« Contrôler » les migrations : entre laisser-mourir et permis de tuer
Depuis plus de 30 ans, la lutte contre l’immigration dite « clandestine » est la priorité des États européens, qui ont adopté diverses stratégies visant au fil des années à renforcer les contrôles migratoires et la sécuritisation des frontières des pays de destination, de transit et de départ. Quoi qu’il en coûte. Y compris au prix de vies humaines, les morts en migration étant perçues par les autorités comme une conséquence dommageable de cette même « lutte ».
Comme le dénonçait déjà Migreurop en 2009, « nombreuses sont les frontières où tombent des dizaines de migrants, parfois tués par les forces de l’ordre : des soldats égyptiens tirant à vue sur des Soudanais et des Érythréens à la frontière israélienne ; des soldats turcs abattant des Iraniens et des Afghans ; la marine marocaine provoquant sur les côtes d’Al Hoceima le naufrage de 36 personnes en partance pour l’Espagne (…) en perforant leur zodiac à coups de couteaux ; des policiers français à Mayotte faisant échouer volontairement des embarcations (Kwassa-kwassa) pour arrêter des migrants, engendrant ainsi la noyade de plusieurs d’entre eux. En Algérie, au Maroc, des migrants africains sont refoulés et abandonnés dans le désert, parfois miné, sans aucun moyen de subsistance » [1].
Si l’objectif sécuritaire de surveillance et militarisation des frontières européennes reste le même, la stratégie mise en œuvre par les États européens pour ne pas répondre à l’impératif d’accueil des populations exilées a évolué au fil des années. Depuis des décennies, les « drames » se répètent sur le parcours migratoire. Ils ne relèvent en aucun cas de la fatalité, de l’irresponsabilité des exilé·e·s (ou de leurs proches [2]), du climat ou de l’environnement, de l’état de la mer, ou même d’abus de faiblesse de quelconques trafiquants, mais bien d’une politique étatique hostile aux personnes exilées, développée en toute conscience à l’échelle européenne, se traduisant par des législations et des pratiques attentatoires aux droits et mortifères : systématisation à l’échelle européenne des refoulements aux portes de l’Europe [3], déploiement de dispositifs « anti-migrants » le long des frontières et littoraux (murs et clôtures [4], canons sonores [5], barrages flottants [6], barbelés à lames de rasoir [7], …), conditionnement de l’aide au développement à la lutte contre les migrations [8], criminalisation du sauvetage civil [9]... Une stratégie qualifiée, en référence au concept créé par Achille Mbembe [10], de « nécro-politique » lors de la sentence rendue par le Tribunal Permanent des Peuples en France, en 2018 [11].
Déjà en août 2017, le rapport relatif à « la mort illégale de réfugiés et de migrants » de la rapporteuse spéciale du Conseil des droits de l’Homme onusien sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, mettait en évidence « de multiples manquements des États en matière de respect et de protection du droit à la vie des réfugiés et des migrants, tels que des homicides illégaux, y compris par l’emploi excessif de la force et du fait de politiques et pratiques de dissuasion aggravant le danger de mort » [12].
Mettant en place une véritable stratégie du laisser-mourir, les États européens ont favorisé l’errance en mer en interdisant les débarquements des bateaux en détresse (Italie 2018 [13]), ont retiré de la mer Méditerranée les patrouilles navales au bénéfice d’une surveillance aérienne (2019 [14]), signe du renoncement au secours et au sauvetage en mer, ou en se considérant subitement « ports non-sûrs » (Italie et Malte 2020 [15]). Migreurop a également pointé du doigt la responsabilité directe des autorités et/ou des forces de l’ordre coupables d’exactions à l’égard des exilé·e·s (Balkans 2021 [16]), ou encore leur franche complicité (UE/Libye 2019 [17]).
Le naufrage d’au moins 27 personnes dans la Manche le 24 novembre 2021 [18], fruit de la non-assistance à personnes en danger des deux côtés de la frontière franco-britannique, est une illustration de cette politique de dissuasion et du laisser-mourir. Le naufrage de Pylos, le 14 juin 2023, en mer Ionienne [19], est quant à lui un exemple d’action directe ayant provoqué la mort de personnes exilées. La manœuvre tardive (accrocher une corde puis tirer le bateau à grande vitesse) des garde-côtes grecs pour « remorquer » le chalutier sur lequel se trouvaient environ 700 exilé·e·s parti·e·s de Libye pour atteindre les côtes européennes, a probablement causé les remous qui ont fait chavirer le bateau en détresse et provoqué la noyade d’au moins 80 personnes, la mer ayant englouti les centaines de passager·e·s disparu·e·s.
Le rapport des Nations unies de 2017 [20] pointe également les conséquences de l’externalisation des politiques migratoires européennes et indique que « les autres violations du droit à la vie résultent de politiques d’extraterritorialité revenant à fournir aide et assistance à la privation arbitraire de la vie, de l’incapacité à empêcher les morts évitables et prévisibles et du faible nombre d’enquêtes sur ces morts illégales ». Le massacre du 24 juin 2022 aux frontières de Nador/Melilla [21], ayant coûté la vie à au moins 23 exilés en partance pour l’Espagne depuis le Maroc, désignés comme des « assaillants », 17 ans après le premier massacre documenté aux portes de Ceuta et Melilla [22], est un clair exemple de cette externalisation pernicieuse ayant entraîné la mort de civils. Tout comme les exactions subies en toute impunité ces derniers mois par les exilé·e·s Noir·e·s en Tunisie, en pleine dérive autoritaire, fruits du racisme structurel et du marchandage européen pour le contrôle des frontières [23].
Nous assistons ainsi ces dernières années à un processus social et juridique de légitimation de législations et pratiques étatiques illégales visant à bloquer les mouvements migratoires, coûte que coûte, ayant pour conséquence l’abaissement des standards en matière de respect des droits. Un effritement considérable du droit d’asile, une légitimation confondante des refoulements – « légalisés » par l’Espagne (2015 [24]), la Pologne (2021 [25]) et la Lituanie (2023 [26]) –, une violation constante de l’obligation de secours en mer, et enfin, un permis de tuer rendu possible par la progressive déshumanisation des personne exilées racisées, criminalisées pour ce qu’elles sont et représentent [27].
Les frontières sont assassines [28] mais les États tuent également, en toute impunité. Ces dernières années, il est manifeste que les acteurs du contrôle migratoire oscillent entre inaction et action coupables, entre laisser-mourir (« let them drown, this is a good deterrence » [29]) et permis de tuer donné aux acteurs du contrôle frontalier, au nom de la guerre aux migrant·e·s, ces dernier·e·s étant érigé·e·s en menace(s) dont il faudrait se protéger.
Les arguments avancés de longue date par les autorités nationales et européennes pour se dédouaner de ces si nombreux décès en migration sont toujours les mêmes : la défense d’une frontière, d’un territoire ou de l’ordre public. Les décès survenus sur le parcours migratoire ne seraient ainsi que des « dommages collatéraux » d’une stratégie de dissuasion dans laquelle la violence, en tant que moyen corrélé à l’objectif de non-accueil et de mise à distance, est érigée en norme. L’agence européenne Frontex contribue par sa mission de surveillance des frontières européennes à la mise en danger des personnes exilées [30]. Elle est une composante sécuritaire essentielle de cette politique migratoire violente et impunie [31], et de cette stratégie d’« irresponsabilité organisée » de l’Europe [32].
Dans cet apartheid des mobilités [33], où la hiérarchisation des droits au nom de la protection des frontières européennes est la règle, les décès des personnes exilées constituent des risques assumés de part et d’autre, la responsabilité de ces morts étant transférée aux premier·e·s concerné·e·s et leurs proches, coupables d’avoir voulu braver l’interdiction de se déplacer, d’avoir exercé leur droit à la mobilité… A leurs risques et périls.
Au fond, le recul que nous donne ces dernières décennies permet de mettre en lumière que ces décès en migration, passés de « évitables » à « tolérables », puis à « nécessaires » au nom de la protection des frontières européennes, ne sont pas des cas isolés, mais bien la conséquence logique de l’extraordinaire latitude donnée aux acteurs du contrôle frontalier au nom de la guerre aux migrant·e·s 2.0. Une dérive qui se banalise dans une indifférence sidérante, et qui reste impunie à ce jour...
Le réseau Migreurop continuera d’œuvrer en faveur de la liberté de circulation et d’installation [34] de toutes et tous, seule alternative permettant d’échapper à cette logique criminelle, documentée par nos organisations depuis bien trop longtemps.
[1] « Atlas des migrants en Europe », Migreurop, 2009 (ed. Armand Colin)
[2] Le 6 septembre 2022, alors que les familles des personnes disparues et décédées aux frontières de l’UE se réunissaient pour une action de commémoraction et de protestation à Zarzis, en Tunisie, Vincent Cochetel, envoyé spécial du HCR pour la Méditerranée occidentale et centrale publiait le tweet suivant : « Nous pleurons leur perte. Mais ces mêmes mères n’ont eu aucun problème à encourager ou à financer leurs enfants pour qu’ils se lancent dans ces voyages périlleux. Comme au Sénégal, poursuivre symboliquement les parents pour avoir mis en danger leurs enfants pourrait entraîner de sérieux changements d’attitude envers ces voyages mortels », Déclaration conjointe appelant à la démission de Vincent Cochetel, envoyé spécial du HCR, Communiqué Migreurop, 9 septembre 2022
[3] « Le HCR s’inquiète de la "normalisation" des violences et des refoulements aux frontières de l’UE », Infomigrants, 21 février 2022 ; « Le Conseil de l’Europe dénonce le refoulement des réfugiés et migrants aux frontières européennes », 20 minutes, 7 avril 2022
[4] « Murs, barrières, barbelés : les dispositifs anti-migrants en Europe », La Croix, 1er mars 2022
[5] « Malgré les doutes de l’UE, la Grèce défend son utilisation de canons sonores contre les migrants », La Libre & AFP, 9 juin 2021
[6] « Grèce : un mur flottant pour contrer l’arrivée de migrants », Mediapart, 11 février 2020 ; « Un barrage flottant installé à Étaples », France Info, 17 août 2023
[7] « "C’est comme les hameçons pour la pêche, la pointe rentre dans la peau, mais ne ressort pas" : ces barbelés agressifs qui équipent de plus en plus de frontières », Franceinfo, 12 mai 2022
[8] « Externalisation tous azimuts : de l’arrangement UE - Turquie aux Migration Compacts en Afrique », Note Migreurop #5, avril 2017
[9] « Alerte - Augmentation du nombre de décès en mer, des navires d’ONG détenus », Déclaration conjointe de 56 organisations, 29 août 2023
[10] « Necropolitics », A. Mbembe, trad. du lamba par L. Meintjes, Public Culture, vol. 15, n° 1, hiver 2003. Traduction en français dans Raisons politiques, n° 21, 2006 (https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2006-1-page-29.htm])#no1)
[11] Tribunal Permanent des Peuples Paris, 7 février 2018 : https://intercoll.net/Sentence
[12] « Mort illégale de réfugiés et de migrants », rapport de la Rapporteuse spéciale du Conseil des Droits de l’homme sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, 15 août 2017
[13] « Migrants : les ports italiens seront fermés « tout l’été » aux ONG, annonce Matteo Salvini », Le Monde, 29 juin 2018
[14] « Migrants en Méditerranée, les drones remplacent les patrouilles maritimes », La Croix, 7 août 2019
[15] « Secours en mer , L’Italie, Malte et Tripoli ferment leurs ports », Asile.ch, 10 avril 2020
[16] « Exils sans fin - Chantages anti-migratoires le long de la route des Balkans », Rapport Migreurop, 22 avril 2021
[17] « Mourir en mer ou sous les bombes : seule alternative pour les milliers de personnes migrantes prises au piège de l’enfer libyen ? », Communiqué Migreurop, 5 juillet 2019
[18] « La Manche, l’autre cimetière de l’Europe », Communiqué Migreurop, 7 décembre 2021
[19] « Naufrage de Pylos : des versions contradictoires entre survivant·es et autorités grecques », Amnesty International, 3 août 2023
[20] « Mort illégale de réfugiés et de migrants », rapport de la Rapporteuse spéciale du Conseil des Droits de l’homme sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, 15 août 2017
[21] « Un nouveau charnier aux barrières-frontières de Melilla : les massacres racistes et l’impunité doivent cesser aux frontières maroco-espagnoles ! », communiqué Migreurop, 27 juin 2022
[22] « Le livre noir de Ceuta et Melilla », Migreurop, 2007
[23] « Traitements inhumains et dégradants envers les africain·e·s noir·e·s en Tunisie, fruits du racisme institutionnel et de l’externalisation des politiques migratoires européennes », action collective, 13 juillet 2023 »
[24] Loi Organique 4/2015 du 30 mars 2015 relative à la protection de la sécurité citoyenne, dite « Loi Bâillon », qui ajoute une disposition additionnelle à la Loi Organique 4/2000, du 11 janvier 2000 sur les droits et libertés des étrangers en Espagne et leur intégration sociale (LOEx) concernant le régime spécial de Ceuta et Melilla.
[25] « Pologne : le Parlement légalise les refoulements de migrants à la frontière avec la Biélorussie », Infomigrants, 15 octobre 2021
[26] « La Lituanie légalise les refoulements de migrants à la frontière », La Presse.ca, 25 avril 2023
[27] « Empêcher les migrations : dissuasion, répression », Note Migreurop #15, juillet 2023
[28] « Les frontières assassins de l’Europe », Rapport Migreurop, octobre 2009
[29] “We do not support planned search and rescue operations in the Mediterranean”, Lady Anelay, Minister of the Foreign Office, UK, The Week, October 2014
[30] “Shoot First - Coast Guard Fired at Migrant Boats, European Border Agency Documents Show”, The intercept, 22 août 2016
[31] « Frontex, 15 ans d’impunité : l’agence hors-la-loi doit disparaître ! », Communiqué Migreurop, 8 décembre 2020
[32] « La sous-traitance de la politique migratoire européenne est-elle justiciable ? », Note de plaidoyer Migreurop, juin 2019
[33] « Positionnement sur le Pacte européen sur l’asile et la migration », Migreurop, 22 juillet 2022
[34] Positionnements du réseau, Appel solennel pour la liberté de circulation, 18 décembre 2013
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