une fois en France, elle se trouvera dans un milieu où ces valeurs ne lui seront pas spontanément et immédiatement inculquées.
Autre figure de la famille dangereuse : le mariage entre Français et étrangers. Les « mariages mixtes » sont depuis longtemps placés sous haute surveillance car systématiquement suspectés d’être des mariages blancs ou des mariages « gris ». Ces derniers, conclus par un étranger en trompant l’époux français – en pratique, l’épouse… – sur sa véritable intention, tombent sous le coup de la loi pénale depuis la loi Besson de 2011. Mais depuis quelques années, on assiste à un autre type d’accusation : sur la base du constat statistique montrant une augmentation de la part des mariages franco-étrangers impliquant un ou une Française « d’origine étrangère », on accuse ces mariages d’avoir un impact désintégrateur, de renvoyer les Français et les Françaises qui les concluent vers leur communauté et leur culture d’origine.
En 2007, le Comité interministériel de contrôle de l’immigration (Cici) avait déjà proposé de prendre en compte comme critère principal d’attribution du titre non plus le changement d’état civil que constitue le mariage mais d’autres critères, parmi lesquels l’appréciation « de l’intensité du lien du couple avec la France par rapport à celle de son lien avec le pays d’origine du membre étranger du couple » [104]. En 2008, le rapport Mazeaud évoquait « le cas fréquent d’un “mariage mixte” qui l’est juridiquement, mais non culturellement (l’accueillant, de nationalité française, est issu de l’immigration et son conjoint provient du même pays, de la même région, souvent du même village que sa famille) [105] ». En 2009, Michèle Tribalat, auteure d’une étude sur les mariages « mixtes », en tirait la conclusion qu’« il faut penser à nouveaux frais l’interprétation des mariages mixtes [dont on] a fait un symbole de l’intégration et même, souvent, des performances singulières du “modèle français” en Europe [106] ».
Le Haut Conseil à l’intégration s’est à son tour fait l’écho de cette préoccupation. Lui qui considérait en 1992 que « la mixité des mariages est un facteur d’intégration par le mélange de populations dont elle est porteuse [107] », déclare, en 2011 : « Sans, bien entendu, remettre en question le droit d’épouser la personne de son choix, on peut s’interroger sur la pratique consistant, de façon quasi systématique, à aller chercher un conjoint dans le pays d’origine, perpétuant ainsi une endogamie matrimoniale qui ne peut être considérée comme un facteur d’intégration. À terme, la généralisation de ces pratiques matrimoniales pourrait conduire à la constitution de communautés ethniques, plus favorables au communautarisme qu’à l’intégration [108]. »
Finalement, le combat mené contre les mariages franco-étrangers, considérés comme indésirables, c’est aussi un combat mené contre ce qui est perçu comme une opération de désintégration d’un certain nombre de citoyens français renvoyés à une « origine étrangère » plus ou moins ancienne. Comme l’affirmait encore Nicolas Sarkozy devant les députés en 2003 : « des communautés issues de l’immigration s’organisent pour résister à l’intégration républicaine par des pratiques endogames, […] des jeunes Françaises issues de l’immigration sont mariées de force à l’étranger. »
En résumé, la fragilisation des droits liés à la famille n’est pas seulement la conséquence d’une politique de maîtrise des flux migratoires, hostile par principe à une immigration « subie » ; c’est aussi le reflet d’une méfiance envers un dispositif social dont on considère qu’il ne produit plus d’intégration, voire qu’il produit des effets désintégrateurs. Mais la règle du jeu qui sous-tend la législation est restée la même, à savoir que l’attribution de la carte de résident récompense l’intégration.
L’intégration républicaine : une notion fourre-tout
Venons-en à présent à cette fameuse « intégration républicaine » introduite en 2003 dans les textes. Le terme marque, on l’a dit, la défiance à l’égard des dynamiques qu’on peut appeler « sociologiques » de l’intégration. Il confère à l’intégration une dimension plus politique. Par ailleurs, cette intégration est pensée non plus comme le produit plus ou moins spontané des automatismes sociaux mais comme quelque chose qui relève de la responsabilité de l’étranger. Si la loi de 2003 se borne encore à demander à l’étranger de faire la preuve d’une connaissance suffisante des principes qui régissent la République française, la loi de 2006 contient clairement une injonction puisqu’elle parle d’un « engagement personnel » à respecter ces principes et de leur « respect effectif ».
Mais si on fait moins confiance aux automatismes sociaux, si les dynamiques sociologiques subissent une dévalorisation, on ne les évacue pas. L’intégration républicaine est une condition à remplir en plus de celles d’avoir une famille, une certaine durée de résidence en France, du travail, etc. Elle ne se substitue pas à elles. Il y a donc comme un épaississement de la notion d’intégration. Dans la législation, en effet, le passage de la carte temporaire à la carte de résident, apprécié discrétionnairement, suppose toujours, en plus de l’intégration républicaine, une certaine durée de séjour, un certain montant de ressources, l’intention de s’installer durablement sur le territoire français, la maîtrise du français, etc.
Qu’implique donc cette intégration républicaine, comment est-elle appréciée ? La loi de 2003 indiquait simplement que la condition était « appréciée en particulier au regard de [la] connaissance suffisante [par l’étranger] de la langue française et des principes qui régissent la République française ». La loi de programmation pour la cohésion sociale de 2005, en même temps qu’elle a rendu obligatoire la signature du contrat d’accueil et d’intégration, a ajouté qu’on tiendrait compte de sa signature pour apprécier la condition d’intégration. Depuis 2006, l’acte d’adhésion formel ne suffit plus : l’administration doit vérifier si le contrat est respecté, autrement dit si le demandeur se conforme effectivement aux principes et aux valeurs de la République. Et cette vérification débouche sur un certain nombre de refus.
La circulaire du 20 janvier 2004 avait rappelé les éléments permettant d’apprécier le respect de la condition d’intégration républicaine, à partir d’un faisceau d’indices : connaissance de la langue française, connaissance et respect des valeurs de la République, scolarisation des enfants, suivi d’une formation professionnelle, participation à la vie sociale locale. Mais une circulaire ultérieure du 11 juin 2009 est venue préciser que ces éléments, déjà passablement flous, n’avaient pas pour objet d’encadrer totalement cette appréciation et qu’il revenait aux préfets, dans le cadre de leur pouvoir d’appréciation, de déterminer dans quelle mesure cette condition d’intégration était ou non effectivement remplie par l’étranger [109]. Il ne faut donc pas s’étonner, compte tenu de la latitude laissée à l’administration, que l’« intégration républicaine » apparaisse comme une notion sans contours clairement définis.
Les quelques parlementaires qui ont combattu, en 2003, l’introduction de l’expression « intégration républicaine » n’avaient pas manqué d’insister sur le caractère extrêmement flou de cette notion. Ils faisaient valoir que les faits qu’on pourrait reprocher, sur ce fondement, à un étranger étaient sans limites : ainsi, le non-respect des obligations fiscales pourrait-il, par exemple, être interprété comme une absence d’adhésion aux valeurs de solidarité et de fraternité ? Ils constataient également l’interférence entre la notion d’assimilation, présente dans le droit de la nationalité, et la notion d’intégration républicaine figurant désormais dans la loi sur l’entrée et le séjour.
La suite leur a donné raison, comme l’attestent les cas révélés par l’analyse de la jurisprudence. Cette analyse montre à la fois que la notion d’intégration républicaine est devenue une notion fourre-tout et qu’on y fait entrer des comportements qui relèveraient tout aussi bien du défaut d’assimilation ou de l’indignité – deux concepts centraux du droit de la nationalité. Nicolas Sarkozy avait du reste clairement assumé cette proximité : « Quelle différence entre les critères d’acquisition de la nationalité française et ceux qui permettent l’obtention de la carte de "résident" ? Le même raisonnement s’applique dans les deux cas. Sans doute sont-ils plus stricts dans le cas de la nationalité ». Et plusieurs commentateurs ont proposé d’interpréter la notion à la lumière de la jurisprudence relative à la condition d’assimilation [110]. Cette interférence entre les différentes notions se manifeste par exemple dans une commune polarisation sur le fait religieux et la laïcité : port du foulard, monogamie, égalité homme/femme qu’on considère a priori comme menacée par la pratique de l’islam. Ce sont en effet les thématiques qui ont focalisé l’attention des parlementaires pendant les débats précédant le vote de la loi du 26 novembre 2003.
La jurisprudence sur les refus de délivrance de la carte de résident pour des comportements en rapport avec la religion n’est pas très fournie. Mais les quelques décisions dont on a connaissance montrent que ces cas existent – donnant le plus souvent lieu à annulation. S’il a été jugé que « le port du voile intégral par une femme doit être regardé comme contraire au respect du principe d’égalité entre les sexes, lequel est au nombre des principes qui régissent la République française », justifiant le refus de délivrance de la carte de résident [111], en revanche, le port sur son lieu de travail, pour des motifs religieux, d’un foulard ne masquant pas le visage n’est pas constitutif d’un défaut d’intégration républicaine [112].
Quantitativement, ce sont les atteintes à l’ordre public qui motivent le plus souvent les refus de délivrance de la carte de résident pour défaut d’intégration républicaine. La chose paraît surprenante, et même paradoxale, puisque la délivrance de la carte de résident peut être refusée si la présence de l’étranger constitue une menace pour l’ordre public. La question se pose donc de savoir pourquoi l’administration substitue à ce motif facilement mobilisable celui du défaut d’intégration républicaine. Sans doute faut-il y voir un autre signe de ce que l’intégration des étrangers est devenue une question obsessionnelle, le référent à l’aune duquel le comportement de l’étranger est prioritairement appréhendé. Il faut en outre souligner que ce déplacement sur le terrain de l’intégration offre à l’administration une latitude plus importante pour refuser le séjour : le juge administratif exerce en effet un contrôle normal sur l’appréciation de l’atteinte à l’ordre public et seulement un contrôle restreint sur l’erreur manifeste d’appréciation de la condition d’intégration républicaine [113].
Il a ainsi été jugé que ne satisfaisait pas à la condition d’intégration républicaine l’étranger condamné à dix ans de réclusion criminelle pour viol sur une personne vulnérable [114], non plus que celui condamné à deux ans d’emprisonnement pour trafic de stupéfiant, alors même que les faits remontaient à plusieurs années et que le requérant avait depuis « adopté un comportement plus conforme aux principes qui régissent la République française » [115]. Avoir été pris en flagrant délit de vol dans un magasin révèle un comportement qui n’est pas constitutif d’une intégration républicaine, même s’il n’a pas donné lieu à poursuites et a fortiori à condamnation [116].
Il arrive que le juge annule le refus pour erreur manifeste d’appréciation. On constate que, dans ce cas, il adopte une démarche très proche de celle qui sous-tend le contrôle de l’atteinte portée au droit au respect de la vie privée et familiale. Il met en effet en balance les motifs d’ordre public avec les éléments de la situation personnelle et familiale de l’étranger (ancienneté des faits reprochés, effort de réinsertion, situation d’enracinement social et familial, etc.). Ainsi est annulé le refus de délivrance d’une carte de résident à une femme condamnée à quatre mois de prison pour proxénétisme aggravé : le juge constate en effet que les faits remontent à plus de huit ans, que l’intéressée a fait des efforts d’intégration, qu’elle est mariée avec un Français, et le maire atteste de sa parfaite intégration et de sa participation quotidienne à la vie communale [117]. Dans une autre espèce, le juge estime qu’on ne peut reprocher un défaut d’intégration républicaine à un étranger condamné à la réclusion criminelle en 1986 pour des faits commis en 1984, alors que par ailleurs l’intéressé est arrivé à l’âge de trois ans en France, où demeurent la plupart des membres de sa famille, qu’il n’a pas été à nouveau condamné et qu’il suit un traitement psychiatrique depuis 1994 [118].
Mais le spectre des comportements ou situations susceptibles d’être pris en compte par l’administration pour se prononcer sur l’existence ou l’absence d’intégration républicaine est bien plus large encore. Le défaut d’intégration républicaine a ainsi été opposé à un étranger dont l’épouse avait fait l’objet d’un arrêté d’expulsion de son logement en raison d’un loyer impayé – la dette avait été contractée au surplus antérieurement au mariage et était en cours d’apurement. La décision a été annulée, mais il s’était néanmoins trouvé une autorité administrative pour la prendre [119]…
Défaut d’intégration républicaine, encore, opposé à une requérante, conjointe de Français, parce qu’elle avait hébergé son fils en situation irrégulière, et cette fois le refus de délivrance de la carte de résident est confirmé, au motif que l’intéressée « a méconnu les règles relatives à l’entrée et au séjour des étrangers en aidant au séjour irrégulier de son fils né en 1981 d’une précédente union [120] ».
Défaut d’intégration républicaine, enfin, aux yeux de l’administration – mais pas aux yeux du juge qui va prononcer l’annulation de la décision –, du fait que la requérante, de nationalité comorienne, mère de trois enfants français, a été condamnée cinq ans plus tôt à Mayotte à une amende de 300 euros pour aide au séjour irrégulier, alors qu’il était avéré qu’elle s’était bornée à prêter sa voiture à une personne qui avait elle-même laissé conduire un étranger en situation irrégulière [121].
L’évolution des conditions de délivrance de la carte de résident dans le sens d’une précarisation croissante a certainement à voir avec la logique de maîtrise des flux migratoires, l’hostilité à l’immigration et les sentiments xénophobes d’une partie de la société alimentés par le discours officiel des pouvoirs publics. Mais cette explication n’est pas suffisante. Ce qu’on a voulu montrer ici, c’est que cette évolution est aussi l’expression d’un changement dans la façon de penser l’intégration telle qu’elle est récompensée et sanctionnée par le droit et qui implique la survalorisation de ce qu’on a appelé l’intégration républicaine aux dépens des mécanismes et automatismes sociaux comme la famille ou la durée de séjour en France. Mais la règle du jeu n’a pas bougé depuis le milieu, voire le début des années 1980 : l’objectif est de sélectionner les étrangers en fonction soit d’une garantie d’intégration, soit des perspectives d’intégration qu’ils présentent.
II. La régression des droits
La reconnaissance des corps souffrants comme clé d’accès au titre de séjour semble avoir perdu de sa pertinence au profit de la défense des comptes de la nation.
Par rapport à un sans-papiers, la personne titulaire d’un titre de séjour se trouve a priori dans une situation nettement plus favorable pour accéder à certains droits. D’autant que si bon nombre de discriminations fondées sur la nationalité, notamment dans le domaine des droits sociaux, ont été progressivement supprimées, l’alignement de la condition des étrangers sur celle des nationaux a été réservé aux personnes en situation régulière.
La frontière paraît donc passer désormais entre ceux qui n’ont pas de papiers et ceux qui en ont. Mais cette vision est simplificatrice et la réalité plus complexe. Car tous les titres de séjour ne confèrent pas les mêmes droits ; beaucoup de prestations sociales, en particulier, sont subordonnées à la détention d’un certain type de titre de séjour – souvent la carte de résident – ou à une durée de détention minimale du titre possédé. Par conséquent, la précarité du droit au séjour n’a pas seulement pour effet de maintenir les personnes dans l’incertitude du lendemain ; elle conduit aussi à la dénégation d’un certain nombre de droits et peut faire obstacle en pratique à l’exercice de ceux qui sont théoriquement reconnus.
La précarisation du séjour engendre par ailleurs de multiples atteintes au droit au respect de la vie privée. Sous couvert de détecter la fraude et de vérifier, chaque année, que les conditions du renouvellement du titre sont remplies, l’œil des préfectures se fait de plus en plus intrusif dans la vie des gens. Elles s’immiscent dans l’intimité des couples et des familles, contrôlent les conditions d’exercice et de rémunération de l’emploi. Elles se substituent aux médecins pour apprécier l’état de santé qui conditionne la délivrance des titres de séjour aux étrangers malades.
Le sort de ces derniers est emblématique de la régression analysée ici. La loi de 1998 avait consacré l’effectivité du droit aux soins grâce à la délivrance de plein droit d’une carte de séjour conférant le droit de travailler et le plein accès à la protection sociale : en
fragilisant le droit au séjour, les pratiques des préfectures, entérinées par le législateur, ont conduit à remettre en cause non seulement le droit à la santé mais, au-delà, le droit de ne pas être soumis à des « traitements inhumains et dégradants », garanti par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Car telle est bien la perspective qui se profile lorsque le refus de séjour débouche sur le renvoi vers un pays où l’accès aux soins n’est pas garanti.
Le droit au respect de la vie privée est encore menacé par la conjugaison de l’extension sans fin du fichage et de la possibilité reconnue de plus en plus largement aux préfectures – et que la loi sur le droit des étrangers porte à son point extrême – d’avoir accès aux fichiers détenus par d’autres institutions : établissements d’enseignement ou de santé, services sociaux, banques, etc. Cette véritable toile d’araignée tissée autour des étrangers contribue à entretenir la peur qui est à la fois une composante et un corollaire de la précarité.
Les conséquences de la précarisation du séjour sur l’accès aux droits économiques et sociaux
Antoine Math, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES)
La précarité du séjour des étrangers peut revêtir une forme radicale, celle vécue par les étrangers en situation irrégulière menacés d’une mesure d’éloignement, mais aussi la forme d’un droit au séjour sous couvert de titres précaires, temporaires et/ou dont le renouvellement est incertain, soumis à des conditions variables. Cette seconde forme de précarisation qui concerne des étrangers en situation régulière se traduit par le fait qu’une plus faible proportion d’entre eux est titulaire d’un titre stable comme la carte de résident ou le certificat de résidence de dix ans pour les Algériens, et qu’en contrepartie un plus grand nombre ne dispose que de titre de courte durée : cartes d’un an ou moins, voire documents provisoires tels qu’autorisations provisoires de séjour (APS), récépissés ou simples convocations [122].
Alors que les préfectures fabriquent et délivrent à des étrangers chaque année plus de 700 000 titres (renouvellements inclus), dont environ 500 000 cartes de séjour temporaire d’un an [123], elles enregistrent 5,4 millions de passages, soit près de huit passages en moyenne pour un titre délivré. Ces passages conduisent à la délivrance de plus de 2 millions de titres de séjour (renouvellements, créations, modifications) mais les deux tiers de ces titres sont des documents provisoires (convocations, attestations, autorisations provisoires, récépissés). Une enquête du ministère de l’intérieur menée auprès de dix départements montre qu’il n’est pas rare qu’un étranger reçoive plus de cinq récépissés avant de se voir enfin remettre un titre de séjour [124].
La première conséquence de la précarisation du séjour est de priver les étrangers concernés de certains droits, qui leur sont déniés parce que leur exercice est formellement exclu par les textes au motif même du caractère précaire du séjour. Mais cette précarité peut aussi rendre plus difficile, voire impossible, l’exercice de droits formellement reconnus. Il y a enfin les droits que, du fait de leur situation, les étrangers en situation précaire renoncent eux-mêmes à exercer.
La précarisation du séjour a un impact sur l’accès aux droits sociaux, et ce d’autant plus que, parallèlement au mouvement de précarisation du droit au séjour, des exigences de plus en plus fortes ont été imposées aux étrangers pour accéder à ces droits, en particulier à travers l’exigence de la régularité de séjour, généralisée en 1993. La condition de régularité de séjour n’était pas inconnue jusqu’alors dans le domaine des prestations sociales, mais elle restait confinée à un nombre limité de dispositions : les prestations familiales depuis 1948 (en pratique, surtout à partir de 1978, avec un durcissement au milieu des années 1980), les revenus de remplacement pour les chômeurs à partir de 1967 [125], l’adhésion à une association familiale en 1975 [126], l’accès à l’interruption volontaire de grossesse en 1975 [127] (l’exigence a été supprimée en 2000 [128]), le dispositif dit d’assurance personnelle pour les personnes ne bénéficiant pas de l’assurance maladie, dispositif mis en place en 1978 et qui a disparu depuis 2000 [129]. C’est la loi Pasqua de 1993 qui a généralisé la condition de régularité de séjour à quasiment toute la protection sociale : les étrangers en situation irrégulière s’en sont donc trouvés exclus, avec quelques rares exceptions comme l’assurance accidents du travail, l’aide médicale, l’aide sociale à l’enfance ou l’aide sociale en cas d’admission en centre d’hébergement.
Une première difficulté liée à la condition de séjour régulier provient des définitions variables qu’elle reçoit selon les prestations : il existe quasiment autant de définitions de la régularité de séjour, autant de listes différentes de titres ou documents devant être produits qu’il existe de prestations, et ce sans beaucoup de logique, avec pour conséquence que certains étrangers en situation régulière se retrouvent privés de droits ou de certains droits sociaux car ils n’ont pas le « bon » titre ou le « bon » document. Il semble malgré tout se dégager une certaine gradation – avec cependant des exceptions –, les titres les plus stables, telle la carte de résident de dix ans, permettant d’accéder à une plus grande palette de droits que les autres titres de séjour.
Déni de droits
Pour illustrer cette gradation dans l’accès aux droits sociaux en fonction de la nature du titre, on peut distinguer les situations de déni des droits selon le titre détenu. Ainsi, les titulaires d’une carte de résident sont de loin les mieux traités, mais, depuis une date récente, certains d’entre eux se voient néanmoins privés de certaines prestations sociales. D’autres droits sociaux reconnus aux titulaires de la carte de résident peuvent être déniés aux personnes munies d’un titre d’un an. Enfin, certains droits sociaux sont déniés à des étrangers pourtant en situation régulière mais qui ne disposent que de documents provisoires et précaires et non d’un titre de séjour en bonne et due forme. Si la carte de résident permet, dans la plupart des cas, de remplir les conditions d’éligibilité spécifiques exigées des étrangers pour pouvoir accéder aux droits sociaux, il arrive que la détention de cette carte, posée comme condition nécessaire, ne soit pas toujours une condition suffisante pour accéder à certains droits.
Il en est ainsi de certaines prestations créées au début des années 2000 pour les habitants de Mayotte : prestations familiales, allocations logement, allocation pour adulte handicapé et allocation spéciale aux personnes âgées (Aspa, minimum vieillesse) [130]. La carte de résident y est expressément exigée par les textes, mais comme cette carte y a été très peu délivrée – moins d’un quart des étrangers en situation régulière disposent de ce titre de dix ans contre encore près des trois-quarts en métropole – la mesure équivaut à exclure la plus grande partie des étrangers en situation régulière. De plus, même pour les étrangers qui auraient obtenu une carte de résident et qui demanderaient l’allocation pour adulte handicapé ou l’allocation spéciale aux personnes âgées, a été ajoutée une condition de durée de résidence préalable de quinze années [131], ce qui a toutes les chances d’exclure les rares titulaires d’une carte de résident à Mayotte qui voudraient y prétendre.
L’exclusion de certains étrangers pourtant titulaires d’une carte de résident va également concerner la métropole et les autres départements d’outre-mer : depuis la fin 2011, en effet, une condition d’antériorité de résidence de dix ans avec droit au séjour et au travail est exigée pour bénéficier de l’Aspa et de l’allocation supplémentaire d’invalidité (ASI, pension minimum d’invalidité) [132].
Pour la généralité des droits sociaux, la carte de résident reste néanmoins suffisante. Mais elle est aussi, souvent, nécessaire, ce qui exclut en tout ou en partie les titulaires de cartes d’un an. Ainsi, les aides et prestations sociales créées de leur propre chef par des collectivités locales, que l’on désigne par les termes d’aide sociale facultative ou extralégale, sont parfois limitées aux seuls étrangers titulaires d’une carte de résident, comme c’était d’ailleurs le cas à Paris jusqu’en 2005. Même si cette limitation est contestable en droit [133], elle est rarement contestée et demeure très fréquente.
Des étrangers titulaires d’une carte de séjour d’un an peuvent aussi être privés des prestations de chômage (allocation d’aide au retour à l’emploi, allocation de solidarité spécifique), même s’ils ont travaillé et cotisé à l’assurance chômage [134], dès lors que leur titre, quand bien même il les autorise à travailler, ne figure pas dans la liste très restrictive permettant de s’inscrire à Pôle emploi [135]. Parmi ces exclus figurent les titulaires de cartes d’un an portant la mention « étudiant », « commerçant », « travailleur temporaire », « visiteur ».
Pour l’accès au revenu de solidarité active (RSA), l’étranger qui n’a pas de carte de résident doit répondre à une double condition : disposer d’un titre d’un an ouvrant droit au travail, ce qui exclut déjà un certain nombre de titulaires de titres d’un an ; mais également disposer d’un tel titre depuis plus de cinq ans et même quinze ans à Mayotte [136], ce qui exclut une partie des titulaires d’un titre d’un an ouvrant droit au travail mais qui n’ont pas la condition d’antériorité requise. La disposition a de surcroît pour effet d’exclure, en pratique, de nombreux étrangers qui remplissent la condition prévue par les textes mais qui sont mis dans l’incapacité d’en faire la preuve : il est en effet difficile d’obtenir de la préfecture une attestation comme quoi on réside bien en situation régulière avec droit au travail depuis cinq ou quinze ans. Les textes sur le RSA ont en outre durci cette condition draconienne d’antériorité de résidence en l’étendant au conjoint, concubin ou partenaire pacsé étranger du demandeur du RSA, ce qui n’était pas le cas avec le RMI [137].
La même condition d’antériorité de résidence a été exigée à partir de 2006 pour pouvoir bénéficier de l’allocation de solidarité aux personnes âgées et de l’allocation supplémentaire invalidité. Cette condition a même été portée de cinq ans à dix ans à la fin de l’année 2011, durée d’ailleurs également exigée désormais des titulaires de la carte de résident [138].
Certains étrangers titulaires d’un titre d’un an sont exclus d’autres droits. Ainsi, pour bénéficier d’un volontariat associatif ou du service civique qui l’a remplacé en 2010, les étrangers doivent non seulement disposer d’un des titres de séjour énumérés, mais également justifier être en situation régulière depuis plus d’un an [139]. De même, pour pouvoir passer l’examen du permis de conduire, une régularité de séjour de plus de six mois est requise au moment de l’inscription [140].
Ruptures de droit
Un autre facteur d’exclusion des droits sociaux tient aux ruptures de droit qui interviennent pendant les périodes de renouvellement du titre de séjour, de plus en plus longues, qui peuvent aller de deux à six mois, voire plus encore, et pendant lesquelles l’étranger se retrouve démuni d’un titre de séjour en bonne et due forme. Le titulaire d’une carte de résident est en grande partie à l’abri de ce genre de problème, car, outre que le renouvellement n’intervient qu’une fois tous les dix ans, le code de l’entrée et du séjour des étrangers (Ceseda) prévoit expressément qu’une carte de résident reste valable trois mois après sa date d’échéance pour l’accès aux droits sociaux [141]. Mais aucune disposition de ce type visant à éviter les ruptures de droits n’existe pour les titulaires de titres d’un an. Certes, dans la plupart des listes de titres de séjour permettant d’accéder aux prestations sociales, le récépissé de demande de renouvellement d’un titre de séjour d’un an est mentionné. Mais dans beaucoup de cas les personnes en situation de renouvellement ne se voient pas remettre, ou pas immédiatement, un tel récépissé et reçoivent à la place d’autres pièces : APS, attestation, convocation. L’absence de délivrance de récépissé n’est pas conforme à la loi, mais elle est la règle en pratique dans la plupart des préfectures. Dans certaines d’entre elles, la date de prise de rendez-vous pour déposer le dossier est fixée après la date d’expiration du titre de séjour. D’autres refusent de délivrer le récépissé justifiant le dépôt de la demande de renouvellement du titre ou le délivrent avec retard en raison de l’organisation du dépôt des demandes. Cette situation conduit à des ruptures ou à la perte de droits sociaux, de prestations, mais aussi parfois à la perte de l’emploi ou du logement.
Ces périodes de renouvellement engendrent des situations de stress et de précarité qui se reproduisent chaque année. Et même quand la carte est enfin renouvelée, le préjudice n’est pas toujours réparable, certains droits sociaux ne peuvent être rétablis rétroactivement et restent définitivement perdus pour la période où les prestations n’ont pas été versées. La jurisprudence sociale témoigne de ces difficultés, venant valider les coupures de prestations qui interviennent à l’occasion des périodes de renouvellement [142].
Il existe enfin un certain nombre de prestations, telle l’allocation pour adulte handicapé, qui sont strictement réservées aux étrangers disposant d’une carte de résident ou d’une carte de séjour temporaire. C’est ainsi que de nombreux étrangers malades ou accompagnants de malades, maintenus par la préfecture avec des autorisations provisoires de séjour, parfois renouvelées pendant de très longues périodes de façon illégale au regard de la législation sur le séjour, ne peuvent jamais accéder à cette prestation malgré leur handicap. Comme ils ne peuvent pas non plus prétendre au RSA, comme on l’a vu plus haut, ils sont privés des ressources nécessaires pour vivre, parfois pendant des années. La situation est similaire s’agissant du dépôt d’une demande de logement social ou encore pour faire valoir son droit au logement opposable [143]. Des personnes maintenues sous APS pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, se voient ainsi refuser tout accès au parc social.
Dans certains cas, le titulaire d’une APS peut accéder à certains droits, mais à condition que cette APS réponde à certaines caractéristiques. Elle doit par exemple être assortie d’une autorisation de travail pour l’affiliation à l’assurance maladie sur critère socioprofessionnel, pour l’obtention d’une pension d’invalidité ou d’une pension de retraite ou de réversion [144], et cela même si la personne a travaillé et cotisé pendant longtemps pour ces droits. L’APS doit aussi être d’une durée égale ou supérieure à trois mois pour toutes les prestations d’aide sociale conditionnées à la régularité du séjour [145].
Il est parfois exigé que l’APS soit d’une durée « strictement supérieure à trois mois ». C’est le cas pour les prestations familiales et les aides au logement [146]. Cette condition a été longtemps considérée par les caisses d’allocations familiales comme étant remplie par les personnes titulaires de plusieurs APS inférieures à trois mois mais couvrant plus de trois mois au total. Cette interprétation, qui permettait à certains demandeurs d’asile d’accéder aux prestations familiales et également d’éviter des ruptures de droits, a été écartée par une lettre ministérielle du 4 octobre 1983. Cette restriction a été écartée par une décision de la Commission de première instance (CPI) du TGI de Lyon en 1985 [147], mais elle a de nouveau été imposée par un décret du 27 avril 1987.
Les difficultés viennent aussi de l’interprétation, au regard des droits sociaux, de la notion d’autorisation provisoire de séjour. Certes, dans un arrêt du 2 décembre 2014, la cour d’appel de Reims a admis qu’un courrier d’acceptation d’une
régularisation émanant du préfet valait autorisation provisoire de séjour au sens de l’article D. 512-1 du code de la sécurité sociale et permettait de justifier de la régularité du séjour pour l’octroi des prestations familiales et des aides au logement. Pour la cour d’appel, l’APS mentionnée par les textes « ne [restreignait] pas les formes que doit présenter cette autorisation provisoire, laquelle pouvait comme en l’espèce résulter d’une décision préfectorale individuelle ». Mais la Cour de cassation, dans un arrêt de 2013 [148], a refusé, dans un litige portant sur le point de départ du versement des allocations familiales, de retenir comme preuve de la régularité du séjour ouvrant droit aux prestations une convocation dans laquelle le préfet précisait : « je vous informe que j’ai décidé de procéder à votre régularisation ».
Pour les prestations familiales encore, le récépissé de première demande de titre de séjour, qui était accepté à l’origine [149], ne l’est plus depuis une lettre ministérielle du 16 mars 1983, suivie d’une circulaire de la Caisse nationale des allocations familiales du 1er avril 1983, elle-même confirmée par le décret précité de 1987. Un tel récépissé de première demande doit cependant être accepté pour les prestations d’aide sociale conditionnées à la régularité du séjour [150].
Les étrangers en situation régulière mais disposant d’APS d’une durée courte ou sans autorisation de travail sont privés de nombreux autres droits sociaux. C’est a fortiori le cas des étrangers sous convocation auxquels la préfecture aurait pourtant dû délivrer plus rapidement, si ce n’est un titre de séjour, au moins un récépissé de demande de titre. Ils sont donc privés de tous les droits sociaux conditionnés à la régularité du séjour. Tout au plus peuvent-ils tenter d’obtenir une affiliation à l’assurance maladie sur critère de résidence, en invoquant la circulaire de 3 mai 2000 relative à la condition de résidence en France prévue pour le bénéfice de la couverture maladie universelle [151]. Ils risquent malgré tout de se heurter à des grandes difficultés.
Droits entravés et droits abandonnés
L’exclusion par le droit de nombreux étrangers disposant de titres précaires légitime, vis-à-vis du corps social et des étrangers eux-mêmes, le refus d’autres droits, quand bien même ces refus constituent des discriminations légalement répréhensibles. Un titre précaire hypothèque le droit au séjour pour l’avenir proche de l’étranger, il est source d’insécurité pour l’étranger mais aussi pour les interlocuteurs auxquels il fait face. Il crée de l’incertitude, génère la suspicion et favorise un traitement différent, discriminatoire en comparaison de ce que serait ce traitement si l’étranger présentait toutes les garanties d’un titre stable. Les droits, formellement identiques, sont donc entravés ou empêchés en pratique pour les étrangers disposant d’un droit au séjour précaire.
Ces situations sont nombreuses et touchent tous les aspects de la vie, pas seulement les droits sociaux, comme en attestent de nombreux témoignages.
En matière d’insertion sociale et professionnelle, on peut citer l’exemple de ce jeune étranger majeur qui s’est vu refuser le dépôt auprès de la mission locale pour l’emploi d’un dossier de demande de « garantie jeune » (dispositif créé en 2013 pour les jeunes de moins de vingt-cinq ans) au motif que son récépissé était valable trois mois, donc considéré d’une durée insuffisante pour permettre la signature du contrat réciproque d’engagement d’une année prévu pour l’accès à la garantie jeune.
En matière d’accès à l’emploi, plus généralement, un employeur qui veut embaucher, renouveler un CDD ou le transformer en CDI y réfléchit à deux fois si la stabilité du séjour du salarié, et donc la fiabilité de la relation de travail, n’est pas assurée. De nombreux étrangers se voient ainsi refuser une embauche parce qu’ils ne détiennent pas une carte de résident. Bien qu’il s’agisse d’une discrimination prohibée par le code du travail, cette situation est fréquente et les employeurs bénéficient, de fait, d’une large impunité en la matière, tant les plaintes sont rares, plus encore celles qui débouchent sur un procès, et encore plus celles qui se terminent par une condamnation. Fait exception à ce constat, la condamnation de deux responsables de l’enseigne hard-discount Lidl à six et quatre mois de prison avec sursis pour discrimination à l’embauche en raison de l’origine, à la suite d’une plainte déposée par une ressortissante ivoirienne mariée à un gendarme français. Cette jeune femme, après avoir effectué un stage de six mois chez Lidl, s’était vu proposer un contrat d’embauche avant que le directeur ne se ravise en constatant qu’elle n’était titulaire que d’une carte de séjour temporaire « vie privée et familiale » [152].
Des témoignages attestent de ces difficultés. Comme cette femme, en France depuis huit ans et pacsée avec un Français, qui s’est vu refuser un CDD de six mois car son titre expirait trois mois plus tard ou encore qui, à l’occasion d’un renouvellement de son titre, relate que « dernièrement une agence d’intérim m’a mise en fin de mission pour récépissé expiré et je n’ai pu reprendre le travail qu’après vérification auprès de la préfecture de Melun de l’authenticité du titre de séjour que je leur avais remis » [153]. La plupart du temps, les pratiques discriminatoires des employeurs vis-à-vis des étrangers disposant de titres de séjour précaires ne sont pas même perçues comme telles, ni par les employeurs, ni par les intéressés.
En matière de formation, un titre précaire peut aussi constituer un obstacle. Il en va ainsi pour cette jeune femme de vingt-deux ans ayant un récépissé de six mois autorisant à travailler en attente de la délivrance d’une carte « vie privée et familiale », qui souhaitait s’inscrire à une formation d’auxiliaire de vie et à qui l’organisme de formation a opposé un refus parce que son récépissé ne couvrait pas la période de formation.
Les problèmes se posent aussi pour accéder aux services bancaires, ouvrir un compte, obtenir un prêt bancaire. Un droit au séjour qui risque de se périmer rapidement n’est pas de nature à rassurer un banquier qui attend des remboursements sur une période parfois longue. Mais ces réticences, pour illégales qu’elles puissent être, sont légion. Ainsi cet Afghan, bénéficiaire de la protection subsidiaire, ne peut obtenir la carte des Galeries Lafayette, carte de paiement comportant divers avantages, au motif que son titre de séjour n’a qu’une validité d’un an. L’exigence d’une carte de résident est la règle pour de nombreuses cartes de paiement proposées par les commerçants, par exemple chez Cofinoga, ou encore pour obtenir un abonnement auprès de certains grands opérateurs de téléphone mobile, ce qui oblige les étrangers à devoir en passer par des personnes prête-noms.
Pour accéder au logement, quand il s’agit de rassurer et convaincre un bailleur d’accepter votre candidature, avoir un titre précaire est particulièrement handicapant. Certaines personnes sous titres précaires pendant plusieurs mois voire plusieurs années, et qui se voient refuser l’accès au parc social, ne trouvent pas non plus à se loger dans le parc privé normal et tombent ainsi d’autant plus facilement entre les griffes de « marchands de sommeil ».
L’accès à la propriété du logement n’est pas plus aisé, car entravé par la difficulté d’obtenir un prêt bancaire. La précarité du séjour place les étrangers dans une telle situation d’insécurité que, même ceux qui en auraient les moyens ne peuvent envisager d’acquérir un logement ou tout autre bien dont ils risqueraient d’être privés en cas de perte du droit au séjour.
Aux refus de droits s’ajoutent donc les renoncements à leurs droits par les étrangers eux-mêmes, qui peuvent s’autocensurer plus ou moins consciemment, qui vont intégrer la perception de ce que certains droits ne sont légitimement pas pour eux, ou vont anticiper que ces droits sont trop difficiles d’accès, ou qu’il est risqué ou vain de les exercer. Aux droits déniés et aux droits entravés, il convient ainsi de ne pas oublier les droits abandonnés par les étrangers, et ceux auxquels ils ont renoncé. Il s’agit là d’un parfait exemple de ce qu’on nomme aujourd’hui le « non-recours » aux droits ou aux prestations sociales et qui est devenu un objet d’étude à part entière [154].
La promotion d’un principe d’inégalité des droits
La précarisation du séjour, l’exclusion de nombreux étrangers de la carte de résident, leur maintien sous couvert de titres plus précaires, vont à l’encontre de l’objectif d’intégration. Or c’est justement sous prétexte d’un défaut d’intégration qu’on refuse désormais de délivrer des cartes de résident, que l’on maintient de plus en plus d’étrangers dans une situation de séjour précaire. Étrangers précaires, rendus précaires par les politiques d’immigration et qui, paradoxalement, se voient enjoints de s’intégrer, de se « déprécariser », sur qui la loi et les discours font peser l’entière responsabilité de l’intégration, sur qui pèsent le reproche ou la suspicion permanente d’un manque d’intégration. Cette injonction, contradictoire, est particulièrement violente pour les personnes étrangères concernées et placées dans des situations difficiles.
Cette injonction est aussi le résultat d’une construction idéologique et juridique de plus en plus affirmée, considérant qu’au principe d’égalité des droits entre les êtres humains il faut substituer un principe de gradation ou de modulation des droits en fonction du titre ou de la durée du séjour (ou de tout autre critère).
Cette idée est désormais entérinée également au niveau de l’Union européenne. La Commission défend en effet le « principe selon lequel les droits doivent augmenter en même temps que la durée du séjour » (Commission européenne, 2003). La position de la Commission s’est concrétisée dans les nombreuses directives adoptées depuis une douzaine d’années sur les ressortissants d’États tiers. Non seulement ces directives entérinent, à l’image de la législation française, une balkanisation des statuts, mais elles aboutissent aussi à faire varier le champ d’application matériel de l’égalité de traitement en fonction du « statut » obtenu par l’étranger (résidents de longue durée, réfugiés, bénéficiaires d’une protection subsidiaire, étrangers admis en raison d’un emploi hautement qualifié et titulaires d’une « carte bleue », salariés dans le cadre d’un transfert temporaire intragroupe, travailleurs saisonniers, autres salariés autorisés à résider et à travailler, etc.).
Dès lors qu’on a admis que le principe d’égalité pouvait être écarté, les restrictions du champ d’application personnel et/ou matériel de l’égalité ne connaissent plus de limite de principe. Et il n’existe aucune raison non plus de limiter cette « modulation » des droits aux seuls ressortissants des États tiers. Cette idée s’est de fait propagée aux ressortissants des pays membres de l’UE, au point de substituer à l’idéal d’un citoyen européen bénéficiant de l’égalité de traitement une balkanisation des situations et des statuts au regard des droits. C’est ce qu’illustre la directive n° 2004/38/CE du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, sorte de code des étrangers pour les ressortissants d’un État membre de l’UE ou de l’Espace économique européen [155], qui conduit désormais à distinguer pas moins de 91 catégories de citoyens européens et autant de régimes distincts du point de vue de l’exercice des droits [156].
Comment ne pas s’inquiéter de ces politiques nationales et européennes dont l’inégalité en droit et en fait semble devenue le nouvel horizon ?
Sous l’œil des préfectures
Martine Vernier, Réseau Éducation sans frontières, blog Mediapart Fini de rire
L’application des textes qui régissent le droit au séjour des étrangers débouche sur le contrôle de tous leurs faits et gestes, sur une instrumentalisation de leur vie dans les moindres détails, et entrave finalement leurs possibilités d’évolution sociale. La loi prévoit d’innombrables catégories de titres de séjour, différents selon le pays d’origine de la personne, son histoire personnelle, son statut du moment ou encore sa situation de famille. Ainsi, l’enfant étranger arrivant à l’âge de la majorité, selon qu’il est né ici ou ailleurs, arrivé avant l’âge de onze ans, ou treize ans, ou seize ans, selon qu’il vit avec ses père et mère, ou avec un oncle, une tante, une grande sœur, un tuteur légal, n’aura pas le même droit au séjour que ses voisins, que ses copains d’école ou de lycée, même si eux aussi sont étrangers. De même, le jeune adulte, selon qu’il fait des études, qu’il suit une formation professionnelle, en alternance ou pas, ou qu’il a commencé à travailler, n’obtiendra pas le même titre de séjour, ou n’en obtiendra aucun et fera l’objet d’une obligation de quitter la France.
Quant à l’adulte qui pourrait se croire installé dans sa vie en France, il verra son droit au séjour modulé selon qu’il vit en famille – avec des enfants petits ou déjà scolarisés – selon qu’il travaille en intérim, avec ou sans contrat de travail, selon son pays d’origine, selon que lui ou l’un de ses enfants est affecté d’une maladie grave. Et après des années de dur labeur, l’immigré n’est pas certain d’obtenir un titre de séjour qui lui assurera une vie tranquille et un accès à l’assurance maladie, ni même de toucher la pension de retraite pour laquelle il a cotisé pourtant pendant des années.
La quasi-totalité des titres de séjour délivrés aujourd’hui ont un point commun : leur durée de validité d’un an, parfois moins. Après plusieurs renouvellements d’un titre de séjour annuel (trois à cinq en principe, mais cela dépend de la nationalité, et aussi de la préfecture à laquelle la demande est adressée), on peut demander une carte de résident, valable dix ans. Ce titre est de plus en plus difficile à obtenir. Rares sont celles et ceux qui l’obtiennent encore.
Chaque année, la demande de renouvellement donne lieu à de nouvelles investigations et intrusions dans l’intimité des personnes, avec un risque de refus toujours présent : une fabrique de précarité, de fragilisation de la vie des gens. Année après année, retournant devant le guichet de la préfecture, les étrangers se retrouvent en butte au soupçon de fraude, menacés de voir leur vie même remise en question au nom d’exigences légales ou administratives incompréhensibles. Ces confrontations répétées poussent à se mettre en retrait, à perdre courage, elles minent la confiance en soi – il n’y a pas de mots pour dire cet effacement imposé par le fait de voir sa vie ainsi observée et jugée.
La loi relative au droit des étrangers de 2016 ne fera qu’aggraver ces incertitudes, car si la délivrance d’une carte pluriannuelle aurait dû logiquement assurer à son titulaire une sécurité relative, il n’en sera rien en pratique, tout au contraire, puisque cette carte, comme au demeurant la carte de séjour temporaire, pourra être retirée à tout moment : « L’étranger titulaire d’une carte de séjour temporaire ou d’une carte de séjour pluriannuelle doit être en mesure de justifier qu’il continue de remplir les conditions requises pour la délivrance de cette carte. L’autorité administrative peut procéder aux vérifications utiles pour s’assurer du maintien du droit au séjour de l’intéressé et, à cette fin, convoquer celui-ci à un ou plusieurs entretiens. Si l’étranger cesse de remplir l’une des conditions exigées pour la délivrance de la carte de séjour dont il est titulaire, fait obstacle aux contrôles ou ne défère pas aux convocations, la carte de séjour peut lui être retirée ou son renouvellement refusé […] ».
Innombrables sont les exemples qui montrent à quel point les conditions de renouvellement de divers titres de séjour entretiennent l’insécurité dans la vie des étrangers installés en France [157]. Sans oublier que les catégories qui obtiennent de plein droit un titre de séjour changent sans cesse, d’une réforme à une autre, et que les personnes peuvent pour cette raison perdre leur droit au séjour ou, à l’inverse – même si cette hypothèse est devenue aujourd’hui très rare – trouver une opportunité pour s’installer légalement.
Conjoint·e de français·e : une obligation de réussite
Une caractéristique de la population française est l’importance des mariages dits « mixtes ». Environ un titre de séjour sur huit, parmi les 200 000 premiers titres délivrés chaque année, concerne un époux étranger ou une épouse étrangère. On connaît l’extrême difficulté que rencontrent ces couples franco-étrangers à obtenir le droit de vivre leur vie en France dans la légalité, avec la présence permanente du soupçon de fraude : c’est la multiplication de pratiques de censure administrative qui a conduit, en 2007, à la naissance du mouvement Les Amoureux au ban public [158].
Au-delà de la délivrance du premier titre de séjour, la loi et les préfets sont de fervents adeptes de la stabilité du couple. Et, donc, chaque année se reproduit l’intrusion du représentant de l’État dans la vie commune. La vie commune, c’est le fait de vivre ensemble, tout simplement, mais comment prouver qu’on vit ensemble – sauf à se greffer une seconde nature de collecteur de pièces probantes ? Que le couple connaisse un passage difficile, et le partenaire étranger se trouvera en danger, son droit au séjour sera menacé, alors qu’après avoir quitté son pays et son milieu pour celui de son conjoint, le retour en arrière est devenu en pratique impossible. Et ce n’est qu’après trois ans de mariage et de vie commune et plusieurs renouvellements du titre de séjour que la personne devient inexpulsable, même si le mariage se casse ; inexpulsable certes, mais pas forcément régularisée.
Parent d’enfant français, une fausse bonne idée pour stabiliser son droit au séjour. Une porte de sortie de la précarité des titres annuels vers le titre de résident est de devenir parent d’enfant français, à condition de prouver, là encore sur plusieurs années, qu’on s’occupe de cet enfant. Il arrive alors que des couples anticipent leur désir d’avoir un enfant et bousculent le rythme de leur vie car c’est alors la seule façon de sortir de l’impasse administrative dans laquelle ils sont bloqués. Alors oui, de temps en temps, on rencontre des familles qui ont grandi trop vite, acculées par la nécessité de donner à l’un·e ou l’autre des papiers. Certains se saisiront de ces situations pour crier au scandale des « paternités de complaisance » là où des couples n’ont eu d’autre choix que d’accélérer le cours de leur histoire pour une affaire de « papiers ». Face à la puissance du fait migratoire, l’obsession du contrôle de l’État sur les vies conduit à mettre au monde des petits Français alibis. Nul besoin d’appeler le Docteur Freud à la rescousse pour s’inquiéter de l’impact sur l’avenir de la famille.
Devenir majeur et courir le risque de l’expulsion
Pour un « autochtone », arriver à l’âge de dix-huit ans, c’est accéder à la responsabilité civile et politique. Pour un étranger, c’est souvent se trouver voué à l’angoisse et à l’incertitude sur la possibilité de construire sa vie là où l’on a grandi, où l’on a tissé des liens amicaux. Car tous ne se trouvent pas dans les conditions exigées pour l’attribution de la « bonne » carte, celle qui porte la mention « vie privée et familiale », dont le renouvellement ne devrait pas a priori poser de problème. Il lui faudra être arrivé en France avant l’âge de treize ans [159] et avoir vécu en France avec l’un de ses parents – pas un oncle ou une tante, ni une grande sœur à qui il aurait été confié. Quant aux orphelins, il leur faudra parfois livrer une bataille de plusieurs années pour faire entendre raison à l’administration. Et mieux vaut ne pas avoir abandonné l’école ou les études, même si la scolarisation n’est obligatoire que jusqu’à seize ans, car le certificat de scolarité est la meilleure et parfois la seule preuve de la présence en France pendant la minorité. À tout le moins la seule qui soit acceptée sans problème par les autorités préfectorales.
Pour les autres ce sera, dans le meilleur des cas, mais contraint et forcé, une carte « étudiant », qui ne sera plus renouvelée si l’administration juge que la progression dans les études fait douter de leur caractère « réel et sérieux » : plus d’un redoublement peut être fatal, mais aussi un changement de filière, même après l’accomplissement d’un cycle – par exemple, entreprendre une licence d’anglais à la suite d’une formation commerciale de même niveau risque d’entraîner le non-renouvellement de la carte. Par ailleurs, si l’étudiant étranger, comme son camarade français, et même plus souvent que lui, est obligé de cumuler un travail avec ses études pour pouvoir vivre, il court le risque de se voir retirer sa carte au motif qu’il travaille au-delà de la limite de 60 % de la durée de travail annuelle imposée par les textes.
Avoir été protégé, formé, intégré par l’Aide sociale à l’enfance ne supprime pas la menace d’expulsion. Prenons le cas de W. qui a eu dix-huit ans le 11 août 2013 : à cette date il a été évincé du dispositif de prise en charge des mineurs étrangers isolés. La préfecture de Caen lui a octroyé des récépissés de trois mois jusqu’à juin 2014, puis plus rien : il se retrouve donc en situation de séjour irrégulier et menacé d’éloignement. Or il a fait sa vie ici. Il n’a plus de lien avec la Tunisie, son pays d’origine. Pendant la période où il était pris en charge, il a pu suivre de nombreux stages : pâtisserie, restauration, restauration de collectivité, et acquis de réelles compétences en ces domaines. Malgré cette prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance, le voilà qui se retrouve brutalement sans droit au séjour. C’est parce qu’il partage désormais sa vie avec Coralie, jeune femme française, et qu’il attend un enfant, que sa situation devrait à terme se régler.
La carte « salarié » ou le droit au séjour à la discrétion de l’employeur
Si le Larousse définit le terme « salarié » comme « une personne qui perçoit un salaire dans le cadre d’un contrat de travail », dans la réalité, le travail salarié est caractérisé par la subordination à l’autorité de l’employeur, relayant, lorsqu’il s’agit de travailleurs étrangers, la subordination de ces derniers à l’utilité que l’État leur reconnaît. Au travers de cette dépendance, c’est le droit au séjour du salarié étranger qui est entre les mains de l’employeur. Un étranger, s’il n’est pas ressortissant d’un pays membre de l’Union européenne, ne peut exercer d’emploi en l’absence d’autorisation de travail. Les titres de séjour délivrés mentionnent explicitement si le titulaire est autorisé ou non à travailler. Ce qui n’est pas toujours écrit sur la carte mais est bien inscrit dans le dossier de la personne, c’est que l’autorisation de travail est souvent circonscrite géographiquement et concerne un employeur identifié.
Le premier renouvellement de la carte « salarié » est particulièrement risqué. En effet, l’autorisation de travail qui a permis la délivrance de la carte de séjour a été attribuée pour un travail auprès d’un employeur déterminé et un salaire précis, le tout dûment contrôlé : conformité de l’entreprise, le cas échéant non-opposabilité de l’emploi, adéquation du poste de travail à la compétence du futur salarié, congruence du salaire avec le poste de travail. On peut ainsi se retrouver dans la situation de ce magasinier qui travaillait depuis des années dans la même entreprise, à la satisfaction de l’employeur. Celui-ci décide donc de le soutenir dans sa demande de carte « salarié ». Refus de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) au motif que, pour ce métier, il faut être bachelier… Au moment de la demande de renouvellement, l’administration vérifie que l’emploi occupé correspond effectivement à celui pour lequel l’autorisation avait été délivrée. On ne compte pas les cas où l’employeur fait défaut, et pas forcément par mauvaise volonté : l’administration étirant sur des mois et des mois l’examen de la demande, la situation de l’entreprise évolue de son côté et il peut arriver que l’embauche promise ne puisse plus se faire. C’est l’aventure qui est arrivée à Monsieur K. [160] :
« J’ai rencontré un patron, il dit qu’il va me donner un CDI, il m’a donné le formulaire Cerfa, je l’ai déposé en préfecture. Après quatre ou cinq mois, j’ai été voir le patron et je lui ai dit : "Ça y est, j’ai eu ma carte".
Il m’a dit : "Monsieur K., j’ai des difficultés en ce moment, les gens qui sont ici sont en chômage technique, je ne peux pas t’embaucher pour l’instant".
Je suis retourné à l’intérim et j’ai travaillé jusqu’au jour du renouvellement. Je suis allé là-bas, à la préfecture, ils m’ont demandé les fiches de paie du patron qui avait fait le Cerfa. Je n’en avais pas, mais j’avais les fiches de paie de l’intérim. Il a pris les fiches de paie, il les a regardées et il m’a dit : "Tu as changé de patron ?"
J’ai dit : "Oui, je n’ai pas travaillé pour lui".
Voilà. »
Alors qu’il n’est pas responsable du non-respect par l’employeur de l’engagement pris, et bien qu’il ait trouvé à travailler toute l’année, Monsieur K. se verra refuser le renouvellement de sa carte « salarié ». C’est pourtant l’administration qui a empêché le recrutement en raison de la durée de l’instruction de la demande.
Autre exemple : une famille de la région parisienne aide la nounou qui s’occupe de ses enfants à obtenir une carte « salarié ». Elle l’obtient, et tout va bien jusqu’au jour où la famille déménage dans une autre région, emmenant avec elle cette personne pour continuer le même travail. La première année écoulée, la préfecture du nouveau lieu de vie est approchée. Elle vérifie la réalisation des engagements… et refuse de renouveler la carte au motif que l’autorisation de travail n’est pas valable pour son département. La nounou n’avait alors fait que suivre son employeur…
Ainsi, la régularisation du séjour par la délivrance d’une carte « salarié », loin de permettre l’émancipation du salarié et la possibilité pour lui de défendre ses droits, ne fait que renforcer le rapport de subordination à l’employeur et la précarité du salarié.
Pour l’administration, la poursuite de la « vie privée et familiale » doit être confirmée chaque année. On trouve dans le Ceseda ce que l’administration devra considérer comme une « vie privée et familiale » digne de ce nom, justifiant la délivrance d’un titre de séjour. C’est une définition par antithèse : les préfets doivent délivrer une carte de séjour « vie privée et familiale » à une personne étrangère quand « le refus d’autoriser son séjour porterait à son droit au respect de la vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard des motifs du refus ». Une définition qui comporte deux fois le mot refus ! Ainsi, les agents du ministère de l’intérieur, par la simple vertu de circulaires et autres instructions, sont érigés en experts pour apprécier la nature des liens familiaux en cause, la durée, l’intensité [sic] et la stabilité de ces liens, la balance entre les liens tissés dans le pays d’origine et dans le pays d’accueil, etc. Chaque année il faudra reprendre le chemin de la préfecture, endurer en silence le contrôle de sa vie. Et attendre le bon vouloir de l’administration pour transformer enfin, au bout de nombreuses années, ce titre annuel en carte de résident, valable dix ans.
La course ou l’impasse. « Cela fait neuf ans que S. court deux fois par an à la préfecture avec cette petite pointe au fond du ventre, la peur qu’on ne lui renouvelle pas ses papiers. Elle a bien essayé de demander la carte de dix ans ; il paraît qu’elle ne gagne pas assez ! Certaines fois, le renouvellement se fait tout seul, même si le guichetier chipote un peu sur son petit salaire, mais de plus en plus souvent, on lui fait le coup de la carte provisoire de trois mois, elle doit revenir en septembre et la carte qu’on lui donne se termine en juin. Ce n’est plus des titres d’un an à ce compte-là, ce sont des titres de neuf mois ! Cette fois, elle devra retourner en préfecture trois fois ; son prochain rendez-vous lui a été notifié après la date de péremption de sa carte de séjour et S. ne veut pas prendre le risque de se faire arrêter ou de perdre son CDD renouvelable. Ça lui fera aussi, outre que ces absences la fragilisent vis-à-vis de son employeur, perdre trois journées sans salaire [161] ».
On pourrait encore citer le cas de ce monsieur dont le titre de séjour n’est pas renouvelé à défaut de pouvoir produire un passeport en cours de validité. Or son consulat continue d’en refuser la délivrance tant qu’il n’a pas fait son service militaire au pays. Comment sortir de cette impasse ? En partant faire son service militaire, il risque fort de perdre son droit de séjour.
La guérison par décision administrative
La loi du 16 juin 2011 a fortement durci les conditions d’accès au titre de séjour pour raison médicale [162]. Auparavant, ce titre de séjour devait être délivré aux personnes souffrant d’une pathologie grave, nécessitant une prise en charge médicale sans laquelle elles encourraient des risques d’une exceptionnelle gravité, et qui ne pourraient pas effectivement bénéficier d’un traitement approprié dans leur pays d’origine. Désormais, la loi prévoit l’octroi du titre de séjour aux personnes dans la même situation de santé, mais sous réserve de l’absence du traitement approprié dans le pays d’origine. Si le traitement existe, fût-ce à des centaines de kilomètres du lieu de résidence ou à un prix prohibitif, la carte n’est pas délivrée.
Mais les pressions exercées sur le corps médical – médecins agréés ou médecins des agences régionales de santé chargés de rendre un avis médical – avaient déjà, bien avant la réforme des textes, abouti à faire chuter le nombre de titres de séjour pour soins délivrés en première demande ou en renouvellement. Des personnes souffrant d’une pathologie chronique incurable et régularisées depuis plusieurs années ont tout à coup perdu leur titre de séjour alors que rien dans leur situation personnelle (en particulier au niveau de leur état de santé) ne le justifiait. De ce fait, la protection contre l’éloignement des personnes malades a également perdu de sa force. Les placements en rétention administrative et les expulsions de personnes gravement malades se sont multipliés.
Afin d’éviter à l’avenir d’éventuelles contradictions entre les impératifs de police des étrangers et les considérations médicales, la dernière réforme sur le droit des étrangers confie l’évaluation de la gravité de la maladie et de la disponibilité des soins dans le pays d’origine à des médecins rattachés à l’Office français de l’immigration et de l’intégration qui relève du ministère de l’intérieur, en lieu et place des médecins des agences régionales de santé, rattachées du ministère de la santé.
Le piège de la carte « retraité »
De nombreux travailleurs étrangers qui ont contribué à la reconstruction et à la prospérité du pays pendant les années dites des « Trente glorieuses » sont aujourd’hui à la retraite. Durant leur période d’activité ils ont été titulaires d’une carte de résident. Mais, à partir de 1998, on a instauré pour ceux qui souhaitaient repartir au pays le régime d’une carte « retraité », qui leur accorde un droit de venir en France sans visa, mais les prive non seulement du droit au séjour dont ils jouissaient en tant que résidents, mais aussi de soins pour les maladies de la vieillesse. Pourtant des cotisations continuent à être régulièrement prélevées sur leur pension.
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Tordre sa vie pour un titre de séjour. On le voit, une législation qui vise, non pas à l’accueil de la personne ou de la famille étrangère, mais au « contrôle des flux migratoires » s’ingénie à poser des chicanes dans le parcours de vie des étrangers. Mais la pulsion de migration est telle que les personnes se plient à des exigences administratives insensées avec une patience et une obstination impressionnantes.
Entre peur et contrôles : une vie privée en lambeaux
Christophe Daadouch, juriste, formateur en travail social
« Chacun a droit au respect de sa vie privée » (Code civil, art. 9).
Ces deux dispositions fondamentales semblent promettre à tous, Français ou étrangers, la protection juridique qu’un pays qui se prévaut des principes de l’État de droit et de la démocratie doit offrir à ses habitants. Certes la protection de la vie privée n’est jamais absolue et des ingérences sont possibles si elles sont prévues par la loi et qu’elles constituent une mesure « nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui » (CEDH, art. 8-2 ). Même si, aux yeux de la Cour européenne des droits de l’Homme, la maîtrise des flux migratoires fait partie des impératifs légitimes qui justifient des restrictions au droit au respect de la vie privée et familiale, encore faut-il que ces restrictions soient nécessaires et proportionnées. Or, de toute évidence, elles ne le sont pas. De loi en loi, l’étau se resserre sur les étrangers, comme si l’on considérait que, par essence, ils ont moins droit que les autres au respect de leur vie privée.
Afin de définir la différence entre la pauvreté et la précarité, le psychiatre Jean Furtos, spécialiste de l’errance, définissait le pauvre comme celui qui a peu et le précaire comme celui qui a peur. En ce sens, et quelle que soit sa condition sociale [163], le migrant est clairement un précaire. Il vit en ayant intégré l’idée que son identité peut être régulièrement vérifiée, sa vie privée contrôlée, et que la suspicion planera en permanence sur son séjour. Les exemples ne manquent pas, et ce, à toutes les étapes de son parcours migratoire : visites domiciliaires dans le cadre d’une demande de regroupement familial ou pour la délivrance d’une attestation d’accueil, contrôle de l’« intention matrimoniale » et de la réalité du consentement puis de la réalité de la communauté de vie, là encore avec possibilité de recourir à une enquête de police, test ADN et vérification de la filiation [164], contrôle de la maîtrise du français, des ressources, de l’« assimilation » – nouveau prétexte à immixtion dans l’intimité de sa vie privée – s’il prétend acquérir la nationalité française. Le contrôle suppose des instruments adaptés, et donc le fichage ; il suppose aussi de s’affranchir des règles du secret qui protège, justement, la vie privée.
Une des conditions du regroupement familial est de pouvoir disposer d’un logement considéré comme normal pour une famille comparable vivant dans la même région géographique [165]. Et la loi dit explicitement qu’aux fins de vérification des conditions de logement, des agents des services compétents de la commune ou de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) peuvent pénétrer dans le logement. Ils ne peuvent le faire, certes, qu’après s’être assurés du consentement écrit de l’occupant… mais, en cas de refus, les conditions de logement du regroupement familial sont réputées non remplies [166]. Il s’agit donc d’un consentement pour le moins contraint.
La loi du 26 novembre 2003 a étendu ce système de contrôle aux personnes établissant une attestation d’accueil pour permettre à des proches, amis ou famille, de venir en France pour quelques jours ou quelques semaines, mais en tout état de cause pour une durée par hypothèse inférieure à trois mois. Là encore, le prétexte est que la personne doit pouvoir accueillir ses visiteurs « dans des conditions normales de logement » [167] ou encore dans un logement « décent » [168]. Le maire a donc la possibilité de demander à ses services ou à des agents de l’Ofii d’effectuer une visite au domicile de la personne qui a établi une attestation d’accueil. Et, ici encore, la loi prévoit à la fois que ces agents ne peuvent pénétrer chez l’hébergeant qu’après s’être assurés de son consentement, donné par écrit, mais qu’en cas de refus les conditions normales de logement sont réputées non remplies [169].
Ajoutons à ces immixtions dans le domicile que nombre d’étrangers sont hébergés, en particulier en centre d’accueil de demandeurs d’asile (Cada) ou en centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) et disposent d’une protection moindre. Diverses circulaires, dont une de 2006 [170], précisent les modalités de contrôle dans lesdites structures, rappelant qu’elles ne peuvent être considérées comme domiciles, qui supposent uniquement l’accord de la direction de l’établissement. Enfin, ces protections domiciliaires s’amenuisent encore plus lorsqu’il s’agit d’occupation d’un local privé sans droit ni titre (les « squats ») ou en cas de sur-occupation d’un logement-foyer ou d’un centre d’hébergement. Comme le précise la circulaire précitée, « le propriétaire du local ou le gestionnaire peut souhaiter faire procéder à un contrôle d’huissier avec le soutien des forces de l’ordre afin, notamment, de constater les conditions d’occupation et d’utilisation des locaux et de relever les identités des occupants ».
À côté de ces intrusions au domicile prévues par les textes, d’autres sont opérées dans le cadre d’enquêtes de police destinées à vérifier l’existence de la communauté de vie d’un couple, lorsqu’elle conditionne la délivrance ou le renouvellement d’un titre de séjour. Au motif qu’il faut faire échec à la fraude, le mariage des étrangers a été placé sous haute surveillance, ce qui justifie l’immixtion des autorités dans l’intimité des couples. Des dispositions conférant des pouvoirs de plus en plus importants aux maires et aux magistrats du parquet dans le cadre de la célébration du mariage ont été introduites dans le code civil, de façon pour le moins inhabituelle, par des lois relatives à l’immigration : les lois Pasqua des 24 août et 30 décembre 1993 et, plus récemment, la loi du 26 novembre 2003. Si ces dispositions ont en apparence une portée générale, elles visent en réalité essentiellement, sinon exclusivement, le mariage des étrangers. Ainsi, le maire doit procéder, préalablement au mariage, à l’audition commune des futurs époux ; il peut même demander à s’entretenir séparément avec l’un ou l’autre, sauf s’il apparaît que cette formalité n’est pas nécessaire pour détecter l’absence de consentement ou un consentement contraint. Derrière la question du consentement, c’est le mariage de complaisance qui est visé : le consentement est réputé faire défaut dès lors qu’on soupçonne les conjoints de poursuivre un autre but que l’union matrimoniale – en l’espèce, la possibilité d’obtenir un titre de séjour. Si l’audition par le maire [171] est le principe, en pratique la plupart des couples en sont dispensés, la disposition visant en réalité les seuls mariages où un des membres du couple est dépourvu de titre de séjour.
Ces auditions peuvent être très mal vécues par les intéressés comme l’attestent plusieurs témoignages recueillis par l’association Les Amoureux au Ban public dont, par exemple celui-ci [172]. Un Français et une Congolaise ayant entamé les formalités en vue de leur mariage rapportent ainsi qu’ils ont d’abord été soumis séparément à deux auditions d’une heure chacune. Soupçonnant le « défaut d’intention matrimoniale », le procureur a diligenté une enquête de police qui a donné lieu à un nouvel interrogatoire de trois heures du futur mari. Mieux encore : son père, sa mère et sa sœur ont été eux aussi interrogés pendant plus d’une heure et obligés de subir des questions intrusives et des remarques désobligeantes.
Les couples mariés ne sont cependant pas à l’abri des contrôles tatillons. Dès lors que la vie commune est une condition de la délivrance ou du renouvellement des papiers, on va, pour s’assurer de cette communauté de vie, organiser des visites domiciliaires, vérifier que les conjoints ont un compte commun, qu’ils travaillent, qu’ils ont des ressources. Finalement, comme le relève Nicolas Ferran [173], sous couvert de contrôler la réalité de la vie familiale, c’est un contrôle social beaucoup plus global qui s’exerce sur la vie privée des personnes : il ne s’agit plus de s’assurer seulement de leur communauté de vie et d’intérêts, mais aussi de la normalité de leur vie sociale. La même tendance se manifeste lorsqu’on cherche à vérifier que le parent d’un enfant français, le plus souvent le père, contribue effectivement à l’entretien et à l’éducation de l’enfant. Le contrôle de l’effectivité de la vie familiale – qu’elle soit conjugale ou parentale – débouche sur un contrôle des comportements, de la façon de vivre.
Les problèmes recommencent, voire redoublent, lors des demandes d’acquisition de la nationalité française. En cas d’acquisition par mariage, on va vérifier que « la communauté de vie affective (sic) et matérielle » n’a pas cessé. Et cette vérification peut donner lieu à enquête non seulement au moment de la déclaration et pendant la période qui la suit immédiatement, mais bien au-delà. En effet, le ministère public peut contester l’acquisition de la nationalité en cas de fraude ou de mensonge dans un délai de deux ans à compter de leur découverte [174], et donc diligenter une enquête s’il soupçonne, sur la base de certains indices qui lui ont été communiqués ou d’une dénonciation, qu’il y a eu fraude ou mensonge. C’est ce qui est arrivé à un couple franco-camerounais marié en 2005, dont la femme a obtenu la nationalité française en 2011 [175]. L’enquête avait consisté à l’époque en un interrogatoire d’une heure au commissariat, qui s’était bien déroulé. Mais dix-huit mois plus tard, le couple a fait l’objet d’une autre enquête, beaucoup plus poussée et qui a duré plusieurs mois : enquête de voisinage pour vérifier que le couple vivait toujours ensemble ; stationnement d’une voiture banalisée en face de leur immeuble surveillant les horaires de l’épouse ; convocation au commissariat pour un nouvel interrogatoire ; enfin, visite de l’appartement, examen des vêtements et même comptage des brosses à dents. Qu’un soupçon de mariage de complaisance ait donné lieu à une telle mobilisation de moyens policiers est significatif, même si dans ce cas – comme un policier interrogé après coup en a fait l’hypothèse – il est vraisemblable qu’il y avait eu, à la base, une dénonciation.
La procédure de naturalisation peut elle aussi donner lieu à des interrogatoires intrusifs pour vérifier si la condition d’assimilation est satisfaite. Une circulaire de 2010 [176] rappelle, à l’intention des préfectures, que « la notion d’assimilation implique une participation aux activités de la société française et l’adhésion tant à ses règles de fonctionnement qu’à ses valeurs de tolérance, de laïcité, de liberté et d’égalité ». Elle poursuit : « un mode de vie non conforme aux us et coutumes (ex. : confinement au foyer, limitation des relations sociales avec des personnes de l’autre sexe) […] [pourra] ainsi donner son motif à une décision d’irrecevabilité [...]. » C’est ainsi que des époux de nationalité tunisienne se sont vu poser, au cours de l’entretien mené à la préfecture de Créteil, des questions portant sur leur religion et leur pratique de l’islam alors même qu’ils avaient tous deux affirmé qu’ils pratiquaient un islam tolérant et étaient attachés aux valeurs de la République française, dont la laïcité. L’épouse a également dû justifier le fait qu’elle n’allait pas à la piscine et s’est vu poser la question : « Voyagez vous seule sans votre époux ? ». Dans un autre cas, l’administration a déduit du fait que la femme travaillait en collaboration avec son époux qu’elle n’était pas matériellement autonome [177]…
L’étranger en fiches
Plusieurs fichiers informatiques spécifiques aux étrangers ont été créés pour repérer et organiser la surveillance des étrangers à toutes les étapes de leur parcours migratoire, depuis la demande de visa auprès d’un consulat de France dans le pays d’origine jusqu’à l’éloignement forcé, mais aussi pour aider au contrôle de ceux qui se trouvent sur le territoire. On peut citer ainsi, sans que la liste soit exhaustive : Application de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France (AGDREF 2) [178], Traitement automatisé de données à caractère personnel relatives aux étrangers sollicitant la délivrance d’un visa (Visabio) [179] ou Outil de statistique et de contrôle de l’aide au retour (Oscar) géré par l’Ofii [180]. À ces fichiers nationaux s’ajoutent les fichiers européens tels le fichier de données dactyloscopiques Eurodac pour les demandeurs d’asile ou le Système d’information Schengen (SIS). À chaque fichier ses atteintes aux libertés fondamentales et son lot de recours contentieux, d’annulations puis de reformulations. Par deux fois, le fichier Eloi, relatif à l’éloignement et aujourd’hui intégré à l’AGDREF 2, a ainsi été partiellement censuré par le Conseil d’État [181].
Mais le fichage peut également concerner les proches de l’étranger qui ont accepté de l’héberger le temps d’une visite. Cet acte d’hospitalité est tellement suspect qu’il peut donner lieu à un double fichage : municipal et national. Conformément au code de l’entrée et du séjour des étrangers [182], « les demandes de validation des attestations d’accueil peuvent être mémorisées et faire l’objet d’un traitement automatisé afin de lutter contre les détournements de procédure ». Ce traitement automatisé de données à caractère personnel, prévu par le projet de loi Debré de 1997, avait suscité une telle mobilisation que le projet avait dû être abandonné. Ceci explique que lorsque Nicolas Sarkozy, ministre de l’intérieur, a décidé, en 2003, de reprendre l’idée, il a préféré rendre le fichage facultatif. Il appartient donc à chaque maire de décider s’il souhaite ou non mettre en place un traitement informatisé pour ficher les hébergeants. Si le fichage a lieu, il peut alors collecter et mettre en mémoire pas moins d’une dizaine d’informations relatives à l’état civil, mais aussi à la situation financière, aux caractéristiques du logement : surface habitable, nombre de pièces habitables, nombre d’occupants, droits de l’hébergeant sur le logement (propriétaire, locataire ou occupant). Ces données sont conservées pendant cinq ans [183].
Le nom de l’hébergeant est également inscrit dans le fichier Visabio puisqu’en application de l’article R. 611-8 y sont collectées des informations sur le lieu de séjour à titre principal du demandeur et sur la « personne invitant et/ou susceptible de prendre en charge le demandeur avec identité et coordonnées ». Les données sont, là encore, conservées pendant cinq ans. De tels fichiers ne peuvent avoir pour effet que de dissuader tout acte d’hospitalité puisque, en principe, l’hébergeant doit être informé que ces informations ont été mises en mémoire.
Outre les fichiers spécifiques aux migrants, l’étranger est susceptible d’être inscrit dans d’autres fichiers avec la mention de sa nationalité, sans que cela se justifie nécessairement au regard de l’objectif du fichier. On pense au fichier Base élève de l’éducation nationale qui, dans sa version initiale [184], comprenait la nationalité des parents. Mais on pourrait également citer les logiciels utilisés par nombre de services intégrés d’accueil et d’orientation (SIAO) qui gèrent l’hébergement d’urgence [185].
Détournement de fichiers
D’autres fichiers de droit commun sont détournés de leur fonction initiale pour en faire des outils de restriction des droits des migrants. L’exemple le plus manifeste est celui du Système de traitement des infractions constatées (Stic). Depuis sa création, en 1985, ce fichier de police n’a cessé de faire débat et d’être l’objet de nombreuses critiques [186]. On a d’abord pointé l’absence de base légale et réglementaire. Il faudra attendre 1995 pour qu’il soit légalisé, et 2001 pour que le décret d’application soit enfin publié. Ensuite, la nature des informations collectées – puisque ce fichier mêle victimes, personnes mises en cause et condamnées –, l’absence d’actualisation des suites judiciaires et les faibles garanties de consultation ou de voies de recours ont renforcé les inquiétudes initiales. Dans un rapport de 2013, la Cnil dénombrait pas moins de 40% de personnes fichées par erreur. En 2014, la Cour européenne des droits de l’Homme [187] a même été amenée à condamner la France pour violation de la vie privée en raison du non-effacement d’une mention relative à une procédure qui avait abouti à un non-lieu. Pourtant, au fil des lois qui ont suivi, les possibilités de consultation de ce fichier ont été étendues. Initialement, ce fichier ne pouvait être utilisé que dans le cadre d’investigations policières. Il est désormais accessible, dans le cadre d’enquêtes de police administrative, pour l’accès à certaines professions, qu’il s’agisse d’emplois publics liés à une mission de souveraineté de l’État ou de professions dites de « sécurité » [188].
En ce qui concerne les étrangers, la principale extension découle de la loi du 18 mars 2003 relative à la sécurité intérieure. Ce texte permet en effet de retirer une carte de séjour à un étranger « passible de poursuites pénales » sur le fondement d’un certain nombre d’incriminations : traite des êtres humains, proxénétisme, racolage, exploitation de la mendicité, vol dans un transport collectif, demande de fonds sous contrainte, etc. Un titre de séjour peut donc être retiré sur la base des informations contenues dans un fichier de police quand bien même le parquet aurait renoncé à engager des poursuites [189].
La même loi a par ailleurs expressément étendu les possibilités de consultation du Stic aux autorités chargées de l’instruction des demandes d’acquisition de nationalité française ou de la délivrance et du renouvellement des titres relatifs à l’entrée et au séjour des étrangers. On constatera d’ailleurs que si la consultation du Stic est une simple faculté pour l’accès aux emplois précités (« les décisions de recrutement […] peuvent être précédées d’enquêtes administratives… »), elle est obligatoire en ce qui concerne les étrangers (« il est également procédé à cette consultation pour l’instruction des demandes d’acquisition de la nationalité française et de délivrance et de renouvellement des titres relatifs à l’entrée et au séjour des étrangers… »). Il y aurait donc plus de danger à délivrer une carte de séjour à un étranger ayant une mention au Stic que d’embaucher un policier ou un vigile « connu » des services de police.
Le plus surprenant, c’est que cette extension de l’accès au Stic n’a donné lieu à aucun débat au cours de la discussion parlementaire qui a plutôt tourné autour des risques de refus d’embauche liés à une simple mention de fichier de police, mais personne n’a jugé opportun de s’interroger sur les conséquences d’une telle mention lorsque le droit au séjour ou l’accès à la nationalité française est en jeu.
Le Conseil constitutionnel a validé cette disposition considérant que les conditions de consultation de ce fichier offraient toutes garanties et qu’au demeurant les données recueillies dans les fichiers ne constitueraient qu’un élément de la décision prise par l’administration, sous le contrôle du juge. De sorte que « ces dispositions ne portent pas par elles-mêmes atteinte aux droits des étrangers, lesquels ne comprennent aucun droit de caractère général et absolu d’acquérir la nationalité française ou de voir renouveler leur titre de séjour ». Pensant peut-être faire taire les inquiétudes, le Conseil constitutionnel a tenu à préciser que ces dispositions ne devaient pas être entendues comme remettant en cause l’acquisition de la nationalité française ou le renouvellement d’un titre de séjour lorsqu’ils doivent intervenir de plein droit… hypothèses qui se sont considérablement réduites au cours du temps [190].
Le Stic doit disparaître le 31 décembre 2015 pour être remplacé par le Traitement des antécédents judiciaires (TAJ) [191]. Mais ce fichier suscite les mêmes inquiétudes. Pour la Cnil, « des personnes continueront à se voir refuser l’accès à certains emplois, à un titre de séjour ou à la nationalité française sur le fondement de données d’antécédents erronées » [192]. Le décret prévoit en effet que ce nouveau fichier pourra être consulté à des fins d’enquêtes administratives [193] avec les mêmes probabilités d’erreurs bien qu’une connexion de ce fichier avec le fichier judiciaire Cassiopée soit censée désormais permettre de prendre en compte les classements sans suite et les non-lieux.
En outre, les durées de conservation des informations collectées restent particulièrement longues, de vingt à quarante ans selon la nature des infractions commises. Ce qui va bien au-delà des durées de conservation du casier judiciaire. Quant à l’effacement, s’il est de droit en cas de classement sans suite ou de non-lieu, il n’est pas prévu en cas de sanction pénale de quelque nature que ce soit. Après avoir tenté d’obtenir l’effacement auprès du procureur, le demandeur devra entreprendre une aléatoire procédure devant le tribunal administratif puisque les décisions du parquet, « détachables d’une procédure judiciaire, constituent non pas des mesures d’administration judiciaire, mais des actes de gestion administrative du fichier [194] ».
Le résultat, c’est que l’un des fichiers les moins fiables et les plus utilisés concernant les étrangers – le Stic aujourd’hui, le TAJ demain – permettent à l’administration d’ « éclairer » ces standards que sont l’« ordre public » dans le code de l’entrée et du séjour [195] ou les « bonnes vie et mœurs » [196] dans le code civil, en opposant des faits très anciens, qu’ils aient ou non donné lieu à jugement et à condamnation, pour déterminer la dangerosité d’aujourd’hui.
Le secret professionnel ou ce qu’il en reste
Si la vie privée est protégée par le code civil et la Convention européenne des droits de l’Homme, elle bénéficie aussi, dans certaines hypothèses, d’une protection pénale : le secret professionnel. Prévu à l’article 226-13 du code pénal, il garantit à l’usager, au patient, au client que les informations qu’il est amené à délivrer seront protégées et ne seront diffusées que dans des cadres restreints. Toutefois, en ce qui concerne les étrangers, nombre de dérapages ont montré que cette protection n’était pas absolue. En 2008, une assistante sociale de Besançon dénonçait un sans-papiers à la police. En 2009, la Caisse d’assurance maladie de l’Yonne signalait un autre sans-papiers à la préfecture. En 2009 encore, une agence de la banque LCL d’Aulnay-sous-Bois aidait à l’interpellation d’un de ses clients en situation irrégulière. Ces pratiques, certes isolées, constituent néanmoins des violations caractérisées du secret professionnel auquel chacune de ces institutions est assujettie. Mais le plus inquiétant réside dans le fait que le législateur n’hésite désormais plus à réduire le champ d’application du secret professionnel dès lors qu’il concerne les étrangers.
En résumé, on pourrait dire qu’aujourd’hui la garantie offerte par le secret professionnel ne s’applique pas à l’étranger hébergé en Cada ou lors de ses démarches en mairie ou pour l’obtention de titre de séjour. L’article 345-1 du code de l’action sociale et des familles (Casf) distingue deux catégories d’établissements d’hébergement : les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) pour les familles qui connaissent de graves difficultés, notamment économiques, familiales, de logement, de santé ou d’insertion, et les centres provisoires d’hébergement (CPH) pour les étrangers auxquels a été reconnue la qualité de réfugié ou le bénéfice de la protection subsidiaire. Ces établissements sont tenus au secret professionnel [197].
Un secret professionnel dont ne bénéficient plus les demandeurs d’asile si ce n’est devant l’Ofpra [198]. Depuis la loi du 24 juillet 2006 relative à l’immigration et à l’intégration, les Cada ont en effet été retirés de la catégorie des CHRS. Ils constituent désormais un type d’établissement de service social et médico-social à part entière [199]. Avec une conséquence juridique immédiate ; ils ne bénéficient plus du secret professionnel afférent aux CHRS. Dans la foulée, le gouvernement a multiplié les possibilités d’échanges d’informations entre gestionnaires des Cada et préfectures, prévus par exemple dans des circulaires des 24 juillet 2008 et du 19 août 2011. De tels échanges sont en outre facilités par l’utilisation du logiciel DN@ sur lequel la Cnil a pourtant émis d’importantes réserves [200].
La nouvelle loi réformant l’asile prolonge cette évolution : sous prétexte d’alléger la réglementation qui leur est applicable, elle franchit une étape de plus vers la sortie des Cada, en particulier en matière d’évaluation, de la catégorie des établissements sociaux et médico-sociaux relevant du champ de la loi de janvier 2002 rénovant l’action sociale. Il est vrai que cette loi, qui reconnaît l’autonomie de l’usager et garantit ses droits fondamentaux, son expression, le respect de sa vie privée et son intimité, ne pouvait que se heurter, à terme, à la logique de contrôle en œuvre dans les politiques d’asile.
Une autre atteinte au secret professionnel a été portée lorsqu’il a été prévu que les services sociaux pouvaient être sollicités à l’occasion d’une demande de regroupement familial et de l’établissement d’une attestation d’accueil. Selon les termes de l’article L. 133-5 du Casf, les professionnels, élus et bénévoles impliqués dans les centres communaux ou intercommunaux d’action sociale (CCAS) sont tenus au secret professionnel, et les informations collectées dans ce cadre sont particulièrement protégées. La loi Sarkozy de novembre 2003 a toutefois ouvert une brèche importante dans ce cadre protecteur en permettant au maire de solliciter les services sociaux municipaux pour éclairer son avis en matière de regroupement familial [201] ou sa décision en matière d’attestation d’accueil [202]. La loi habilite ce service social municipal à mener des investigations portant sur le logement et l’autorise à donner les informations collectées au maire pour qu’il exerce sa mission. Le délit de violation de secret professionnel ne peut dès lors être constitué lorsque les informations transmises portent sur le logement puisque, conformément à l’article 226-14 du code pénal, une disposition expresse le prévoit.
Douze ans après avoir confié à ce service social de tels pouvoirs d’investigation en matière migratoire, trois questions de fond se posent. Un service qui instruit des demandes d’action sociale peut-il être le même que celui qui est susceptible d’intervenir au domicile pour contrôler un logement dans le cadre de la politique migratoire ? Le maire agissant en qualité de représentant de l’État, sous la tutelle du préfet, peut-il utiliser un de ses services « décentralisé » sans qu’il en résulte un risque pour les libertés individuelles [203] ? Qu’en est-il enfin de telles compétences à l’heure où le Front national, ouvertement opposé à l’accueil des migrants, dirige des municipalités [204] ?
Demain, une autre loi sur l’immigration
Dans la même logique de multiplication d’hypothèses de levée du secret, les démarches relatives à l’obtention d’un titre de séjour seront demain soumises à un contrôle tatillon, fondé sur la suspicion, que nul autre administré ne peut connaître. On sait déjà les atteintes portées au secret médical lorsqu’il s’agit de régularisation pour raisons de santé malgré les consignes ministérielles [205]. Mais désormais ces atteintes au secret et à la vie privée ne seront pas le fait de mauvaises pratiques mais bien de la loi. La loi relative au droit des étrangers permet en effet, dans son article 25, de solliciter, « sans que s’y oppose le secret professionnel autre que le secret médical », des informations sur les personnes demandant ou possédant un titre de séjour auprès d’institutions aussi variées que les établissements scolaires et d’enseignement supérieur, les collectivités locales (donc les services sociaux départementaux), les établissements de santé, les banques et organismes financiers, les fournisseurs d’énergie et les services de communications électroniques, Pôle emploi, les services d’état civil ou encore la Sécurité sociale. L’objectif est de procéder au contrôle du respect par l’étranger des conditions fixées pour la délivrance d’une carte de séjour et de confronter ses déclarations à des données provenant directement des organismes concernés.
L’atteinte potentielle à la vie privée de l’étranger est ici double. D’une part, le service ou l’organisme sollicité prendra connaissance de la situation administrative de l’étranger à l’occasion de ces sollicitations préfectorales. D’autre part, celui-ci devra transmettre « toute information » – la liste n’est pas arrêtée – au préfet. Pour le Défenseur des droits, cet article « est sans doute la disposition la plus contestable du texte en ce qu’elle atteste de la forte suspicion à l’égard des étrangers et constitue une atteinte disproportionnée aux libertés individuelles et au secret professionnel, notamment des travailleurs sociaux ». Il en demande donc sa suppression [206].
Cette disposition dit beaucoup de la suspicion qui règne à l’encontre des étrangers. Qu’une administration puisse, sans intervention d’un juge, sans motif particulier, sans même que la personne en soit avisée, délier des dizaines d’institutions des exigences de secret qui les régissent, participera un peu plus à précariser le séjour du migrant. Au sens où Jean Furtos définit la précarité : vivre avec la peur. Vivre sans pouvoir croire en l’autre, sans pouvoir envisager l’avenir sereinement.
Le démantèlement du droit au séjour pour soins
Caroline Izambert, doctorante à l’EHESS, Observatoire du droit à la santé des étrangers (ODSE), Nicolas Klausser, doctorant à l’université Paris Ouest Nanterre-La Défense
« Malades expulsés, malades assassinés ». Pendant près de vingt ans, ce slogan a rythmé la conquête et la défense du droit au séjour pour raison médicale.
Depuis 1997, en France, les étrangers gravement malades et ne pouvant se soigner dans leur pays d’origine sont protégés contre toute mesure d’expulsion et, depuis 1998, ils peuvent obtenir une carte de séjour portant la mention « vie privée et familiale » donnant accès au travail et à la protection sociale. Cette protection a été revue à la baisse par la loi de 2011 qui a subordonné la délivrance du titre de séjour à l’absence de traitement approprié dans le pays d’origine et non plus, comme c’était le cas au départ, à l’absence de possibilité effective pour l’intéressé d’avoir accès à un traitement, compte tenu, notamment, de son coût.
Néanmoins, d’un point de vue juridique, l’accès au titre de séjour pour raison médicale reste un dispositif de plein droit : sa délivrance est conditionnée à un avis médical émis par une autorité indépendante du préfet, et le refus d’un titre de séjour pour soins peut être contesté devant les tribunaux administratifs.
Mais l’expérience montre que l’inscription, dans les textes, des mots « de plein droit » ne suffit pas à assurer l’effectivité du dispositif lorsqu’il n’existe plus de consensus politique et social pour en défendre l’esprit et veiller à ce que l’administration s’emploie à respecter la loi.
Produit d’une histoire militante originale commencée au début des années 1990, où se sont rencontrés les défenseurs traditionnels des droits des immigrés et ces nouveaux acteurs qu’étaient les associations des malades du sida, le dispositif de régularisation pour raison médicale a été la réponse apportée, par les pouvoirs publics, à une situation alors perçue comme scandaleuse. Il semblait alors disproportionné qu’une mesure administrative d’éloignement du territoire puisse signifier une condamnation à mort, faute de traitement dans le pays d’origine. Mais, ce qui fut à un moment jugé intolérable a peu à peu cessé de l’être et la loi a progressivement été vidée de sa portée protectrice.
Plein droit contre cas par cas
En 1991, le Comité national contre la double peine (CNDP), un collectif qui regroupe des « représentants de ce qui rest[ait] du mouvement beur et d’étrangers eux-mêmes frappés par la double peine » [207] interpelle l’association de lutte contre le sida, Act Up-Paris, créée en 1989, sur la situation d’étrangers séropositifs emprisonnés qui risquent l’expulsion une fois leur peine purgée. Si le CNDP et Act Up-Paris partagent une certaine radicalité, leur rencontre fait aussi la jonction entre deux dimensions de l’épidémie de sida considérées jusqu’alors de façon distincte : d’un côté, celle qui touche les usagers de drogue, souvent immigrés ou enfants d’immigrés, vivant dans les quartiers populaires, de l’autre, celle qui décime la communauté homosexuelle [208]. Le Comité contre l’expulsion des grands malades naît de ce dialogue et s’emploie à documenter et publiciser des situations individuelles.
Parallèlement, en octobre 1991, le Conseil national du Sida, présidé par Françoise Héritier-Augé, interpelle les pouvoirs publics : « Sans vouloir à aucun titre s’immiscer dans des questions qui ne ressortissent pas à leur domaine d’action, les signataires recommandent toutefois avec insistance que les autorités chargées de l’application de la loi portent une attention particulière au cas des personnes atteintes de pathologies graves et sursoient à l’application de l’expulsion dans tous les cas où, faute de moyens et d’infrastructures sanitaires adéquates, le malade ne pourra poursuivre son traitement médical dans les pays vers lesquels il se trouve renvoyé. Il s’agit ainsi d’éviter que l’expulsion entraîne des conséquences hors de proportion avec les faits qui sont à son origine [209]. » Ce texte contient tous les éléments rhétoriques qui vont permettre à la cause du droit au séjour pour soins d’être embrassée par des acteurs jusque-là peu diserts sur les questions d’immigration. Réclamer la protection contre l’expulsion des personnes gravement malades n’implique pas une critique frontale de la politique d’immigration, il s’agit d’un combat pour la santé ; la légitimité de l’État à expulser n’est pas remise en cause, c’est simplement la disproportion entre la faute et le châtiment qui est interrogée.
Ainsi, en 1993, un nouveau collectif, l’Action pour la défense des malades étrangers en France (Admef), voit le jour. Des associations humanitaires comme Médecins du monde (MDM) ou Médecins sans frontières (MSF) y adhèrent. MSF, habituellement très discret sur les questions nationales, apporte son soutien financier à un important travail de documentation des situations individuelles et d’interpellation systématique des ministères concernés. L’objectif est clair : démontrer que des régularisations au cas par cas par les autorités administratives n’est pas une réponse suffisante et qu’une loi est nécessaire. La cause de ceux qu’on appelle désormais les « étrangers malades » gagne peu à peu en légitimité. En 1997, le principe d’inexpulsabilité des malades est inscrit dans une loi sur l’immigration pourtant globalement répressive, portée par le ministre de l’intérieur, Jean-Louis Debré.
Comment expliquer qu’un gouvernement de droite se soit finalement lui aussi rallié à cette cause ? D’abord, le contexte médiatique a contribué à accélérer le processus : alors que Jean-Louis Debré avait affirmé, pendant les débats à l’Assemblée nationale, qu’aucune personne malade n’avait été éloignée du territoire par son gouvernement, le journal Libération fait sa une sur l’expulsion d’Ali B., un séropositif tunisien. Ensuite, les images encore récentes de l’expulsion par les CRS des sans-papiers, en août 1996, incitent la droite à se saisir d’une occasion de démontrer son humanité envers les populations immigrées sans abandonner ses objectifs de réduction de l’immigration. Enfin, en 1997, l’« affaire du sang contaminé » [210] est encore en cours d’instruction et les responsables politiques, de droite comme de gauche, sont particulièrement attentifs à ne pas provoquer la colère des militants de la lutte contre le sida.
Large coalition militante, travail d’expertise au long cours, défense de la santé plutôt que critique globale de la politique d’immigration : tels sont les ingrédients qui ont permis au combat pour la défense des étrangers malades de trouver une issue victorieuse. En 1998, un dispositif de régularisation de plein droit est inscrit dans la loi par le gouvernement de Lionel Jospin. Mais le durcissement continu des lois sur l’immigration et le discours sur la maîtrise des coûts relatifs à la santé ont peu à peu mis à mal le consensus obtenu à la fin des années 1990.
Comment interpréter la reconnaissance d’un nouveau mode d’accès au titre de séjour alors que les possibilités traditionnelles de régularisation – par le travail, par les liens familiaux – se réduisent ? Le caractère paradoxal du droit au séjour pour soins a été largement commenté. Didier Fassin a montré comment la reconnaissance de la maladie comme motif légitime d’accès au titre de séjour devait être mise en regard avec la baisse constante du taux d’obtention du statut de réfugié et la moindre reconnaissance de la contribution à l’économie nationale des travailleurs immigrés [211]. Le corps souffrant est désormais reconnu quand l’immigré, acteur politique et économique, ne l’est plus. La création du droit au séjour pour soins a marqué « l’âge de la raison humanitaire dans la gestion de l’immigration [212] » : les étrangers malades n’étaient plus simplement tolérés au cas par cas, ils étaient désormais légitimés. Miriam Ticktin, anthropologue américaine, a mené de son côté une enquête visant à explorer les conséquences, sur la construction identitaire des détenteurs de titre de séjour pour soins du fait de devoir leur régularisation à leur état de santé : comment guérir quand la guérison est synonyme d’expulsion [213] ? Ces analyses ont finement repéré le caractère subsidiaire de ce droit au séjour : la maladie est l’une des dernières formes de reconnaissance de la légitimité à demeurer sur le territoire pour les immigrés quand toutes les autres sont désormais niées par l’État.
Mais le droit au séjour pour raison médicale n’est pas seulement porteur de valeurs ambiguës. Il s’est également avéré être une conquête extrêmement fragile malgré la vigilance de l’Observatoire du droit à la santé des étrangers (ODSE), collectif interassociatif issu de la mobilisation des années 1990 qui s’est donné comme tâche de s’assurer de la bonne application de la loi.
Dès 2002, dans un rapport commandé à l’Inspection générale de l’administration (IGA) par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, le droit au séjour pour raison médicale est désigné comme « la faille majeure » du système de régularisation, et les médecins de santé publique de l’administration chargés d’examiner les dossiers sont ouvertement soupçonnés de « complaisance » [214]. La décision d’accorder ou non un titre de séjour pour soins dépend largement de l’avis du médecin qui détermine, comme le prévoit la loi, si « l’état de santé [du demandeur] nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait entraîner des conséquences d’une exceptionnelle gravité, sous réserve qu’il ne puisse effectivement bénéficier d’un traitement approprié dans le pays dont il est originaire ». Les autorités administratives, et en particulier le préfet, n’ont aucune possibilité d’entraver la délivrance de ces titres de séjour et doivent s’en remettre à l’expertise médicale.
Les offensives vont alors se multiplier pour tenter de limiter l’indépendance des médecins. L’idée d’un plein droit garanti par des critères médicaux est peu à peu remise en cause. En 2006, à l’initiative du Comité interministériel de contrôle de l’immigration (Cici), des « fiches-pays », qui décrivent de façon souvent erronée ou incomplète l’offre des soins dans les pays d’origine sont imposées comme outil de travail aux médecins [215]. Des personnalités du monde médico-social comme Françoise Barré-Sinoussi, à qui l’on doit la découverte du virus du sida, ou Martin Hirsch, alors président d’Emmaüs, s’élèvent contre cette tentative de subordination de l’expertise médicale par le pouvoir administratif [216]. Le gouvernement renonce alors, par voie de circulaire, à prescrire l’utilisation de ces fiches, preuve que la cause des étrangers malades trouvait encore, à cette époque, des soutiens au-delà des cercles militants et un certain écho auprès des pouvoirs publics.
L’épuisement du consensus
L’arrivée de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, en 2007, place à nouveau le droit au séjour pour soins dans le collimateur des réformes du code de l’entrée et du séjour des étrangers (Ceseda). La politique migratoire, structurée autour d’objectifs chiffrés, est au cœur de son exercice du pouvoir [217]. Le droit au séjour pour soins comme le regroupement familial, symboles de « l’immigration subie », font partie des dispositifs de plein droit qui contredisent la volonté du président de la République d’étendre toujours plus la possibilité, pour les préfets, de refuser discrétionnairement un titre de séjour. En avril 2008, les médecins de l’administration interpellent, par la voix de leur syndicat, le Syndicat des médecins inspecteurs de santé publique (SMISP), la ministre de la santé, Roselyne Bachelot, pour protester contre les pressions qu’ils subissent de la part des préfectures. Contre la lettre du texte et l’interprétation que vient d’en donner le Conseil d’État [218], l’administration est encouragée à refuser la délivrance du titre de séjour dès lors que le traitement existe dans le pays d’origine, sans tenir compte de son accessibilité effective.
Malgré les contestations associatives, la loi de 2011 sur l’immigration, dite « loi Besson », entérine ces pratiques : désormais, le titre de séjour pour raison médicale est accordé « sous réserve de l’absence d’un traitement approprié dans le pays dont [l’étranger] est originaire, sauf circonstance humanitaire exceptionnelle ». L’objectif de cette modification est explicite : il s’agit de contrer la jurisprudence du Conseil d’État dont le gouvernement prétend qu’elle fait peser une obligation déraisonnable sur le système de santé français. Le Conseil d’État, qui avait jusque-là considéré que le coût des traitements n’avait pas à entrer en ligne de compte, venait d’opérer sur ce point un revirement et de revenir à la lettre et à l’esprit de la loi. L’administration devait non seulement vérifier que des possibilités de traitement existent, mais également tenir compte des hypothèses où l’étranger ne pouvait en bénéficier « soit parce qu’elles ne sont pas accessibles à la généralité de la population, eu égard notamment aux coûts du traitement ou à l’absence de modes de prise en charge adaptés, soit parce qu’en dépit de leur accessibilité, des circonstances exceptionnelles tirées des particularités de sa situation personnelle l’empêcheraient d’y accéder effectivement » [219].
L’esprit du dispositif de 1998 est doublement bafoué par la réforme de 2011. D’une part, la loi n’offre plus aucune assurance à une personne gravement malade qu’elle ne sera pas renvoyée vers un pays où elle ne pourra pas avoir accès aux soins ; car, dans l’immense majorité des pays du monde, des traitements existent pour la fraction la plus privilégiée de la population, ils ne sont donc pas « absents ». D’autre part, la pratique de la régularisation au cas par cas contre laquelle s’était construite la mobilisation des années 1990 est réintroduite avec la possibilité d’invoquer des « circonstances humanitaires exceptionnelles ».
D’où la question qui vient à l’esprit : pourquoi les expulsions de malades qui, dix-huit ans auparavant, faisaient la une des journaux et suscitaient la prise de décisions au sommet de l’État se déroulent-elles aujourd’hui dans une quasi-indifférence politique et médiatique ?
Une première raison tient peut-être à ce que le droit au séjour pour soins n’a pas été confirmé par des décisions internationales qui seraient venues conforter un droit né dans des circonstances politiques extrêmement particulières. Des décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme ont pu laisser penser qu’elle condamnait les expulsions d’étrangers malades vers des pays où ils n’auraient pas accès aux soins, sur le fondement de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme. En 1997, l’arrêt D. c/Royaume-Uni [220] avait en effet considéré que l’expulsion d’une personne séropositive à un stade avancé de la maladie, constituait « un traitement inhumain ou dégradant » car celle-ci n’aurait pas la possibilité de se soigner dans son pays d’origine, Saint-Kitts, et était vouée à mourir rapidement si elle y était renvoyée. Et, le 27 mai 2008, la Cour a jugé que l’expulsion vers l’Ouganda par la Grande-Bretagne d’une jeune femme séropositive atteinte de multiples pathologies opportunistes ne constituait pas une violation de l’article 3 de la Convention [221]. La Cour n’est pas revenue depuis lors sur sa position, alors que l’occasion s’est présentée à plusieurs reprises. Dans une affaire concernant une ressortissante nigériane [222], elle a confirmé sa jurisprudence, en relevant toutefois que « le cas de la requérante [était] marqué par de fortes considérations humanitaires militant en faveur d’une régularisation ». Après avoir été renvoyée devant la Grande Chambre, ce qui laissait présager un revirement de jurisprudence, l’affaire a fait l’objet d’un règlement amiable proposé par les autorités belges et n’a donc pas été jugée [223]. La Cour de justice de l’Union européenne a aligné sa jurisprudence sur celle de la Cour européenne des droits de l’Homme [224].
Comment expliquer ces décisions a priori surprenantes au regard du caractère indérogeable de l’article 3 ? Elles s’inscrivent dans un contexte où, d’une part, la maîtrise des flux migratoires, devenue une préoccupation essentielle pour tous les États, est considérée par la Cour comme un objectif étatique légitime, et où, d’autre part, dans un contexte de crispation autour de la dette publique, les juges, soucieux de préserver la légitimité vacillante de l’institution, hésitent à prendre des décisions perçues comme pouvant alourdir la charge des dispositifs de protection sociale et accroître les dépenses publiques.
Offensive idéologique
Par ailleurs, les forces sociales qui s’étaient engagées dans les années 1990 ont perdu de leur influence, à commencer par les associations de lutte contre le sida qui se sont largement professionnalisées et font face, depuis plusieurs années, à une baisse des financements publics. Enfin, la formulation de la crise économique de 2008 comme une crise de la dette publique a délié les gouvernants de gauche comme de droite d’un certain nombre d’engagements pris auparavant et les incite à considérer les sommes engagées dans le système de soins comme des dépenses à réduire et non comme des investissements. En arguant d’un contexte de pénurie – même si la réalité de la pénurie mériterait d’être discutée –, il devient légitime de mener des opérations de tri et de sélection. Bien évidemment, la banalisation du discours xénophobe amène à ce que ce tri se fasse au détriment des populations parmi les plus dominées socialement, comme les immigrés atteints de pathologies graves [225]. Les termes de la disproportion se sont modifiés : elle n’est plus entre la nature de la décision d’expulsion et ses conséquences mais entre le coût estimé des prises en charge des soins de ces personnes étrangères et les moyens supposés de l’État. Face à cette offensive idéologique, l’argument de la défense de la santé s’avère de plus en plus inopérant, sans pour autant qu’une nouvelle rhétorique vienne se substituer à l’ancienne.
Malgré les promesses de campagne de François Hollande, la situation ne s’est pas améliorée depuis son élection à la présidence de la République en 2012. Elle s’est même aggravée : les refus de titre de séjour, les placements en rétention, les expulsions de personnes gravement malades ont pris une ampleur inégalée [226]. La procédure d’obtention d’une carte de séjour pour soins est tellement malmenée dans certains départements que le dispositif est vidé de sa substance. Les cas d’inapplication de la loi se multiplient dans toutes les institutions en charge du dispositif : préfectures, agences régionales de santé, ministères et tribunaux administratifs.
Des préfets persistent dans leurs pratiques illégales. Ainsi, certains diligentent des contre-expertises médicales pour contrer l’avis médical du médecin de l’agence régionale de santé (ARS) ayant conclu à la poursuite des soins sur le territoire français. Deux méthodes sont utilisées : soit les préfets cherchent à connaître l’état de santé du demandeur, en violant parfois le secret médical, et contactent des médecins dans les pays d’origine, souvent rattachés aux ambassades de France et piètres connaisseurs de la situation sanitaire de la population du pays ; soit ils ont recours à une liste de pays, censément « sûrs » d’un point de vue sanitaire, produite par le ministère de l’intérieur, assurant que les soins seraient disponibles dans ces pays quelle que soit la pathologie [227].
Entre janvier 2013 et fin mars 2014, les tribunaux administratifs ont rendu 54 jugements concernant des refus de séjour pour lesquels une contre-enquête médicale avait été effectuée après un avis favorable du médecin de l’ARS. Dans 95 % des cas, le refus de séjour [228] était prononcé en raison du caractère trop général de sa motivation ou de l’absence d’éléments suffisamment probants quant à la disponibilité des soins dans le pays d’origine [229].
D’autres dysfonctionnements sont observés dans les préfectures, tels les refus d’enregistrement des demandes pour défaut de résidence habituelle, entendue comme une présence de moins d’un an en France, alors que la loi ne pose pas une telle condition. En effet, l’article R. 313-22 du Ceseda prévoit la possibilité de délivrer une autorisation provisoire de séjour (APS) à l’étranger « qui ne remplirait pas la condition de résidence habituelle », renouvelable pendant la durée du traitement. Au lieu d’appliquer cette disposition, un certain nombre de préfectures refuse d’enregistrer les demandes de cartes de séjour pour soins dès lors que la personne n’est pas en France depuis plus d’un an. Les refus d’octroi d’une carte de résident aux titulaires d’une carte de séjour pour soins sont également monnaie courante [230] sous prétexte que, en raison du motif « sanitaire » du séjour, les malades étrangers n’auraient pas vocation à rester durablement sur le territoire [231]. Or, comme l’ont rappelé le Défenseur des droits [232] et le tribunal administratif de Paris [233], le fait, pour un étranger, d’être titulaire d’une carte de séjour pour soins n’est pas un obstacle à la délivrance d’une carte de résident, dès lors que les conditions d’accès au titre sont remplies.
En 2014 et 2015, les agences régionales de santé se sont, elles aussi, montrées peu respectueuses de la loi. Plusieurs personnes séropositives – 19 depuis le début de l’année 2014, alors qu’elles n’étaient que 3 en 2013 – se sont vu refuser le droit au séjour pour soins, les médecins de l’administration ayant considéré que les traitements étaient disponibles dans leur pays d’origine, en dépit des instructions spécifiques de la Direction générale de la santé (DGS) en la matière [234] et des rapports de l’Onusida. Ce constat signe la fin de l’« exception VIH ». Jusqu’ici, les personnes séropositives étaient relativement « épargnées » par les dysfonctionnements observés. Si aujourd’hui, le dispositif de protection des malades étrangers ne fonctionne plus pour elles, ce n’est pas en raison de l’augmentation de l’offre de soins dans les pays en développement, mais bien du fait de l’affaiblissement de ce dispositif.
Le ministère de l’intérieur contribue à cette dénaturation du dispositif par une attitude qu’on peut juger schizophrène : d’un côté, il incite par voie de circulaires au respect de la procédure et du secret médical ; de l’autre, dans une note interne [235], il incite les préfets à s’émanciper de l’avis médical favorable au maintien en France, à refuser le droit au séjour, quitte à prendre le risque d’un contentieux qui permettra de révéler la pathologie en cause. La note précise que « la décision de refus de séjour, si elle est contestée devant le tribunal administratif, permettra de connaître, par le biais des certificats médicaux présentés, la pathologie de monsieur M. » et ajoute qu’il faudra alors consulter l’expert santé auprès de la direction générale des étrangers en France « qui confirmera ou infirmera l’avis » du médecin régional. Ces stratégies officieuses permettent au ministère de l’intérieur de reprendre la main sur le volet médical au détriment du ministère de la santé, comme le prévoit pourtant la loi.
Enfin, les tribunaux administratifs participent à ce mouvement de précarisation du droit au séjour pour soins en confirmant des refus de séjour pour des personnes séropositives originaires de pays en développement et en entérinant la fin de l’« exception VIH ». Plusieurs recours exercés à l’encontre de refus de séjour décidés à la suite d’avis défavorables de médecins de l’ARS pour des personnes atteintes du VIH ont été rejetés par les tribunaux administratifs. Le tribunal administratif de Toulouse a ainsi jugé, concernant un ressortissant russe, que « la circonstance invoquée, à la supposer même établie, qu’il y aurait pénurie d’antirétroviraux dans la région dont [il] est originaire ne saurait permettre de considérer que le traitement n’est pas disponible en Russie ». Dans un jugement du 28 mai 2015 le même tribunal a estimé que la rupture de stocks d’antirétroviraux en Algérie n’était pas constitutive d’absence d’accès à un traitement effectif [236].
Ainsi, chacun des acteurs impliqués dans la procédure du droit au séjour pour raisons médicales contribue au démantèlement du dispositif. Ce démantèlement résulte en grande partie de la loi Besson de 2011, venue arrondir les angles du cadre légal pour y intégrer les dérives de la pratique [237]. Le même schéma est en train de se répéter aujourd’hui : les dysfonctionnements induits par les mauvaises pratiques des acteurs institutionnels de la procédure amènent le législateur à entériner ces mauvaises pratiques au lieu d’y remédier.
La loi relative aux droits des étrangers prévoit notamment un transfert de l’évaluation médicale, relevant aujourd’hui de la compétence des agences régionales de santé, vers l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii). Cette réforme, qui pourrait passer pour une simple réorganisation bureaucratique, cache un changement de philosophie dans le pilotage du dispositif.
Le transfert de l’évaluation médicale à l’Ofii, qui a été doté d’un pôle santé chargé d’élaborer « le volet sanitaire des réformes touchant aux missions de l’établissement » dès le mois d’avril 2015 en prévision du vote de la loi [238], signe l’aboutissement de la mainmise du ministère de l’intérieur sur la quasi-totalité de la politique migratoire. Car ce qui dérange la place Beauvau en matière de droit au séjour pour soins, comme en matière de droit d’asile, c’est l’absence de contrôle sur l’ensemble de la procédure.
Jusqu’à présent, la ligne officielle était de respecter, du moins dans les textes, la répartition des compétences telles que voulue par le législateur de 1998 : au ministère de la santé l’évaluation médicale, au ministère de l’intérieur l’évaluation administrative. Avec ce transfert de compétences, le droit au séjour pour soins échappe un peu plus aux préoccupations de santé individuelle et publique. Renforçant le contrôle du ministère de l’intérieur, il contrevient de surcroît aux principes de la déontologie médicale, les médecins de l’Ofii exerçant à la fois une médecine préventive et une médecine de contrôle. Pour les quelque 26 000 étrangers qui obtiennent annuellement un tel titre de séjour [239], l’avenir reste incertain.
Parallèlement à ce transfert de l’évaluation médicale, le projet de loi prévoit une nouvelle formulation des critères médicaux : sans revenir à la formulation de 1998, cette loi réintroduirait la notion d’« effectivité » dans l’appréciation à mener lors de l’évaluation médicale. Cette modification pourrait être qualifiée de « pas en avant » vers une sécurité juridique pour le droit au séjour des malades étrangers. Mais quel que soit le degré d’appréciation dans l’évaluation médicale, si cette dernière est effectuée par l’Ofii, la logique prédominante reste la même : le contrôle de l’immigration au détriment de la prévention de la santé.
Dix-huit ans après le vote de la loi, l’expulsion de malades étrangers ne fait plus scandale. Le dispositif protecteur imaginé en 1998 ne subsiste que sous une forme dégradée : même pour les personnes atteintes du VIH, l’accès à un titre de séjour n’est plus assuré. La reconnaissance des corps souffrants comme clé d’accès au titre de séjour semble avoir perdu de sa pertinence au profit de la défense des comptes de la nation. Au slogan « Malades expulsés, malades assassinés », on en oppose un autre : « Nous n’avons plus les moyens d’être humains ».
Si le bilan est sombre, de nombreux enseignements peuvent être tirés de l’expérience du combat pour la défense du droit au séjour pour soins. Elle montre la pertinence de la revendication de dispositifs de plein droit au lieu de systèmes de régularisation au cas par cas. Mais elle rappelle également que la reconnaissance juridique d’un « plein droit » - qui implique que les préfets aient compétence liée sur la base des avis médicaux – n’est qu’un faux-semblant si le rapport de force politique qui a permis sa conquête s’effrite. L’avenir du droit au séjour pour soins dépendra de la capacité de ceux pour qui l’expulsion d’une personne malade vers une mort certaine reste intolérable à trouver un nouveau langage de contestation, à contribuer à l’émergence de la parole des personnes concernées et à créer des alliances inédites.
III. Pas d’exception française
Le phénomène de précarisation du séjour n’est pas propre à la France. Dans beaucoup de pays européens, on constate une évolution analogue, comme l’illustrent les cas de la Belgique et de l’Italie que nous avons choisi d’évoquer ici.
En Belgique, toutes les mesures prises depuis plusieurs années, motivées par la lutte contre les abus ou par une conjoncture économique défavorable, ont eu pour effet, sinon pour objet, de rendre plus difficile la situation des personnes en séjour régulier, y compris quand ces personnes sont des demandeurs d’asile ou des citoyens de l’Union européenne. L’insécurité est la règle : parce que les titres de séjour sont en général d’une durée d’un an – le titre de séjour à durée illimitée étant l’exception –, parce que leur délivrance est subordonnée à un très grand nombre de conditions et que l’administration dispose d’un très large pouvoir d’appréciation pour décider si elles sont remplies, parce que ces titres peuvent être retirés si ces conditions ne le sont plus et que leur renouvellement n’est jamais assuré. Cette insécurité va de pair avec la restriction de droits fondamentaux, tels le droit de vivre en famille ou le droit à la protection sociale.
En Italie, il a fallu attendre 1986 pour que soit abrogé le décret datant de l’époque fasciste qui régissait la situation des étrangers. Les réformes se sont par la suite succédé à un rythme rapide. Elles ont visé, dans un premier temps, à définir avec plus de précision le statut juridique des étrangers tant en ce qui concerne l’entrée, le séjour et l’éloignement que la jouissance des droits sociaux. Elles n’ont pas pour autant permis de réduire le pouvoir discrétionnaire de l’administration, générateur d’arbitraire et d’insécurité, ni d’éviter, en raison de la lourdeur du système, le maintien dans l’irrégularité d’un très grand nombre de personnes, même titulaires d’un contrat de travail. Mais les réformes intervenues depuis les années 2000 ont délibérément aggravé la précarité du séjour, par exemple en liant strictement le séjour à l’occupation d’un emploi auprès d’un employeur déterminé. Les enfants, même entrés par regroupement familial, ne sont pas non plus assurés, à leur majorité, d’obtenir un droit au séjour. Quant à l’accès au statut de résident de longue durée, il est soumis à des conditions – de revenus, d’emploi, de connaissance de la langue italienne – qui vont au-delà de ce qui est prévu par la directive européenne qui régit ce statut.
L’évolution touche aussi, de façon plus surprenante encore, les ressortissants des États membres de l’Union européenne. Bénéficiant, sur la base des principes posés dès l’origine par le traité de Rome, d’un statut à part et privilégié, fondé sur la liberté de circulation et d’établissement et la non-discrimination, ils ont vu leur situation s’améliorer à mesure que progressait la construction européenne – et ceci, tant sur le plan de la stabilité du droit au séjour que de la jouissance des droits. Or on constate, depuis quelques années, un renversement de cette tendance, la précarisation frappant désormais aussi les citoyens de l’Union – ou, plus exactement, une partie d’entre eux : ceux qui appartiennent aux pays le plus récemment entrés dans l’Union, et ceux qui sont déjà socialement précarisés, les deux catégories se recoupant du reste pour une large part. L’évolution est d’abord venue des États – en France, les mesures restrictives ont visé principalement les Roms –, mais la jurisprudence récente de la Cour de justice de l’Union européenne semble entériner cette dégradation d’un régime naguère encore si protecteur.
Il était tentant, pour faire contrepoint, d’évoquer le cas des États-Unis. L’image que l’on s’en faisait traditionnellement comme pays d’immigration obéit à un schéma très différent de celui qui a cours dans les pays européens : quels que soient les obstacles qu’il fallait surmonter pour obtenir le fameux visa d’immigration, l’immigrant, une fois admis au séjour, se voyait garantir un statut juridique stable et un accès largement ouvert à la citoyenneté. En réalité, à côté de ce système d’immigration permanente, les États-Unis ont toujours connu des programmes massifs d’immigration précaire de travail et il existe depuis longtemps, dans le droit américain, une multitude de statuts plus ou moins précaires réservés aux « non immigrants ». Mais, dans les années récentes, la fermeture des frontières a engendré la présence d’une très importante population de sans-papiers. Et, compte tenu des blocages rencontrés au niveau du Congrès pour faire aboutir une réforme législative, les administrations Bush puis Obama ont lancé des programmes de régularisation qui ont permis à des centaines de milliers de personnes de sortir de la clandestinité mais en les maintenant dans un statut extrêmement précaire, sans aucune garantie pour l’avenir.
L’impossible stabilité du statut des étrangers en Italie
Nazzarena Zorzella, avocate à Bologne
Il y a près de trente ans, commentant la première loi italienne relative à l’immigration, la loi n° 943 de 1986, un auteur autorisé [240] déplorait le retard du législateur à mettre en œuvre ses obligations internationales, en particulier la convention n° 143 de l’Organisation internationale du travail (OIT), votée en 1975 et ratifiée en 1981, qui imposait l’égalité de traitement entre travailleurs étrangers et travailleurs italiens. Ce retard reflétait l’indifférence politique, plus encore que juridique, face à un phénomène – l’immigration des ressortissants des États tiers à l’UE – apparu dans la société italienne dans les années 1980 et devenu, progressivement et parfois avec fracas, une réalité sociale incontournable.
Jusqu’à la loi de 1986, le statut juridique des étrangers était régi exclusivement par un décret de 1931, datant de l’époque fasciste (Testo Unico delle Leggi di Pubblica Sicurezza ou TULPS), qui envisageait l’immigration sous le seul angle de la sécurité intérieure et de l’ordre public. Édictés à une époque où l’étranger était considéré par hypothèse comme un ennemi potentiel, les maigres dispositions du TULPS imposaient à tout étranger, qu’il soit ressortissant d’un État membre ou d’un État tiers, de « dare contezza di sé » à l’autorité chargée de la sécurité publique, c’est-à-dire de déclarer sa présence et tous ses déplacements d’un lieu à un autre. Il imposait aussi à celui qui employait des étrangers de déclarer à la police la date à laquelle ils étaient embauchés, et à toute personne qui hébergeait un étranger de le signaler à la police. Le tout sous peine de sanctions pénales.
L’expulsion du territoire se fondait essentiellement sur des raisons de sécurité et d’ordre public ou sur la commission d’infractions pénales, et elle était laissée à l’entière discrétion de l’administration.
Bien que la Constitution de 1948 ait imposé à l’État de se doter de lois pour déterminer le statut juridique de l’étranger, en conformité avec les traités et les principes internationaux (art. 10 de la Constitution), le TULPS est resté en vigueur pendant quarante ans, jusqu’à la fin des années 1980, lorsque la loi 39/1990, dite « loi Martelli » a introduit le permis de séjour et commencé à définir les contours du statut de l’étranger.
La loi de 1986 ne concernait toutefois que les aspects relatifs au travail. Elle fixait les modalités et les conditions de l’accès au travail et du regroupement familial des travailleurs, mettant ainsi en œuvre la convention n° 143 de l’OIT. Cette loi a été accompagnée de la première régularisation de grande ampleur [241] : elle a reconnu la légalité de la présence sur le territoire de tous les étrangers qui, attirés par le marché du travail italien, étaient entrés en Italie sans avoir obtenu un permis de séjour – lequel n’était pas prévu par la loi à l’époque.
Jusqu’alors, en effet, l’obligation de déclarer sa présence et ses déplacements, prévue par le TULPS, ne donnait pas lieu à la délivrance d’une autorisation de séjour proprement dite, laissant ainsi les étrangers à la merci de l’arbitraire des autorités de police et sans possibilité de bénéficier des droits sociaux.
Après la timide avancée de la loi de 1986, la première loi qui a réussi à changer partiellement le regard sur l’immigration est la loi Martelli de 1990 : précédée de la première – et unique – Conférence nationale sur l’immigration, elle a été suivie d’une nouvelle opération importante de régularisation. Elle a fixé les motifs et les procédures d’entrée sur le territoire (tourisme, études, travail salarié ou indépendant, soins, motif familial, raisons religieuses [242], avec les visas correspondants) ainsi que d’obtention d’un permis de séjour, en principe étroitement lié au motif de l’entrée. La durée prévue du permis est de deux ans, en principe prorogeable pour une durée double (le second permis délivré a donc une validité de quatre ans), à condition de justifier, au moment du premier renouvellement, d’un revenu au moins égal au montant des allocations sociales et sous réserve d’un éventuel empêchement pour des motifs touchant à l’ordre public ou à la sûreté de l’État. Enfin, la loi de 1990 a mieux encadré le régime des expulsions [243].
Du « vide » au « semi-plein »
On ne peut nier que la loi Martelli, malgré toutes ses limites, a posé les bases d’un statut stable de l’étranger, en allégeant les contrôles, essentiellement sur ses revenus, au fur et à mesure que sa présence sur le territoire national se prolonge. Ce passage d’un « vide » à un « semi-plein » a, sans nul doute, eu un impact positif sur la vie des étrangers, même si, dans la pratique, une grande place est laissée à l’arbitraire de l’administration, débouchant sur une « interprétation » des dispositions légales qui diffère d’un endroit à l’autre. Ceci est dû en partie à l’absence d’un appareil administratif efficace (un mal italien historique), en partie au manque de précision des règles, mais surtout au fait d’avoir confié la compétence en la matière à l’autorité de police qui gère, aujourd’hui encore, l’entrée, le séjour et l’éloignement, dans une optique tournée essentiellement vers le contrôle social.
Ce n’est qu’en 1998, avec la loi n° 40, qu’est promulguée la première loi organique sur l’immigration. Elle aboutit au Texte unique sur l’immigration (TU immigration) consolidé par le décret-loi n° 286/1998. Elle a comme objectif explicite de définir de manière plus cohérente le statut juridique de la personne étrangère en réglementant intégralement l’entrée, le séjour, l’éloignement, et en déterminant les droits sociaux qui lui sont reconnus ainsi que les mesures d’intégration sociale. Cette loi introduit dans l’ordre juridique italien la possibilité de recours contre les discriminations, précédant de quelques années la directive européenne en la matière, et, pour la première fois en Europe, instaure un permis de séjour spécial pour les victimes de la traite ou de l’exploitation criminelle (art. 18).
Avec le TU immigration, le législateur n’a pas atteint le but visé qui était de réduire le pouvoir discrétionnaire de l’administration, à la fois en raison du manque de clarté de certaines règles et de la résistance opposée par les autorités de police, qui ont pendant longtemps cherché à interpréter de façon restrictive les dispositions législatives.
Mais la faille principale du TU immigration réside dans la lourdeur d’une réglementation qui le rend en pratique inapplicable et qui conduit un grand nombre de travailleurs étrangers à rester en situation irrégulière. De fait, le droit de travailler dépendait (et dépend encore) de la confrontation à distance entre l’offre et la demande de main-d’œuvre. La procédure se déroule de la façon suivante : le gouvernement promulgue (quand il le juge nécessaire et donc sans obligation) un décret-flux [244], c’est-à-dire une mesure gouvernementale [245] qui fixe pour l’année la nationalité et le nombre d’étrangers qui ont le droit d’entrer en Italie pour travailler (quotas de travail) ; le futur employeur participe à une sorte de mise en concurrence pour bénéficier d’un des quotas [246], en indiquant un travailleur qu’en principe il ne connaît pas, puisqu’il doit résider dans son pays d’origine ; après plusieurs mois (car la procédure administrative est très longue), on informe le cas échéant l’employeur qu’on lui a attribué un quota, mais l’autorisation ne sera délivrée par le Portail unique pour l’immigration [247] que s’il justifie de revenus suffisants pour prendre en charge le travailleur et s’il n’a pas fait l’objet de condamnations pénales ; une fois l’autorisation accordée, le travailleur est convoqué au consulat italien pour obtenir un visa d’entrée.
La procédure dure en général plus d’un an. Ce système est de toute évidence irréaliste et inapplicable, non seulement en raison de la durée de la procédure mais surtout parce qu’il est très difficile pour un employeur de faire appel à un travailleur sans rien savoir de lui, que ce soit dans le secteur du travail domestique, où les rapports personnels sont déterminants, ou dans celui des petites entreprises caractéristiques de l’économie italienne. Ce dispositif législatif aboutit inévitablement à ce que le (futur) travailleur étranger arrive en Italie avec un visa de tourisme qui ne peut ensuite être converti en permis de travail et se retrouve donc, à l’expiration du visa, en situation irrégulière, tant au regard du séjour que du travail. Ou encore, ce qui arrive le plus souvent, qu’il entre sur le territoire de manière irrégulière et trouve un travail le temps que soit promulgué le décret-flux et que l’employeur reçoive l’éventuelle autorisation. Le système engendre donc d’énormes poches d’irrégularité, et cela d’autant plus que, ces dernières années, avec la crise économique européenne et italienne, très peu de décrets ont été promulgués, à l’exception de ceux concernant le travail saisonnier nécessaire à l’agriculture italienne.
Pour ajouter à l’irrationalité du système, le TU immigration de 1998 ne prévoit aucun mécanisme d’obtention du permis de séjour pour les personnes qui sont à même de faire état d’un contrat de travail ou d’une résidence stable, ce qui contribue à accroître le nombre de personnes en situation irrégulière et rend périodiquement nécessaire l’adoption de lois de régularisation [248].
La situation a encore été aggravée par les lois votées par les gouvernements de centre droit en 2002 et en 2009 [249] qui ont renforcé le caractère répressif en matière d’expulsion par rapport à l’inspiration initiale du TU immigration, et ont accentué parallèlement la précarité du séjour. En 2002, par exemple, a été introduit le « contrat de séjour », à savoir un contrat de travail qui « lie » le séjour à un emploi et le travailleur à l’employeur, ce dernier devant garantir l’accès à un logement et les frais d’un éventuel rapatriement, lesquels sont déduits du salaire du travailleur. Le contrat de séjour était exigé de façon impérative à la fois pour l’entrée sur le territoire et pendant toute la durée du séjour. Cette obligation a été partiellement supprimée en 2012 : elle ne subsiste que pour la première entrée.
La réforme de 2002 a également réduit la durée du permis de séjour, qui reste lié, à quelques exceptions près, à l’occupation d’un emploi, permettant ainsi un contrôle permanent et approfondi de l’immigration, puisque l’autorité de police, qui reste compétente pour la délivrance des permis de séjour, peut vérifier très régulièrement les deux conditions nécessaires au maintien de l’autorisation de séjour : l’existence d’une source de revenus et l’absence de condamnations pénales.
L’impact de la législation européenne
Le cadre réglementaire rigide de l’Italie a commencé à se fissurer avec les directives de l’Union européenne : d’abord la directive n° 2003/86/CE sur le regroupement familial puis la directive n° 2003/109/CE sur les résidents de longue durée. Ces textes, bien que transposés tardivement en Italie [250], ont entraîné une réforme significative du TU immigration.
En ce qui concerne le « droit à l’unité de la famille », le décret-loi n° 5/2007 a supprimé certains motifs qui faisaient automatiquement obstacle au regroupement familial (condamnations pénales pour certains types d’infractions ou inscription au Système d’information Schengen – SIS –) ou à la délivrance ou au renouvellement du permis de séjour (ressources insuffisantes ou condamnations pénales).
Les nouvelles dispositions exigent, quand l’étranger a des liens familiaux en Italie, d’évaluer le danger « présent et réel » qu’il représente pour la société, et de prendre en compte « la nature et l’effectivité des liens familiaux de l’intéressé ainsi que l’existence de liens familiaux et sociaux avec son pays d’origine, et même, pour l’étranger déjà présent sur le territoire national, la durée de son séjour sur ce même territoire national ». Les dispositions sur l’expulsion sont formulées dans les mêmes termes.
Aucune condition qui aurait pour effet d’affecter le droit fondamental à l’unité familiale ne peut donc être exigée de façon automatique, conformément à la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’Homme relative à l’article 8 de la Convention. Malgré la clarté de ce principe, son application s’est heurtée à une résistance constante de l’administration, au point d’imposer l’intervention de la Cour constitutionnelle. Celle-ci, dans une décision n° 202 de 2013, a confirmé que les dispositions favorables de la directive étaient applicables aux personnes étrangères résidant en Italie et qui y ont des liens familiaux, même si la procédure ordinaire de regroupement familial n’a pas été suivie (cette procédure, qui suppose l’obtention d’un visa spécifique pour l’entrée sur le territoire est longue et complexe, comme on le verra plus loin). Actuellement, tous les ressortissants étrangers qui ont des liens familiaux en Italie peuvent donc prétendre à l’obtention d’un permis de séjour ou à son renouvellement.
Le texte transposant la directive n° 2003/86/CE a également modifié le TU immigration en ce qui concerne les catégories de membres de la famille pouvant bénéficier du regroupement, en y incluant notamment les parents. Toutefois, cette extension a été remise en cause par la réforme de 2009 qui subordonne la venue des parents à des conditions beaucoup plus strictes, comme on le verra plus loin. Cette réforme a eu des conséquences graves car, en limitant considérablement la reconstitution en Italie de noyaux familiaux élargis, qui permettent traditionnellement de confier la garde des enfants en bas âge aux grands-mères, elle a rendu plus difficile le travail des femmes étrangères.
Quant aux résidents de longue durée, la transposition en droit italien de la directive n° 2003/109/CE a, elle aussi, fait évoluer le système du TU immigration. Au départ, celui-ci prévoyait l’attribution d’un titre de séjour stable à l’étranger qui résidait en Italie depuis au moins six ans, mais en le conditionnant en pratique à l’exercice d’une activité rémunérée à durée indéterminée. L’article 9 d’origine prévoyait l’attribution de la « carte de séjour » – sous cette dénomination – à ceux qui détenaient un permis de séjour permettant un nombre indéterminé de renouvellements ; mais ce titre, après l’intervention de la loi Bossi-Fini de 2002, ne pouvait être délivré qu’aux travailleurs ayant un travail stable, condition de plus en plus difficile à remplir en temps de crise.
Le décret-loi n° 3/2007 (transposant la directive n° 2003/109/CE) a créé le « permis de séjour pour résident de longue durée ». Sa délivrance est subordonnée à un certain nombre de conditions, notamment des ressources (et donc pas seulement un travail) au moins égales au montant annuel des allocations sociales [251] ; si le permis est également demandé pour les membres de la famille – conjoint et enfants mineurs – le revenu exigible est augmenté en proportion ; le logement doit aussi être conforme à certaines normes (superficie, hygiène et salubrité, équipement électrique, etc.).
Le nouveau titre de séjour européen pour les personnes étrangères a sans nul doute contribué à les stabiliser, au point que 56,3 % des ressortissants de pays tiers vivant en Italie en sont actuellement titulaires [252].
Les changements significatifs apportés par le droit européen n’en ont pas moins soulevé quelques problèmes, en partie du fait de la latitude laissée sur certains points aux États membres par les directives, mais aussi du fait de l’interprétation restrictive ou contestable des règles en vigueur par les autorités de police, compétentes pour la délivrance des permis de séjour, de quelque nature qu’ils soient.
En ce qui concerne le droit à l’unité familiale, les problèmes concernent en premier lieu la définition des membres de famille qui ont droit au « regroupement familial » ou à la « cohésion familiale » [253]. À l’origine, le TU immigration prévoyait uniquement le regroupement des enfants mineurs à charge et non mariés. Il était cependant précisé que pouvaient bénéficier du regroupement les « membres de la famille au troisième degré, dépendants, incapables de travailler », ce qui permettait d’inclure les enfants incapables majeurs. La loi Bossi-Fini a supprimé cette catégorie et autorisé le regroupement des enfants à charge « s’ils ne peuvent pas, pour des raisons objectives, se prendre en charge en raison de leur état de santé entraînant une invalidité ». À l’issue de plusieurs modifications législatives successives, en 2007 puis 2008, le droit actuel n’autorise le regroupement des enfants majeurs qu’en cas d’invalidité totale.
En ce qui concerne les parents, le TU immigration de 1998 incluait les « parents à charge » parmi les bénéficiaires du regroupement familial. La règle a été modifiée dans un sens restrictif en 2002, le regroupement étant subordonné au fait qu’il n’y ait pas d’autres enfants dans le pays d’origine ou que, dans le cas de parents âgés de plus de soixante-cinq ans, leurs autres enfants présents soient incapables de les entretenir pour « raisons graves de santé dûment prouvées ». Le décret-loi n° 5/2007 (transposant la directive n° 2003/86/CE) a rétabli le droit en faveur des « parents à charge qui ne disposent pas de soutien familial adéquat dans le pays d’origine ou de provenance ». Mais, en 2008, le gouvernement de centre droit a reformulé la disposition en question, reprenant les termes du texte de 2002 et y ajoutant l’exigence d’une couverture santé spécifique [254].
Il est vrai que la directive n° 2003/86/CE ne fait pas obligation aux États membres de reconnaître le droit au regroupement familial pour les enfants majeurs et les parents à charge, mais ne prévoit qu’une simple faculté. Cependant, à partir du moment où l’État décide d’introduire cette faculté dans son droit national, il doit le faire en conformité avec le droit européen. Or la directive évoque les ascendants à charge qui « ne bénéficient pas du soutien familial nécessaire dans le pays d’origine » et les enfants majeurs « lorsqu’ils sont objectivement incapables de subvenir à leurs propres besoins en raison de leur état de santé » [255]. Les conditions posées par la loi italienne sont beaucoup plus restrictives et paraissent donc incompatibles avec le droit de l’Union.
Des mineurs pris au piège de la majorité
Une autre question épineuse concerne la situation des enfants entrés en Italie avant leur majorité et qui y résident au moment où ils deviennent majeurs. En théorie, la majorité détermine l’indépendance juridique vis-à-vis des parents, mais, comme cela arrive souvent aussi dans les familles italiennes, cela n’entraîne pas nécessairement la cessation de la cohabitation et l’autonomie financière, les enfants restant à la charge de leurs parents.
À leur majorité, les enfants étrangers risquent de perdre leur droit au séjour, car les autorités chargées de la sécurité publique exigent habituellement que le jeune majeur étranger soit ait un travail (une période de chômage pendant un an est tolérée), soit fasse des études – ce qui suppose alors qu’il remplisse les conditions d’obtention du permis de séjour étudiant [256]. Cette situation est bien évidemment problématique, car elle risque de faire basculer dans l’irrégularité des milliers de jeunes qui ont vécu la plus grande partie de leur vie en Italie avec leur famille.
Bien qu’en 2008 le ministère de l’intérieur ait édicté une circulaire demandant aux autorités de police de ne pas opérer de discrimination entre les enfants de ressortissants étrangers et les enfants de citoyens italiens, ces autorités ont manifesté une nette résistance en refusant de renouveler les permis de séjour aux jeunes majeurs. Il en est résulté un important contentieux qui s’est heureusement conclu par l’application des principes de « flexibilité » [257] et de respect du droit à la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme. S’ensuivit l’interdiction d’exclure automatiquement du droit au renouvellement du permis de séjour le jeune devenu majeur, dès lors qu’existent des liens familiaux stables en Italie et qu’il n’a pas de liens avec le pays d’origine. L’absence d’une disposition expresse assurant cette protection constitue cependant une lacune qu’il serait souhaitable de combler par un texte de droit interne ou pris au niveau européen.
S’agissant à présent des résidents de longue durée, malgré la clarté des dispositions de la directive n° 2003/109/CE qui ont été correctement transposées dans le droit interne, il n’est pas simple, en Italie, d’accéder au permis UE pour les résidents de longue durée, dit « PSUE ». L’obtention de ce permis de séjour stable se heurte en effet à de nombreux obstacles, en raison de l’interprétation et de l’application malveillantes et erronées qu’en donnent les questure [258].
Les problèmes concernent, tout d’abord, la preuve du revenu qui doit être, selon l’article 9 du TU immigration, d’un montant égal à l’allocation sociale annuelle, augmenté en fonction du nombre de membres de la famille avec lesquels le demandeur cohabite (conjoints et enfants mineurs, éventuellement parents venus au titre du regroupement familial) si la demande est faite aussi pour eux [259]. Si l’étranger ne demande le PSUE que pour lui-même (les membres de la famille continuant à avoir le permis de séjour ordinaire), la questura exigera les mêmes conditions de revenus, estimant que, dans tous les cas, c’est le noyau familial qui doit justifier de revenus suffisants. Cette interprétation est erronée, car la directive n° 2003/109 et l’article 9 du TU immigration distinguent les cas où l’étranger dépose la demande de PSUE pour lui-même de ceux où il la dépose aussi pour les membres de sa famille.
Cette application inexacte des textes exclut de fait de nombreux étrangers de la reconnaissance du statut de résident de longue durée, et ces cas sont rarement portés devant la justice car la procédure est longue et son coût élevé, ce qui dissuade les intéressés de faire valoir leurs droits.
En outre, de nombreuses questure exigent que le demandeur justifie du montant des revenus prévu par les textes sur les cinq années précédentes, en les liant, de plus, nécessairement à un travail. Or, ni la directive ni le TU immigration ne l’exigent, et le candidat au séjour de longue durée peut avoir des revenus suffisants issus d’une autre source (par exemple s’il a épargné) ou peut se trouver temporairement sans emploi tout en ayant, là encore, des revenus suffisants.
Il ne semble pas y avoir sur cette question de décision de justice, sans doute parce que rares sont les étrangers qui exercent des recours lorsqu’on leur refuse ce permis, soit pour les raisons mentionnées plus haut, soit parce qu’ils obtiennent presque toujours un permis ordinaire – soumis à des contrôles périodiques.
En revanche, les juges censurent le retrait d’un PSUE motivé par le fait que l’étranger n’a plus de travail ou n’a plus de moyens de subsistance suffisants, puisque la directive n° 2003/109/CE ne prévoit pas la vérification de l’existence d’un revenu une fois acquis le statut de résident de longue durée.
Une autre difficulté concerne les membres de la famille cohabitant qui demandent le PSUE sans faire état de cinq années de séjour régulier en Italie. L’orientation dominante de la jurisprudence administrative était de leur accorder le PSUE, dans la mesure où ils avaient le statut juridique de membre de famille d’une personne résidant en Italie depuis plus de cinq ans. Toutefois, un récent arrêt de la Cour de justice, interprétant la directive d’une façon qu’on peut trouver contestable, a exclu cette possibilité [260].
Enfin un test de connaissance de la langue italienne [261] a été introduit par la loi pour l’obtention du titre de résident de longue durée. N’en sont exemptés que les enfants de moins de quatorze ans, ceux qui ont des difficultés sérieuses à apprendre les langues (en raison de leur âge, d’une maladie ou d’un handicap) et ceux qui ont acquis une maîtrise de la langue pendant leurs études ou dans le cadre du « contrat d’intégration » (il s’agit du contrat que doit signer le primo-arrivant ou celui qui demande le renouvellement d’un titre de séjour, par lequel il s’engage à atteindre des « objectifs d’intégration ») [262].
Les statistiques du ministère de l’intérieur [263] montrent que, depuis l’introduction de ce test en décembre 2010, 80 % des 505 000 étrangers qui l’ont passé l’ont réussi. Elles indiquent cependant aussi que 720 000 personnes avaient demandé à passer le test, que 682 000 convocations ont été envoyées : ce qui veut dire qu’en plus des 100 000 personnes qui ont échoué au test de langue, 220 000 environ ont été « égarées en route ». Autrement dit, le nombre de celles qui, remplissant tous les critères, sont devenues résidentes de longue durée (400 000), est à peine plus élevé que le nombre de celles qui n’ont pas obtenu ce statut parce qu’elles n’ont pas passé ou n’ont pas validé le test de langue italienne (320 000). Il est probable que beaucoup d’étrangers ne se sont pas présentés au test parce qu’ils ne le jugeaient pas nécessaire, parce qu’ils savaient ne pas être en mesure de le réussir ou parce que, avant la convocation, les questure leur ont signalé qu’ils ne remplissaient pas les autres conditions, ce qui rendait superflu le test linguistique. Il serait intéressant de connaître le profil des catégories d’étrangers « exclus », ce qui n’apparaît pas dans les statistiques ministérielles ; mais elles prouvent en tout cas que l’échec au test de langue est l’une des raisons de non-obtention du titre de long séjour et qu’il concerne un nombre important de ressortissants étrangers.
Ce test, on l’a dit, a été introduit par un gouvernement de centre droit qui a mené une politique délibérée de restriction des droits des personnes étrangères. La conformité de cette disposition à la directive n° 2003/109/CE peut être contestée. Celle-ci permet, certes, aux États membres d’imposer aux intéressés de justifier d’un certain degré d’intégration, incluant le cas échéant la connaissance de la langue nationale, mais les exigences dans ce domaine doivent être proportionnées. Or, notamment au regard des statistiques que l’on vient de rappeler, cela n’est pas le cas ici.
Limiter la durée du séjour
La situation est encore plus problématique pour les étrangers qui ne remplissent pas les conditions nécessaires à l’obtention du statut de résident de longue durée et sont titulaires d’un permis de séjour ordinaire, dit aujourd’hui « permis unique », conformément à la directive n° 2011/98/UE [264] transposée en Italie par le décret-loi n° 40/2014. Le TU immigration subordonne le renouvellement du titre aux mêmes conditions que sa délivrance initiale, à savoir : pour l’autorisation de travail, un contrat de travail et la preuve d’un logement ; pour le permis familial, un revenu suffisant pour toute la famille et un logement adéquat ; pour le permis étudiant, le passage d’au moins deux examens par an, etc.
Le TU envisage également l’hypothèse où un travailleur se trouve involontairement au chômage : la validité de son titre de séjour est prorogée pendant au moins un an et aussi longtemps qu’il touche des indemnités. À l’issue de cette période « autorisée », il ne conserve son droit au séjour que s’il justifie disposer de revenus d’un montant égal à celui demandé en cas de regroupement familial, à savoir celui de l’allocation sociale annuelle.
Le chômage n’est donc pas par lui-même un obstacle au maintien du droit au séjour. Dans la pratique administrative, toutefois, cette disposition protectrice est appliquée de façon restrictive, de sorte que la perte d’emploi devient objectivement une cause de retrait du permis de séjour. De nombreuses questure, par exemple, tardent à délivrer le permis aux chômeurs étrangers, pour vérifier s’ils ont retrouvé du travail entre-temps : la recherche d’un emploi est ainsi rendue plus difficile car les employeurs n’acceptent pas toujours d’embaucher une personne simplement titulaire d’un récépissé de demande de renouvellement du permis.
La durée du permis de séjour pose elle aussi des problèmes car le TU immigration prévoit des périodes de validité différentes selon les cas. Le permis peut être délivré pour la durée du contrat de travail, ou pour un an, ou pour deux ans si le travail est à durée indéterminée ; elle est d’un an pour le permis étudiant [265], tandis que le permis familial a la même durée que celui qui a été délivré à la personne que la famille va rejoindre. Sa durée ne peut en aucun cas excéder deux ans.
Dans les faits, peu de permis de deux ans sont délivrés, et les pratiques varient beaucoup d’une questura à l’autre. La tendance est de limiter autant que possible la durée du permis, pour permettre des contrôles fréquents et rapprochés, tant sur les moyens de subsistance (la référence étant toujours le montant annuel des prestations sociales) que sur d’éventuelles causes d’empêchement (condamnations pour une série de délits).
Cette situation est préoccupante, d’autant qu’à chaque renouvellement l’étranger doit payer une taxe qui va de 80 € à 200 € pour le permis de long séjour, à laquelle s’ajoutent 27 € de timbre. Ce montant, à multiplier par le nombre de membres de la famille, représente un lourd fardeau économique pour les familles étrangères.
Il faut encore citer, parmi les problèmes rencontrés, le problème du logement. Celui-ci fait depuis quelque temps l’objet d’un contrôle par les questure, qui exigent que l’étranger prouve qu’il bénéficie d’un bail en bonne et due forme – ou d’un titre de propriété, s’il est propriétaire –, et refusent souvent de prendre en compte les simples attestations d’hébergement. Une telle exigence est illégale puisqu’elle s’ajoute aux dispositions du TU immigration qui prévoit seulement que l’étranger fasse mention de son domicile.
En résumé, si, comme on l’a montré, le droit européen a contraint l’Italie à modifier sa législation, en particulier pour les résidents de longue durée et ceux qui ont des liens familiaux, la condition de tous ceux qui ne peuvent prétendre à l’un de ces statuts reste très précaire. Force est de constater qu’il n’est pas facile pour un étranger de conserver son permis de séjour s’il perd son emploi ou si ses revenus ne sont pas suffisants au regard des critères appliqués par la questura – et cela, même s’il réside en Italie depuis longtemps. Même ceux qui ont des liens familiaux en Italie risquent à tout moment de perdre leur droit au séjour s’ils ne peuvent justifier de revenus suffisants.
Les données de l’Istituto nazionale di statistica (Istat) [266] indiquent qu’au 1er janvier 2014, il y avait en Italie 3,9 millions d’étrangers ressortissants de pays tiers, dont 2,18 millions, soit 56,3 %, étaient titulaires du permis de séjour de longue durée. Par rapport à 2013, cependant, le nombre de nouveaux permis délivrés a baissé de 3,2 %, cette diminution concernant principalement les femmes. On constate aussi une baisse du nombre de permis liés à la vie familiale, aux études, ou délivrés pour raisons humanitaires, tandis qu’à l’inverse le nombre de permis pour travail a augmenté. Un autre document [267] fait état de ce qu’en 2014 le nombre de citoyens italiens partis vivre à l’étranger a augmenté, alors que le nombre de ressortissants étrangers résidant en Italie a diminué. Une des raisons en est peut-être l’absence de promulgation de décrets-flux, alors que plusieurs secteurs de l’économie italienne, comme l’agriculture, continuent à utiliser une main-d’œuvre étrangère sous-payée et exploitée.
Plus généralement, en période de crise les résidents étrangers sont confrontés aux mêmes difficultés que les citoyens européens pour obtenir ou conserver leur emploi ; mais ils affrontent une difficulté supplémentaire, à savoir le maintien de leur droit au séjour. Si de nombreuses familles ont quitté l’Italie ces dernières années, on peut faire l’hypothèse que cela tient plus à ces difficultés qu’au désir de retourner dans le pays d’origine, ce qui est pourtant souvent la seule voie qui leur est laissée.
Regard sur la Belgique
Coralie Hublau, Ciré [268]
Depuis plusieurs années, on constate en Belgique, comme dans la plupart des pays de l’Union, une tendance à l’adoption de mesures qui précarisent le séjour des étrangers et touchent directement ou indirectement à leurs droits fondamentaux, qu’ils soient demandeurs d’asile, réfugiés, étrangers en séjour régulier ou irrégulier ou citoyens européens. La plupart de ces mesures sont souvent justifiées, par les autorités nationales, par la nécessité de lutter de manière efficace contre des abus, rarement quantifiés, mais également par la « conjoncture économique actuelle », dans laquelle il convient de limiter la charge potentielle que les migrants risquent de faire peser sur les dépenses de sécurité sociale. Ce qui est assez significatif, c’est que ces mesures ont, pour beaucoup, été prises sur la base de textes émanant du gouvernement et ne nécessitant pas de débat public (instructions et circulaires administratives ou ministérielles, arrêtés royaux, lois-programmes, etc.). Relevons enfin que ces réformes du droit des étrangers ne font que très rarement l’objet d’une évaluation.
Quelques chiffres permettent de mieux se représenter les tendances de la migration en Belgique aujourd’hui. Sur une population d’environ 11 millions d’habitants, on compte 81 % de Belges de « naissance », 11% d’étrangers et 8% de personnes qui ont acquis la nationalité belge [269]. Alors qu’au cours des trente dernières années, les tendances en termes d’immigration et d’émigration reflétaient plutôt un accroissement des mouvements migratoires, ce phénomène stagne, voire diminue, depuis quelques années. Le nombre d’immigrés (en particulier les ressortissants d’États tiers) a continué à diminuer en 2013 (122 079 en 2013 au lieu de 140 375 en 2010).
L’immigration en Belgique est par ailleurs une immigration principalement européenne, 63 % des immigrants étant des citoyens européens. Pour les ressortissants de pays tiers, les principales voies d’entrée en Belgique sont le regroupement familial, les études, le travail et la demande d’asile. Entre 2010 et 2013, on constate une forte diminution des titres de séjour obtenus pour raisons humanitaires (10 994 en 2010, 1 601 en 2013) comme des titres de séjour obtenus pour raisons familiales (30 546 en 2010, 22 266 en 2013).
En matière d’asile, le nombre de demandes était en diminution en 2013 par rapport aux années précédentes avec 15 840 personnes ayant demandé l’asile en Belgique pour 21 463 en 2012 et 25 479 en 2011, alors que le nombre de demandes dans l’ensemble de l’Union européenne était en hausse à cette période (de 30 % entre 2012 et 2013). En 2014, on a constaté une légère reprise du nombre de demandes liée sans doute aux crises actuelles, notamment en Syrie et en Irak. L’année 2014 s’est distinguée également par une nette augmentation du nombre de reconnaissances du statut de réfugié (37 %).
Enfin, on estime, depuis quelques années, à 100 000 le nombre de personnes qui vivent en Belgique en situation irrégulière.
Une loi source d’insécurité juridique
La principale base légale du droit belge des étrangers est la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers. Cette loi a été modifiée à de très nombreuses reprises au cours des dernières années, notamment sous l’influence du droit européen. Elle est devenue aujourd’hui en grande partie illisible et difficilement applicable et elle comporte de nombreuses lacunes.
Le droit belge des étrangers se caractérise par une pluralité de statuts et de titres de séjour, de procédures et d’acteurs institutionnels compétents. Comme les types de statut et de procédure d’accès au séjour déterminent l’étendue des droits accordés aux étrangers, ceux-ci se retrouvent très souvent face à une grande insécurité juridique. Celle-ci est encore accentuée par le très large pouvoir d’appréciation que la loi de 1980 laisse, dans beaucoup de cas, à l’administration fédérale en charge du séjour des étrangers, l’Office des étrangers. C’est le cas en matière de régularisation pour raisons humanitaires, par exemple, où la loi dit uniquement que l’administration doit examiner s’il existe des « circonstances exceptionnelles » qui empêchent l’étranger de retourner dans son pays d’origine, sans que ces circonstances soient définies légalement. C’est le cas également de plusieurs dispositions de la loi qui permettent à l’administration de refuser le séjour ou de le retirer lorsque l’étranger représente une menace pour « l’ordre public belge ou la sécurité nationale », sans autre définition ou exemples de situations qui constitueraient un tel risque. C’est le cas encore du séjour des citoyens européens demandeurs d’emploi pour lesquels l’Office des étrangers va examiner, au cas par cas, s’ils recherchent activement du travail et s’ils ont des chances réelles d’en trouver, sans qu’aucune balise soit prévue par la loi.
Ce qui est assez significatif également, c’est que l’un des principes de base de la loi du 15 décembre 1980 est que le séjour est accordé pour une durée limitée (généralement un an au plus). Le séjour à durée illimitée est une exception à ce principe et les situations qui y donnent droit sont strictement énoncées par la loi.
Outre cette limitation dans le temps, la délivrance de la plupart des titres de séjour est subordonnée à des conditions telles que l’existence de revenus, la non-dépendance vis-à-vis du système d’aide sociale belge, la vie commune avec un membre de famille, etc. Et le contrôle des conditions est opéré non seulement au moment de la délivrance du titre mais pendant toute la durée du séjour. Cette tendance à conditionner et à précariser toujours plus le séjour des étrangers est particulièrement manifeste en matière de regroupement familial. Ainsi, la durée pendant laquelle le séjour du membre de famille est dépendant de la vie commune avec son conjoint/partenaire/parent/enfant s’est allongée au fil des réformes, passant de quelques mois à deux ans, à trois ans et enfin, depuis 2013, à cinq ans.
Un autre exemple de séjour de plus en plus précaire est celui des étrangers régularisés pour raisons médicales – une procédure ouverte aux étrangers en situation irrégulière sur le territoire, gravement malades et sans accès aux soins dans leur pays d’origine. En pratique, il est extrêmement difficile de prétendre à ce type de droit au séjour, l’administration appliquant un filtre médical très strict. Les personnes à qui on délivre un titre de séjour sur cette base (environ 1 %) peuvent en principe en obtenir le renouvellement chaque année, aussi longtemps que la maladie persiste et que l’état des soins dans leur pays d’origine ne s’est pas amélioré ; et, au bout de cinq ans, elles peuvent, théoriquement, obtenir un droit au séjour illimité. En pratique, l’administration refuse régulièrement le renouvellement de la carte d’un an au bout de la troisième ou de la quatrième année.
Famille : une discrimination à rebours
Le cadre légal actuel est donc par lui-même source d’insécurité juridique et, par voie de conséquence, source de précarité pour les étrangers qui y sont confrontés. Plusieurs mesures spécifiques ont été adoptées ces dernières années en matière d’asile, de regroupement familial ou encore de protection sociale qui visent certaines catégories d’étrangers et qui portent directement ou indirectement atteinte à leurs droits fondamentaux. Toutes ces mesures ont été justifiées par la nécessité de lutter contre les abus et les fraudes et de protéger l’économie belge. À titre d’exemple, on se focalisera ici sur les mesures qui portent atteinte au droit à la vie privée et familiale et au droit de mener une vie conforme à la dignité humaine.
Après l’arrêt de la migration par le travail en 1974, le regroupement familial est devenu la première voie d’entrée légale en Belgique. Il représente plus de 50 % des visas de long séjour délivrés. En augmentation jusqu’en 2009, le nombre de regroupements familiaux a commencé à diminuer en 2010 et plus encore entre 2011 et 2012 [270]. Conçu au départ pour permettre aux migrants venus travailler en Belgique d’y rester grâce à l’arrivée de leurs familles [271], le regroupement familial a tendance aujourd’hui, en Belgique comme dans le reste de l’Europe, à devenir un outil de gestion et de contrôle de la migration. Plusieurs réformes du regroupement familial et des procédures qui y sont liées (mariage/cohabitation légale) ont été adoptées ces dernières années, la dernière remontant à 2011. Toutes sont allées dans le sens d’un durcissement de la réglementation en ajoutant des conditions supplémentaires à la venue des familles (revenus, logement, assurance maladie, etc.), et en limitant le droit pour les étrangers de se marier et de vivre en famille.
La réforme de 2011 avait clairement pour objectif de rendre plus difficile le regroupement familial, y compris le rapprochement avec un conjoint belge, en particulier lorsque ce conjoint belge est d’origine turque ou marocaine – sachant que c’est de cette partie de la population qu’émanent la plupart des demandes de regroupement familial. L’une des principales mesures de la loi de 2011 prévoit ainsi la fin de l’assimilation des Belges aux citoyens européens. Le statut des Belges « sédentaires », c’est-à-dire n’ayant pas exercé leur droit à la libre circulation, est calqué désormais sur celui des ressortissants de pays tiers en ce qui concerne les conditions du regroupement familial. La loi du 8 juillet 2011 a ainsi créé, pour la première fois, un statut moins favorable pour la famille d’un Belge que pour la famille des citoyens européens, bon exemple de « discrimination à rebours ».
Ce texte avait également pour objectif de réduire la charge potentielle sur la sécurité sociale et de lutter contre les mariages de complaisance. Ainsi, sur la base de la directive européenne n° 2004/38/CE, la nouvelle loi a introduit en droit belge une condition de revenus stables, réguliers et suffisants équivalents à 120 % du revenu d’intégration sociale soit 1 307 € par mois. Cette condition est appréciée très strictement par l’administration qui ne tient pas compte des réalités du marché du travail. Une personne qui travaille en CDD ou en intérim (ce qui est devenu la norme aujourd’hui), a fortiori un chômeur, a peu de chances de pouvoir faire venir un membre de sa famille par le regroupement familial.
Par ailleurs, en 2013, de nouvelles mesures de lutte contre les mariages et les cohabitations de complaisance ont été adoptées. Ces mesures assimilent la « cohabitation simulée » au « mariage simulé », allongent les délais de contrôle dont disposent les autorités pour enquêter sur la réalité de l’union projetée, introduisent une attestation de non-empêchement à mariage que doit produire le Belge qui souhaite se marier à l’étranger. Cette attestation doit être demandée auprès du poste diplomatique belge à l’étranger qui peut, à cette occasion, mener une enquête sur le mariage projeté. Pour augmenter l’efficacité de ces mesures, un échange d’informations entre officiers de l’état civil, parquets et Office des étrangers a été organisé par la consultation du registre de la population.
Remarquons, enfin, que la politique de délivrance des visas « court séjour » de visite familiale, déjà utilisée comme outil de contrôle de la migration irrégulière, semble également servir à gérer la migration régulière et à lutter contre les unions simulées. Les garanties de retour exigées du membre de famille qui demande ce type de visa sont appréciées de façon tellement stricte que ce type de visa est devenu extrêmement difficile à obtenir. Cela précarise encore un peu plus la situation des étrangers mais porte aussi atteinte au droit des Belges ayant des membres de famille étrangers de vivre en famille. Toutes ces mesures multiplient les obstacles pour les familles migrantes qui souhaitent vivre ensemble en Belgique, instituant pour eux un véritable parcours du combattant avant de pouvoir jouir de leur droit de vivre en famille.
À la lecture des objectifs visés par les réformes opérées ces dernières années et au regard des modifications successives de la loi sur le séjour des étrangers, la rendant extrêmement complexe et donc source d’insécurité juridique, il semble évident que la réglementation sur le regroupement familial est devenue en Belgique un outil de gestion de la migration légale plus qu’un outil d’intégration.
Il est plus que temps aujourd’hui d’évaluer les changements législatifs intervenus ces dernières années en la matière et d’évaluer l’objectif de lutte contre les abus, jamais objectivé en termes de chiffres. Cet objectif instaure un climat de suspicion constant sur les couples mixtes et les familles migrantes et favorise les situations de chantage aux papiers.
Des droits sociaux démantelés
En 2013, plusieurs mesures ont été adoptées visant certains groupes spécifiques d’étrangers et leur droit à l’aide sociale. Celui-ci, tiré du droit reconnu à toute personne de mener une vie conforme à la dignité humaine, est ancré dans différents textes nationaux – à commencer par la Constitution – et internationaux. Pour la première fois, en 2013, une catégorie d’étrangers en séjour régulier a été exclue purement et simplement du droit à l’aide sociale. Il s’agit des étrangers qui occupaient un emploi et ont donc été régularisés sur la base du travail dans le cadre de l’opération de régularisation de 2009. Si ces personnes se retrouvent temporairement sans travail pendant l’année couverte par leur titre de séjour et qu’elles n’ont pas encore consolidé suffisamment leurs droits pour pouvoir demander une allocation de chômage, elles n’ont plus droit à la protection sociale.
Un autre exemple de démantèlement des droits sociaux de certains étrangers concerne ceux dont le droit au séjour a été refusé ou retiré et qui ont introduit un recours suspensif contre la décision de l’administration devant le Conseil du contentieux des étrangers. Par le biais d’une circulaire administrative, l’administration a, en août 2013, enjoint aux administrations communales de procéder à la radiation d’office de ces personnes des registres de population. La radiation des registres implique la fin de nombreux droits attachés au statut de ces personnes (travail, aide sociale, etc.).
Enfin, les citoyens européens ne sont pas en reste en termes de démantèlement de la protection sociale des étrangers présents en Belgique. Depuis 2012, ils doivent désormais attendre cinq ans au lieu de trois avant de pouvoir prétendre à un droit de séjour permanent. Pendant ces cinq premières années, ils peuvent perdre leur droit au séjour s’ils constituent une « charge déraisonnable pour le système d’aide sociale belge » ou si, en tant que demandeurs d’emploi, ils n’ont pas de chances réelles de trouver du travail. Les citoyens européens avaient déjà auparavant été exclus du revenu d’intégration sociale (l’équivalent peu ou prou du RSA français) et de toute forme d’aide sociale, y compris l’aide médicale urgente, pendant les six premiers mois de leur arrivée en Belgique.
La politique migratoire belge actuelle a donc deux conséquences principales : elle favorise l’augmentation de la migration « irrégulière », à mesure que les voies d’entrée légale se réduisent de plus en plus ; elle entraîne la précarisation des populations migrantes tout au long de leur parcours migratoire.
Deux facteurs qui augurent mal de l’avenir. À la suite des dernières élections qui ont marqué un virage à droite, l’accord de gouvernement d’octobre 2014 – qui fixe les grandes lignes de la politique qui sera menée pendant la législature actuelle – s’oriente vers de nouvelles mesures de précarisation : lutte contre les abus (demandes d’asile et de séjour multiples, etc.), droit de rôle à payer pour les demandes de séjour, retour de l’enfermement des familles en centres fermés, renforcement des éloignements du territoire, lutte contre les reconnaissances frauduleuses de paternité, etc.
Le statut de citoyen européen protège-t-il encore ?
Claudia Charles, juriste, Gisti
L’année 2013 a été déclarée « Année européenne des citoyens » par le Conseil de l’Union et le Parlement européen, afin notamment de sensibiliser les citoyens à leur droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire de l’Union européenne. Ce droit, intimement lié à cette citoyenneté, est censé renforcer la cohésion sociale, la compréhension mutuelle entre les citoyens et l’attachement de ceux-ci à l’Union. Selon la Commission européenne, cet événement « devait montrer que la citoyenneté n’est pas un concept vide de sens, mais bien un statut fondamental pour les ressortissants des États membres, les investissant de droits tangibles et d’avantages (en tant que personnes individuelles, consommateurs, travailleurs, étudiants, volontaires, acteurs politiques, etc.) » [272].
Si la liberté de circulation et d’installation a été conférée dès l’origine, par le traité de Rome, en 1957, aux ressortissants des États membres exerçant une activité économique, le traité de Maastricht, en 1992, en même temps qu’il a institué une « citoyenneté de l’Union européenne », attribuée à « toute personne ayant la nationalité d’un État membre », a qualifié ces libertés de « droit fondamental » du citoyen européen.
Sous l’impulsion de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), rebaptisée plus tard Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), ces libertés avaient, dès avant l’adoption du traité de Maastricht, connu une extension croissante. Cette tendance s’est confirmée par la suite : les ressortissants des États membres ont ainsi bénéficié d’un statut de plus en plus stable et de plus en plus proche de celui des nationaux. Mais depuis quelques années on observe un renversement de cette tendance : la précarisation qui affecte les ressortissants des États tiers atteint désormais aussi, quoiqu’avec des modalités différentes, les citoyens européens.
Après l’entrée en vigueur du traité de Maastricht, on pouvait se demander quelles conséquences la Cour de justice allait tirer de l’apparition de cette nouvelle catégorie juridique, détachée a priori du critère économique : le citoyen européen. Un début de réponse est venu quelques années plus tard, à l’occasion d’une question préjudicielle posée à la Cour concernant le droit, pour une ressortissante espagnole résidant en Allemagne où elle avait eu un enfant, de percevoir une allocation d’éducation. Celle-ci lui avait été refusée au motif qu’elle ne possédait ni la nationalité allemande ni un titre de séjour. Dans cette affaire, tant l’avocat général que la CJCE ont estimé que la qualité de citoyenne de l’Union lui permettait de revendiquer le droit à cette prestation [273]. Trois ans plus tard, la Cour a énoncé clairement que « le statut de citoyen de l’Union a vocation à être le statut fondamental des ressortissants des États membres permettant à ceux parmi ces derniers qui se trouvent dans la même situation d’obtenir, indépendamment de leur nationalité et sans préjudice des exceptions expressément prévues à cet égard, le même traitement juridique [que les nationaux du pays d’accueil] » [274]. Une tendance jurisprudentielle semblait donc se dessiner, allant dans le sens de la reconnaissance d’une « citoyenneté sociale » [275] imposant le principe d’une égalité de traitement entre tous les « citoyens », et non plus accordée seulement aux « travailleurs » ayant exercé leur droit à la libre circulation.
Afin de mieux cerner le sens donné par la Cour au statut de « citoyen », on rappellera préalablement la portée qu’elle a donnée à la libre circulation des personnes économiquement actives, en dépit des limites autorisées, principalement sous couvert de la notion de « menace pour l’ordre public », par le « droit dérivé », constitué des règlements et directives. À la suite de l’adoption de l’Acte unique européen et de la création d’un « espace sans frontières intérieures », ce droit dérivé, au début des années 1990, a étendu le droit au séjour aux ressortissants des États membres dits « inactifs », n’exerçant aucune activité professionnelle. Enfin, si, depuis l’entrée en vigueur du traité de Maastricht et comme le dit la Cour, « le statut de citoyen de l’Union a vocation à être le statut fondamental des ressortissants des États membres », sommes-nous pour autant face à une citoyenneté dépourvue de toute condition et garantissant le principe d’égalité de traitement ? Les derniers développements jurisprudentiels ne laissent pas entrevoir une telle hypothèse. À l’heure où, dans les États membres, et notamment en France, on entend de plus en plus de voix réclamer un encadrement plus strict du droit à la libre circulation, la CJUE semble avoir fermé la porte, sinon définitivement du moins pour un temps, à un véritable statut de « citoyen de l’Union », allant ainsi dans le sens d’une précarisation du droit au séjour des ressortissants de l’Union.
Le principe de libre circulation
La Communauté économique européenne créée par le traité de Rome avait reçu pour mission, « par l’établissement d’un marché commun, d’une Union économique et monétaire et par la mise en œuvre des politiques et des actions communes […], de promouvoir un développement harmonieux et équilibré des activités économiques dans l’ensemble de la Communauté, […] un niveau d’emploi et de protection sociale élevé, le relèvement du niveau et de la qualité de vie, la cohésion économique et sociale et la solidarité entre les États membres ».
Le titre III du traité, consacré à la libre circulation des personnes, des services et des capitaux, contenait un article 48 [276] qui donnait le « tempo ». Il prévoyait la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté, impliquant l’abolition de toute discrimination, fondée sur la nationalité, entre les travailleurs des États membres en ce qui concerne l’emploi, la rémunération et les autres conditions de travail. Il comportait en outre le droit, sous réserve des limitations justifiées pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique, de répondre à des emplois effectivement offerts, de se déplacer à cet effet librement sur le territoire des États membres, de séjourner dans un des États membres afin d’y exercer un emploi conformément aux dispositions législatives, réglementaires ou administratives régissant l’emploi des travailleurs nationaux, de demeurer sur le territoire d’un État membre après y avoir occupé un emploi. Les articles 52 et suivants [277] du traité posaient le principe de la liberté d’établissement, permettant notamment l’accès aux activités non salariées et leur exercice dans les mêmes conditions que les nationaux du pays d’établissement. Les articles 59 et suivants [278], enfin, traitaient de la libre prestation de services, c’est-à-dire des prestations fournies contre rémunération, incluant les activités de caractère industriel, commercial, artisanal ou les professions libérales.
Il revenait au droit dérivé de poser les règles permettant de rendre effectives ces libertés, notamment en éliminant de manière progressive les obstacles légaux et administratifs prévus par les États membres. Ce droit dérivé n’a été élaboré qu’avec retard : ce n’est qu’en 1968 qu’a été adopté le règlement n° 1612/68, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté [279]. Il prohibe toute discrimination qui, fondée sur la nationalité, entraverait l’exercice de cette libre circulation, notamment en ce qui concerne les conditions de travail, de rémunération, de licenciement, de réintégration professionnelle ainsi que les avantages fiscaux et sociaux accordés aux nationaux. La directive n° 68/360 du Conseil [280] précise les modalités pratiques de l’exercice du droit au séjour des travailleurs et des membres de leur famille sur le territoire des autres États membres. Ainsi, il est prévu qu’ils disposent d’un droit d’entrée, sur présentation d’un passeport ou d’une carte d’identité sans qu’un visa soit exigé, sauf s’il s’agit d’un membre de famille lui-même ressortissant d’un pays tiers. On peut leur imposer de détenir un titre de séjour, mais à condition de ne pas faire obstacle « à la mise en exécution immédiate des contrats de travail conclus par les requérants ».
La figure du travailleur communautaire
Les textes restent toutefois silencieux sur ce qu’il faut entendre par « travailleur » : s’agit-il d’une personne exerçant une activité professionnelle à temps complet ? Faut-il être rémunéré au salaire minimum, lorsque l’État membre d’accueil le prévoit ? Quid de la situation de ce travailleur en cas de perte d’emploi ? C’est la Cour qui va répondre à ces questions, et elle va le faire animée par l’idée qu’il s’agit d’une liberté fondamentale. Ainsi, pour donner un effet utile tant aux dispositions du droit primaire (les traités) que du droit dérivé (les règlements et directives), elle va décider qu’il faut interpréter de façon large les notions en cause et de manière restrictive toute limitation.
La notion de travailleur est au cœur de deux arrêts importants : l’arrêt Levin de 1982 [281] et l’arrêt Lawrie Blum de 1986 [282]. Par le premier, la Cour dit que constitue une prestation de travail l’exercice d’activités réelles, effectives et non réduites au point de devenir marginales et accessoires. Par conséquent, le travail à temps partiel constitue une activité salariée et la personne qui l’exerce bénéficie de la qualité de « travailleur ». Dans la deuxième décision, la Cour donne une définition qui doit être appliquée de manière homogène par l’ensemble des États membres : relève de la catégorie de « travailleur » la personne qui effectue, pendant un certain temps, des prestations pour une autre, sous l’autorité de laquelle elle se place, en contrepartie du versement d’une rémunération. Restaient à trancher les questions relatives au montant de la rémunération et à la durée de l’activité. À ce propos, la Cour affirme que ni le niveau de la rémunération ni l’origine des ressources n’ont d’impact sur la qualité de « travailleur ». Même le fait que les revenus soient inférieurs au minimum d’existence n’empêche pas de bénéficier de cette qualité. Cette rémunération peut aussi être en nature (nourriture, habillement, logement, etc.) à condition qu’elle soit versée, au moins indirectement, en contrepartie de l’activité salariée [283]. De plus, « la circonstance que l’activité salariée est de courte durée n’est pas susceptible, à elle seule » d’exclure celui qui l’exerce du statut de travailleur [284].
Par deux arrêts de principe, la Cour a enfin posé que les demandeurs d’emploi font partie de la catégorie des travailleurs : ils doivent par conséquent se voir reconnaître les mêmes droits et libertés que ces derniers. C’est d’abord l’arrêt Unger [285] qui, dès 1964, relève que le travailleur n’est pas exclusivement celui qui détient un emploi actuel. Une activité potentielle suffit donc pour se voir reconnaître ce statut. Puis, dans l’arrêt Antonissen de 1991, la Cour affirme « le droit pour les ressortissants communautaires de se déplacer pour rechercher un emploi dans un autre État membre et le droit d’y séjourner [286] ». Des personnes en recherche d’emploi doivent donc bénéficier des droits reconnus aux travailleurs.
Enfin, même si l’article 48 du traité de Rome (aujourd’hui TFUE, art. 45) exclut du champ d’application de la libre circulation des travailleurs les emplois dans l’administration publique, la CJUE a limité la portée de cette exclusion en précisant que seuls les emplois qui « comportent une participation, directe ou indirecte, à l’exercice de la puissance publique et aux fonctions qui ont pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l’État ou des autres collectivités publiques » peuvent être réservés aux nationaux [287].
Une limite est toutefois prévue par les textes : la réserve de l’ordre public, de la sécurité ou de la santé publiques. Il faudra attendre la directive du 25 février 1964 [288] relative aux mesures prises pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique pour connaître les contours de ces restrictions. Selon ce texte, les mesures d’ordre public ou de sécurité publique doivent être fondées « exclusivement sur le comportement personnel de l’individu qui en fait l’objet », la seule existence de condamnations pénales ne suffisant pas à les justifier. Par la suite, la Cour de justice s’est attelée à encadrer le recours à cette notion de la part des autorités nationales des États membres. Ainsi, l’atteinte à l’ordre public suppose l’existence, en dehors du trouble social que constitue toute infraction à la loi, d’une menace réelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société [289]. La jurisprudence exige de plus que la menace soit actuelle et appréciée à l’époque où la mesure d’éloignement est exécutée. Cela vaut particulièrement lorsqu’il s’est écoulé un long délai entre la date de la décision d’éloignement de la personne concernée et le moment où cette décision est soumise au contrôle de la juridiction compétente, préalablement à son exécution [290]. Ces principes ont été consacrés par la directive 2004/38/CE du 29 avril 2004 [291].
Si les principes ainsi posés sont plutôt protecteurs des droits des ressortissants des États membres, les pratiques nationales, elles, vont se révéler bien peu conformes à ces postulats, sinon en complète contradiction avec eux.
Avec l’adoption de l’Acte unique européen en 1986, une nouvelle notion voit le jour : celle d’un espace commun sans frontières internes « dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée ». C’est sur ce fondement que va être entériné, par deux directives de 1990 et de 1993 [292], le droit à la libre circulation des ressortissants des États membres ne relevant pas de la catégorie des « travailleurs ». Le principe est a priori simple : les personnes concernées peuvent exercer leur droit au séjour sur le territoire d’un autre pays membre à la condition de disposer des ressources suffisantes et d’une assurance maladie « pour éviter [qu’elles] ne deviennent, pendant leur séjour, une charge pour l’assistance sociale de l’État membre d’accueil [293] ». Il est indiqué par ailleurs que les ressources sont suffisantes « lorsqu’elles sont supérieures au niveau de ressources en deçà duquel une assistance sociale peut être accordée par l’État membre d’accueil à ses ressortissants, compte tenu de la situation personnelle du demandeur » ou, si cela n’est pas possible, « lorsqu’elles sont supérieures au niveau de la pension minimale de sécurité sociale versée par l’État membre d’accueil ».
La jurisprudence de la CJUE en la matière est beaucoup moins abondante que celle développée sur la libre circulation des travailleurs. Elle est néanmoins restée fidèle à sa ligne directrice selon laquelle la liberté de circulation constitue un principe fondamental et consubstantiel à la construction européenne, les exceptions et les restrictions à cette liberté doivent être interprétées de manière stricte, notamment lorsqu’il s’agit d’apprécier la nature des ressources, leur caractère suffisant et la notion de « charge déraisonnable ».
Dans un arrêt de 2006, la Cour estime que la législation d’un État membre est contraire au droit de l’Union lorsqu’elle exige des ressources qu’elles soient personnelles ou, au moins, fournies par une personne ayant un lien juridique avec le citoyen qui exerce son droit de circulation [294]. De même, le fait d’imposer à l’intéressé de disposer de ces ressources pour une durée d’au moins un an « est une condition manifestement disproportionnée par rapport à l’intérêt légitime des États membres de ne pas voir les bénéficiaires du droit de séjour devenir une charge déraisonnable pour leurs finances publiques [295] ». Enfin, concernant la charge déraisonnable, le juge de l’Union estime qu’elle doit s’apprécier « compte tenu d’un ensemble de facteurs et au regard du principe de proportionnalité, si l’octroi d’une prestation sociale est susceptible de représenter une charge pour l’ensemble des régimes d’assistance sociale » de l’État membre d’accueil. Elle en conclut que « le seul fait, pour un ressortissant d’un État membre de bénéficier d’une prestation d’assistance sociale ne saurait suffire à démontrer qu’il représente une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale » du pays en question [296].
En dépit de quelques errements de la jurisprudence, dont la cohérence [297] n’est pas toujours évidente, on doit reconnaître que, d’une manière générale, c’est grâce à cette œuvre prétorienne qu’ont été acquises de véritables avancées en matière de libre circulation des travailleurs d’abord, puis de libre circulation des citoyens en général. Les États membres se sont distingués en revanche par une forte réticence, sinon à adapter leur législation à celle de l’UE, du moins à s’y conformer lorsqu’il s’agit de la mettre en œuvre. La France se range à cet égard parmi les mauvais élèves.
Les réticences de la France
En 1998, le Gisti consacrait un numéro de sa revue Plein droit aux « ratés de la libre circulation » [298]. On y évoquait déjà les nombreux obstacles opposés par les autorités françaises aux « ressortissants communautaires » : refus de délivrance de titre de séjour au motif du défaut de visa de long séjour, exigence de produire un acte de naissance accompagné d’une traduction certifiée, refus de visa opposé au conjoint d’un citoyen de l’UE pour défaut de justificatif de ressources, etc. S’agissant des « inactifs », les obstacles étaient eux aussi nombreux : limitation du type d’assurance maladie accepté, possibilité pour les autorités compétentes d’exercer un contrôle actif et permanent sur les conditions de ressources et d’assurance maladie, restriction sur la nature des ressources prises en compte [299]… Enfin, en matière d’éloignement, la réglementation française prévoyait déjà la possibilité de prendre un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière à l’égard d’un ressortissant d’un État membre au seul motif de sa situation irrégulière [300]. Le Conseil d’État, saisi par le Gisti, a validé, sans faire état de considérations liées à l’ordre public, ce dispositif prévu par une circulaire [301]. Plus tard, la même juridiction validera plusieurs mesures d’éloignement prises à l’égard des citoyens UE eux-mêmes ou des membres de leur famille, ressortissants de pays tiers, en faisant abstraction du droit de l’Union [302].
Le début des années 2000 a néanmoins été marqué par un alignement progressif des pratiques administratives françaises sur le droit de l’Union, principalement en matière d’accès aux droits sociaux et de reconnaissance implicite du principe d’égalité de traitement. Comme le faisait remarquer Antoine Math : « à cette époque, l’égalité entre Français et ressortissants communautaires était largement devenue une réalité, dans les textes comme dans les usages […]. Comme le dira crûment une circulaire ministérielle de 2007, à cette époque “la question de la régularité de leur séjour […] était considérée comme a priori résolue” » [303]. Ce répit va être de (très) courte durée. L’adhésion de huit pays de l’Est le 1er mai 2004 et, surtout, l’intégration de deux nouveaux membres, la Bulgarie et la Roumanie le 1er janvier 2007, comprenant une importante minorité rom, va provoquer un changement brutal des pratiques. En septembre 2007, la Caisse nationale d’assurance maladie publiait ainsi une note d’information intitulée « affiliation à la CMU pour les ressortissants britanniques inactifs » par laquelle le ministère de la santé avertissait ces derniers qu’ils n’avaient plus droit à la couverture maladie de base (CMU) et qu’ils ne pourraient demeurer sur le territoire français qu’après avoir souscrit un contrat d’assurance maladie privée. Le ton est donné. Sont visés les inactifs et, parmi eux, les plus pauvres, les Roms.
Les dispositions de la directive du 29 avril 2004 vont être transposées en droit français de façon contestable sur plusieurs points. Les pratiques des préfectures et des organismes sociaux sont elles aussi en contradiction avec le droit de l’Union, principalement en raison de l’interprétation très restrictive des principes dégagés par la Cour de justice. Les juridictions administratives elles-mêmes, y compris le Conseil d’État, ont même surpris par leurs décisions, dont certaines ont réussi à faire l’unanimité de la doctrine contre elles. Cette situation se perpétue dans la quasi-indifférence de la Commission européenne, pourtant gardienne des traités.
Les usages abusifs de l’« abus de droit »
En 2011, à l’occasion d’une énième réforme du Ceseda par la loi Besson, le législateur a élargi les cas dans lesquels le préfet peut prendre une mesure d’éloignement à l’encontre d’un citoyen de l’Union en créant une nouvelle cause de départ forcé : l’abus de droit. Il y a « abus de droit » lorsque la personne renouvelle des séjours de moins de trois mois dans le but de se maintenir sur le territoire alors que les conditions requises pour un séjour d’une durée supérieure à trois mois ne sont pas remplies ou quand elle séjourne en France dans « le but essentiel de bénéficier du système d’assistance sociale » [304]. Un citoyen de l’UE devrait par conséquent s’abstenir de faire usage de sa liberté fondamentale de circulation au risque de se voir opposer la notion d’abus de droit par les autorités françaises. L’introduction de cette notion d’abus de droit est d’autant moins nécessaire que l’accès à la plupart des prestations d’assistance sociale en France est subordonné à la preuve de la résidence sur le territoire français de plus de trois mois : affiliation à la couverture maladie universelle de base [305] et aide médicale d’État [306] sur critère de résidence stable et régulière. Les textes prévoient également, s’agissant des seuls ressortissants de l’Union qui ne sont ni travailleurs ni assimilés, une condition de résidence de trois mois pour l’accès au revenu de solidarité active (RSA) [307] et à l’allocation aux adultes handicapés (AAH) [308].
Par ailleurs, une circulaire en date du 10 septembre 2010 sur les différents motifs de séjour d’un citoyen UE ou assimilé et des membres de sa famille indique, en contradiction avec l’article 45 du TFUE et la jurisprudence constante de la CJUE, que « les citoyens de l’UE qui viennent en France pour y rechercher un emploi ne peuvent pas revendiquer le droit de séjourner en qualité de travailleurs ». S’agissant du droit de séjour des inactifs, la même circulaire fait référence uniquement au montant des ressources qui doit être équivalent au RSA, en faisant abstraction de « la situation personnelle de l’intéressé » ; or les textes imposent de prendre en compte celle-ci pour apprécier le droit au séjour et ne permettent pas aux États de fixer un revenu minimal au-dessous duquel ce droit serait refusé.
Du côté des préfectures, les pratiques illégales sont également nombreuses et répétées. Elles ont conduit huit associations françaises, à saisir à deux reprises, en 2008 et en 2010, la Commission européenne d’une plainte contre la France pour violation du droit de l’Union [309]]. Ainsi, les mesures d’éloignement prises à l’égard des citoyens de l’Union – notamment Roumains et Bulgares et, parmi ces derniers, surtout des Roms – sont entachées de multiples irrégularités, tant sur la forme que sur le fond : méconnaissance des garanties procédurales fondamentales, manque total ou insuffisance de motivation, non-conformité de la mesure au droit européen, en particulier en ce qui concerne la notion de « menace à l’ordre public » (invoquée par exemple pour des faits non réprimés pénalement, ou pour une condamnation pénale mineure, voire sur la base de simples soupçons). Les obligations de quitter le territoire sont par ailleurs quasi systématiques lorsque la personne est dépourvue de ressources, sous prétexte qu’elle constitue une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale français, alors même qu’elle n’a bénéficié d’aucune aide sociale. Enfin, l’enfermement, qui ne devrait être qu’une mesure exceptionnelle à des fins d’éloignement et uniquement lorsque celui-ci est justifié par des motifs d’ordre public ou de sécurité publique, est régulièrement pratiqué à l’égard des Roumains. Selon le rapport 2013 des associations présentes dans les centres de rétention, 1 841 personnes de nationalité roumaine ont été placées en rétention administrative, ce qui représente la quatrième nationalité dans les statistiques de l’enfermement [310].
Dénis de justice
On aurait pu espérer, à la lumière des positions prises par la Cour de justice, que le juge administratif français se montrerait plus enclin à sanctionner ces irrégularités. Cela n’a pas été le cas. Le plus souvent, et à quelques exceptions près, les cours administratives d’appel et le Conseil d’État ont adopté des solutions en contradiction manifeste avec la lettre et l’esprit du droit de l’Union. Deux exemples permettent de l’illustrer. Le premier est fourni par un avis du 26 novembre 2008 dans lequel le Conseil d’État considère que « l’insuffisance des ressources peut être opposée par le préfet pour prendre une décision d’éloignement à l’encontre d’un ressortissant communautaire qui séjourne en France depuis plus de trois mois, alors même que l’intéressé n’est pas encore effectivement pris en charge par le système d’aide sociale » [311], ce qui contredit de plein fouet la position adoptée par la Cour de Luxembourg. Le second exemple est une décision concernant une obligation de quitter le territoire français à l’encontre d’une citoyenne d’origine roumaine pour menace à l’ordre public. Celle-ci, vivant dans un bidonville et n’ayant aucun autre moyen d’existence que la mendicité, a été interpellée pour avoir sollicité le versement de sommes d’argent à l’aide de faux documents portant l’en-tête d’une vraie association caritative. Placée en garde à vue pour « escroquerie à la charité publique », elle a été par la suite placée en rétention et éloignée du territoire. Ayant à se prononcer sur la validité de la mesure, le Conseil d’État considère que la présence en France de la requérante « constituait une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour la sécurité publique, qui constitue un intérêt fondamental de la société française » [312]. Comme on a pu le lire dans un des très nombreux commentaires que cette décision controversée a suscités, « la consécration de la citoyenneté de l’Union implique pour tout ressortissant d’un État membre qui se rend dans un autre État membre de l’Union le droit d’être traité selon un code commun des valeurs fondamentales […]. En d’autres termes, il a le droit d’affirmer “civis europeus sum” et d’invoquer ce statut pour s’opposer à toute violation de ses droits fondamentaux. Or, pour l’instant, le “civis europeus sum” de certains citoyens européens d’origine roumaine ne semble pas être parvenu jusqu’aux portes du Palais-Royal [313] ».
L’acharnement des autorités françaises à l’égard des citoyens de l’UE, et en particulier des plus pauvres d’entre eux, ne s’arrête pas là. La loi relative au droit des étrangers en France, prévoit qu’une OQTF prise sur la base d’une menace à l’ordre public ou d’un abus de droit pourra être assortie d’une interdiction de circulation sur le territoire français d’une durée maximale de trois ans.
Cette orientation n’est du reste pas propre à la France, comme en témoigne la lettre adressée par les ministres de l’intérieur allemand, anglais, autrichien et hollandais, le 23 avril 2013, à la présidence irlandaise de l’Union européenne. Les ministres déclarent en effet qu’« actuellement, un certain nombre de municipalités et de villes dans divers États membres subissent une pression migratoire considérable exercée par certains immigrés venant d’autres États membres. Ces immigrés profitent des opportunités que la liberté de circulation offre, sans, cependant, pleinement répondre aux conditions pour exercer ce droit ». Ils suggèrent ainsi la mise en place de sanctions efficaces telles que l’expulsion et l’interdiction temporaire du territoire.
Au regard de cette évolution tant de la législation que du discours et des pratiques des autorités nationales des pays de l’Union européenne, peut-on encore affirmer que la citoyenneté européenne est le statut fondamental des personnes ayant la nationalité d’un de ces États ?
Citoyen de l’Union : un statut vraiment fondamental ?
Les premières décisions où la Cour de justice affirme que la citoyenneté de l’Union européenne est le statut fondamental remontent à la fin des années 1990 et au début des années 2000, dans des affaires concernant l’attribution d’une aide sociale à des nationaux des États membres ayant exercé leur droit à la libre circulation et revendiquant le principe d’égalité de traitement. Le citoyen européen serait-il de ce fait délié des conditions posées par le droit dérivé pour l’exercice de la libre circulation ? La Cour irait-elle au-delà de la notion formelle de la citoyenneté pour faire émerger une citoyenneté sociale ?
Si la Cour a semblé vouloir, dans un premier temps, donner toute sa portée au principe d’égalité de traitement, qui pourrait même impliquer « une certaine solidarité financière » entre les États membres [314], il s’est finalement avéré qu’elle n’était pas prête à franchir ce pas. Elle a en effet mis en avant une autre exigence, qui est venue infléchir sa position initiale : l’idée qu’il faut un lien réel entre le citoyen demandeur de prestations et l’État membre qui les attribue. Ainsi peut-on lire, dans les conclusions de l’avocat général, à propos d’allocations versées à des demandeurs d’emploi, qu’« une condition de résidence, destinée à vérifier l’existence d’un enracinement dans le pays et la réalité des liens du demandeur avec le marché du travail national peut être justifiée pour éviter ce que l’on appelle le “tourisme social” pratiqué par des personnes qui se déplacent d’un État membre à un autre dans le but de bénéficier des prestations sociales non contributives et pour prévenir les abus » [315].
En 2013, une étape supplémentaire est franchie dans une affaire concernant un ressortissant allemand qui, bénéficiaire d’une pension d’invalidité, s’est installé en Autriche où il a demandé l’octroi d’un supplément compensatoire en raison du faible montant de sa pension : il lui est refusé au motif qu’il ne dispose pas de ressources suffisantes pour justifier d’un séjour régulier dans ce dernier pays. La Commission européenne estime pourtant que toute personne retraitée ou ayant cessé toute activité salariée ou non salariée a droit, conformément au règlement de 2004 [316] relatif à la coordination des systèmes de sécurité sociale, au versement des prestations spéciales en espèce à caractère non contributif dans l’État membre de résidence, sans qu’il faille démontrer l’existence d’un droit au séjour. La Cour va néanmoins statuer dans un sens contraire en considérant que, pour bénéficier de certaines prestations d’aide sociale, les États membres peuvent exiger des bénéficiaires qu’ils séjournent de façon légale dans le pays d’accueil. Et d’ajouter : « Une telle condition [de ressources suffisantes] s’inspire de l’idée que l’exercice du droit au séjour des citoyens de l’Union peut être subordonné aux intérêts légitimes des États membres, en l’occurrence, la protection de leurs finances publiques [317]. »
Le changement radical intervient avec un arrêt du 11 novembre 2014 qui montre que la Cour « n’a manifestement plus en ligne de mire le projet d’égalisation de la condition des citoyens européens [318] ». L’affaire concerne une Roumaine qui réside en Allemagne avec son fils – qui y est né – depuis novembre 2010 ; elle demande à bénéficier d’une prestation de l’assurance de base allemande pour assurer un revenu minimal de subsistance, laquelle lui est refusée. Après avoir rappelé le principe d’égalité de traitement inscrit à l’article 18 du TFUE, la Cour précise que « le citoyen de l’Union, pour ce qui concerne l’accès à des prestations sociales, telles que celles en cause au principal, ne peut réclamer une égalité de traitement avec les ressortissants de l’État membre d’accueil que si son séjour sur ce dernier respecte les conditions de la directive 2004/38 [319] ». Elle porte ainsi, sinon un coup d’arrêt définitif, du moins un coup de frein brutal à l’œuvre prétorienne entamée depuis fort longtemps et par laquelle elle avait placé le droit de libre circulation et d’installation, en tant que « liberté fondamentale », au cœur de la construction de l’Union européenne.
Cette tendance semble du reste se confirmer : dans un arrêt rendu en septembre 2015 [320], elle a considéré qu’un citoyen de l’Union, ayant exercé temporairement une activité salariée, ne pouvait plus bénéficier d’une prestation de base pour les demandeurs d’emploi, au motif qu’il ne dispose plus d’un droit au séjour, ce droit au séjour étant lui-même apprécié de façon de plus en plus restrictive. Faut-il en déduire qu’elle a renoncé à résister, comme elle l’avait fait pendant longtemps, aux sirènes des voix populistes qui plaident pour le repli national ? Quelle que soit l’interprétation qu’on en donne, l’évolution de la jurisprudence de la Cour signe en tout cas une dégradation de la situation des citoyens européens tant au niveau du droit au séjour que des droits sociaux : une double précarisation qui fait écho à celle que l’on constate pour l’ensemble des étrangers [321].
États-Unis : de la clandestinité à la précarité ?
Johann Morri, chargé d’enseignement à l’université de Californie (Cavis-King Hall School of Law)
Un des termes qui revient souvent dans le discours des responsables politiques américains lorsqu’ils évoquent la question de la régularisation de tout ou partie des 11 millions d’étrangers « sans-papiers » est celui de « parcours vers la citoyenneté » (pathway to citizenship). C’est le terme qui était régulièrement employé par Barack Obama pour évoquer ses projets de réforme de l’immigration. C’est aussi celui qui a été repris à son compte par la candidate Hillary Clinton. Faisant de la réforme de l’immigration et de la régularisation des étrangers un de ses axes de campagne, elle a indiqué, dans un discours tenu le 6 mai 2015 devant un public de lycéens, que cette approche se séparait nettement de celle des – rares – candidats républicains qui s’étaient également prononcés en faveur d’une régularisation. « Nous ne pouvons plus attendre davantage […] pour offrir un accès complet et égal à la citoyenneté. C’est un des points qui me différencie de tous les candidats du côté républicain. Ne vous y trompez pas : aujourd’hui, pas un seul candidat républicain […] ne soutient de façon claire et cohérente un chemin vers la citoyenneté. Aucun. Quand ils parlent d’accorder un “statut légal”, c’est un nom de code pour “statut de seconde classe”. »
L’expression « parcours vers la citoyenneté » reflète une conception spécifique du processus d’immigration, dans laquelle l’accession à la citoyenneté américaine est considérée comme un aboutissement normal. Le fait que cette conception soit revendiquée par le président en fonction ou par des candidats majeurs à l’élection présidentielle montre qu’il existe sinon un consensus, du moins une large adhésion à cette vision, dans un pays ayant une forte tradition d’immigration. En 2012, on estimait que 40,8 millions d’habitants des États-Unis étaient nés à l’étranger (soit 13 % de la population totale) [322]. Par ailleurs, même s’il existe, comme en Europe, un important courant xénophobe, le poids de ce courant est largement contrebalancé, aux États-Unis, par d’autres facteurs. Le poids grandissant de l’électorat de culture hispanique dans l’élection présidentielle [323] et dans les États les plus peuplés, comme la Californie, offre un puissant contrepoids politique à la montée de la droite fondamentaliste ou aux poussées xénophobes dans certains États frontaliers, comme l’Arizona. Ces éléments expliquent que, dans le débat politique, le thème d’une conception ouverte de l’immigration et de l’accès à la nationalité fasse encore recette. Mais comment cet attachement se traduit-il dans la réalité du droit de l’immigration ?
On a parfois évoqué, en matière de séjour, l’idée d’un « paradigme américain », qui garantirait à l’immigré, une fois admis au séjour selon des modalités plus ou moins strictes, un statut juridique stable et un accès largement ouvert à la citoyenneté. Le tableau doit être quelque peu nuancé. En complément de leur système d’immigration permanente, les États-Unis ont toujours connu, dans le passé, des programmes massifs d’immigration précaire de travail. Entre 1942 et 1964, en particulier, le programme d’immigration temporaire de travail dit « Bracero » [324], conclu dans le cadre d’un accord bilatéral avec le Mexique, a débouché au total sur 4,5 millions d’entrées [325]. À l’heure actuelle encore, la « carte verte », prélude à la naturalisation, est loin d’être le statut unique de l’étranger. En effet, il existe déjà, dans le droit de l’immigration américain, une multitude de statuts temporaires, plus ou moins précaires, regroupés dans la catégorie des « non-immigrants ». Par ailleurs, le blocage politique et juridique sur la question des régularisations a conduit à l’apparition et à la montée en puissance rapide d’un statut précaire sui generis, à l’avenir incertain. Si le programme « Bracero » a pris fin dans les années 1960, les titres de séjour temporaires correspondant à des statuts plus ou moins précaires n’ont pas complètement disparu du paysage. Il existe, dans le droit contemporain de l’immigration aux États-Unis, une myriade de titres de séjour temporaires, qui concerne un nombre important de bénéficiaires.
Catégorie fourre-tout
La distinction entre titre de séjour temporaire et titre de séjour permanent est bien présente dans le droit américain. Une distinction nette est opérée entre le statut de « non-immigrant » – l’étranger qui n’a pas de vocation permanente au séjour – et d’« immigrant », souvent désigné par l’acronyme LPR (« legal permanent resident »). Si le statut de résident permanent est relativement homogène, la catégorie de « non-immigrant » est un vaste fourre-tout qui englobe, d’une part, de simples visiteurs de passage, notamment les touristes et voyageurs d’affaires dont le séjour n’excède pas trois mois – et qui, en France, seraient détenteurs d’un visa – et, d’autre part, des personnes qui résident plus durablement sur le territoire américain et dont le « visa » est en réalité l’équivalent d’une carte de séjour temporaire.
Ces titres de séjour temporaires correspondent chacun à un statut particulier et à des modalités spécifiques de renouvellement. Les catégories de titres sont si nombreuses qu’on a pris l’habitude de les désigner par une lettre de l’alphabet assortie d’un ou plusieurs chiffres. Certaines de ces catégories sont de véritables têtes d’épingles : ainsi, en 2013, le nombre total d’admissions au titre de la catégorie H-1C, qui s’adresse à des infirmières exerçant dans des zones déficitaires, avait enregistré un total de sept admissions [326]. D’autres catégories, au contraire, englobent des centaines de milliers, voire des millions de personnes chaque année. C’est le cas pour les étudiants (1,6 million en 2013) ou les travailleurs temporaires dans les spécialités en tension (H-1B, plus de 470 000 en 2013). En 2013, le nombre total d’admissions de travailleurs temporaires et de membres de leur famille s’est élevé à 2,9 millions.
La part de ces titres temporaires dans le total des titres de séjour est loin d’être négligeable, même si, en termes de « stocks », la part des « non-immigrants » reste limitée. D’après les estimations officielles du gouvernement américain, au 1er janvier 2012, environ 1,9 million d’étrangers résidaient légalement aux États-Unis sur la base d’un titre temporaire, hors touristes et visiteurs. Sur ce 1,9 million, 45 % étaient des travailleurs temporaires ou des membres de leur famille, suivis par les étudiants étrangers et leur famille (38 %) [327]. À la même date, le nombre de résidents permanents était estimé à 13,3 millions (dont 8,8 millions remplissaient les conditions pour une demande de naturalisation). La majorité (61 %) de ces résidents permanents avaient obtenu leur statut en 2000 ou ultérieurement [328].
Sur le plan juridique, le statut de « non-immigrant » regroupe une multitude de statuts juridiques particuliers. Certains de ces statuts, même temporaires, sont relativement stables, notamment en raison de conditions de renouvellement favorables. D’autres ne sont en réalité que des statuts transitoires vers la carte de résident, comme le statut de « fiancé » (le visa K-1) qui est délivré à un étranger qui justifie d’un projet de mariage avec un ressortissant américain. Mais, au-delà de leur diversité, ces statuts comportent des éléments communs qui reflètent la précarité du « non-immigrant ». Ils ne permettent pas, en particulier, d’accéder directement à la nationalité américaine sans passer par l’étape du statut de résident permanent. L’article 318 de l’Immigration and Nationality Act (l’équivalent du code des étrangers français, le Ceseda) prévoit en effet que « nul ne peut être naturalisé s’il n’a été légalement admis aux États-Unis aux fins de résidence permanente ». Sauf exception, l’accès à la naturalisation passe donc par un changement de statut – adjustment of status dans la terminologie américaine. Les conditions qui régissent le changement de statut sont complexes, notamment parce qu’il n’est pas ouvert à toutes les catégories de « non-immigrants ». Les statistiques montrent toutefois qu’une part importante des nouveaux résidents permanents (les nouveaux titulaires d’une « carte verte ») accède à cette carte par la procédure de changement de statut. Ainsi, en 2013, sur les 990 000 étrangers qui ont accédé au statut de résident, les nouveaux arrivants aux États-Unis représentaient 46 %, contre 54 % de personnes déjà présentes (status adjusters) [329]. Ce chiffre de 54 % ne distingue toutefois pas les changements de statut des régularisations d’étrangers en situation irrégulière.
Au total, le tableau est nuancé. La grande majorité des étrangers en situation régulière aux États-Unis disposent d’une « carte verte ». Le statut de résident temporaire, qui comporte des limitations importantes pour ses bénéficiaires, concerne néanmoins près de deux millions de personnes, mais il faut se rappeler que, compte tenu de la très grande diversité des titres temporaires, ce statut correspond à des situations d’une précarité variable. Par ailleurs, à ces résidents temporaires classiques sont venus s’ajouter, dans les années récentes, les titulaires d’un statut provisoire sui generis.
Même si les États-Unis et l’Europe partagent, avec des nuances, l’objectif de politiques d’immigration restrictives, cette fermeture des frontières a pris des formes juridiques et institutionnelles différentes. En France et en Europe, on a assisté, au cours des dernières décennies, à un processus de réforme permanente du droit de l’immigration. En France, ce droit a été modifié à d’innombrables reprises et presque toujours dans un sens restrictif. La situation américaine est, de ce point de vue, très différente, car si beaucoup de problématiques sont similaires à celle de l’Europe (volonté de fermeture des frontières, présence d’une importante population de sans-papiers, etc.), le cadre législatif, lui, a fort peu évolué. Le Congrès américain, qui est le seul à pouvoir adopter des réformes d’ampleur, est en effet paralysé sur le sujet. La dernière grande réforme législative du droit de l’immigration remonte à 1996, avec la loi Illegal Immigration Reform and Immigration Responsability Act dite IIRIRA. Même si la législation a connu quelques modifications par la suite, notamment dans le contexte sécuritaire de l’après-11 septembre, ces modifications ont été marginales.
Paralysie
Par contraste, le débat sur la réforme de l’immigration est quasi permanent. Il existe un consensus apparent sur la nécessité de réforme, un système unanimement décrit comme « en panne » (broken). Mais cette apparence ne saurait masquer des divergences profondes sur la nature des réformes à mettre en œuvre. Le courant « restrictionniste » (parfois désigné sous l’appellation « nativiste ») souhaite des réformes restrictives et un renforcement de la frontière avec le Mexique. Il est très influent au sein de l’aile « dure » des républicains (la droite fondamentaliste chrétienne et le Tea Party) et à la Chambre des représentants, dominée par ces derniers depuis plusieurs mandatures. Le courant libéral-utilitariste, qui regroupe la quasi-totalité des démocrates et une minorité des républicains [330], sensibles à des arguments économiques utilitaires ou libre-échangistes et/ou désireux de ne pas se couper de l’électorat hispanique, est favorable à une régularisation accompagnée d’une remise à plat du système d’immigration dans un sens un peu moins restrictif, mais sans exclure une augmentation des contrôles et un renforcement de la frontière. Dans le système politique américain, où presque toute réforme législative d’ampleur nécessite une forme d’accord bipartisan, une réforme passe par un compromis entre ces deux courants. Le résultat est qu’aucun des innombrables projets présentés au Congrès n’a pu être adopté, alors même que deux présidents successifs de tendance opposée (Georges W. Bush et Barack Obama) étaient partisans d’une réforme comprenant une large régularisation. En confiant un projet de réforme à une commission bipartisane, Barack Obama a tenté, sans succès, de faire adopter une réforme globale, dont la dernière mouture a été rejetée par le Congrès en 2013. Cette réforme est ainsi devenue une véritable « arlésienne » de la vie politique américaine. Pour tenter de surmonter ce blocage institutionnel, l’administration Obama a exploré, depuis 2012, les possibilités juridiques et pratiques permettant de conférer une forme de statut légal à une partie des millions d’étrangers en situation irrégulière. Sur ce point, le président s’est heurté à un obstacle juridique majeur, propre au système juridique américain : l’absence de véritable pouvoir de régularisation détenu par l’exécutif ou, à tout le moins, la controverse sur l’existence et l’étendue de ce pouvoir.
La question de l’autorité compétente pour procéder à des régularisations s’est posée dès les années 1920 [331]. Dans les premières lois relatives à l’éloignement, notamment la loi de 1924, le Congrès avait prévu que l’éloignement de certaines catégories d’étrangers serait automatique. Mais il apparut rapidement qu’il était nécessaire de rétablir une marge de manœuvre et de permettre des régularisations discrétionnaires, sur la base d’un examen individuel. Pendant quelques années, ces régularisations eurent lieu par voie législative, sous la forme de private bills, c’est-à-dire de lois contenant la liste nominale des personnes à régulariser. Mais ce système se révéla rapidement impraticable, car les régularisations occupaient une part trop importante du travail parlementaire. À partir de la fin des années 1940, on vit apparaître des lois reconnaissant à l’exécutif un pouvoir de régularisation individuel, soumis à une approbation ultérieure des deux chambres. Le système ne pouvant, là encore, fonctionner, de nouvelles lois ont prévu que la régularisation s’exercerait par l’exécutif, mais sous réserve d’un veto de l’une ou l’autre des chambres du Congrès. Le système du veto unicaméral prospéra pendant une quarantaine d’années, avant que la Cour suprême ne déclare, dans l’arrêt Chadha que ce mécanisme était contraire à la répartition des pouvoirs prévue par la Constitution.
En dehors des cas limités où la loi lui a expressément reconnu des pouvoirs de régularisation, l’exécutif n’a donc pas le pouvoir de procéder à ces régularisations ou, tout du moins, à des régularisations définitives conduisant à la délivrance d’un véritable titre de séjour. Et comme on l’a rappelé, tous les projets de lois de régularisation présentés devant le Congrès ont échoué, y compris la dernière tentative de grande ampleur de 2013. Il n’existerait donc, en théorie, aucune possibilité de régularisation pour les onze millions d’étrangers en situation irrégulière. Pour sortir de cette situation de blocage, l’administration Obama a décidé, au cours du deuxième mandat du président, d’explorer une voie médiane, en « suspendant l’éloignement » de plusieurs millions d’étrangers. Ces mesures de « suspension d’éloignement » se fondent sur l’existence du pouvoir discrétionnaire jusque-là reconnu à l’exécutif pour éloigner ou ne pas éloigner les étrangers en situation irrégulière. Il ne s’agit donc pas de délivrer un titre, mais de suspendre l’éloignement et d’accompagner cette suspension de la reconnaissance provisoire d’un droit au séjour et au travail. La première mesure en ce sens a été édictée par le président en juin 2012. Le programme DACA (Deferred Action for Childhood Arrivals) était destiné à remplir le vide créé par la non-adoption du « Dream Act », qui visait à régulariser les jeunes étrangers entrés aux États-Unis durant leur enfance. Dans le cadre de ce programme, les étrangers entrés avant l’âge de seize ans et avant une date butoir pouvaient bénéficier, sous certaines conditions, notamment de scolarisation, d’une mesure de « suspension d’éloignement » de deux ans renouvelable – équivalant, dans les faits, à une autorisation provisoire de séjour – et d’une autorisation de travail. D’après les dernières estimations officielles disponibles (mars 2015) [332], un total de 794 501 jeunes étrangers ont effectivement bénéficié du programme (1,1 million de décisions favorables ont été prises, mais ce total inclut les 300 000 renouvellements à l’issue de la première période de trois ans).
Le succès du programme DACA et l’échec, en 2013, du projet de réforme globale de l’immigration défendu par l’administration Obama, ont conduit l’exécutif à annoncer, en novembre 2014, une deuxième vague de régularisations, composée de deux volets : une extension du champ d’application du DACA et la mise en place d’un nouveau programme de régularisation destiné aux parents d’enfants de nationalité américaine ou titulaires du statut de résident, le programme DAPA (Deferred Action for Parents of Americans). Là encore, le principe consistait à « suspendre » les mesures d’éloignement et à délivrer des autorisations provisoires de séjour et de travail. Le programme aurait dû être mis en œuvre début 2015. Au total, le nombre de bénéficiaires projeté était extrêmement important. D’après les estimations du Migration Policy Institute, le total cumulé des deux programmes pouvait bénéficier à 5,2 millions de personnes : 3,7 pour le DAPA et 1,5 pour le DACA étendu, ce chiffre comprenant les 700 000 personnes déjà régularisées [333]. C’est donc près de la moitié des onze millions d’étrangers en situation irrégulière qui auraient pu être placée sous le nouveau statut. « Auraient pu », dans la mesure où un obstacle juridique s’est dressé sur la route des régularisations : la suspension, par un juge fédéral, du nouveau volet du programme de régularisation.
Début 2015, quelques jours avant l’entrée en vigueur du nouveau programme de régularisation, les mesures prises par l’exécutif ont en effet été suspendues par un juge fédéral du Texas, dans l’attente de l’issue du contentieux engagé au fond pour contester la légalité de ces mesures. Saisi par un groupe d’États gouvernés par les républicains (notamment le Texas et l’Arizona), le juge a estimé que la mise en œuvre du plan de régularisation aurait des conséquences difficilement réparables et qu’il existait un doute sur sa légalité pour une raison de procédure tenant à l’absence d’enquête publique. Cette suspension provisoire a été confirmée par la Cour d’appel fédérale du 5e circuit, par un arrêt du 26 mars 2015. Les autorités fédérales ont renoncé à faire appel de la suspension, préférant se concentrer sur le contentieux au fond, qui est désormais pendant devant la même cour fédérale [334]. Le contentieux devrait, selon toute probabilité, se terminer devant la Cour suprême à l’horizon d’un ou deux ans. À moins que l’État fédéral ne l’emporte sur le fond devant la Cour d’appel fédérale, ce qui permettrait au programme d’entrer en vigueur immédiatement, ces régularisations, si elles ont lieu, ne devraient pas débuter avant la fin du contentieux en cours. Il n’est pas certain que ce programme puisse être mis en œuvre avant novembre 2016, date de la nouvelle élection présidentielle, et il n’est pas garanti que le président élu maintiendra le programme – en particulier s’il est issu des rangs des républicains.
Régularisations précaires
Ce contentieux illustre la précarité du « statut » de ces nouveaux régularisés. Même si le contentieux en cours ne porte pas directement sur la première vague de régularisations qui a bénéficié à 700 000 jeunes étrangers, le sort de ces derniers sera inévitablement influencé par l’issue de l’instance en cours. En effet, leur régularisation a été opérée selon la même procédure – sans enquête publique préalable – et sur la même base juridique, à savoir le pouvoir discrétionnaire de l’exécutif d’appliquer ou de suspendre les mesures d’éloignement. Les autorités fédérales et les partisans de la régularisation ont fait valoir que, contrairement à ce que soutiennent les auteurs du contentieux, l’usage de ce pouvoir discrétionnaire par le président n’est pas une tentative illégale d’expansion du pouvoir présidentiel, mais s’inscrit dans une longue tradition juridique conforme à son pouvoir d’exécution des lois. Ils ont ainsi recensé, depuis la présidence Eisenhower en 1956, des dizaines de programmes similaires de régularisation/suspension décidés par le président (même si l’échelle de ces régularisations était généralement beaucoup plus réduite) [335]. Indépendamment du débat sur le principe juridique de ces régularisations, ce sont aussi leur nature et leurs modalités qui rendent le statut de leurs bénéficiaires particulièrement précaire. Même s’ils bénéficient d’une autorisation provisoire de travail et d’une suspension de toute mesure d’éloignement, les bénéficiaires du programme DACA – et, potentiellement, du programme DAPA – ne bénéficient pas d’un titre de séjour à part entière. L’administration fédérale elle-même considère que le statut des bénéficiaires n’équivaut pas à une présence régulière sur le territoire américain [336]. Par ailleurs, certains États – de moins en moins nombreux il est vrai – considèrent qu’ils peuvent refuser aux titulaires de ce statut des droits réservés aux étrangers en situation régulière [337]. De plus, ces mesures de suspension sont accordées pour une courte durée, initialement de deux ans, portée par la suite à trois ans. Sans possibilité de changement de statut ou d’accès à la nationalité, les titulaires devront, en tout état de cause, démontrer à intervalles réguliers qu’ils remplissent les conditions du renouvellement de ce statut précaire. Enfin, faute de toute base législative pérenne, l’avenir du programme est particulièrement incertain. En théorie, le président des États-Unis peut y mettre fin d’un trait de plume, et les bénéficiaires n’ont pas un droit acquis au maintien de leur autorisation de séjour et de travail.
Les développements qui précèdent montrent que la précarisation du séjour aux États-Unis n’obéit pas à la même logique qu’en France – où elle est le produit d’une politique visant à multiplier, au nom de l’intégration, les étapes avant l’accession à un séjour permanent. Aux États-Unis, elle est la contrepartie négative d’un bricolage juridique qui vise, avant tout, à contourner l’inertie législative en matière de régularisations. Dans le contexte actuel, les régularisations précaires sont un moindre mal, puisqu’elles sont le seul moyen légal de faire sortir de la clandestinité plusieurs millions de personnes et de contourner l’inertie du Congrès sur la question des régularisations. Même si l’administration Obama a été critiquée, par ailleurs, pour sa politique d’éloignement, il faut reconnaître que, depuis 2012, le président a fait tout ce qui était constitutionnellement possible pour débloquer la situation. Face à l’échec de la voie législative, il est allé au bout de ce que lui permet l’état du droit. Il reste que ces « régularisations précaires » constituent un pari risqué. Le danger serait qu’en l’absence, par ailleurs, de programme de régularisation décidé par voie législative, ce sous-statut perde sa vocation provisoire et devienne une part intégrante du paysage juridique. On se trouverait ainsi dans une situation où « la mauvaise régularisation chasse la bonne » et où des millions de personnes ne sortiraient de la clandestinité que pour entrer dans la précarité.
[2] « Sécurisation des parcours des ressortissants étrangers en France », rapport au Premier ministre par Matthias Fekl, parlementaire en mission auprès du ministre de l’intérieur, 14 mai 2013.
[3] Étymologiquement, le mot « précaire » renvoie à ce qui a été obtenu par prière. Il désigne donc ce qui n’est octroyé ou ne s’exerce que grâce à une permission toujours révocable. Plus généralement, il désigne tout droit ou toute situation dont l’avenir et la durée ne sont pas garantis. Est précaire, enfin, ce qui n’assure qu’une sécurité matérielle fragile et incertaine.
[4] Pour une analyse du contrôle et de la surveillance des migrants sur la longue durée, on peut se reporter à l’ouvrage collectif Police et migrants. France 1667-1939, Presses universitaires de Rennes, 2001.
[5] La critique de ces pratiques se retrouve même dans les ouvrages universitaires : Joseph-André Darut, De l’expulsion des étrangers, thèse de doctorat en droit, Aix, 1902 ; Jean-Paulin Niboyet, Traité de droit international privé, 1re éd., T. II, Sirey, 1938.
[6] Les travaux de Gérard Noiriel mettent en lumière ce tournant de la fin du xixe siècle. Voir par exemple Gérard Noiriel, « Les pratiques policières d’identification des migrants et leurs enjeux pour l’histoire des relations de pouvoir » dans l’ouvrage collectif précité (note 1), p. 115 et s.
[7] Ilsen About, « Identifier les étrangers. Genèses d’une police bureaucratique de l’immigration dans la France de l’entre-deux-guerres », in Gérard Noiriel (dir.), L’identification des personnes. Genèse d’un travail d’État, Belin, 2007, p. 125-160.
[9] Jeanne Singer-Kerel, « “Protection” de la main-d’œuvre en temps de crise [Le précédent des années trente] », Revue européenne des migrations internationales, 1989, vol. 5, n° 2, p. 7-27.
[10] Mary D. Lewis, Les frontières de la République. Immigration et limites de l’universalisme en France (1918-1940), Agone, 2010, p. 172 et s.
[11] D’après les chiffres cités par Jeanne Singer-Kerel, les entrées contrôlées dans l’industrie passent de près de 129 000 en 1930 à moins de 10 000 en 1935. Les statistiques officielles du ministère du travail indiquent, pour l’année 1932, le chiffre de 69 000 entrées contrôlées (qui ne rend pas compte des entrées réelles) pour 108 000 sorties. Voir Jean-Charles Bonnet, Les pouvoirs publics français et l’immigration dans l’entre-deux-guerres, Centre d’histoire économique et sociale de la région lyonnaise, université Lyon 2, 1976, p. 190-191.
[12] Voir dans cet ouvrage la contribution d’Alexis Spire et d’Antoine Math, p. 49.
[13] Voir dans cet ouvrage l’autre contribution de l’auteure, p. 34.
[14] La carte de commerçant, en tant que titre séparé, a été supprimée en 2007, à la faveur d’une réforme du code de commerce, mais l’obligation d’une autorisation subsiste.
[15] Danièle Lochak, « La carte de séjour : brève histoire d’une centenaire »
[16] Bernard Lévy, Les arrêtés d’expulsion, Thèse de science juridique, imprimerie Mont-Louis, Clermont-Ferrand, 1941.
[17] Antoine Saillard, Les expulsions à Lyon, entre maintien de l’ordre et régulation socio-économique (1880-1910), mémoire de master 2 sous la direction de Nancy Green, EHESS, 2012, p. 59 et s.
[18] Xavier Barthélémy, Des infractions aux arrêtés d’expulsion, thèse pour le doctorat de sciences juridiques, Éditions Domat-Montchrestien, 1936, p. 44.
[19] Philippe Rygiel, Une impossible tâche ? L’institut de droit international et la régulation des migrations internationales, 1870-1920, Thèse d’habilitation, Paris 1, 2011, p. 96.
[20] Brunet Gaston, La caution judicatum solvi, éd. V. Giard et E. Brière, 1898.
[21] Gérard Noiriel, Le creuset français. Histoire de l’immigration xixe-xxe siècle, Seuil, 1988, p. 111-112.
[22] Laurent Dornel, La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie, Hachette, 2004.
[23] Léon et Maurice Bonneff, La vie tragique des travailleurs, rééd. EDI, 1984, p. 27-28.
[24] Clifford Rosenberg, Republican Surveillance : Immigration, Citizenship and the Police in Interwar Paris, UMI dissertation service, Michigan, 2001, p. 224-225.
[25] Voir dans cet ouvrage la contribution de Danièle Lochak p. 12.
[26] Philippe Rygiel, « Refoule-ments et renouvellement des cartes de travailleur étranger dans le Cher durant les années 1930 », in Philippe Rygiel (dir.), Le bon grain et l’ivraie, 3e éd., Publibook, 2008.
[27] Mary D. Lewis, Les frontières de la République. Immigration et limites de l’universalisme en France (1918-1940), Agone, 2010, p. 87.
[28] Janine Ponty, Polonais méconnus. Histoire des travailleurs immigrés en France dans l’entre-deux-guerres, Publications de la Sorbonne, 2e éd., 2005.
[29] Ministère de l’intérieur, Service central des cartes d’identité des étrangers, circulaire n° 189 du 28 décembre 1931.
[30] Mary D. Lewis, Les frontières de la République, op. cit.
[31] Ibid, p. 89-101.
[32] Les cahiers des droits de l’homme, 1935, cité in Jean-Charles Bonnet, Les pouvoirs publics français et l’immigration dans l’entre-deux-guerres, Centre d’histoire économique et sociale de la région lyonnaise, 1976, p. 135.
[33] Ministre de l’intérieur, circulaire 14, 9 février 1925.
[34] Ministre de l’intérieur, circulaire 127, 6e bureau, 28 juin 1935.
[35] Philippe Rygiel, « Le refoulement des “étrangers indésirables” durant la grande crise. Centre de la France, années 1930 », in Marie-Claude Blanc-Chaléard, Patrick Weil, Stéphane Dufoix (dir.), L’étranger en questions, du Moyen Âge à l’an 2000, Le Manuscrit, 2005.
[36] Courrier du ministère des affaires étrangères et du commerce extérieur belge, transmis aux préfectures, 9 décembre 1935, Arch. dép. de la Nièvre, M3505.
[37] Préfet de la Nièvre à préfet du Cher le 27 janvier 1936, Arch. dép. du Cher, M7161.
[38] Rapport du commissaire spécial de Saint-Brieuc, 4 avril 1929, Arch. dép. de la Nièvre, 4M4270.
[39] Arch. dép. du Cher, M715.
[40] Marcel Livian, Le régime juridique des étrangers en France, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1936, p. 121.
[41] Rapport du commissariat central au préfet du Cher, 3 août 1938, Arch.dép. du Cher, M7158.
[42] Loi n° 84-622 du 17 juillet 1984 portant modification de l’ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 et du code du travail et relative aux étrangers séjournant en France et aux titres uniques de séjour et de travail.
[43] Cette aide, instaurée par une simple note ministérielle du 30 mai 1977 – qui sera pour cette raison annulée par le Conseil d’État –, consiste en l’attribution d’une somme de 10 000 francs en contrepartie de laquelle le bénéficiaire s’engage à renoncer à son droit au séjour.
[44] Par ce terme on désigne un court moment où une conjoncture favorable permet la « mise sur agenda » d’un problème public et l’adoption de mesures qui n’auraient eu sinon aucune chance de voir le jour. Les changements majeurs de politique publique résulteraient de l’apparition de ces « opportunités ».
[45] Patrick Weil, La France et ses étrangers, rééd. Folio, 1991, p. 271 et s.
[46] Voir dans cet ouvrage la contribution de l’auteure p. 11.
[47] Voir Mogniss H. Abdallah, « 1983 : la Marche pour l’égalité et contre le racisme », in Mémoire des luttes de l’immigration en France, Gisti, coll. Penser l’immigration autrement, 2014, p. 161.
[48] Plusieurs récits ont été faits de cette entrevue et de sa conclusion. Voir par exemple Patrick Weil, op. cit. ; Abdellali Hajjat, La Marche pour l’égalité et contre le racisme, Éd. Amsterdam, 2013 ; ou encore les interviews données par des témoins, notamment Christian Delorme (le « curé des Minguettes »).
[49] Une seule des dispositions réclamées par l’intérieur sera intégrée au projet de loi et votée : celle qui permet de prononcer l’expulsion sous condition d’une condamnation non plus à une peine d’au moins un an de prison ferme mais aussi à plusieurs peines de prison ferme dont le total est égal à un an.
[50] JO, déb. Ass. Nat., 2e séance du 25 mai 1984, p. 2663 et s.
[51] JO, déb. Sénat, séance du 28 juin 1984, p. 1623 et s.
[52] Loi n° 86-1025 du 9 septembre 1986 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France.
[53] Loi n° 89-548 du 2 août 1989 relative aux conditions de séjour et d’entrée des étrangers en France.
[54] Loi n° 93-1027 du 24 août 1993 relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France.
[55] Loi n° 97-396 du 24 avril 1997 portant diverses dispositions relatives à l’immigration.
[56] Loi n° 98-349 du 11 mai 1998 relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile.
[57] Loi n° 2003-1119 du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité.
[58] Loi n° 2006-911 du 24 juillet 2006 relative à l’immigration et à l’intégration.
[59] Sécurisation des parcours des ressortissants étrangers en France, rapport au Premier ministre par Matthias Fekl, parlementaire en mission auprès du ministre de l’intérieur, 2013 [en ligne].
[60] Alexis Spire, Étrangers à la carte, Grasset, 2005.
[61] Voir dans cet ouvrage la contribution de Danièle Lochak, p. 34.
[62] Alain Girard, Jean Stoetzel, Français et immigrés, Ined, Travaux et documents, Cahier n° 19, Presses universitaires de France, 1953, p. 21.
[63] Archives nationales, F1A 5051.
[64] Selon les chiffres des préfectures, le nombre de Portugais (adultes en situation régulière et leurs enfants) passe de 22 500 en 1955 à 859 000 en 1975.
[65] De 11 360 en 1955 à 322 000 en 1975.
[66] De 3 000 en 1955 à 167 000 en 1975.
[67] D’après la circulaire du 26 octobre 1961, Centre des archives contemporaines (CAC) 1990 0353 art. 1 liasse 2.
[68] Le règlement communautaire du 16 août 1961 stipule uniquement qu’ils sont désormais prioritaires par rapport aux autres étrangers pour les offres d’emploi que propose l’ONI.
[69] En application du règlement communautaire du 25 mars 1964.
[70] Circulaire du 16 juillet 1964 du ministère de l’intérieur aux préfets, CAC 1990 0353 art. 1 liasse 2.
[71] Rapport d’activité de la sous-direction des étrangers de la préfecture de police, 1964, APP, DA 515.
[72] Décret du 5 janvier 1970.
[73] Sylvain Laurens, « “1974” et la fermeture des frontières », Politix, (2), 2008, p. 69-94.
[74] Selon les chiffres des préfectures, le nombre d’Espagnols (adultes en situation régulière et leurs enfants) passe de 514 000 en 1976 à 424 000 en 1980, et celui des Portugais de 882 000 à 857 000.
[75] Sur les restrictions dans les règles d’attribution de la carte de résident depuis sa création en 1984, voir Nathalie Ferré, « La valse des “plein droit” », Plein droit n° 100, mars 2014. Voir également dans cet ouvrage la contribution de Danièle Lochak p. 34.
[76] Dont le véritable intitulé était « Marche pour l’égalité et contre le racisme ».
[77] Étudiant tué par la police le 6 décembre 1986 lors d’une manifestation contre la réforme universitaire.
[78] Xavier Thierry, « La fréquence de renouvellement des premiers titres de séjour », Population, vol. 56, n° 3, 2001.
[79] Voir « Loi Chevènement. Beaucoup de bruit pour rien », Plein droit, n° 47-48, 2001.
[80] Les admissions de plein droit à la carte de résident (hors renouvellement après une carte de résident privilégié ou ordinaire) étaient, en 1990, de 63 000 (tableau 1).
[81] En outre-mer, la part des étrangers admis avec une carte de résident est passée de 5,7 % en 2006 (15,6 % en métropole) à 1,9 % en 2013 (Source : tableau croisé dynamique des admissions au séjour figurant sur le site du ministère de l’immigration - version juillet 2014 – accessible en ligne en janvier 2015).
[82] Source : tableau croisé dynamique des admissions au séjour figurant sur le site du ministère de l’immigration (version juillet 2014 – accessible en ligne en janvier 2015).
[83] Abdelmalek Sayad, La double absence : des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Seuil, 1999.
[84] Inspection générale de l’administration, Rapport sur l’accueil des ressortissants étrangers par les préfectures et sous-préfectures, ministère de l’intérieur, décembre 2014.
[85] Tableau 6 (page 24) de l’étude d’impact du projet de loi n° 2183 de juillet 2014 relatif au droit des étrangers en France.
[86] Voir « Analyse du projet de loi relatif au droit des étrangers en France », ADDE, Anafé, Fasti, Gisti, La Cimade, LDH, MOM, Saf, SM – mars 2015, 64 p.
[87] Voir dans cet ouvrage la contribution de Danièle Lochak, p. 34.
[88] Voir encadré p. 48.
[89] Danièle Lochak, « L’intégration comme injonction. Enjeux idéologiques et politiques liés à l’immigration », Culture et Conflits, n° 64/2006 ; « Devoir d’intégration et immigration », Revue de droit sanitaire et social, 2009, p. 18.
[90] Danièle Lochak, « L’intégration à rebours », Plein droit, n° 76, mars 2008, « Hortefeux, acte 1 ».
[91] Directive n° 2003/109/CE du 25 novembre 2003 relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée.
[92] Ceseda, art. L. 511-3-1 issu de la loi du 16 juin 2011.
[93] Ceseda, art. L. 313-11, 7° issu de la loi du 24 juillet 2006.
[94] Ceseda, art. L. 313-11, 2 bis issu de la loi de 2011.
[95] Circ. 87-229 du 5 août 1987 relative à la situation des demandeurs d’asile déboutés.
[96] CE, 19 avr. 1991, Belgacem et Babas, RFDA 1991, p. 496, concl. Abraham.
[97] CE, 10 avr. 1992, Aykan, Marzini, Mimin, RFDA 1993, p. 541, concl. Denis-Linton.
[98] Nicole Questiaux, JO, déb. Sénat, 23 sept. 1981, p. 1561.
[99] Charles de Cuttoli, JO, déb. Sénat, 23 sept. 1981, p. 1567.
[100] Patrick Weil, La France et ses étrangers, Calmann-Lévy, 1991, p. 259.
[101] François Brun, Smaïn Laacher, Situation régulière, L’Harmattan, 2001.
[102] Nicolas Sarkozy, JO, déb. Sénat, 9 oct. 2003, p. 6496.
[103] Nicolas Sarkozy, « La loi MISEFEN du 26 novembre 2003, présentation générale », Actualité juridique pénal, mars 2004, p. 94.
[104] Comité interministériel de contrôle de l’immigration, « Les orientations de la politique de l’immigration », décembre 2007, p. 90.
[105] Pierre Mazeaud, Pour une politique des migrations transparente, simple et solidaire, La Documentation française, 2008, p. 26.
[106] Michèle Tribalat, « Mariages “mixtes” et immigration en France », Espace, populations, sociétés, 2009/2, p. 203-214.
[107] Haut Conseil à l’intégration, La connaissance de l’immigration et de l’intégration, La Documentation française, 1992, p. 48.
[108] Haut Conseil à l’intégration, La France sait-elle encore intégrer ses immigrés ?, La Documentation française, 2011, p. 46-49.
[109] Circulaire du 20 janvier 2004, NOR : INTD0400006C ; circulaire du 11 juin 2009, NOR : IMIM0900069C.
[110] Voir par exemple Xavier Vandendriessche, Droit des étrangers, 3e éd., Dalloz, 2005, p. 74.
[111] TA Châlons-en-Champagne, 23 sept. 2010, Mme El M., req. n° 1000648, AJDA 2010. 2378, concl. O. Nizet. Dans ses conclusions, le rapporteur public a renvoyé explicitement à l’interprétation de la condition d’assimilation dans le contentieux de la nationalité.
[112] TA Dijon, 15 avril 2014, Mme Y. P., req. n° 1202245.
[113] CAA Nantes, 8 févr. 2013, Mme Ch., n°11NT02170 ; CAA Versailles, 9 nov. 2010, M. O., n° 10VE00161.
[114] CAA Paris, 22 janv. 2015, n° 14PA00714.
[115] CAA Nantes, 14 nov. 2014, n° 14NT01020.
[116] CAA Bordeaux, 5 nov. 2013, n°13BX00918.
[117] CAA Bordeaux, 11 juill. 2013, n° 12BX03218.
[118] CAA Nancy, 15 mai 2014, n° 12NC01731.
[119] TA Amiens, 7 juill. 2011, M. O., req. n° 1001842, AJDA 2011, p. 2373.
[120] CAA Nantes, 8 fév. 2013, n° 11NT02170.
[121] CAA Bordeaux, 7 mai 2014, n° 13BX03062.
[122] Voir dans cet ouvrage la contribution d’Antoine Math et Alexis Spire, p. 49.
[123] Tableau 6 (p. 24) de l’étude d’impact du projet de loi n° 2183 « droit des étrangers » de juillet 2014.
[124] Inspection générale de l’administration, Rapport sur l’accueil des ressortissants étrangers par les préfectures et sous-préfectures, ministère de l’intérieur, décembre 2014.
[125] Décret n° 67-806 du 25 septembre 1967, art. 2, en application de l’ordonnance n° 67-580 du 13 juillet 1967.
[126] Cette condition très restrictive est issue de l’article 1er de la loi du 11 juillet 1975 et du décret d’application du 16 mars 1976 (Code de l’action sociale et des familles, art. L. 211-1 et R. 211-1). La liste des titres de séjour pour adhérer aux associations familiales est fixée par un arrêté du 22 juin 1976.
[127] Loi du 17 janvier 1975, art. 4 (devenu code de la santé publique, art. L. 162-11) qui exigeait une situation régulière de séjour de plus de trois mois.
[128] Loi n° 2001-588 du 4 juillet 2001.
[129] Décret n° 75-354 du 13 mai 1975 et son arrêté d’application du même jour.
[130] Ordonnance du 7 février 2002, art. 4 (prestations familiales et allocation logement) ; ordonnance du 27 mars 2002 art. 31 (allocation pour adulte handicapé) et 37 (allocation spéciale aux personnes âgées).
[131] Durée précisée par l’art. 2 du décret du 27 juin 2003 pour l’allocation pour adulte handicapé et par l’article 22 du décret du 1er juillet 2003 pour l’allocation spéciale pour les personnes âgées.
[132] Code de la sécurité sociale, art. L. 816-1.
[133] TA Paris, 23 septembre 2005, n° 0303466/6-3.
[134] Antoine Math, « Des cotisations sans prestations », Plein droit n° 67, décembre 2005.
[135] Code du travail, art. R. 5221-48.
[136] Respectivement : code de l’action sociale et des familles, art. L. 262-4 2° et art. L. 542-6.
[137] Antoine Math, « Le RSA et les étrangers : origine et fortunes de la condition d’antériorité de résidence », Revue de droit sanitaire et social, n° 3/2014, mai-juin 2014, p. 564-576 ; « Les restrictions d’accès aux étrangers » in Anne Eydoux et Bernard Gomel, Apprendre (de l’échec) du RSA. La solidarité active en question, éd. Liaisons sociales, oct. 2014, p. 165-173.
[138] Code de la sécurité sociale, art. L. 816-1.
[139] Code du service national, art. L. 120-4.
[140] Arrêté du 20 avril 2012 fixant les conditions d’établissement, de délivrance et de validité du permis de conduire, art. 1-III.
[141] Ceseda, art. L. 311-4.
[142] C. cass. civ., 2e ch. 7 mai 2014, n° 13-16.370 (allocation pour adulte handicapé).
[143] Code de la construction et de l’habitation, art. R. 300-2.
[144] Code de la sécurité sociale, art. D. 161-14, D. 161-2-1-1 et D. 161-2-4.
[145] Décret n° 94-294 du 15 avril 1994 fixant la liste des titres exigés des personnes étrangères pour l’application de l’article 186 du code de la famille et de l’aide sociale.
[146] Code de la sécurité sociale, art. D. 512-1.
[147] CPI Lyon, 23 mai 1985 (les tribunaux des affaires de sécurité sociale ont remplacé les CPI en 1985). Voir : Prestations familiales. Conditions de versement aux étrangers résidant en France avec leur famille, Gisti, juillet 1986.
[148] C. cass. civ., 2e ch., 23 mai 2013, n° 12-17238.
[149] En ce sens, circulaire DSS n° 54 du 11 juillet 1978.
[150] Décret n° 94-294 du 15 avril 1994, précité.
[151] Cette circulaire donne une interprétation large de la condition de régularité prévue par les articles L. 380-1 et R. 380-1 du code de la sécurité sociale.
[152] Les Amoureux au ban public, « La justice sanctionne une discrimination à l’embauche », communiqué de presse, 27 juin 2012 ; Catherine Coroller, « Lidl soupçonné de discrimination envers les travailleurs étrangers », blog Libération, 18 août 2011 (mise à jour : 28 janvier 2015).
[153] « En France depuis 8 ans, pacsée avec un Français », www.cartederesident.org/article36.html
[154] Odenore, L’envers de la « fraude sociale ». Le scandale du non-recours aux droits sociaux, La Découverte, 2012.
[155] Cette directive est la « consolidation » des nombreux règlements et directives sur le droit au séjour des Européens adoptés depuis les années 1960 auxquels elle se substitue.
[156] Rémi Hernu « Le ressortissant communautaire, étranger ou citoyen dans l’Union européenne » in Myriam Benlolo Carabo, Karine Parrot (dir.), Actualités du droit des étrangers. Un cadre renouvelé, des principes inchangés, Bruylant, 2012.
[157] Parmi les exemples qui suivent, beaucoup sont empruntés au site documentaire Aiaia : accueillir les migrants où l’on en trouvera bien d’autres encore.
[158] La consultation du site des Amoureux au ban public (www.amoureuxauban.net) permet de se rendre compte des entraves mises à la délivrance d’un titre de séjour au conjoint étranger.
[159] Le jeune de nationalité tunisienne ou algérienne doit être entré en France avant l’âge de dix ans mais les autres restrictions ne s’appliquent pas à eux ; et le jeune Algérien se voit délivrer un certificat de résidence de dix ans.
[160] Collectif « Français-es/Étranger-e-s pour l’égalité des droits », Une seule vie, un seul titre de séjour, L’Harmattan, 2014, p. 19.
[161] L’exemple est emprunté à l’ouvrage de Marie-Cécile Plà, Les papiers, le combat de la dignité, L’Harmattan, 2014, p. 101.
[162] Voir dans cet ouvrage la contribution de Caroline Izambert et Nicolas Klausser p. 110.
[163] Jean Furtos, De la précarité à l’auto-exclusion, Éditions Rue d’Ulm, coll. « La rue ? Parlons-en ! », 2009.
[164] La loi Hortefeux du 20 novembre 2007 a prévu la possibilité de recourir à un test ADN dans le cadre du regroupement familial afin de vérifier la filiation des enfants susceptibles de bénéficier de cette procédure (Ceseda, art. L. 111-6). Compte tenu des vives oppositions qu’a suscitées cette disposition, et malgré sa validation par le Conseil constitutionnel avec des réserves de pure forme, le décret d’application n’a jamais été pris : la disposition est donc inapplicable bien qu’elle soit formellement toujours en vigueur.
[165] Ceseda, art. L. 411-5, 2°.
[166] Ceseda, art. L. 421-2.
[167] Ceseda, art. L. 211-5.
[168] Ceseda, art. R. 211-14.
[169] Ceseda, art. L. 211-6.
[170] Circulaire relative à aux conditions de l’interpellation d’un étranger en situation irrégulière, garde à vue de l’étranger en situation irrégulière, réponses pénales. CRIM 2006 05 E1/21-02-2006.
[171] Code civil, art. 63.
[173] Voir sa contribution dans cet ouvrage, p. 67.
[174] Code civil, art. 26-4.
[176] Circulaire du 27 juillet 2010 relative à la procédure de déconcentration de la procédure d’acquisition de la nationalité française par décision de l’autorité publique. On trouve des indications analogues dans la circulaire du 24 août 2011 relative au contrôle de la condition d’assimilation dans les procédures d’acquisition de la nationalité française.
[177] « Dossier noir des naturalisations », www.gisti.org/dossier-noir-des-naturalisations
[178] Ceseda, art. R. 611-1.
[179] Ceseda, art. R. 611-8 à R. 611-15.
[180] Ceseda, art. R. 611-35 à R. 611-41.
[181] CE, 12 mars 2007, Gisti et autres, n° 297888 ; CE, 30 décembre 2009, SOS racisme, Gisti et autres, n° 312051 et n° 313760.
[182] Ceseda, art. 211-7.
[183] Ceseda, art. R. 211-20 et R. 211-21.
[184] Face aux polémiques soulevées, cette disposition a été supprimée dans un arrêté du 20 octobre 2008 (art. 4).
[185] Logiciels prévus par des circulaires du 8 avril et du 7 juillet 2010. Voir les réactions de l’Association nationale des assistants de services sociaux sur le site www.anas.fr/Services-Integres-d-Accueil-et-d-Orientation-SIAO-Inquietude-et-vigilance-sur-leur-mise-en-place-l-ANAS-alerte-et_a719.html
[186] Voir par exemple l’ouvrage de Philippe Pichon, alors commissaire de police, Une mémoire sale, JC Gawsewitch Éditeur, 2010.
[187] Cour européenne des droits de l’Homme, 18 septembre 2014, Brunet c/France.
[188] La liste des professions figure dans le décret n° 2005-1124 du 6 septembre 2005.
[189] Claire Saas, « Quand le pénal envahit le droit des étrangers », Plein droit, n° 59-60, mars 2004.
[190] DC n° 2003-467, 13 mars 2003.
[191] Le TAJ réglementé par le décret 2012-652 du 4 mai 2012 organise la fusion du Stic et de son homologue de gendarmerie Judex.
[192] Rapport Cnil, 13 juin 2013.
[193] Décret du 4 mai 2012, art. R. 40-29.
[194] CE, 11 avril 2014, Ligue des droits de l’Homme.
[195] Ceseda, art. L. 313-3 et 313-5.
[196] Code civil, art. 21-23.
[197] Casf, art. L. 331-2 et L. 345-1 tels que modifiés par une loi du 4 août 2014.
[198] Tous les membres du personnel de l’Ofpra sont en effet soumis au secret professionnel. Cette confidentialité a même été érigée par le Conseil constitutionnel au rang de « garantie essentielle » du droit d’asile, lui-même reconnu comme principe de valeur constitutionnelle (DC, n° 97-389, 22 avril 1997 et n° 2003-485, 4 décembre 2003).
[199] Casf, art. L. 348-1 et suiv.
[200] « Fichage des demandeurs d’asile. Le logiciel dn@ corrigé par la Cnil », Gérard Sadik, blog Combats pour les droits de l’homme, mars 2009.
[201] Ceseda, art. L. 421-2.
[202] Ceseda, art. L. 211-6.
[203] Précisons que ces informations sociales auront pour destinataire le préfet de département compétent en cas de recours face à un rejet de l’attestation. Voir « Le secret professionnel protège-t-il également les étrangers ? », Journal du droit des jeunes, n° 252, 2006.
[204] Christophe Daadouch, « Le pouvoir exorbitant d’un maire (FN) sur les citoyens immigrés », Libération, 17 avril 2014.
[205] Voir les rapports de l’Observatoire du droit à la santé des étrangers. Voir aussi Benjamin Demagny et Arnaud Veïsse, « Des médecins sous contrôle politique », Plein droit, n° 92, 2012. Voir enfin l’instruction interministérielle N°DGS/MC1/DGEF/2014/64 du 10 mars 2014.
[206] Défenseur des droits, avis des 15-17 juin 2015.
[207] Lilian Mathieu, La double peine. Histoire d’une lutte inachevée, La Dispute, coll. « Pratiques politiques », 2006, p. 288.
[208] Pour une histoire détaillée de la constitution de la défense des étrangers comme cause, voir Sandrine Musso, Sida et minorités post-coloniales, thèse d’anthropologie soutenue en 2008 à l’EHESS.
[209] Communiqué de presse commun du Conseil national du sida, de l’Agence nationale de recherche sur le sida et de l’Agence française de lutte contre le sida sur la double peine, 29 octobre 1991. Voir Sandrine Musso, op. cit., p. 292.
[210] En avril 1991, une journaliste révèle que le Centre national de transfusion sanguine a continué à distribuer à des hémophiles, de 1984 à la fin de l’année 1985, des produits sanguins, tout en sachant que certains lots étaient contaminés par le virus du sida.
[211] Didier Fassin, « The biopolitics of otherness. Undocumented immigrants and racial discrimination in the French public debate », Anthropology Today. Journal of the Royal Anthropological Institute, 2001, vol. 17, n° 1, p. 3-7.
[212] Didier Fassin, « Quand le corps fait loi. La raison humanitaire dans les procédures de régularisation des étrangers », Sciences sociales et santé, 2001, vol. 19, n°4, p. 5-34.
[213] Miriam Ticktin, Casualties of care. Immigration and the Politics of Humanitarianism in France, University of California Press, 2011.
[214] IGA, Le réexamen des dossiers des étrangers en situation irrégulière, rapport remis au ministère de l’intérieur, novembre 2002.
[215] Pour un historique des différentes attaques contre le droit au séjour pour soins : Observatoire du droit à la santé des étrangers (ODSE), La régularisation pour raison médicale en France. Un bilan de santé alarmant, 2008.
[216] Pétition : Peut-on renvoyer des malades mourir dans leur pays ? à lire sur www.gisti.org/spip.php?article906
[217] Pour une analyse de la politique d’immigration sous la présidence de Nicolas Sarkozy : Collectif, Cette France-Là, La Découverte, 2009 (vol. 1), 2010 (vol. 2).
[218] CE, 7 avr. 2010, n° 301640, min. intérieur c/Jabnoun ; CE, 7 avr. 2010, n° 316625, min. immigration c/Diallo ép. Bialy.
[219] Ibid.
[220] Cour européenne des droits de l’Homme, 2 mai 1997, aff. 30240/96, D. c/Royaume-Uni.
[221] Cour européenne des droits de l’Homme, 27 mai 2008, aff. 24027/07, N. c/Royaume-Uni. Pour une analyse détaillée de l’arrêt, voir Caroline Izambert, « Inhumain, mais pas trop », Vacarme, 2011, n° 54.
[222] Cour européenne des droits de l’Homme, 27 févr. 2014, aff. 70055/10, Josef c/Belgique.
[223] Cour européenne des droits de l’Homme, 19 mars 2015, aff. 70055/10, S.J. c/Belgique.
[224] Pour une analyse détaillée du jugement de la CJUE, voir Nicolas Klausser, « Étrangers malades et droit de l’Union européenne : Entre accroissement et restriction des garanties juridiques », La Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 9 janvier 2015.
[225] Alexis Spire, « Xénophobes au nom de l’État social », Le Monde diplomatique, décembre 2013.
[226] Pour un recensement des cas, voir ODSE, « Expulsions d’étrangers gravement malades, la santé des étrangers intéresse-t-elle encore le gouvernement ? », conférence de presse, 19 mars 2013.
[227] Aides, Rapport de l’Observatoire malades étrangers, 2015, p. 40 [en ligne sur www.aides.org].
[228] Mini-recueil de jurisprudence de l’ADDE, la Cimade et le Comede, Admission au séjour pour raisons médicales. Décisions préfectorales défavorables (OQTF, refus de séjour etc.) prises après avis favorables des médecins des ARS, septembre 2014.
[229] Recueil de jurisprudence de l’ADDE, la Cimade et le Comede, Admission au séjour pour raisons médicales, avril 2015, vol. III, p. 93 à 98.
[230] Aides, op. cit., 2015, p. 63.
[231] Selon le rapport de l’Observatoire malades étrangers de Aides (op. cit., p. 62), les trois quarts des personnes remplissant les conditions d’obtention d’une carte de résident se voient délivrer seulement une carte de séjour temporaire.
[232] Décision du Défenseur des droits, MLD 2012-77 et MLD 2014-100.
[233] TA Paris, 10 juillet 2012, n° 1106219.
[234] Instruction de la DGS du 10 novembre 2011 concernant les personnes touchées par le VIH, se référant directement à la circulaire DGS/SD6A/2005/443 du 30 septembre 2005, actualisée par la circulaire DGS/RI2/383 du 23 octobre 2007.
[235] « De plus en plus d’étrangers malades renvoyés dans leur pays », Le Monde, 20 mai 2015.
[236] Cette appréciation relève d’une erreur de droit au regard des raisonnements effectués par différentes juridictions, le cas des ressortissants algériens étant régi par l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968, qui n’a pas été modifié par la loi Besson de 2011 et pour lequel la condition de « bénéfice effectif » s’applique toujours.
[237] Dérives qui résultaient des pratiques des juridictions administratives, Conseil d’État compris, dont la grande majorité considérait, contrairement à l’esprit de la loi de 1998, que la possibilité de poursuivre la prise en charge médicale appropriée dans le pays d’origine ne devait être effectuée que sous l’angle de l’existence des structures médicales et/ou de la disponibilité du traitement.
[238] Décision du 2 avril 2015 modifiant la décision du 31 décembre 2013 portant organisation générale de l’Office français de l’immigration et de l’intégration.
[239] Inspection générale de l’administration et Inspection générale des affaires sociales et de la santé, Rapport sur l’admission au séjour des étrangers malades, mars 2013.
[240] Carlo Cester, “La disciplina dei lavoratori extracomunitari in Italia”, Le nuove leggi civili commentate, anno XI, n. 6 nov.-déc. 1988.
[241] De quelques dizaines de milliers dans les années précédentes, le nombre d’étrangers est passé à près de 500 000 en 1986.
[242] Ce motif d’entrée concerne les étrangers qui souhaitent se former dans un séminaire ou qui, déjà prêtres ou religieuses, veulent exercer leur fonction sacerdotale en Italie. Le dispositif peut aussi concerner d’autres religions que la religion catholique.
[243] La loi n°39/1990 a introduit le régime de l’asile politique jusque-là inexistant bien que l’Italie ait ratifié la convention de Genève sur les réfugiés de 1951, avec une réserve géographique qui accordait de fait aux seuls ressortissants des pays d’Europe de l’Est la possibilité de demander l’asile politique en Italie. Il faudra attendre 2007 et la transposition des directives européennes sur l’asile pour que l’Italie adopte un cadre législatif spécifique.
[244] Le décret devrait être promulgué chaque année, mais cet engagement n’a pas été respecté, surtout au cours des dernières années.
[245] Décret élaboré conjointement par les ministères de l’intérieur et du travail et certains organismes représentant les autorités locales, les employeurs et les travailleurs.
[246] Les quotas sont attribués sur la base de l’heure à laquelle la demande a été envoyée par voie électronique, à partir d’une date et d’une heure fixées par le gouvernement. En règle générale, seuls les employeurs qui sont parvenus à envoyer leur demande par mail dans les premières minutes ont une chance d’obtenir leur quota.
[247] Il s’agit d’un bureau placé auprès des préfectures provinciales qui fait intervenir la préfecture et la direction provinciale du travail.
[248] Il faut noter que c’est sous les gouvernements de centre droit, qui affichaient pourtant une volonté de rigueur, qu’ont été adoptées les lois ayant régularisé le plus grand nombre d’étrangers.
[249] Loi n°189/2002 (loi Bossi-Fini) et loi n°94/2009 (dite « loi de sécurité »)
[250] Respectivement par les décrets-lois n°5/2007 et n°3/2007.
[251] « Assegno sociale annuo ». Il s’agit de l’allocation accordée aux citoyens italiens âgés de plus de soixante-cinq ans qui ne bénéficient pas d’une retraite. Son montant annuel, en 2015, est de 5 830,46 €.
[252] Données de l’Istituto nazionale di statistica (Istat), 2014.
[253] On parle de « cohésion familiale » lorsque la famille d’un étranger qui réside régulièrement en Italie est arrivée sans suivre la procédure de regroupement familial. Cette situation est fréquente, compte tenu des conditions strictes auxquelles est soumis le regroupement familial et compte tenu de la durée des procédures.
[254] À la différence des autres titulaires de permis de séjour stables, les parents bénéficiant du regroupement ne sont pas automatiquement inscrits au Service national de santé et doivent se faire enregistrer moyennant paiement.
[255] Directive n°2003/86/CE, art. 4 § 2.
[256] Plusieurs types de permis de séjour existent dans la législation italienne, chacun correspondant à une situation spécifique et supposant de remplir les conditions correspondantes : la production d’un contrat de travail pour un permis de travail, la réussite à des examens, des ressources suffisantes et une assurance maladie pour le permis pour études.
[257] Ce principe suppose d’appliquer de façon souple le TU immigration en l’interprétant à la lumière du droit à l’unité de la famille et en tenant compte des situations concrètes : l’enfant vit avec la famille, étudie ou cherche un emploi, etc.
[258] Les questure sont les autorités de police qui remplissent approximativement la même fonction que nos préfectures en ce qui concerne le séjour des étrangers.
[259] Le montant des revenus exigé est calculé de la même façon que pour le regroupement familial, (TU immigration, art. 29, al. 3, b).
[260] CJUE, 17 septembre 2014, Shamin Tahir, aff. C-469/13.
[261] Le test, régi par un décret du 4 juin 2010, exige une connaissance de la langue italienne du niveau A2 du « cadre européen commun de référence pour les langues » approuvé par le Conseil de l’Europe.
[262] Pour une analyse plus approfondie des conditions d’obtention du statut de résident de longue durée, voir Paolo Bonetti et Lara Olivetti, Permesso di soggiorno CE per soggiornanti di lungo periodo, 2012 : www.asgi.it/le-schede/permesso-di-soggiorno-ce-per-soggiornanti-di-lungo-periodo/
[263] Ministero dell’interno, Dipartimento per le libertà civili e l’immigrazione, statistiques au 2 avril 2015, consultables en ligne sur le site du ministère.
[264] Directive n° 2011/98/UE du 13 décembre 2011 établissant une procédure de demande unique en vue de la délivrance d’un permis unique autorisant les ressortissants de pays tiers à résider et à travailler sur le territoire d’un État membre.
[265] Une réforme récente introduite par le décret-loi n°104/2013 a allongé cette période de validité. Mais elle ne devait entrer en vigueur qu’après la publication – prévue dans un délai de six mois – de son décret d’application ; or ce décret n’est toujours pas paru.
[266] Istat, Cittadini non comunitari regolarmente soggiornanti - Anni 2013-2014, Rapport.
[267] Version préalable du rapport du Centre d’études et de recherche sur l’immigration (Idos) du 15 juillet 2015.
[268] Le Ciré, créé en 1954, est une coordination de 24 associations francophones, composée de services sociaux d’aide aux demandeurs d’asile, d’organisations syndicales, de services d’éducation permanente ou d’organisations internationales. Son objectif est de réfléchir et d’agir de façon concertée sur différentes questions qui concernent les demandeurs d’asile, les réfugiés et les étrangers qui vivent en Belgique, avec ou sans titre de séjour. Le Ciré est constitué d’un pôle politique et de différents services aux étrangers.
[269] Myria - Centre fédéral migrations, La Migration en chiffres et en droits, rapport, 2015 : www.myria.be/fr/publications/la-migration-en-chiffres-et-en-droits-2015
[270] Fondation Roi Baudouin, Zoom : regroupement familial : www.kbs-frb.be/uploadedFiles/2012-KBS-FRB/05)_Pictures,_documents_and_external_sites/09)_Publications/PUB2013_Zoom_RegroupementFamilial.pdf
[271] Fondation Roi Baudouin, Regroupement familial, les chiffres derrière le mythe, janvier 2011.
[272] Rapport de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, concernant la mise en œuvre, les résultats et l’évaluation globale de l’Année européenne des citoyens 2013, Bruxelles, le 31 octobre 2014, COM (2014) 687 final.
[273] CJCE, 12 mai 1998, Martinez Sala, aff. C-85/96.
[274] CJCE, 20 septembre 2001, Grzelczyk, aff. C-184/99.
[275] Voir Lola Isidro, « De la citoyenneté sociale au “tourisme social” », Plein droit, n° 103, décembre 2014.
[276] Devenu aujourd’hui l’article 45 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).
[277] Devenus aujourd’hui les articles 49 et suiv. du TFUE.
[278] Devenus aujourd’hui les articles 56 et suiv. du TFUE.
[279] Règlement CEE n° 1612/68, 15 octobre 1968 (JO n° L 257, 19 octobre 1968), abrogé par le règlement UE n° 492/2011 du Parlement et du Conseil du 5 avril 2011 (JO n° L 141, 27 mai 2011).
[280] Directive n° 68/360/ CEE, 15 octobre 1968, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des travailleurs des États membres et de leur famille à l’intérieur de la Communauté (JO n° L 257, 19 octobre 1968).
[281] CJCE, 23 mars 1982, Levin, aff. 53/81.
[282] CJCE, 3 juillet 1986, Lawrie Blum, aff. 66/85.
[283] CJCE, 5 octobre 1988, Steymann, aff. 196/87.
[284] CJCE, 4 juin 2009, Vatsouras et Koupatantze, affaires jointes C-22/08 et C-23/08.
[285] CJCE, 19 mars 1964, Unger, aff. 75-63.
[286] CJCE, 26 février 1991, Antonissen, aff. C-292/89.
[287] CJCE, 17 décembre 1980, Commission c/Belgique, aff. 149/79.
[288] Directive n° 64/221/ CEE, 25 février 1964, pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique, JOCE n° 56 du 4 avril 1964.
[289] CJCE, 27 octobre 1977, Bouchereau, aff. 30/77.
[290] CJCE, 29 avril 2004, Orfanopoulos et autres, aff. C-482/01.
[291] Directive n° 2004/38/CE du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres (JOUE n° L 158, 30 avril 2004). Cette directive abroge celle de 1964.
[292] Directive n° 90/364/CEE, 28 juin 1990 et directive n° 93/96/CEE, 29 octobre 1993 abrogées par la directive n° 2004/38/CE du 29 avril 2004 qui a procédé à la refonte de l’ensemble des textes antérieurs.
[293] Directive n° 90/364/CEE, art. 1er.
[294] CJCE, 23 mars 2006, Commission c/Belgique, aff. n° C-408/03.
[295] CJCE, 10 avril 2008, Commission c/Pays-Bas, aff. n° C-398/06.
[296] CJUE, 19 septembre 2013, Peter Brey, aff. n° C-140/12.
[297] Voir Denis Martin, « De Zambrano à Dereci : Le citoyen européen, un être déprimé à la recherche de son identité », Revue du droit du travail, 2012, p. 339.
[298] « Les ratés de la libre circulation », Plein droit n° 40, décembre 1998.
[299] Voir Ann Dana, « La vigilance de la Commission… et des citoyens », Plein droit n° 40, décembre 1998.
[300] Hélène Gacon, « Un ressortissant communautaire peut-il être en situation irrégulière ? », actes du colloque Trente ans de libre circulation des travailleurs, 10 octobre 1997, La Documentation française.
[301] CE, 27 mai 1998, Gisti, n° 170175.
[302] Voir Adèle Dencour et Emmanuelle Andrez, « La France crispée sur son ordre public », Plein droit n° 49, avril 2001, p. 24.
[303] Antoine Math, « Roms et autres : la protection sociale des ressortissants communautaires », Droit social, n° 11, novembre 2010, p. 1037.
[304] Ceseda, art. L. 511-3-1.
[305] Code de la sécurité sociale, art. L. 380-1 et R. 380-1.
[306] À l’exception des mineurs qui jouissent du droit à l’AME dès leur arrivée en France (code de l’action sociale et des familles, art. L. 251-1).
[307] Code de l’action sociale et des familles, art. L. 262-6.
[308] Code de la sécurité sociale, art. L. 821-1.
[309] « La France en flagrant délit de violation du droit communautaire sur le droit au séjour des citoyens de l’Union », 30 septembre 2008 [en ligne sur www.gisti.org/spip.php?article1248] ; « Les Roms encore et toujours victimes de la politique française », 26 octobre 2010, [en ligne sur www.gisti.org/spip.php?article2096
[310] On trouvera plus de détails sur cette situation dans le texte de la pétition au Parlement européen relative à l’éloignement et à l’enfermement des citoyens européens, 25 février 2015.
[311] CE, avis, 26 novembre 2008, n° 315441.
[312] CE, 1er octobre 2014, n° 365054.
[313] Gaëlle Marti, « La fraude à la charité publique, motif légal d’éloignement des citoyens de l’Union européenne ? », La Semaine juridique-Administrations et collectivités territoriales, n° 23, 8 juin 2015.
[314] Voir, parmi d’autres, l’arrêt Grzelczyk, 20 septembre 2001.
[315] Voir Lola Isidro, « De la citoyenneté sociale au "tourisme social" », Plein droit, n° 103, décembre 2014.
[316] Règlement n° 883/2004 de coordination des systèmes de sécurité sociale.
[317] CJUE, 19 septembre 2013, Peter Brey, aff. C-140/12
[318] Ségolène Barbou des Places, « La cohérence du droit de la libre circulation des personnes à l’épreuve de la mobilité des indigents », RTDE, 2015, p. 133.
[319] CJUE, 11 novembre 2014, M. Dano, aff. C-333/13.
[320] CJUE, 15 septembre 2015, Mme Alimanovic et autres, aff. C-67/14.
[321] Voir notamment dans cet ouvrage, outre les contributions qui mettent en lumière la précarité croissante du séjour, la contribution d’Antoine Math sur la précarisation des droits sociaux qui en découle, p. 83.
[322] Source : www.migrationpolicy.org/article/frequently-requested-statistics-immigrants-and-immigration-united-states-2#1 (ce taux est à peu près l’équivalent de celui des années 1920, avant la Grande dépression. Il a ensuite baissé jusqu’à atteindre 5 % en 1970, avant de repartir à la hausse).
[323] Pour des raisons complexes liées au découpage électoral et au taux de participation, ce poids est moindre aux élections législatives.
[324] Voir, sur l’histoire de ce programme : http://braceroarchive.org/
[325] Chiffre qui ne reflète pas nécessairement le nombre de bénéficiaires, puisqu’il s’agissait d’une immigration saisonnière ou temporaire de travail, devant – théoriquement – donner lieu à des entrées multiples. Les entrées ont culminé à 400 000 en 1959.
[326] Annuaire statistique annuel des services de l’immigration pour 2013 (2013 Yearbook of immigration statistics) www.dhs.gov/sites/default/files/publications/ois_yb_2013_0.pdf
[329] D’après les chiffres cités par le Migration Policy Institute : www.migrationpolicy.org/article/frequently-requested-statistics-immigrants-and-immigration-united-states (le MPI est un « think tank » indépendant).
[330] La dernière grande régularisation législative a eu lieu sous la présidence de Ronald Reagan et a concerné trois millions de personnes.
[331] Voir, pour un récapitulatif historique, l’opinion dissidente du juge White dans l’affaire I.N.S. V. Chadha, 462 U.S. 919, 990-91, 103 S. Ct. 2764, 2804, 77 L. Ed. 2D 317 (1983).
[332] www.uscis.gov/sites/default/files/USCIS/Resources/Reports%20and%20Studies/Immigration%20Forms%20Data/Naturalization%20Data/I821d_performancedata_fy2015_qtr2.pdf
[333] www.migrationpolicy.org/news/mpi-many-37-million-unauthorized-immigrants-could-get-relief-deportation-under-anticipated-new
[334] Les plaidoiries sur l’audience de fond ont eu lieu début juillet 2015.
[335] Voir, pour la liste de ces programmes présidentiels de régularisation : www.immigrationpolicy.org/sites/default/files/docs/executive_grants_of_temporary_immigration_relief_1956-present_final.pdf
[336] Voir, par exemple, la présentation de ce statut par l’USCIS, l’administration qui gère le programme : www.uscis.gov/humanitarian/consideration-deferred-action-childhood-arrivals-process/frequently-asked-questions
[337] C’est par exemple le cas, dans certains États du Sud, de la possibilité d’obtenir un permis de conduire. Toutefois, après des résistances initiales, la plupart des États ont cessé les discriminations à l’égard des bénéficiaires du DACA, soit spontanément soit après des contentieux.
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