Penser l’immigration autrement

Immigration : un régime pénal d’exception

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Les auteur·e·s dont les contributions sont réunies dans ce deuxième volume de la collection « Penser l’immigration autrement » partagent une triple préoccupation  :

  • proposer une analyse critique de la condition d’étranger qui, dans certaines de ses composantes, est encadrée de façon croissante par le droit pénal et les sanctions afférentes  ;
  • dénoncer l’application de réponses de plus en plus punitives aux infractions à la réglementation de l’entrée et du séjour des étrangers  ;
  • montrer comment cette double évolution induit une criminalisation de l’ensemble des étrangers et des étrangères. La floraison de discours politiques et médiatiques qui amalgament les illégalismes inhérents à la condition d’étranger, notamment les infractions à la législation sur les étrangers (ILE), et les transgressions délinquantes d’une minorité, conduit à la stigmatisation de l’ensemble des non-nationaux, ou perçus comme tels, représentés sous les traits du « délinquant » ou du « fraudeur ».

Ces trois processus sont inextricablement liés, mais les distinguer permet de rendre compte des multiples sphères d’une pénalisation des étrangers qui colonise maintenant jusqu’aux choix et aux pratiques les plus intimes, en particulier en matière matrimoniale. Au-delà des frontières juridiques du national délimitant la possibilité de recourir à des qualifications et à des procédures dérogatoires, le « régime pénal d’exception » de la population étrangère n’est donc ni exceptionnel, ni cantonné à une minorité  : son halo et ses répercussions touchent potentiellement tout le monde.

La pénalisation du droit des étrangers [1]

Comme l’ont rappelé un certain nombre de pénalistes de l’Union européenne à l’occasion de l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne dans leur « manifeste pour une politique criminelle européenne [2] », le droit pénal ne devrait intervenir que pour protéger un intérêt légitime suffisant, lorsqu’aucun autre moyen moins coercitif ne permet d’atteindre l’objectif fixé. Encadré par le principe de légalité des délits et des peines et ses corollaires, il doit permettre d’assurer les fonctions de répression, de dissuasion, de réparation, de resocialisation qui sont les siennes, en exigeant par principe une responsabilité fondée sur une culpabilité. L’impératif de protection d’un intérêt légitime suffisant et la logique de gradation devraient donc guider la main du gouvernement et du législateur dans la mise en œuvre de la politique pénale. Le processus de pénalisation du droit des étrangers constitue un contre-exemple éclatant de ces exigences, qui ne sont par ailleurs pas toujours – loin s’en faut – respectées dans d’autres domaines d’intervention du droit pénal.

Si, jusqu’aux années 1980, la plupart des juristes s’accordaient pour constater un mouvement de dépénalisation du droit (en référence notamment à l’abrogation de certains délits en matière de mœurs), ce constat a depuis été singulièrement nuancé. « Dans la seconde moitié du xxe siècle, le droit européen a été traversé de tensions entre dépénalisation et extension des incriminations, de même que l’évolution des procédures et des sanctions se situe entre le renforcement des droits de la défense et la rigueur sécuritaire » écrivait Jean-Louis Halpérin en 2004 [3]. Depuis, en particulier en France avec les « années Sarkozy », la balance s’est incontestablement inclinée dans le sens de la frénésie sécuritaire, de l’interventionnisme législatif en matière pénale, de l’innovation en matière d’incrimination et de l’aggravation des peines et des mesures de sûreté. À tel point que nombre de pénalistes, à l’instar de Christine Lazerges, n’hésitent pas à dénoncer une course au « surarmement pénal » dans une optique où le droit pénal est réduit à sa dimension répressive [4]. Même si ce processus ne peut être déconnecté d’évolutions plus générales et ne touchant pas les seuls étrangers et étrangères (extension pénale du principe de précaution, insécurités et peurs diverses placées au centre de l’action publique…), pour ces derniers, ce mouvement – certes non linéaire – était engagé de longue date.

On peut en effet estimer que le décret-loi du 2 mai 1938 sur la police des étrangers, largement confirmé par l’ordonnance du 2 novembre 1945, constitue le socle moderne de sa pénalisation. La lecture du rapport au président de la République française qui en précède les dispositions est édifiante. Il s’ouvre ainsi  : « Le nombre sans cesse croissant d’étrangers résidant en France impose au gouvernement […] d’édicter certaines mesures que commande impérieusement le souci de la sécurité nationale, de l’économie générale du pays et de la protection de l’ordre public ». Le lien est tissé d’emblée entre la présence d’étrangers sur le territoire et la protection de l’ordre public. L’intérêt légitime suffisant est présenté de façon très générale, sans qu’on puisse comprendre en quoi il consiste concrètement. Le décret-loi du gouvernement Daladier se termine ainsi  : « S’il fallait résumer, dans une formule brève, les caractéristiques du présent projet, nous soulignerions qu’il crée une atmosphère épurée autour de l’étranger de bonne foi, qu’il maintient pleinement notre bienveillance traditionnelle pour qui respecte les lois et l’hospitalité de la République, mais qu’il marque enfin, pour qui se montre indigne de vivre sur notre sol, une juste et nécessaire rigueur. » La volonté de séparer le bon grain de l’ivraie est clairement affirmée.

Dès 1938 et le décret-loi Daladier, les fondements de la pénalisation sont posés. Ils apparaissent d’autant plus solides qu’ils sont ancrés dans une longue tradition de mise à l’écart des « indésirables » (voir article p. 17). Le mouvement se poursuivra au fil des réformes, ne s’arrêtant ni aux frontières du territoire français ni à celles de la sphère privée de l’étranger. C’est sa nature illimitée, comme le fait qu’il vise non les comportements, mais la condition et la personne des étrangers en elles-mêmes, qui le caractérisent. Sous l’effet de multiples modifications législatives, le droit pénal applicable aux immigré·e·s semble dorénavant porteur d’une série de spécificités qui permet de le qualifier de « droit pénal de l’ennemi ». C’est Günther Jakobs, pénaliste allemand, qui a élaboré cette construction théorique [5]. En résumé, le droit pénal classique serait désormais scindé en deux  : le droit pénal de l’ennemi et le droit pénal des citoyens. Ce dernier, prolongement du droit pénal classique, serait réservé aux citoyens à part entière dont on pense qu’ils sont en mesure, bien qu’ils aient transgressé les normes pénales, de s’y conformer à l’avenir. Dans cette hypothèse, les garanties procédurales accompagnant le droit pénal seraient préservées.

De l’autre côté, le droit pénal de l’ennemi s’adresserait au non-citoyen ou au « sous-citoyen », considéré comme inapte à respecter à l’avenir les règles pénales transgressées. Ce droit pénal de l’ennemi, marqué par le recul de toute une série de garanties substantielles et procédurales, est destiné à anticiper et à prévenir les risques que représenteraient les ennemis de l’État (voir article p. 32).

Un tournant punitif  ?

La prolifération des textes et des incriminations ne peut suffire à caractériser pleinement une extension de la pénalisation. La dégradation continue de la qualité et de l’effectivité de la loi est en effet dénoncée depuis des années, en particulier par le Conseil d’État [6] et la Cour de cassation [7]. Elle est le fruit d’une inflation législative à visée électoraliste et communicationnelle [8], qui conduit à une déconnexion de plus en plus grande entre l’incrimination primaire (l’adoption de textes en matière pénale) et secondaire (l’activité policière et les poursuites devant une juridiction). Ainsi, quelques textes emblématiques du soupçon qui pèse sur les non nationaux en alimentant la rhétorique envahissante de l’« étranger fraudeur », tels que ceux sur le « mariage gris » et la « paternité ou le mariage de complaisance » [9] n’ont quasiment jamais donné lieu à poursuites. Ces supposés délits, qui n’auraient jamais dû relever de la matière pénale, sont en effet particulièrement difficiles à caractériser en droit et à matérialiser. À moins d’un tournant répressif qui ferait sombrer toutes les libertés publiques, ils ne peuvent donc qu’exceptionnellement alimenter des procédures pénales. Malgré cela, ces modifications législatives avaient été placées, dans une logique qui se voulait managériale et rationnelle, au cœur des argumentaires justifiant la nécessité de durcir le contrôle des étrangers et de limiter les entrées de nouveaux candidats à l’immigration. Il y a donc un fossé entre les visées affichées de la pénalisation du droit des étrangers et ce qu’il ressort de l’analyse de ses usages judiciaires et politiques (voir article p. 117).

Au-delà de ces modifications législatives emblématiques de la nature idéologique de nombreuses « réformes », on peut aussi relever qu’en dépit des discours martiaux, le nombre de personnes incarcérées au seul motif d’infractions à la législation sur les étrangers n’a pas augmenté ces dernières années. Alors que le nombre de mises en cause pour infractions à la police des étrangers n’a cessé de croître pour atteindre 120 000 en 2008, celui des personnes effectivement écrouées à l’issue de la procédure atteint 4 000 en 2008, après avoir chuté de manière constante du début des années 1990 à 2005 puis augmenté légèrement à partir de cette date [10]. Ces dernières années, ces chiffres seraient même en légère baisse, avec en moyenne, à une date donnée, entre 500 et 600 personnes incarcérées pour ILE [11]. En la matière comme en d’autres, les statistiques sont à prendre avec précaution, notamment parce que la chasse aux étrangers en situation irrégulière peut très bien conduire ces derniers à être interpellés et écroués sous d’autres motifs. À partir de ces données parcimonieuses et délicates à interpréter, il est en tout cas difficile de mettre en évidence un tournant carcéral de la pénalisation des étrangers. Cette dernière n’a donc pas conduit à une hausse marquée de l’enfermement pénal des étrangers. Il n’en reste pas moins que quels que soient les motifs et les formes que prendra cette incarcération, elle sera durcie par le statut d’étranger (voir article p. 72). Que l’on songe à l’impossibilité théorique et pratique d’envisager un quelconque aménagement de peine dès lors qu’une interdiction du territoire français accompagne une peine principale d’emprisonnement (voir article p. 43).

Outre l’incarcération et ses suites, les étrangers sont aussi soumis à d’autres formes d’enfermement qui, si elles ne sont pas pénales au sens strict (elles ne sont pas la conséquence d’une sanction prononcée par un juge de l’ordre judiciaire), n’en sont pas moins privatives de liberté. On pourrait ainsi penser que les centres de rétention, dont plusieurs ont été considérablement agrandis ces dernières années, au point d’être assimilés par nombre d’analystes ou de militant·e·s à de véritables « camps » ou « prisons d’étrangers », seraient en quelque sorte venus compléter l’offre carcérale. Pour des durées certes encore courtes, à l’aune des autres États européens, mais de plus en plus longues puisque, depuis la loi du 16 juin 2011, la durée de rétention administrative peut être portée à quarante-cinq jours.

Il semblerait pourtant qu’il n’y ait pas véritablement eu substitution de la rétention, enfermement administratif, à l’incarcération, enfermement pénal  : si l’on s’en tient à la seule métropole [12], le nombre de placements a certes fortement augmenté entre 2002 et 2007 passant de 25 000 à 35 000. Mais il est, depuis, en nette régression et serait en passe, sur les dernières années, de revenir à son niveau initial – un peu plus de 27 000 en 2010. Cela traduit une saturation des services de police et un engorgement des juridictions. D’où la tentation, entérinée dans la loi du 16 juin 2011, de contourner le pouvoir de contrôle du juge judiciaire et d’autonomiser à nouveau la filière arrestation-enfermement-reconduite à la frontière (voir article p. 60).

Choix politiques

S’il est trop tôt pour évaluer les conséquences de ces modifications législatives, il faut noter que la baisse relative des placements en rétention est aussi la conséquence de choix opérés pour tenir les « objectifs politiques » en matière de reconduites à la frontière. Face aux coûts politiques et financiers d’arrestations, de placements en centres de rétention et de retours forcés – dont le nombre ne pouvait augmenter qu’en s’attaquant à des populations particulièrement vulnérables, comme les malades, ou « bien intégrées » dans leur environnement local, à l’instar des familles avec enfants scolarisés – les retours dits « volontaires » ont été privilégiés. Ils sont ainsi passés de 1 500 en 2006 à 10 000 en 2008 et encore plus de 8 000 en 2010. Dans les faits, cette hausse exponentielle masque un véritable ciblage des Roms de Roumanie et de Hongrie raflés dans la rue ou dans des opérations de démantèlement de leurs campements. Les dispositifs utilisés pour éloigner ces « indésirables » ne sont donc pas pénaux au sens juridique du terme, mais correspondent bien souvent à de véritables expéditions punitives organisées sous l’égide des forces de l’ordre  : campements détruits, biens et objets personnels brisés ou confisqués, coups et injures, trajets menottés dans des véhicules de police ou de transports publics réquisitionnés… Ces opérations se sont trop répétées ces dernières années pour qu’il soit besoin d’y insister [13].

Ces scènes sont doublement emblématiques  : d’abord, en raison du pouvoir discrétionnaire des forces de l’ordre sur des populations dont le statut juridique, la précarité économique et la stigmatisation empêchent de faire valoir les maigres droits. Bien que citoyens de l’UE, les ressortissants de Bulgarie ou de Roumanie soient, en France, soumis à des restrictions en matière de droit au séjour et au travail. Mais surtout, ces politiques sont vouées à l’inefficacité sur le plan de leurs objectifs affichés  : à peine renvoyées dans leurs pays « d’origine », ces personnes sont, parce que nationales d’un État membre de l’UE, en droit de revenir, ce qu’elles font dans les quelques mois qui suivent, pour l’immense majorité d’entre elles. Ici, ce sont en effet les modalités d’action des forces de l’ordre, et surtout leur publicité, assurée par les médias se trouvant parfois à leurs côtés, qui comptent. On touche là à une des dimensions importantes de ce que les sociologues anglo-saxons appellent le « virage punitif » des politiques policières et judiciaires [14]. Ce tournant serait d’abord intervenu aux États-Unis au début des années 1980, puis se serait partiellement diffusé à l’Europe et à d’autres régions.

Depuis lors, ce n’est plus forcément la dimension pénale (les juges pouvant sembler trop timorés aux promoteurs du durcissement des sanctions) de la peine qui prédomine  : son caractère expressif, spectaculaire, l’emprise sur les corps et le retour d’une forme de châtiment (la dimension « rétributive » de la peine, d’après ces mêmes sociologues) sont privilégiés quand il s’agit de contenir et réprimer les groupes ciblés comme « dangereux » ou « indésirables ».

Les mots de la criminalisation

La criminalisation des étrangers passe avant tout par des pratiques, en particulier policières, dont le caractère massif, répété et difficilement envisageable dans une extension à d’autres franges de la population, est avéré  : la multiplication des rafles policières, sous couvert ou non de réquisitions du procureur de la République  ; les « bouclages » récurrents de certains quartiers ou lieux de résidence d’étrangers (foyers)  ; la routine des contrôles d’identité au faciès qui n’ont pas d’équivalent dans les principales démocraties européennes ou nord-américaines [15], sont autant de dispositifs qui contribuent à ce qu’étrangers et étrangères se sentent traquées (voir article p. 78).

En dépit des protestations et contestations militantes, qui sont portées jusque devant les institutions et juridictions européennes [16], ces modalités d’action policières ne sont pas véritablement considérées comme illégitimes puisqu’elles ne sont pas l’objet d’une large dénonciation. Comme il semble fondé de contrôler les étrangers afin de vérifier la régularité de leur situation, l’apparence étrangère est, en dépit du droit positif, largement perçue comme une modalité justifiée et efficace de contrôle. Ce phénomène de prophétie auto-réalisatrice ne conduit pas seulement à ce qu’immanquablement les groupes les plus contrôlés soient aussi ceux au sein desquels vont être révélées les infractions les plus nombreuses (voir article p. 105). Il criminalise aussi de fait, par l’emprise policière observée par tout un chacun, une partie de la population a priori pénalisée en droit. Les frontières de l’action policière ne sont pas celles du droit, car sans contrôle des papiers, il est impossible de distinguer un Français d’un étranger ou de diminuer le statut de ce dernier. Dès lors, la pénalisation du droit des étrangers est un facteur de racialisation des rapports sociaux et des relations entre agents et usagers de l’administration, bien au-delà du seul cas des forces de l’ordre (voir article p. 92).

La grande tolérance aux propos xénophobes qui se diffusent au nom du refus du « politiquement correct » est une autre modalité de cette criminalisation  : il apparaît comme de « bon sens » de relever la couleur ou les origines [17] de ceux qui sont les principaux « gibiers de police » [18]. Comme si c’était dans ces critères qu’on pouvait trouver les explications de « surreprésentations » avant tout liées aux activités des chasseurs plutôt qu’à celle des proies. Il faut dire qu’en matière de xénophobie et de mise à l’index des étrangers, l’exemple vient d’en haut  : le tristement célèbre discours présidentiel, prononcé à Grenoble le 30 juillet 2010, n’a certes guère connu de traductions législatives, l’extension des déchéances de nationalité n’ayant finalement pas passé le stade des discussions à l’Assemblée nationale. Mais il a traduit une nouvelle inflexion de la xénophobie d’État. Les proches de Nicolas Sarkozy ont multiplié les sorties oratoires stigmatisant les étrangers comme délinquants ou fraudeurs et les associant à des problèmes devant être résolus ou éradiqués. Cette licence verbale s’est à tel point répandue qu’en mars 2012, dans une des rares déclarations dans lesquelles le président de la République prétendait dénoncer les « amalgames » entre terrorisme, criminalité et immigration, tout en stigmatisant l’immigration la plus récente, il a donné à entendre le fond de sa pensée  : « l’apparence musulmane » est venue rappeler que, dans la pensée d’État « postcoloniale », religion et « race » sont loin d’être toujours deux catégories distinctes. Elles sont particulièrement troublées quand le discours souverain entend les intégrer à sa compréhension des phénomènes délinquants ou terroristes.

Murs

La place des personnes étrangères, ou considérées comme telles, dans les discours publics, ne peut en effet se comprendre que si on la relie à la nécessité de mettre en mots et de donner à voir une souveraineté étatique mise à mal par la mondialisation économique et financière. Cette corrélation a été particulièrement mise en évidence par l’usage de ces dispositifs ancestraux de séparation et de matérialisation des frontières physiques que sont les « murs ». Depuis la fin du siècle dernier, ils prolifèrent sous des formes à peine modernisées [19]. En matière d’hybridation entre les discours politiques et le droit pénal, de vieux réflexes sont aussi réactivés dans ce contexte contemporain et sont à l’origine d’une repénalisation du droit. Par certains aspects nettement rétributifs (l’enfermement administratif des enfants, la garde à vue et la rétention administrative de certaines catégories d’étrangers qui ne peuvent être reconduits dans leur pays « d’origine », l’enfermement et le harcèlement des exilés utilisés comme message de dissuasion adressé aux candidats à l’émigration…), cette dernière met à mal des décennies de réflexion et de réformes sur la légitimité et les modalités du droit de punir.

Face à ces évolutions majeures, les auteur·e·s des articles réunis dans cette publication n’en proposent pas simplement une analyse critique mais ambitionnent de retourner les armes du droit pénal. Il s’agit de s’en saisir pour contrer ceux des responsables administratifs et politiques qui en font les usages les plus contestables (voir article P. 152). Dans le même esprit, un salut pourrait venir des « juridictions » internes, dès lors qu’elles se montrent capables, à l’instar du juge judiciaire, de manifester une ouverture sur l’Europe. Tandis que le Conseil constitutionnel se contente encore d’une conception passéiste de sa tâche [20], la chambre criminelle de la Cour de cassation a, par un avis du 5 juin 2012 [21], tiré les leçons qui s’imposaient de la directive dite « retour » du 16 décembre 2008, telle qu’elle a été interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’Homme (voir articles p. 128 et p. 140). Elle a ainsi estimé qu’un individu ne peut être placé en garde à vue à l’occasion d’une procédure diligentée du seul chef de l’article L. 621-1 du Ceseda, car il ne peut encourir à ce titre une peine d’emprisonnement lorsqu’il n’a pas été soumis préalablement aux mesures coercitives visées à l’article 8 de la « directive retour ». La lutte sera cependant tout autant politique que juridique  : cet ouvrage vise ainsi à diffuser les convictions et les analyses selon lesquelles la criminalisation des étrangers est aussi injuste et destructrice pour les intéressés que mortifère pour l’ensemble du corps social. Seule la dépénalisation de l’ensemble des infractions à la législation sur les étrangers est à même de forger le socle minimal sur lequel pourrait être reconstruite une politique d’immigration respectueuse des droits de chacun·e. Il s’agit d’un préalable indispensable afin de refonder une cohésion sociale actuellement minée par la stigmatisation des non nationaux et la racialisation des discours et des pratiques étatiques, bien au-delà des seules sphères du droit pénal.

Emmanuel Blanchard, université de Versailles Saint-Quentin, Gisti
Claire Saas, université de Nantes, Gisti

I. Les Origines de la pénalisation des étrangers

Les répertoires policiers hérités du passé – rafles, contrôles d’identité, rétention administrative – tendent à perdurer. Ils s’articulent avec une nouvelle cartographie de la répression et du filtrage des déplacements.

Dès 1938, les fondements de la pénalisation sont posés. Ils apparaissent d’autant plus solides qu’ils sont ancrés dans une longue tradition de mise à l’écart des « indésirables ». Cette pénalisation va s’attaquer non aux comportements des étrangers mais à leur condition même, à leur personne. Une inflation législative à visée électoraliste et communicationnelle va alimenter la rhétorique envahissante de l’« étranger fraudeur ».

La lutte contre la mobilité et l’errance (xviie - xxie s.)

Emmanuel Blanchard Université de Versailles-Saint-Quentin, Gisti
Nicolas Fischer CNRS, Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip)

Le droit à l’émigration reconnu par la Déclaration universelle des droits de l’Homme (DUDH) de 1948 est un droit incomplet  : depuis cinquante ans, il s’incarne dans des dispositifs qui visent bien plus à empêcher l’immigration qu’à favoriser la possibilité de sortir des lieux où vivent les candidats au départ. Les réponses apportées aux quelques milliers d’Égyptiens et de Tunisiens qui, au début de l’année 2011, ont saisi l’opportunité de journées révolutionnaires désorganisatrices des « forces de l’ordre » a pleinement illustré cette criminalisation des boat-people et autres personnes ayant pour seul tort de ne pas être là où les assignations policières et administratives visent à les localiser. L’enfermement, selon des modalités diverses allant de l’impossibilité à résider ailleurs que dans des espaces circonscrits jusqu’aux camps et prisons, est d’ailleurs la principale modalité de prise en charge des acteurs « indésirables » d’une globalisation humaine qui ne s’est pas encore traduite en termes de droits positifs reconnus aux migrants.

Comme nous l’avons montré par ailleurs [22], il n’a jamais vraiment existé d’âge d’or de la libre circulation, même si deux époques, les années 1930 et celle qui s’est ouverte depuis les années 1990, ont été marquées par un durcissement incontestable des obstacles à la circulation internationale et par une criminalisation des exilés affublés du même qualificatif d’« indésirables ». Ils ont d’ailleurs hérité cette infamie d’autres groupes sociaux avec lesquels ils partagent le stigmate de l’errance et de la dangerosité associé aux « populations flottantes ».

Cet article vise à montrer que c’est dans l’histoire longue de la constitution d’une police, dite moderne, c’est-à-dire issue du mouvement d’individualisation, d’industrialisation et de nationalisation – qu’on fera remonter au xviiie siècle – qu’on peut tracer la généalogie des textes et des dispositifs qui criminalisent et entravent les migrants contemporains. Nous analyserons aussi comment ces dispositifs s’incarnent dans une forme particulière, celle du camp, certes polymorphe, mais dont la matérialité et l’horizon sont le symbole et la condition d’une immigration criminalisée et construite en cible de l’action policière. Dans cet exposé, nous n’aborderons donc qu’incidemment le surplus d’emprise policière et pénale sur les étrangers résidents, en situation régulière ou non, pour nous concentrer sur la criminalisation, dans sa double dimension juridique et politico-médiatique, des mobilités.

Une des questions classiques auxquelles doit s’affronter toute réflexion de longue durée sur les phénomènes migratoires est celle de l’invention de la catégorie d’étrangers, c’est-à-dire du moment où elle est devenue une catégorie juridique, un référentiel d’action publique mais aussi un cadre cognitif, un mode de représentation du social partagé par la majorité des acteurs sociaux. En règle générale, on oppose donc un Ancien Régime au cours duquel la figure du migrant de l’intérieur prédominait à l’ère des révolutions industrielles et des transports, créatrice de l’immigrant.

Sous l’Ancien Régime, la notion d’étranger n’était alors pas indexée sur une appartenance nationale ni même juridico-politique mais sur l’absence d’inclusion dans des réseaux sociaux, la non-reconnaissance d’une communauté construite sur de forts liens de proximité [23]  ;

Lors des révolutions industrielles et des transports, l’immigrant est défini par les cadres juridiques, politiques et mentaux des États-nations émergents, forgés notamment dans les atermoiements de la Révolution française – sur le statut des ressortissants des nations ennemies, des émigrés ou la condition des amis de la Révolution [24]… Cette connexion toute relative alors opérée entre citoyenneté et nationalité – que l’on pense, jusqu’au milieu du xxe siècle, aux femmes ou à certains colonisés, nationaux mais loin d’être pleinement citoyens – aurait été le creuset administratif et politique dans lequel se seraient construites les identités vécues, juridiques mais aussi « de papiers » [25]. C’est ainsi la dualité national/étranger qui, jusqu’à nos jours, organiserait les droits et les exclusions des allogènes.

Comme en beaucoup d’autres domaines, la grande coupure de la Révolution française doit cependant être relativisée  : sous l’Ancien Régime, les étrangers définis par l’absence d’allégeance politique (qu’on les appelle « aubains », « non régnicoles », « estrangers »…) partageaient déjà une condition marquée par des droits diminués et des exclusions (notamment en matière d’héritage, d’accès aux emplois publics, mais aussi de surveillance politique) [26]. La position sociale généralement élevée de ces personnes et la nécessité de les attirer pour des raisons diplomatiques, technologiques ou commerciales tempéraient cependant la voracité policière ou fiscale des administrations royales. À l’autre bout de l’échelle sociale, les « chemineaux », « trimards », « gens sans aveu », « oisifs » et autres vagabonds, confusément associés aux voleurs de grand chemin, étaient la figure même du danger social, et ce depuis le xvie siècle. Objets à partir du xviie siècle de ce que Michel Foucault a appelé le « grand renfermement », notamment dans des asiles hospitaliers [27], ils furent au cœur de l’attention des forces de l’ordre naissantes. C’est dans ce contexte et en fonction de ces objectifs qu’un édit de 1536, sous le règne de François Ier, portait explicitement sur la maréchaussée et la « punition des vagabonds ». C’est d’ailleurs dans cette lignée que cette vieille institution fut réformée jusqu’à devenir la matrice de la gendarmerie nationale fondée en 1791. Il s’agissait là d’une des toutes premières « polices modernes » [28] particulièrement intéressées à la répression des déplacements illicites ou illégitimes. Un siècle plus tôt, dès sa création en 1667, la lieutenance générale de police, ancêtre de la préfecture de police de Paris fondée par Napoléon Ier, avait reçu dans ses prérogatives la surveillance des étrangers, fonction qui enfla et se rationalisa tout au long du xviiie siècle. Elle s’incarna notamment dans la surveillance des hôtels et garnis, en particulier après l’édit royal de mars 1693 [29]  : « Mesurer les mouvements, tenter de les gérer et de les surveiller deviennent des impératifs de la société des Temps modernes. Ceux-ci engendrent une conception du monde dont une des faces visibles est la médiation policière [30] ». Ce mouvement s’accentua dans les décennies et les siècles suivants au croisement de la nécessité de contrôler les déplacements afin que les flux obéissent au mieux à la rationalité capitaliste et d’obligations de plus en plus cardinales de distinguer les étrangers des nationaux. Il s’est dès lors agi de les identifier par des dispositifs ad hoc  : le contrôle des déplacements et le fichage des étrangers furent ainsi au cœur des prérogatives et des pratiques par lesquelles les organisations policières se sont consolidées dans la seconde moitié du xixe siècle. Les étrangers devinrent la cible principale de la « gestion policière des identités de papiers » et contribuèrent à la légitimation de l’action d’institutions policières vouées à la partition des espaces et des populations. Surtout, ils furent soumis à l’emprise proprement administrative et violente que les polices peuvent exercer sur des groupes vulnérables pour lesquels le droit présente une prise trop complexe et une protection trop fragile.

La criminalisation des circulations

La hantise des vagabonds et de l’insécurité ne baissa pas au cours du xixe siècle et resta au cœur des réformes policières et pénales [31]. Elle fut notamment à l’origine d’une des principales lois pénales de la Troisième République  : la loi de 1885 relatives à la relégation des délinquants récidivistes, qui permit d’exiler, sans limitation de durée, en Nouvelle-Calédonie et en Guyane, des milliers de petits délinquants et de « trimards » supposés « incorrigibles ». Cette loi de « défense sociale » ne visait pas directement les étrangers. Pour ces derniers existaient d’autres moyens de pression, même si les modalités de « retours forcés », hors du cadre de l’expulsion pour agitation politique ou condamnations pénales n’étaient pas encore formalisées. La loi de 1885 s’inscrivait cependant dans un véritable contexte de « panique morale » marqué par la racialisation de la pauvreté et une xénophobie souvent violente entraînant de multiples retours forcés des travailleurs immigrés. Pour ne donner que deux exemples, à l’été 1892, à Drocourt dans le bassin minier (Pas-de-Calais), au moins un millier de Belges furent obligés de repasser la frontière pour éviter les attaques physiques et les incendies perpétrés au nom de la « protection de la main-d’œuvre nationale » [32]. Un an plus tard, le « pogrom » d’Aigues-Mortes (au cœur des salines de Camargue) en août 1893, en pleine crise économique, causa une dizaine de morts ainsi que plusieurs dizaines de blessés [33]. Dans les deux cas, les événements se prolongèrent sur plusieurs jours et les forces de l’ordre n’intervinrent pas véritablement pour protéger les victimes des assaillants mais bien plus pour organiser la retraite de ces étrangers au-delà des frontières. Avec le changement d’échelle de l’immigration sous l’effet des appels à la main-d’œuvre et de la réduction des distances due à la révolution des transports, les étrangers n’étaient plus détenteurs des mêmes capitaux sociaux que ceux des siècles précédents. Ils incarnaient de plus en plus la figure du migrant indésirable à moins qu’ils ne soient attachés à des postes de travail désertés par les nationaux.

La modernité républicaine fut donc concomitante de la création de dispositifs de police. Même s’ils n’étaient pas forcément présentés comme liés au contrôle des étrangers et des déplacements, ces dispositifs étaient tournés vers la répression de certaines formes de mobilité. Ainsi, les fameuses « brigades du Tigre » (les brigades régionales de police mobile), créées en 1907, furent décrites à l’époque comme une véritable innovation organisationnelle et le summum de la modernité en matière d’enquête, destinée à lutter contre les bandes criminelles  : or, elles ont avant tout servi à contrôler et mettre en carte les nomades [34]. Ce tropisme des appareils de police pour le contrôle des étrangers était d’ailleurs tel qu’entre les deux guerres mondiales, s’il n’y avait pas de véritable politique de l’immigration, la police de l’immigration était devenue une réalité prégnante [35]. Depuis un siècle et demi, cette résurgence et cette rationalisation progressive du contrôle des déplacements battaient ainsi en brèche l’un des principaux projets des assemblées révolutionnaires.

Vers la libre circulation interne

Une des requêtes portées aux États généraux de 1789 était en effet que toute personne puisse se déplacer en échappant aux multiples autorités, héritées de la période féodale, qui tentaient de l’attacher à sa communauté d’origine ou, a minima, à des itinéraires et à des étapes imposés. Dans les années suivantes, ces revendications se heurtèrent cependant aux mots d’ordre sécuritaires et militaires qui voyaient dans des formes plus ou moins strictes de l’assignation à résidence le moyen le plus efficace de contrôler et d’« étreindre » les populations. Ces questions se posaient bien sûr avec une acuité particulière dans les départements frontaliers et après que les principales monarchies européennes furent entrées en guerre contre les gouvernements révolutionnaires. Par delà les périodes de troubles, se dessina cependant peu à peu un consensus qui s’imposa au cours du xixe siècle  : la libre circulation intérieure devait être la règle tandis que le franchissement des frontières externes relevait de la monopolisation de la détermination des déplacements légitimes [36], par un État en voie de se doter de l’appareil administratif permettant d’identifier les populations. Il reste pourtant que, des années 1860 aux années 1880, il était plus facile à certaines populations étrangères de pénétrer en France, dans le cadre des traités de libre-échange (en particulier avec la Grande-Bretagne ou la Belgique), qu’à certains Français de se déplacer d’un département à l’autre. Les étrangers étaient cependant visés par des dispositifs de contrôle spécifiques.

Depuis 1849, l’art. 7 de la loi du 3 décembre 1849 autorisait le ministre de l’intérieur, les préfets des départements et le préfet de police de Paris à faire reconduire à la frontière les étrangers indésirables [37]. Le décret du 2 octobre 1888, et la loi du 8 août 1893 qui le renforça, vinrent compléter cet embryon de police des étrangers (qui, sous l’Ancien Régime, était cantonnée à la surveillance politique). Ils dotaient le pays d’une réglementation et d’un contrôle bureaucratique permettant théoriquement de sanctionner les manquements aux règles relatives aux déplacements internationaux et à l’installation des étrangers. Ces évolutions législatives furent adoptées dans un climat de crise économique, d’agitations xénophobes, de crainte du terrorisme et des attentats de rue perpétrés par les anarchistes [38]. La principale obligation instaurée par ces textes résidait dans l’immatriculation du migrant dans sa commune de résidence, impératif que la faible bureaucratisation des administrations municipales permettait de contourner assez aisément.

La période de l’entre-deux-guerres vit se renforcer et se sophistiquer un contrôle des déplacements désormais concentré sur la population étrangère, dans un contexte – celui de la Première Guerre mondiale et de ses suites – marqué par un climat nationaliste et xénophobe exacerbé, ainsi que par une situation juridique d’exception. De fait, c’est sous le régime de l’état de siège que l’obligation du passeport et du visa pour l’entrée en France fut instaurée, tout comme le permis de séjour institué en 1917 pour les étrangers présents sur le territoire. Ces mesures furent certes abolies en 1918, mais rétablies quelques années plus tard  : leur mise en pratique durant les années de guerre avait montré leur utilité dans le contrôle des populations. La crise des années 1930 ajouta son lot de contrôles, les limitations imposées aux étrangers pour l’accès au marché du travail justifiant, à partir de 1935, que soit renforcé le contrôle de leurs déplacements de commune à commune, c’est-à-dire également d’employeur à employeur. Là encore, cette évolution s’incarna plus que jamais dans les titres et documents, identités de papier permettant d’identifier l’individu, mais aussi de vérifier la légitimité administrative et économique de sa présence [39]. Il s’agissait in fine de s’assurer qu’il était bien là où il était autorisé à être. Comme le passeport auquel on vient de faire allusion, ces titres permettaient de contrôler les déplacements et possédaient toutefois leur histoire propre, symptomatique de l’évolution de la surveillance des migrants.

Passeports et autorisations de voyage

Jusqu’au début de la Troisième République, les passeports intérieurs sont restés largement répandus. Ils favorisaient une forme de reconnaissance bien plus que l’identification à distance qu’ils matérialisent aujourd’hui  : ils faisaient à la fois office de recommandations pour les voyageurs de niveau social élevé et de laissez-passer pour les pauvres cherchant à échapper à l’incrimination de vagabondage. Depuis l’adoption du code pénal de 1810, il s’agissait d’un délit passible de trois à six mois de prison, infraction qui pouvait conduire à la relégation dans les bagnes coloniaux après la loi sur la relégation de 1885. Rétabli en 1803, étendu aux domestiques et aux femmes en 1854, le livret ouvrier jouait le rôle d’instrument de domestication du nomadisme et de l’instabilité des ouvriers  : délivré par les maires et les commissaires, laissé en possession des employeurs jusqu’en 1854, il permettait d’attacher les ouvriers à un employeur et faisait courir aux éléments du peuple qui se déplaçaient sans lui le risque d’être arrêtés et condamnés pour vagabondage. Même s’il fut peu utilisé à cette fin, il était une sorte de marque d’infamie – parfois retournée en accessoire de la fierté ouvrière – par l’obligation d’enregistrement et de contrôle policier [40]. De ce fait, il était porteur d’une criminalisation latente induite par le rappel des délits proprement ouvriers (par exemple, le délit de coalition – l’interdiction des arrêts de travail collectifs – jusqu’en 1864) et des formes de signalement réservées aux délinquants (à la fois dans la façon dont ils étaient décrits et dans l’obligation d’être soumis au contrôle policier à l’instar des interdits de séjour, en particulier à Paris et dans les grandes villes). Ce livret ouvrier fut supprimé en 1890, en une période de reprise économique au cours de laquelle les employeurs ne voyaient plus l’intérêt de remplir des formalités administratives chronophages.

Plus que la logique policière, c’est donc la logique économique qui importe ici, les deux se mêlant d’ailleurs pour tout ce qui concerne la gestion des populations étrangères. Au cours des années 1860-1910, les exigences administratives en matière de franchissement des frontières et d’installation en France pour les étrangers étaient loin d’être insurmontables. Mais ces derniers étaient en fait complètement bridés dans leurs déplacements par la Grande dépression (années 1870-1890), leur exclusion des mécanismes naissants d’assistance et le fait que l’état d’indigence, à l’instar de ce qui se passait pour les Français, les conduisait à être renvoyés dans leur communauté dite d’origine, de gré ou de force.

Emprise et stigmates pénaux

Quand le noyau central du groupe ouvrier, largement composé d’étrangers, fut peu à peu attaché à la grande usine et à ses disciplines, ce sont d’autres populations mobiles qui ont été prises dans des dispositifs avant tout mis en place au nom de la lutte contre la délinquance  : mais, de fait et dans les esprits, ils ciblaient surtout des étrangers. À compter du tournant du siècle, ce sont ainsi les « bohémiens », désignés par le rapporteur de la loi de 1912 comme des « vagabonds à caractère ethnique » [41] qui ont suscité l’essentiel des attentions sécuritaires et xénophobes  : le carnet de voyage qui leur fut imposé en fit le seul groupe soumis à un enregistrement collectif et à des techniques anthropométriques jusque-là réservées aux repris de justice.

Censées être un sésame pour la circulation, ces mesures d’enregistrement étaient pénalisantes même si elles permettaient d’échapper aux poursuites pour vagabondage. Elles contribuèrent à homogénéiser et à désigner à l’opprobre public des populations racialisées et stigmatisées. En dépit du rôle qu’elles jouèrent dans l’assignation à résidence au cours du crépuscule de la Troisième République, puis dans la conduite dans des camps ouverts, dès les premiers mois du régime de Vichy, d’une partie des tsiganes de France internés jusqu’en mai 1946, ces mesures ne furent pas fondamentalement remises en cause avant 1969. Et encore furent-elles arrachées sous la pression des institutions européennes, en particulier la nécessité de se conformer au protocole n° 4 de la Convention européenne des droits de l’Homme et aux résolutions du Conseil de l’Europe. Le texte de 1969, toujours en vigueur, n’en reste pas moins empreint d’une profonde logique discriminatoire. La liberté de circulation reste subordonnée à la possession de ce carnet de circulation dont la soumission au contrôle policier ouvre la possibilité à de nombreux abus. Plus important encore, que signifie la liberté d’aller et venir si elle n’est pas assortie de son corollaire, « la liberté de s’arrêter et de stationner  ? » [42]. On voit à quel point cette question s’est actualisée depuis une vingtaine d’années avec l’arrivée de populations roms, ou désignées comme telles, venues d’Europe de l’Est. Leur liberté de circulation sans droit à l’installation s’est ainsi incarnée dans un nomadisme contraint, au besoin par l’usage de la force policière.

D’autres populations aux confins du national et de l’étranger, dans une situation d’infra-droit et de citoyenneté diminuée, partagèrent cette condition d’étrangers au corps social livrés à l’arbitraire policier, sans pour autant relever de la police des étrangers au sens strict. En France, entre 1944 et 1962, ce fut le cas des « Français musulmans d’Algérie » (FMA) qu’il était impossible d’empêcher de traverser la Méditerranée mais que les forces de l’ordre cherchaient à renvoyer en Algérie par une application dévoyée de la législation sur le vagabondage [43]. Seules les considérations matérielles et financières limitaient véritablement ces politiques. Elles étaient cependant parfois freinées par des prises de position (d’élus d’Algérie ou de communistes, d’associations comme le MRAP…) contre la criminalisation de ceux qui exerçaient leur droit à traverser la Méditerranée.

Dans les cas communs des « nomades » et des « FMA », des mises en scène médiatiques et politiques fondées sur la manipulation de la peur et la montée en épingle de faits divers ont été à l’origine de la construction de ces populations en problèmes publics. Elles ont ainsi favorisé la création de dispositifs d’identification et de police dérogatoires au droit commun (carnet anthropométrique de 1912, « Brigade nord-africaine » de 1925, « Brigade des agressions et violences » de 1953…). Ces formes d’emprise policière eurent aussi pour conséquence de rapprocher les conditions de vie de ces populations des stéréotypes dévalorisants qui contribuaient à en faire des boucs émissaires  : la population « nord-africaine » de Paris était décrite comme « inadaptée », « inassimilable » voire « violente », ce qui légitimait rafles et autres contrôles policiers dont la multiplication pouvait rendre difficiles les relations avec des employeurs préférant une main-d’œuvre moins ciblée par les forces de l’ordre.

Ce cercle vicieux n’était pas seulement fondé sur l’extranéité (tous les étrangers n’étaient pas soumis à la même emprise policière) ou sur le statut juridique (les « Français musulmans d’Algérie » devaient théoriquement bénéficier de droits et d’égards liés à la nationalité française). La force des marqueurs ethno-culturels et du rejet de la pauvreté contribuait à le renforcer. La façon dont certaines populations sont aujourd’hui encore des « gibiers de police » [44] au sens propre et non pas seulement métaphorique du terme (que l’on se penche sur les caractéristiques sociales et raciales des personnes victimes de violences policières) rend compte de la force de cette altérisation et de ces constructions médiatiques. Les usages de la prison et des camps d’internement sont aussi l’indicateur et la cause de ces découpages de populations, notamment par la « gestion différentielle des illégalismes » [45], qui recouvrent en partie seulement le grand partage entre nationaux et étrangers.

De la surveillance individuelle à la mise à l’écart collective

« Gibiers de police » par excellence, les étrangers ont en effet été visés de façon privilégiée par des formes d’enfermement diversifiées – de la prison au camp d’internement, en passant par l’hospice – dont on sait qu’elles ont par ailleurs touché d’autres populations. À mesure que l’immigration étrangère est construite comme problème et fait l’objet d’une politique, une institution et un dispositif se distinguent cependant – l’internement administratif, et le camp qui en constitue la traduction matérielle, dès lors que ce sont des populations, et non des individus, qu’il s’agit de mettre à l’écart.

L’internement débute toutefois en tant que mesure individuelle  : il autorise l’assignation à résidence des suspects politiques dès la Révolution française et, au début du xixe siècle, celle des malades mentaux troublant l’ordre public par leur comportement, dont le placement d’office en hôpital est possible sur décision préfectorale à partir de 1831. Lorsque, quelques années plus tard, l’empire colonial français est doté d’un régime spécifique de l’« indigénat », l’internement administratif figure parmi l’arsenal dont disposent les fonctionnaires locaux et devient un mode de gestion des déviances « indigènes », notamment de la subversion politique [46].

Dans les deux cas, l’internement se distingue de l’emprisonnement sur au moins trois points  : en premier lieu, il ne vise pas à punir un infracteur pour un délit avéré, mais à restreindre les déplacements d’un individu de manière préventive, parce qu’il représente un danger (politique, criminel, sanitaire) pour la collectivité. Ensuite, il ne vise pas à faire appliquer une décision judiciaire, mais il place les internés hors de l’ordre juridique même. Instrument privilégié des états d’exception – guerre, insurrection ou péril national – l’internement a donc pour objectif la définition d’une frontière  : d’un côté, les citoyens de plein exercice  ; de l’autre, les « dangereux » ou « indésirables » auxquels la justice ne reproche rien, mais dont la condition ou le comportement justifie qu’on suspende préventivement leurs droits civiques, quand ils en ont, et qu’on les mette sous surveillance à l’écart de la communauté des citoyens. Le traître, le colonisé – a fortiori déviant – et l’aliéné ne sont-ils pas, par eux-mêmes, déjà étrangers à la société  ?

La dernière particularité de cette mesure répressive mais extra-judiciaire est de ne pas nécessairement passer par l’enfermement. S’il s’agit de s’en prendre à une population suspecte, le but officiel de l’internement n’est jamais en effet de redresser ou de rééduquer, mais uniquement d’empêcher la dissémination du danger dont est porteur l’individu, en interdisant ou en limitant sa liberté de circulation. C’est dans cette perspective que l’internement administratif se traduit, dans certains cas, par une assignation à résidence qui n’interdit pas absolument les déplacements mais en restreint le périmètre aux limites d’une ville ou d’un département, et oblige l’interné à confirmer régulièrement sa présence auprès des administrations locales. Dans la même logique, l’internement peut passer (notamment dans le contexte colonial) par un exil forcé éventuellement cumulé avec la privation de liberté sur les lieux de « transportation » visant de même à en finir, momentanément ou définitivement, avec l’influence néfaste du « mauvais sujet ».

Comme l’ensemble de l’ordre juridique et des pratiques administratives, cette forme originelle de l’internement va toutefois se nationaliser à son tour au cours du xxe siècle. Plutôt que d’assigner des individus à résidence, il s’agit désormais de regrouper des populations – c’est-à-dire, là encore, les « populations flottantes », vagabonds, chômeurs et marginaux, dont on a déjà dit qu’elles formaient par excellence la clientèle des policiers. L’apparition des camps marque alors ce passage de la surveillance individuelle à la mise à l’écart collective de ceux qui, en raison de leur appartenance à un groupe, sont jugés extérieurs à la nation comme communauté politique [47].

Cette catégorie couvre en l’occurrence une grande diversité de populations, dont le point commun est là encore d’être enfermées à titre préventif et de ne pas ou de ne plus disposer du statut de plein citoyen. Parmi elles, les étrangers constituent toutefois les habitants récurrents des camps  : dès lors que les citoyens sont redéfinis comme ceux et seulement ceux qui possèdent la nationalité française, ceux qui en sont exclus agrègent a priori les tares pouvant motiver un retranchement hors de l’État-nation. En tant que groupe indistinct, les étrangers cumulent ainsi les stigmates qui pesaient auparavant sur les individus visés par l’internement administratif. En temps de guerre, ils sont par excellence des suspects politiques, désormais qualifiés de « suspects au point de vue national »  : si l’on emprisonne quelques Français qu’on soupçonne de traîtrise en raison de leurs opinions jugées séditieuses, on interne plus massivement les étrangers ressortissants d’un pays en guerre avec la France, et donc potentiellement à la solde de l’ennemi. Dès la Première Guerre mondiale, la proclamation de l’état de siège autorise ainsi la création de camps pour les Allemands et les Autrichiens présents sur le territoire français au moment de la déclaration de guerre [48]  ; le déclenchement des hostilités, en septembre 1939, amène de même son lot de camps destinés à nouveau aux nationaux des pays membres de l’Axe [49]. L’ennemi en temps de guerre n’est toutefois pas seul en cause  ; s’y ajoutent, là encore et par excellence, les étrangers expulsés de France ou non admis sur son territoire.

Logiques de l’enfermement des étrangers

Dans ce cas particulier, il faut alors se concentrer sur un triptyque – expulsion, internement administratif, camp – qui vient compléter les techniques de contrôle policier de la population étrangère précédemment évoquées. Déjà utilisée sous l’Ancien Régime – où elle constituait une mesure individuelle permettant de renvoyer du royaume les diplomates et espions présumés – l’expulsion devient elle aussi au cours du xxe siècle une technique de gestion des populations et, une fois de plus dans une perspective « nationale », un outil décisif pour l’allocation différentielle des populations entre les États-nations [50]. Et, là encore, les stigmates pesant classiquement sur les « suspects » et les « dangereux » à mettre à l’écart sont transposés, moyennant quelques transformations, sur les étrangers  : à partir de la fin du xixe siècle, l’expulsion vise par excellence les étrangers condamnés pour un délit pénal, mais elle concerne aussi ceux dont les activités politiques ou syndicales sont jugées subversives, et elle est de fait utilisée également pour renvoyer des étrangers chômeurs considérés comme des « bouches inutiles » à la charge de la collectivité [51].

La « nationalisation » progressive de la société a toutefois une autre conséquence, en l’occurrence problématique pour les administrations  : expulser des étrangers, c’est à la fois les exclure du territoire national et les renvoyer vers un État étranger qui peut ne pas les réadmettre. C’est le problème que posent, dès 1918, les nombreux peuples « sans-État » issus du règlement de la Première Guerre mondiale  : anciennes minorités des empires ottomans ou austro-hongrois, ces populations sont le plus souvent apatrides donc dépourvues d’un État protecteur susceptible de les accepter légalement si leur État d’accueil les oblige au départ. La situation ne fait que s’aggraver au cours des années 1930, lorsque la multiplication des régimes autoritaires en Europe accroît sans cesse le nombre des réfugiés politiques fuyant la répression.

Les camps d’étrangers

En France, c’est notamment sur ces deux populations – réfugiés et apatrides – que se cristallise le débat plus général autour de la police des étrangers au milieu des années 1930  : quelle que soit leur nationalité, ces derniers ne peuvent quitter le territoire lorsqu’ils sont expulsés, faute d’être légalement admissibles ailleurs. Une première mesure, déjà prévue par la loi de 1849, consiste à emprisonner les récalcitrants aussi longtemps qu’ils demeurent sur le territoire. L’impossibilité pour ces « expulsés inexpulsables » de quitter matériellement le territoire incite toutefois, au début des années 1930, à ajouter à la prison une mesure d’internement qui conserve la dimension punitive des camps tout en organisant la mise à l’écart durable de cette population sans État. C’est pour elle qu’on envisage donc la création de camps, tant au sein des instances internationales que dans quelques cercles académiques et parlementaires français. C’est pour elle, de même, que le décret-loi Daladier du 2 mai 1938 prévoit l’assignation à résidence sur le territoire français, avant qu’un autre décret-loi y ajoute, le 12 novembre, la possibilité d’interner dans des « centres spéciaux de rassemblement » ceux de ces inexpulsables qui constitueraient, par surcroît, un danger pour l’ordre public [52].

Avant de préciser leur actualité, ce retour historique permet de dégager quelques traits distinctifs des « camps », qu’une série de travaux ont progressivement mis en exergue depuis une dizaine d’années [53]. Bien que situé sur le territoire d’un État-nation, le camp reconstitue en son sein un espace « extérieur » à l’ordre politique, dont le statut politique est, sinon inexistant, du moins problématique – tout comme le statut des non-citoyens qui s’y trouvent enfermés. Matérialisant donc une frontière juridique entre les citoyens et les non-citoyens, le camp peut, dès lors, ne pas être créé sur décision émanant d’une administration, mais trouver son origine dans un rassemblement de fait de populations, lié précisément à la proximité d’une frontière infranchissable, et que les forces de l’ordre ne viennent quadriller et organiser qu’après coup. En marge des étrangers expulsés, c’est le cas pour les réfugiés espagnols fuyant la répression nationaliste à l’issue de la guerre civile de 1936-1939, reçus dans l’improvisation et parqués dans des espaces progressivement clôturés et administrés. Mais cette situation, on l’aura compris, trouve un prolongement contemporain dans la « jungle » de Calais, un temps officiellement concrétisée à travers la mise en place du camp de Sangatte, et depuis constamment démantelée pour se reconstituer immédiatement en fait.

Cette improvisation étatique, signe de l’appartenance du camp à un « extérieur » de l’ordre politique, rend également compte de la dimension structurellement précaire des camps – structures malléables et faciles à construire, à démonter ou à adapter à l’accueil successif de populations hétérogènes. Elle éclaire a fortiori la dimension infra-politique de la survie qui s’y instaure, dominée par des impératifs de prise en charge humanitaire  : soigner, alimenter, héberger sans pour autant favoriser l’installation définitive de populations qui doivent demeurer « déplaçables » tout en restant sous surveillance.

Sur ce point, on ajoutera la dimension punitive, présente là aussi dans toutes les formes d’internement dès le xixe siècle, qu’elles visent les étrangers ou d’autres populations stigmatisées. Là encore, la répression des étrangers possède, à partir des années 1930, ses techniques et ses répertoires d’action propres – autour d’une procédure spécialisée, l’éloignement du territoire – mais elle les combine avec des logiques policières et judiciaires également mobilisées sur d’autres « gibiers de police », y compris les délinquants  : autour des identités de papier se greffent ainsi des pratiques policières, du contrôle d’identité à la rafle, dont les étrangers ne sont pas les seuls à faire l’expérience mais qu’ils subissent de façon continue.

Si l’internement est lui aussi une particularité du contrôle de l’immigration étrangère, on a vu pour les cas des « expulsés inexpulsables » qu’il vient remplacer la peine d’emprisonnement punissant le refus d’exécuter une mesure d’éloignement, mesure désormais inefficace pour quadriller des populations de toute façon incapables de quitter la France par leurs propres moyens. Pour les étrangers jugés « expulsables » et non visés par ce dispositif, la condamnation pénale et la détention restent cependant la règle en cas de refus d’obtempérer. À cet enfermement-sanction vient même s’ajouter, dans certains projets de loi de l’entre-deux guerres, l’idée d’une « détention administrative » permettant de transférer les étrangers en fin de peine vers les prisons jouxtant les frontières internationales, afin de préparer plus efficacement leur renvoi [54]. De son côté, le placement en « centre spécial de rassemblement » conserve toute sa dimension punitive aux yeux de ses concepteurs  : d’abord, parce qu’il ajoute à la simple assignation à résidence le stigmate supplémentaire de l’enfermement physique, lié à la suspicion politique pesant sur les internés. Ensuite, parce que les débats qui précèdent la mise en place de ces camps les assimilent explicitement à des bagnes ou lieux de relégation, que l’on envisage d’ailleurs de construire dans les colonies [55].

Si le camp se distingue donc des technologies pénales classiques, notamment la prison, par son organisation et par les populations qu’il traite, il transpose in fine une même dynamique punitive sur la population étrangère et l’adapte à son statut administratif comme à ses propriétés sociales. Cette « forme-camp », l’évolution contemporaine du contrôle de l’immigration la perpétue, tout en la modifiant notablement.

L’après-guerre n’abolit pas tout contrôle de l’immigration, mais les années de prospérité qui suivent la Libération voient malgré tout la pression s’atténuer sur les étrangers [56], tandis que les outils et les répertoires policiers de quadrillage et de répression – dont l’internement – se concentrent en revanche sur le groupe voisin des « Français musulmans d’Algérie », dans le contexte des conflits de décolonisation. L’indépendance des anciennes possessions françaises, en transformant les indigènes d’hier en travailleurs étrangers immigrés à partir des années 1960, place les nouvelles populations étrangères dans la continuité de la clientèle policière, aux côtés des étrangers originaires d’Europe du Sud – bien que ces derniers se distinguent progressivement, puisque l’adhésion de leurs pays d’origine à la Communauté économique européenne et la diminution en son sein des contrôles pour les ressortissants de la CEE les placent dans une nouvelle catégorie, relativement moins surveillée sur le territoire.

Actualité de l’enfermement

Tout au long des années 1960 et 1970, le contrôle policier de l’immigration survit donc, tout comme les registres de la répression – des rafles à l’enfermement, en passant par les contrôles d’identité – et s’augmente par ailleurs de l’expérience de la gestion des indigènes coloniaux en métropole. En témoignent précisément les luttes qui éclatent au début des années 1970 autour des pratiques administratives et policières de contrôle des migrants – qu’il s’agisse du contrôle qui pèse sur l’hébergement en foyer, notamment Sonacotra, ou des arrestations et des séquestrations abusives [57]. L’existence même de ces luttes pointe toutefois vers une particularité des années 1970  : celle d’une visibilité croissante des étrangers dans les mobilisations collectives, et la place privilégiée qu’occupe le droit dans ces mouvements de revendication. Dans la seconde moitié des années 1960, un champ associatif s’est tout d’abord constitué autour de la défense des « travailleurs immigrés », du côté des étrangers eux-mêmes (le Mouvement des travailleurs arabes, MTA) et du côté des associations françaises qui se constituent dans le sillage de mai 1968 (par excellence le Gisti, créé en 1972).

Dans ce dernier exemple, le recours à l’« arme du droit » [58] – à la fois comme enjeu, puisqu’il s’agit de défendre les droits des étrangers, et comme terrain de lutte, puisqu’une partie du combat se déroule dans le prétoire – se combine avec la problématique de l’information  ; l’enjeu est de rendre visibles non seulement la condition des étrangers, mais surtout les pratiques administratives et policières discrétionnaires, et par définition fugaces, qui régissent leur existence. En référence au respect des libertés, puis aux principes plus généraux de l’État de droit, c’est le passage progressif – et partiel, les fonctionnaires conservant un pouvoir discrétionnaire – de la police au droit des étrangers qui s’opère. Au gré des décisions de justice, des pratiques anciennes sont ainsi confirmées, interdites, ou simplement réorganisées.

C’est le cas pour la pratique policière consistant à enfermer les étrangers en instance d’expulsion  : jamais totalement disparue, elle connaît une recrudescence notable après l’arrêt de l’immigration dite « de travail » et le retour au contrôle des frontières en 1975. Son évolution postérieure est symptomatique de l’évolution plus générale de la répression de l’immigration en général. Repéré dès le milieu des années 1970, l’enfermement des étrangers en instance d’expulsion est dénoncé, d’abord localement (à Marseille où un lieu de confinement, un hangar désaffecté sur le môle portuaire d’Arenc, défraie la chronique pendant plusieurs années), puis attaqué devant les tribunaux par les représentants d’une série d’organisations militantes. Le résultat de la confrontation est, en 1980-1981, la légalisation de la pratique, mais aussi sa transformation substantielle. Jadis objet de circulaires non publiées ou simple routine policière sans base légale, la rétention, en s’institutionnalisant, se développe et quitte en partie la précarité qui marquait traditionnellement les camps  : les locaux, bâtis en dur, voient leur usage se développer d’autant – pour l’enfermement des mineurs, des familles, et pour une durée progressivement portée, des six jours prévus en 1981, à douze, puis trente-deux, puis à quarante-cinq jours en 2011.

Ce durcissement constant n’a toutefois pu s’effectuer sans que, sur le versant des droits, une série de garanties soient ajoutées à chaque réforme, souvent du reste sous la pression des groupes associatifs. De ce point de vue, l’institutionnalisation des centres de rétention suppose également leur contrôle accru, et la visibilité et la « traçabilité » des pratiques policières qui l’accompagnent. Le premier type de contrôle est judiciaire, un magistrat – l’actuel juge des libertés et de la détention – étant appelé à évaluer le bien-fondé de l’enfermement, désormais au bout de cinq jours de rétention. Mais l’innovation, au moment de la mise en place des premiers centres, en 1984, concerne surtout la présence d’une association au cœur même des centres de rétention pour y assurer une tâche non pas purement humanitaire, mais axée, là encore, sur l’usage du droit pour la défense des étrangers. La Cimade reste longtemps la seule association dont les membres sont présents sur le terrain à ce titre, pour assurer une double mission  : d’une part, expertiser les conditions de rétention (qui font l’objet d’un rapport d’abord confidentiel, puis publié à partir de 2001), et, d’autre part, pour proposer une assistance juridique individuelle aux étrangers enfermés.

Cette évolution multiplie les paradoxes. Loin d’être contradictoire avec le développement de la rétention depuis les années 1970, elle participe de son institutionnalisation en se superposant aux dispositions répressives et sécuritaires dont elle infléchit de ce fait la mise en œuvre. Elle modifie simultanément l’exercice de la police des étrangers, au sein des centres comme en dehors, en inscrivant en partie les pratiques policières et administratives dans l’espace public. De fait, autour du dispositif d’éloignement du territoire tel qu’il existe aujourd’hui, c’est une arène publique, restreinte mais composée d’acteurs spécialisés ou « experts » (militants associatifs, praticiens du droit, journalistes) qui se cristallise aujourd’hui, entretenant une attention publique et également judiciaire sur la répression par ailleurs accrue de l’immigration.

Les récentes attaques contre la présence associative en rétention rappellent suffisamment la précarité et la réversibilité de ces contre-pouvoirs [59]. Pour la plupart des entraves à la liberté de mouvement au sein de l’Union européenne, les contrôles juridictionnels, administratifs ou non gouvernementaux ont eu tendance à se multiplier ces dernières années. Il est toutefois nécessaire de replacer ces dispositifs dans l’architecture plus générale du contrôle des déplacements au sein de l’UE.

Durcissement et « pixellisation » des entraves policières

Le mouvement historique que nous avons défini au début de cette contribution s’amplifie donc, mais se complexifie également  : d’une part, le contrôle de l’immigration s’est constamment durci depuis le milieu des années 1970, la rétention administrative étant insérée dans un dispositif ramifié organisant la surveillance des étrangers et leur arrestation, leur identification par le recours à des fichiers nationaux ou européens spécifiques (d’AGDREF à Eurodac), leur éloignement par le recours à des mesures toujours plus sophistiquées  : dans le cas français, l’expulsion héritée de la loi de 1849, maintenue en 1945, est augmentée de l’interdiction judiciaire du territoire dans les années 1970, et d’une mesure de « reconduite à la frontière » progressivement autonomisée entre 1981 et 1986. La rétention administrative termine cette « chaîne de l’éloignement » évoquée depuis quelques années par les circulaires, et qui croise en de nombreux points la « chaîne pénale », parce que l’emprisonnement préalable au renvoi forcé vers le pays d’origine reste envisagé pour certains étrangers, et parce que le passage par la reconduite et la rétention est précédé par l’arrestation et la garde à vue. Ce durcissement se combine néanmoins avec l’institutionnalisation et l’ouverture vers diverses formes de contrôles publics qui marquent les centres de rétention évoqués précédemment – et dans une moindre mesure les zones d’attente destinées aux étrangers arrêtés à leur entrée sur le territoire français [60].

Cette intrication d’une punitivité accrue et d’un contrôle démocratique s’exerçant au sein des États membres est une des raisons de l’externalisation européenne des points de surveillance et de réorientation des migrants (voir article p. 60). Les camps tels qu’on les a présentés continuent à y jouer leur rôle de lieux de regroupement, d’identification et de redistribution générale des populations migrantes, mais ils s’inscrivent dans un réseau plus large – et nettement moins contrôlable car moins visible – de points de passage et de pratiques de contrôle qui se déploient notamment sur la frontière externe de l’UE. La même division existe toutefois également au cœur des États membres. De ce point de vue, les espaces officiels tels que les centres de rétention ou les zones d’attente font l’objet de surveillances diverses, mais aussi de politiques de communication visant à mettre en évidence leur bon fonctionnement et leurs « performances » en matière de mise en œuvre effective des éloignements. À l’opposé, les rassemblements de facto de migrants par ailleurs difficilement expulsables – par excellence, ceux des candidats à l’asile de la « jungle » de la région de Calais – sont « liquidés » périodiquement par la police lorsqu’ils deviennent exagérément voyants, quitte à disperser à nouveau les camps de fortune qui se reconstruiront à proximité.

Cette remarque renvoie in fine à la question du renouvellement des pratiques policières en matière de gestion des déplacements transfrontaliers. S’il s’agit d’arrêter certains déplacements, d’en orienter d’autres, quelques auteurs ont évoqué, non seulement l’externalisation des contrôles – il s’agit d’empêcher le déplacement vers l’Europe avant même l’entrée sur le territoire Schengen – mais aussi la « pixellisation » de la frontière  : les points de contrôle sont en effet désormais éclatés de part et d’autres des lignes frontalières, et sont fortement individualisés – une personne en mouvement étant à tout moment et en tout lieu susceptible d’être arrêtée dans son déplacement pour être identifiée et potentiellement contrainte d’interrompre ou de réorienter son voyage [61]. Comme le souligne Didier Bigo, les répertoires policiers hérités du passé – rafle, contrôle d’identité, rétention provisoire dans des locaux réquisitionnés – tendent malgré tout à perdurer [62]. Ils s’articulent, en définitive, avec cette nouvelle cartographie de la répression et du filtrage des déplacements.

L’immigré, cible d’un droit pénal de l’ennemi  ?

Claire Saas Université de Nantes, Gisti

Depuis une dizaine d’années, le droit pénal est soumis à des bouleversements très importants  : d’une responsabilité pour faute, on est passé, pour partie, à une logique de gestion du risque pénal  ; à la constatation d’une infraction, on préfère la dangerosité manifestée par un individu  ; d’une pénalité limitée dans le temps et dans l’espace, on glisse vers un continuum dans la répression, sans limite temporelle ou spatiale. Certes, cette extension du champ pénal n’est pas réservée aux seuls immigrés  ; les délinquants sexuels, les terroristes, les personnes atteintes d’un trouble psychique, les jeunes, les consommateurs de stupéfiants constituent également des cibles privilégiées. Mais cette emprise grandissante du droit pénal sur des parties ciblées de la population concerne de façon spécifique les étrangers ou, plutôt, les immigrés.

Lorsqu’on est immigré, tout peut devenir plus compliqué et constituer le prétexte à une intrusion de plus en plus forte du droit pénal dans sa vie quotidienne. Il y a longtemps que la loi pénalise l’entrée, le séjour et le travail irréguliers sur le territoire d’un État autre que le sien. De même, les aides, directes ou indirectes, à l’entrée et au séjour irréguliers sont incriminées de longue date. Mais elles sont plus clairement visées par les politiques pénales depuis les années 1990 et ont été renforcées avec la mise en place des sanctions contre les transporteurs qui convoient des étrangers en situation irrégulière…

Depuis quelques années, sont également entrés dans le champ du droit pénal plusieurs faits : celui de quitter son pays – délit d’émigration illégale (2003 au Maroc, 2008 en Algérie) –, de parler sa langue – sanctions afférentes au non-respect de l’injonction d’intégration –, de porter un certain type de vêtement – loi prohibant le port du voile intégral (2010) –, d’être solidaire – « délit de solidarité » –, de se marier – répression des mariages dits de complaisance (2003) et des mariages « gris » (2011)…

Sous l’effet de ces multiples modifications législatives, le droit pénal applicable aux immigrés semble dorénavant porteur d’une série de spécificités qui permet de le qualifier de droit pénal de l’ennemi. La théorie du droit pénal de l’ennemi a été élaborée par Günther Jakobs, professeur de droit pénal en Allemagne. C’est une construction qui a été présentée pour la première fois en… 1985 [63]. En résumé, le droit pénal classique serait en voie de déconstruction et scindé en deux  : le droit pénal de l’ennemi (Feindstrafrecht) et le droit pénal des citoyens (Bürger-strafrecht). Ce dernier serait la continuation du droit pénal classique, celui qui est réservé aux citoyens à part entière et qui aurait pour objectif de faire respecter les normes pénales lorsqu’elles ont été bel et bien transgressées. Les garanties procédurales accompagnant la mise en œuvre du droit pénal seraient alors préservées.

De l’autre côté, le droit pénal de l’ennemi s’adresserait au non-citoyen, voire à la non-personne [64], en tout cas à un individu qui ne serait pas doté des mêmes droits que le citoyen et qu’on peut désigner par le terme de « sous-citoyen ». Ayant pour objectif de lutter contre les dangers, contre les risques que représenteraient les ennemis de l’État, il ne devrait être qu’exceptionnel et réservé à des situations de crise.

Ce qui caractérise le droit pénal de l’ennemi, tel qu’il est décrit par Jakobs, serait la tendance à incriminer des comportements relevant, par essence, de la sphère privée ou des comportements qui ne seraient pas, per se, susceptibles de provoquer un dommage à une victime désignée. Cette tendance croissante, qui permet une anticipation de la pénalité, a une incidence sur l’identité et peut conduire à une forme de dépersonnalisation. Ce qui est pris en considération relève bien plus de la dangerosité que l’on suppose résulter de l’identité de l’immigré que de la culpabilité. Le recours à des sanctions hors de toute proportion avec les actes – cinq ans d’emprisonnement pour un mariage « gris » – peut constituer une manifestation concrète d’un droit pénal de l’ennemi. Il en va de même du recul des garanties procédurales dont témoigne, depuis l’entrée en vigueur de la loi du 16 juin 2011, la mise à l’écart du juge des libertés et de la détention en matière de contrôle du placement en rétention administrative. Enfin, le droit pénal de l’ennemi produit des effets durables, à savoir que la personne qualifiée d’ennemi ne pourra que difficilement avoir un comportement conforme par la suite.

Le propos ici n’est évidemment pas de dire que l’immigré doit être considéré comme un ennemi et que cela justifie le recours à un droit pénal exceptionnel. Il faut au contraire comprendre que le droit répressif tel qu’il est élaboré et appliqué aux étrangers est un droit d’exception, qui va désigner l’immigré comme étant un ennemi de l’intérieur, comme un sous-citoyen. Pour ce faire, on se propose de dresser un état des lieux des processus de criminalisation, qui montre que le recours au droit pénal est marqué par l’outrance. Il apparaît ensuite que le droit pénal se prête de bonne grâce au jeu de la criminalisation, quitte à ce qu’un certain nombre de principes de droit pénal général soient malmenés au passage. Le droit pénal est, en d’autres termes, ouvert à l’exception. Nous verrons enfin que cette criminalisation produit des effets de stigmatisation, qui empêchent l’intéressé de pouvoir jamais regagner pleinement ses galons de citoyen.

Une criminalisation sans bornes

La pénalisation de la vie quotidienne de l’étranger est marquée par l’outrance. En effet, les processus de criminalisation qui sont à l’œuvre se jouent tant des frontières entre sphère privée et sphère publique que de la répartition des compétences entre États et Union européenne. C’est un droit répressif qui va jusqu’à toucher l’immigré dans son intimité, voire l’immigré qui n’est même pas encore présent sur le territoire français. Et c’est en cela qu’on peut l’envisager comme un droit pénal de l’ennemi.

Peuvent être recensés trois cercles de pénalisation. Le cercle de pénalisation primaire vise les étrangers en tant que tels, qui entrent, séjournent ou travaillent irrégulièrement sur le territoire français. S’y trouve d’emblée une confusion des rapports existant entre la légitimité d’exercer son droit de punir et la légitimité de contrôler les entrées et les sorties de son territoire [65]. À l’origine, cette pénalisation primaire était limitée aux franchissements des frontières avec la France et au séjour sur le territoire français. Bientôt ont émergé de nouvelles incriminations qui étendent le champ du droit pénal au-delà des frontières, notamment par le biais de l’introduction d’un délit d’émigration illégale, contraire au droit international et violant les droits fondamentaux [66]. Certes, ce délit n’est pas incriminé dans la loi française, espagnole ou italienne [67]. Mais ce sont bien la France, l’Espagne et l’Italie qui, adossées à l’Union européenne, vont, dans le cadre de la politique de partenariat avec les pays de départ ou de transit des migrants, inciter la Mauritanie, le Sénégal ou le Maroc à pénaliser le fait de quitter son propre pays.

La sanction, pour l’instant administrative en France mais déjà pénale en Autriche, du non-respect des obligations issues du contrat d’accueil et d’intégration, relève également de cette criminalisation qui vise l’étranger en tant que tel, à raison de caractéristiques qu’on lui reproche, de façon négative s’entend  : ne pas parler français, ne pas disposer de visa, ne pas disposer d’un titre de séjour, ne pas rester dans son pays d’origine. C’est, d’une certaine façon, une pénalisation de la liberté de circulation et d’installation.

Vient ensuite la pénalisation secondaire visant les personnes qui, d’une façon volontaire ou involontaire, lucrative ou non lucrative, procurent de l’aide à un immigré en situation irrégulière. On peut citer les sanctions qui visent les transporteurs, les passeurs, qui répriment le « délit de solidarité », la traite des êtres humains, l’entrave à la circulation d’un aéronef, l’incitation à la rébellion, la prohibition de violences de groupes [68]… La discrimination, à raison de la nationalité, de la pénalisation primaire ne marque pas la pénalisation secondaire. Peuvent aussi bien être visés des étrangers que des Français, ces derniers perdant une partie de leur citoyenneté. C’est ici l’absence de soumission à la logique de gestion des flux migratoires, par la résistance ou la solidarité, qui est principalement visée.

Le troisième cercle peut être qualifié de pénalisation tertiaire. C’est certainement le champ le plus intéressant au regard d’un droit pénal d’exception, d’un droit pénal de l’ennemi, en ce que la pénalisation va être placée très en amont d’un préjudice et investir la sphère de la vie privée. En relève notamment la loi prohibant le port du voile intégral, qui vise très clairement des pratiques religieuses désignées comme « étrangères » aux pratiques religieuses communément acceptées en France. Les auteurs des faits ne sont pas nécessairement de nationalité française ou étrangère  ; simplement ils adoptent une pratique qui les range du côté des sous-citoyens, au moins dans l’espace public. Cette loi, de même que la multiplication des contrôles d’identité à certains endroits, va contraindre les intéressés à sortir de l’espace public [69]. On peut aussi citer les mariages de complaisance, les reconnaissances de paternité de complaisance et, désormais, les mariages « gris ».

La pénalisation de la sphère privée – la liberté de se marier et la liberté de croyance – est patente. Mais celle, encore inconnue en tant que telle en France, de l’automutilation pratiquée par certains étrangers pour éviter d’être identifiés par les bases de données, notamment Eurodac, en relève également. Si la mutilation d’autrui est prohibée, l’usage de la liberté de disposer de son corps ne l’est pas encore [70] et ne saurait l’être. C’est pourtant le cas en Italie où la répression de la mutilation de son corps ou de celui d’autrui aux fins de rendre impossible toute identification est prévue par une loi du 24 juillet 2008. L’infraction est punie de une à six années d’emprisonnement [71].

Une constante de ces processus de pénalisation est l’absence de bien juridique à protéger ou de victime identifiable, en tout cas distincte de l’auteur des faits. Sauf à considérer que le Ceseda, le « code frontières Schengen », la langue française, l’intention matrimoniale ou le principe de laïcité puissent être qualifiés de biens à protéger, il faut au contraire, en suivant le raisonnement de Jakobs, estimer que le recours au droit pénal ne devrait être justifié que par des atteintes potentielles à des notions beaucoup plus générales telles que l’ordre public [72] ou la salubrité publique [73]. Est également constant le déclassement de l’immigré et de l’individu solidaire, qu’ils soient de nationalité française ou étrangère, en sous-citoyens, avec, à terme, leur mise à l’écart de certains espaces publics. Cette criminalisation est souvent accompagnée d’une forme d’industrialisation, de massification, d’intervention de nature presque guerrière. Certes, l’emploi du terme « guerre » pourrait apparaître exagéré dans ce contexte [74]. Pourtant, les moyens mis à disposition pour empêcher le franchissement de certaines frontières, qu’elles soient terrestres ou aériennes, s’apparentent à des technologies ou à des outils du ressort militaire  : avions, hélicoptères, radars, détecteurs thermiques, bateaux, barbelés, camps, puce RFID [75]

Un processus européen

Le processus de criminalisation des migrants s’inscrit dans un contexte européen et international. On connaît, depuis une vingtaine d’années, les incidences des textes communautaires sur la pénalisation des étrangers dans les systèmes juridiques des États membres ou de pays « associés » à l’UE. Depuis la convention de Schengen, qui a constitué l’une des premières pierres de l’amalgame entre la lutte contre la délinquance et la gestion des flux migratoires, tous les programmes quinquennaux relatifs à la mise en place d’un espace européen de liberté, de sécurité et de justice mélangent lutte contre le terrorisme, lutte contre la corruption, lutte contre le trafic d’êtres humains, politique d’asile et d’immigration…

Avant le traité de Lisbonne, un certain nombre de textes faisaient déjà clairement référence à des instruments pénaux, comme la « directive retour », ou la directive relative aux sanctions contre les transporteurs d’étrangers en situation irrégulière. C’est aussi le cas de la directive relative à l’accueil des demandeurs d’asile, qui permet d’avoir recours à des sanctions pénales lorsque le demandeur d’asile hébergé dans un centre ne respecte pas le règlement intérieur de ce centre ou se comporte de façon violente. De la faute disciplinaire et de l’incivilité à l’infraction pénale, il n’y a qu’un pas, souvent franchi allègrement.

Par ailleurs, la politique de « codéveloppement » menée par l’Union européenne peut induire, on l’a vu, l’usage du droit pénal [76]. Ainsi, la coopération établie entre l’Union européenne et la Mauritanie vise-t-elle notamment à ce que ce pays admette sur son territoire des migrants parvenus jusqu’aux îles Canaries dont l’Espagne estime qu’ils ont transité par le territoire mauritanien. Sont octroyés à la Mauritanie, au titre du Fonds européen pour le développement, 8 millions d’euros pour la période courant de 2008 à 2012, l’État mauritanien étant appelé à travailler à « une gestion positive des flux » [77]. Ce dispositif s’inscrit dans le droit fil des accords de Cotonou conclus entre l’UE et les pays de la zone ACP (Afrique Caraïbes Pacifique) et du programme communautaire Aeneas, qui a notamment pour objectif d’« aider les pays tiers à assurer une meilleure gestion des flux migratoires ». Le recours au droit pénal y figure comme une recommandation explicite.

En décembre 2009, avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, l’Union européenne se dote d’un pouvoir répressif beaucoup plus marqué. En matière pénale, l’objectif affiché par le traité est clair, en ce qu’il fait, à long terme, assurer un « niveau élevé de sécurité par des mesures de prévention de la criminalité, du racisme et de la xénophobie, ainsi que de lutte contre ceux-ci » [78]. Deux processus d’harmonisation, l’un autonome, l’autre accessoire, sont envisageables pour poursuivre cet objectif.

S’agissant de l’harmonisation autonome, sont plus particulièrement visés, aux termes de l’article 83 § 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), « les domaines de criminalité particulièrement grave revêtant une dimension transfrontalière ». Parmi les domaines expressément cités figurent le terrorisme, la traite des êtres humains, l’exploitation sexuelle des femmes et des enfants, le trafic illicite de drogues, le blanchiment d’argent, la corruption, la contrefaçon de moyens de paiement, la criminalité informatique et la criminalité organisée. Cette harmonisation autonome qui a pour outil les directives portant sur du droit pénal substantiel doit permettre de protéger les valeurs propres à l’Union européenne. Ce serait une compétence pénale « ordinaire » de l’Union. On peut juger de sa vivacité à travers les propositions de directives de 2010 sur la prévention et la lutte contre le trafic des êtres humains, ainsi que sur la lutte contre les abus sexuels, l’exploitation sexuelle des enfants et la pédopornographie.

S’agissant du processus d’harmonisation accessoire, il est possible, en application de l’article 83 § 2 du TFUE, d’avoir recours à des règles minimales en matière pénale dans des domaines relevant du noyau dur des compétences de l’Union  : agriculture, pêche, sécurité maritime, concurrence, fiscalité, environnement, libre circulation des personnes, libre circulation des services et des capitaux, transports… Il est encore difficile de dire ce dont cette harmonisation accessoire retournera. Elle vise, en théorie, moins à protéger les valeurs propres de l’Union que d’assurer l’efficacité des politiques de répression dans des domaines relevant de la compétence communautaire par essence. La politique d’immigration étant une politique commune, le recours au droit pénal en ce domaine est désormais pleinement fondé sur l’article 83 § 2 du TFUE.

On se plaît à répéter que le droit pénal est l’ultima ratio. Rien n’est moins vrai, au moins dans les registres du discours et de la législation.

Logique de surveillance…

Le droit pénal accueille la logique selon laquelle les flux migratoires sont un risque, au même titre que celui que représente le malade mental ou l’infracteur sexuel. Pour gérer ce risque, on met en place un droit pénal dérogatoire, qui est traversé par une logique de surveillance et d’exclusion.

Le droit pénal applicable aux étrangers ou aux aidants est caractérisé par les dérogations qu’il consent à raison de la qualité de l’auteur de l’infraction. Tout d’abord, certaines infractions posent clairement problème au regard du recours même à la loi pénale. Accepter que le port du voile intégral caractérise l’élément matériel d’une infraction passible d’une amende de 150 euros et/ou d’un stage de citoyenneté est pour le moins étonnant. Le caractère général et impersonnel de la loi, même pénale, est alors malmené. En effet, si les « processions religieuses présentant un aspect traditionnel » sont exclues du champ d’application matériel de cette loi par sa circulaire d’application [79], deux personnes se promenant en burqa seront en revanche visées, stigmatisant une partie de la population. Dans la même veine d’un recours à un droit pénal d’exception, l’incrimination de l’exercice de son droit à quitter son pays semblerait impensable, tant ce droit a été clairement affirmé dans des textes d’origine et de portée internationale. Il en va de même de l’incrimination du franchissement des frontières par les demandeurs d’asile dénués de documents, alors que la Convention de Genève autorise ce passage. Celle du mariage « gris », qui prévoit que la personne ayant contracté mariage sans intention matrimoniale encourt cinq ans d’emprisonnement, ne laisse de surprendre. Le recours à une sanction pénale, ici totalement disproportionnée, est symptomatique d’un droit pénal de l’ennemi. On notera que la bigamie, qui manifeste, à l’inverse du mariage « gris », un trop-plein d’intention matrimoniale, est réprimée d’un an d’emprisonnement. Mieux vaut, en la matière, pécher par excès que par défaut.

Le droit pénal se soumet ensuite à la logique du droit administratif, alors que sa tendance générale à l’égard des autres matières – comme le droit civil ou le droit des affaires – serait plutôt à l’autonomie. Cela vaut tout particulièrement pour l’appréciation des éléments constitutifs de l’infraction. Un certain nombre d’infractions qui visent les étrangers ou les aidants dépendent de la régularité ou de l’irrégularité de la situation de l’étranger au regard des règles relatives à l’entrée, au séjour et au travail, telle qu’elle va être appréciée par l’administration. Or il se peut que l’absence de titre de séjour soit liée à une décision illégale de l’administration (voir article p. 152). Pourtant, le juge pénal s’en remettra le plus souvent à l’appréciation de l’administration, alors que, dans d’autres domaines, il appréciera de façon autonome et souveraine les éléments constitutifs de l’infraction. De cette dépendance peuvent naître des situations pour le moins curieuses, comme la condamnation définitive d’un étranger pour infraction à la législation sur les étrangers (ILE) alors que les juridictions administratives annuleront, par la suite, les décisions le plaçant en situation irrégulière…

Cela vaut également pour l’appréciation, voire la définition des causes d’irresponsabilité. Deux exemples peuvent être envisagés, l’un concernant la contrainte, l’autre l’état de nécessité, qui montrent que les clauses générales d’irresponsabilité vont être détournées, ou interprétées, ou réécrites de façon dérogatoire au droit commun du fait de la qualité d’étranger ou d’aidant. Par exemple, l’impossibilité de quitter le territoire, pour un étranger dont la décision administrative fixant le pays de renvoi a été annulée, n’est pas assimilée à une contrainte. Or, cette impossibilité pourrait jouer le rôle d’une force extérieure et irrésistible qui s’impose à lui, et être interprétée de la sorte en cas de nouvelles poursuites pour séjour irrégulier. En rejetant cette cause d’irresponsabilité, on encourage le cercle vicieux de l’entrée dans la délinquance. Il en va de même des victimes de la traite  : les activités connexes à la traite, notamment le racolage, engagent leur responsabilité pénale alors qu’il s’agit d’une contrainte qui s’impose à elles [80].

Dans le même esprit, mais de façon encore plus marquée, l’état de nécessité, tel qu’il a été conçu par le législateur en matière de délit de solidarité, est très empreint de cette logique dérogatoire. En effet, l’état de nécessité prévu par l’article 122-7 du code pénal constitue une clause générale d’irresponsabilité sur laquelle la clause spéciale de l’article L. 622-4, 3° du Ceseda, qui prévoit les cas d’exonération des poursuites en cas de délit de solidarité, a été calquée, mais de manière restrictive. Dans la clause générale, le danger peut concerner aussi bien l’auteur des faits, une tierce personne ou un bien, alors que la clause spéciale ne vise que le danger portant sur un étranger. Selon l’article 122-7 du code pénal, tel qu’il est interprété par la jurisprudence, la nature du danger importe peu. L’article L. 622-4, 3° du Ceseda, en exigeant un danger pour la vie ou l’intégrité physique de l’étranger, est plus restrictif. Enfin, l’exigence de l’absence de contrepartie, directe ou indirecte, rend l’application de l’état de nécessité prévu par la clause spéciale plus limitée.

… logique d’exclusion

Dans le Ceseda figure un dispositif nouveau qui fait clairement écho aux dispositifs pénaux de surveillance des personnes dangereuses. Qu’on en juge plutôt en examinant l’article L. 571-3 [81], qui consiste dans la transposition – assez incroyable – d’un dispositif pénal, mais sans les garanties de prononcé et de contrôle d’une sanction pénale ou d’un aménagement de peine par une autorité judiciaire.

Lorsqu’une assignation à résidence a été décidée et que l’intéressé a été condamné à raison d’une infraction à caractère terroriste, il est possible de recourir à un placement sous surveillance électronique mobile (PSEM), pour une durée de trois mois renouvelable jusqu’à deux ans. Lorsque l’on sait qu’un placement sous surveillance électronique mobile connaît un plafond de verre au-delà duquel la mesure n’est plus suivie, et que ce plafond est approximativement estimé à six mois, on peut s’inquiéter de la pertinence de ce type de mesures. D’autant, et c’est là que le droit pénal s’auto-alimente, que le non-respect des obligations associées au PSEM est sanctionné sur le fondement de l’article L. 624-4 du Ceseda par une peine de trois ans d’emprisonnement. Rappelons que, depuis la réforme du Ceseda de 2011, le PSEM est également prévu pour les parents de mineurs résidant en France, à l’entretien et à l’éducation desquels ils contribuent [82].

Doit enfin être relevée la possibilité de prolonger la rétention administrative au-delà du délai de droit commun (article L. 552-7 du Ceseda dernier alinéa). La figure qui y est visée au premier chef et qui va justifier ce dispositif dérogatoire est celle de l’étranger terroriste, figure de l’ennemi intime par excellence. Cela ne justifie évidemment en rien ce type de détention sous forme de « liberté surveillée », d’autant qu’elle cible des individus qui courent un risque de traitement inhumain ou dégradant, au sens de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH), en cas de renvoi. Par ailleurs, rien ne garantit que ce dispositif restera limité aux quelques étrangers condamnés pour des infractions terroristes, sortant de prison, ne pouvant être assujettis directement aux dispositifs pénaux de surveillance et ne pouvant être éloignés vers leur pays d’origine, sauf à se rendre coupable, pour la France, par ricochet, d’une violation de l’article 3 de la CEDH.

Ce qui est ici à l’œuvre en droit des étrangers a déjà été « expérimenté » et le sera de plus en plus sur la population délinquante ou considérée comme dangereuse. Il y a une sorte de continuum de la pénalité, dans une logique de contrôle, de surveillance et d’exclusion de certaines catégories de personnes auxquelles des droits sont déniés.

Il peut être intéressant de remarquer le caractère partiellement concurrentiel, redondant, superposé de ces dispositifs, l’idée générale étant d’établir un maillage aussi serré que possible autour de l’étranger. Les limitations temporelles ne sont en réalité que faux-semblants, les passerelles ne cessant d’être construites d’un dispositif à un autre  : de la prison à la rétention ou à l’assignation à résidence, de la rétention au PSEM, du PSEM à la prison… L’immigré va avoir bien du mal à s’extirper d’une forme de contrôle, qu’elle soit principalement pénale ou principalement administrative. Même dans l’hypothèse où le dispositif pénal serait à court de ressources, le dispositif administratif pourrait prendre le relais avec des instruments identiques ou du moins très similaires. La confusion des genres est totale, dans cette noria répressive.

Sur un volet procédural, le rôle du juge judiciaire est en net recul, les garanties procédurales se faisant de plus en plus ténues. Ainsi, le dispositif purement pénal de surveillance des populations désignées comme dangereuses est caractérisé par une procédure présentant des garanties, au moins en théorie, avec un cumul des expertises, des évaluations, des interventions juridictionnelles ou de commissions spécialisées. S’agissant du droit répressif des étrangers, le juge judiciaire devient un acteur de deuxième plan, dont le rôle a vocation à s’amoindrir de plus en plus [83]. Prolongeant le délai d’intervention, l’article L. 552-1 du Ceseda prévoit désormais une intervention au cinquième jour de rétention administrative, sans que le Conseil constitutionnel n’y trouve à redire. Le placement sous surveillance électronique mobile remplaçant l’assignation à résidence sera le fait d’une autorité administrative, alors que son utilisation comme alternative à une peine d’emprisonnement suppose l’intervention du juge de jugement et/ou du juge de l’application des peines [84]. Or, si on reprend les critères de la peine établis par la Cour européenne des droits de l’Homme [85], on peut penser que le recours au placement sous surveillance électronique mobile ne franchirait pas le cap d’un contrôle au regard de l’article 5 de la CEDH – contrôle par une autorité judiciaire d’une privation de liberté – ou de l’article 7 – principe de légalité et prohibition de la rétroactivité. Toute la jurisprudence de la Cour rendue depuis décembre 2009 sur la détention de sûreté allemande va dans ce sens.

De la stigmatisation

« Sous-citoyen, tu deviens  ; sous-citoyen, tu demeures ». À partir du moment où l’étranger est pris dans la filière pénale, l’immigré, ou celui qui est ainsi désigné parce qu’il le reste en dépit de la naturalisation va être, plus que tout autre, stigmatisé. Le passage par les rouages pénaux laissera trace. Le droit pénal produit au moins deux effets  : un effet d’amplification des difficultés ordinaires à raison de la qualité d’étranger, surtout « sans papiers », et un effet rémanent.

L’étranger, qu’il soit victime ou auteur, ne rentre pas aisément dans les cadres institutionnels. Cette difficulté à être en adéquation va amplifier encore l’impact stigmatisant du droit pénal. La victime étrangère pourra devenir auteur  ; l’auteur pourra être réprimé plus sévèrement et il rencontrera des difficultés d’insertion/de réinsertion plus importantes. De plus, dans un mouvement qui n’est pas propre aux migrants mais qui s’étend à toutes les « populations pénales » pour des raisons budgétaires, l’accent sera plus volontairement mis sur les infractions qui peuvent être facilement constatées et réprimées, y compris par des voies simplifiées. Par exemple, sont désormais bien plus visés les consommateurs de cannabis que les têtes de réseaux de trafic de stupéfiants. Et la multiplication des contrôles d’alcoolémie ou de vitesse sert à ajouter un bâtonnet dans la case « infractions constatées » puis « infractions poursuivies ».

On note d’abord une inversion des priorités dans le domaine du trafic des êtres humains. Celui ou celle qui rend visible la traite à travers, par exemple, une activité de prostitution, risque de faire les frais d’une poursuite pénale pour racolage, alors même qu’il ou elle peut également être victime d’un réseau qui, de son côté, restera intouché. Johanne Vernier a bien montré, dans le rapport fait pour la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, que tout le dispositif de protection des victimes en matière de traite des êtres humains peine à se déployer de manière efficace (voir article p. 117). De même, lors du jugement  : si l’on en croit une étude menée dans cinq juridictions [86], davantage de peines d’emprisonnement fermes semblent prononcées, à infractions identiques, à l’encontre des étrangers en situation irrégulière lorsqu’ils sont jugés en comparution immédiate. Si les chiffres doivent être pris avec précaution [87], cette étude montre tout de même que l’étranger peine à intégrer les cadres du jugement pénal  : quelles sont les garanties de représentation  ? Quels sont les risques de réitération, notamment pour le délit de séjour irrégulier  ? Quelles sont les garanties d’insertion  ? Certainement, le choix d’une peine ferme s’explique par d’autres critères que ceux liés à la gravité de la faute et de l’infraction, par exemple par le stade auquel se trouve le migrant en situation irrégulière dans sa « carrière de sans-papiers » ou par sa capacité à fournir, en dépit de cette situation, les garanties de représentation exigées par les cadres institutionnels.

Par ailleurs, au stade post-sentenciel, la qualité d’étranger empêchera la personne condamnée de bénéficier du même dispositif que le ressortissant national. Ainsi, le détenu pourra difficilement prétendre à toute mesure facilitant sa réinsertion ou, même, permettant son maintien dans une situation de séjour régulier, tant les procédures administratives, déjà à haut risque en liberté, sont quasi inaccessibles pour le détenu. Les récits livrés par Yasmine Bouagga [88] sont à cet égard éclairants, l’étranger ne rentrant pas dans les cases de l’application de la peine (voir article p. 72)… Comment prétendre se réinsérer par le travail si, en l’absence de documents, on ne peut être éligible à un emploi  ? Comment envisager un plan d’exécution des peines lorsqu’a été infligée une interdiction du territoire français  ? Et c’est sans évoquer les difficultés liées éventuellement à la langue.

Ajoutons, à titre anecdotique, que l’alimentation qui est proposée en prison l’est indifféremment de toute prescription religieuse. Si l’intéressé est suffisamment argenté, il pourra cantiner des aliments halal ou kasher, sinon il se pliera à la « laïcité » qui régit l’élaboration des menus. La seule solution sera d’opter pour le régime végétarien. La Pologne vient d’être condamnée par la Cour de Strasbourg pour violation de l’article 9 de la CEDH, un détenu bouddhiste n’ayant pu avoir accès à un régime alimentaire dépourvu de chair animale [89]. Cette décision laisse à penser…

C’est l’une des dernières caractéristiques du droit pénal de l’ennemi que de paralyser l’individu. Tout le parcours de vie va être infléchi par la pénalisation de la vie de migrant.

Tout d’abord, la pénalisation produit des effets « inversés », sans qu’on puisse pour autant les qualifier d’« indésirés » tant ils sont connus de longue date. Faute de titre de séjour en bonne et due forme, faute d’autorisation de travail, faute de visa, le migrant ne rentrera pas dans les cadres institutionnels de la justice pénale, de l’administration pénitentiaire. À la sortie, il y a fort à parier qu’il se dirigera vers l’économie souterraine, vers des passeurs, vers des marchands de sommeil… et sera à nouveau présenté en comparution immédiate devant un juge pénal.

Ensuite, les échelles vers la « réinsertion » sont munies de barreaux déjà sciés  : difficultés pour travailler, pour se marier, pour avoir des enfants ou les reconnaître, pour être régularisé, pour partir et revenir. En effet, une incursion dans la filière pénale, même si elle a été instrumentalisée à des fins d’éloignement du territoire [90], laisse des traces, en raison notamment du fichage. On ne compte plus les fichiers à caractère « pénal » (Stic, Judex, FNAEG, FIJAIS, FAED, FPR, etc.), les fichiers principalement « migratoires » (Eloi, VIS, Eurodac, Oscar, Visabio…) et les fichiers à vocation « mixte » (Sis I et II) [91]. Cela signifie que toutes les étapes de la vie postérieures à l’incursion pénale risquent d’être marquées du sceau pénal  : pour la circulation et le séjour, pour le travail (le casier et le Stic, d’ailleurs légalisé au titre des fichiers d’antécédents par la Loppsi II), pour l’acquisition de la nationalité (combien d’ajournements, voire de refus fondés sur une présence dans le Stic).

Enfin, et c’est l’effet « visqueux » de la pénalisation, le parcours des migrants va être considérablement ralenti, allongé, avec des retours en arrière, des sédentarisations forcées. Celui qui est interpellé à son arrivée sur les côtes grecques ou italiennes laissera ses empreintes digitales qui seront elles-mêmes intégrées dans le fichier Eurodac, permettant ainsi de suivre son parcours et de le remettre à la case départ d’un immense jeu de l’oie, à travers notamment le dispositif de Dublin II.

Quel contraste avec l’accélération des déplacements des personnes « citoyennes » qui peuvent bénéficier de couloirs de circulation, sans les entraves des moyens policiers  ! À l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle, si l’on en croit les publicités pour le Passage automatisé rapide des frontières extérieures (Parafe) dans certains magazines, il est désormais possible, pour les ressortissants de l’UE qui en manifestent la volonté, d’éviter les contrôles humains en passant par un portique permettant la reconnaissance de « la bande optique de leur passeport et les empreintes de huit de leurs doigts » [92]… Il ne s’agit pas de brandir ici la formule largement éculée du « si tu n’as rien à te reprocher, tu n’as rien à craindre des nouvelles techniques d’identification et de l’emprise grandissante du droit pénal », mais plutôt de pointer la solidité de l’édifice d’un droit pénal de l’ennemi. En étendant des dispositifs coercitifs de contrôle à l’ensemble de la population, on risque de se heurter à un blocage. Le présenter comme un couloir de circulation rapide, donc comme une soumission volontaire est autrement plus intelligent, rendant le dispositif assez indolore pour les bona fide et le légitimant/renforçant pour les mala fide.

Terminons peut-être sur une note plus optimiste. Les empêcheurs de franchir le mur de Berlin, qui étaient les acteurs d’une politique d’État tout à fait claire en ce sens, n’ont certainement pas compris que la Cour européenne des droits de l’Homme rappelle, après coup, le 22 mars 2001, que ce type de comportement – homicide volontaire – était constitutif d’une infraction pénale et pouvait entraîner le prononcé d’une sanction pénale, sans violation de l’article 7 de la CEDH, et la prohibition de la rétroactivité des lois pénales plus sévères. La Cour de justice de l’Union européenne a, dans ses désormais célèbres arrêts El Dridi du 28 avril 2011 et Achughbabian du 6 décembre 2011 (voir article p. 128), redonné de la vigueur à l’idée selon laquelle le droit pénal ne peut et ne doit être que l’ultima ratio.

Interdiction du territoire  : histoire d’une exception

Stéphane Maugendre Avocat, président du Gisti