Penser l’immigration autrement
Immigration : un régime pénal d’exception
Présentation / Lecture en ligne
I . les origines de la pénalisation des étrangers
La lutte contre la mobilité et l’errance (XVIIe-XXIe s.), Emmanuel Blanchard, Nicolas Fischer
L’immigré, cible d’un droit pénal de l’ennemi, Claire Saas
Interdiction du territoire : histoire d’une exception, Stéphane Maugendre
II . La chape de l’enfermement
Les formes multiples de l’enfermement, une nouvelle forme de « punitivité », Patrick Henriot
Étranger en prison : les obstacles à l’aménagement des peines, Jean-Claude Bouvier
L’étranger, cet ennemi de l’intérieur, Nawel Gafsia
III . Pénaliser pour stigmatiser
Les usages du droit pénal contre les étrangers, Nathalie Ferré
Immigration et délinquance : réalités, amalgames et racismes, Laurent Mucchielli
La « traite » des migrants : une protection inefficace, Johanne Vernier
IV. Droit pénal et défense des droits des étrangers
Les ressorts de l’affaire El Dridi, Luca Masera
La « directive retour » et le juge communautaire, Serge Slama
Lutter avec les outils du droit, Christophe Pouly
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Les auteur·e·s dont les contributions sont réunies dans ce deuxième volume de la collection « Penser l’immigration autrement » partagent une triple préoccupation :
- proposer une analyse critique de la condition d’étranger qui, dans certaines de ses composantes, est encadrée de façon croissante par le droit pénal et les sanctions afférentes ;
- dénoncer l’application de réponses de plus en plus punitives aux infractions à la réglementation de l’entrée et du séjour des étrangers ;
- montrer comment cette double évolution induit une criminalisation de l’ensemble des étrangers et des étrangères. La floraison de discours politiques et médiatiques qui amalgament les illégalismes inhérents à la condition d’étranger, notamment les infractions à la législation sur les étrangers (ILE), et les transgressions délinquantes d’une minorité, conduit à la stigmatisation de l’ensemble des non-nationaux, ou perçus comme tels, représentés sous les traits du « délinquant » ou du « fraudeur ».
Ces trois processus sont inextricablement liés, mais les distinguer permet de rendre compte des multiples sphères d’une pénalisation des étrangers qui colonise maintenant jusqu’aux choix et aux pratiques les plus intimes, en particulier en matière matrimoniale. Au-delà des frontières juridiques du national délimitant la possibilité de recourir à des qualifications et à des procédures dérogatoires, le « régime pénal d’exception » de la population étrangère n’est donc ni exceptionnel, ni cantonné à une minorité : son halo et ses répercussions touchent potentiellement tout le monde.
La pénalisation du droit des étrangers [1]
Comme l’ont rappelé un certain nombre de pénalistes de l’Union européenne à l’occasion de l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne dans leur « manifeste pour une politique criminelle européenne [2] », le droit pénal ne devrait intervenir que pour protéger un intérêt légitime suffisant, lorsqu’aucun autre moyen moins coercitif ne permet d’atteindre l’objectif fixé. Encadré par le principe de légalité des délits et des peines et ses corollaires, il doit permettre d’assurer les fonctions de répression, de dissuasion, de réparation, de resocialisation qui sont les siennes, en exigeant par principe une responsabilité fondée sur une culpabilité. L’impératif de protection d’un intérêt légitime suffisant et la logique de gradation devraient donc guider la main du gouvernement et du législateur dans la mise en œuvre de la politique pénale. Le processus de pénalisation du droit des étrangers constitue un contre-exemple éclatant de ces exigences, qui ne sont par ailleurs pas toujours – loin s’en faut – respectées dans d’autres domaines d’intervention du droit pénal.
Si, jusqu’aux années 1980, la plupart des juristes s’accordaient pour constater un mouvement de dépénalisation du droit (en référence notamment à l’abrogation de certains délits en matière de mœurs), ce constat a depuis été singulièrement nuancé. « Dans la seconde moitié du xxe siècle, le droit européen a été traversé de tensions entre dépénalisation et extension des incriminations, de même que l’évolution des procédures et des sanctions se situe entre le renforcement des droits de la défense et la rigueur sécuritaire » écrivait Jean-Louis Halpérin en 2004 [3]. Depuis, en particulier en France avec les « années Sarkozy », la balance s’est incontestablement inclinée dans le sens de la frénésie sécuritaire, de l’interventionnisme législatif en matière pénale, de l’innovation en matière d’incrimination et de l’aggravation des peines et des mesures de sûreté. À tel point que nombre de pénalistes, à l’instar de Christine Lazerges, n’hésitent pas à dénoncer une course au « surarmement pénal » dans une optique où le droit pénal est réduit à sa dimension répressive [4]. Même si ce processus ne peut être déconnecté d’évolutions plus générales et ne touchant pas les seuls étrangers et étrangères (extension pénale du principe de précaution, insécurités et peurs diverses placées au centre de l’action publique…), pour ces derniers, ce mouvement – certes non linéaire – était engagé de longue date.
On peut en effet estimer que le décret-loi du 2 mai 1938 sur la police des étrangers, largement confirmé par l’ordonnance du 2 novembre 1945, constitue le socle moderne de sa pénalisation. La lecture du rapport au président de la République française qui en précède les dispositions est édifiante. Il s’ouvre ainsi : « Le nombre sans cesse croissant d’étrangers résidant en France impose au gouvernement […] d’édicter certaines mesures que commande impérieusement le souci de la sécurité nationale, de l’économie générale du pays et de la protection de l’ordre public ». Le lien est tissé d’emblée entre la présence d’étrangers sur le territoire et la protection de l’ordre public. L’intérêt légitime suffisant est présenté de façon très générale, sans qu’on puisse comprendre en quoi il consiste concrètement. Le décret-loi du gouvernement Daladier se termine ainsi : « S’il fallait résumer, dans une formule brève, les caractéristiques du présent projet, nous soulignerions qu’il crée une atmosphère épurée autour de l’étranger de bonne foi, qu’il maintient pleinement notre bienveillance traditionnelle pour qui respecte les lois et l’hospitalité de la République, mais qu’il marque enfin, pour qui se montre indigne de vivre sur notre sol, une juste et nécessaire rigueur. » La volonté de séparer le bon grain de l’ivraie est clairement affirmée.
Dès 1938 et le décret-loi Daladier, les fondements de la pénalisation sont posés. Ils apparaissent d’autant plus solides qu’ils sont ancrés dans une longue tradition de mise à l’écart des « indésirables » (voir article p. 17). Le mouvement se poursuivra au fil des réformes, ne s’arrêtant ni aux frontières du territoire français ni à celles de la sphère privée de l’étranger. C’est sa nature illimitée, comme le fait qu’il vise non les comportements, mais la condition et la personne des étrangers en elles-mêmes, qui le caractérisent. Sous l’effet de multiples modifications législatives, le droit pénal applicable aux immigré·e·s semble dorénavant porteur d’une série de spécificités qui permet de le qualifier de « droit pénal de l’ennemi ». C’est Günther Jakobs, pénaliste allemand, qui a élaboré cette construction théorique [5]. En résumé, le droit pénal classique serait désormais scindé en deux : le droit pénal de l’ennemi et le droit pénal des citoyens. Ce dernier, prolongement du droit pénal classique, serait réservé aux citoyens à part entière dont on pense qu’ils sont en mesure, bien qu’ils aient transgressé les normes pénales, de s’y conformer à l’avenir. Dans cette hypothèse, les garanties procédurales accompagnant le droit pénal seraient préservées.
De l’autre côté, le droit pénal de l’ennemi s’adresserait au non-citoyen ou au « sous-citoyen », considéré comme inapte à respecter à l’avenir les règles pénales transgressées. Ce droit pénal de l’ennemi, marqué par le recul de toute une série de garanties substantielles et procédurales, est destiné à anticiper et à prévenir les risques que représenteraient les ennemis de l’État (voir article p. 32).
Un tournant punitif ?
La prolifération des textes et des incriminations ne peut suffire à caractériser pleinement une extension de la pénalisation. La dégradation continue de la qualité et de l’effectivité de la loi est en effet dénoncée depuis des années, en particulier par le Conseil d’État [6] et la Cour de cassation [7]. Elle est le fruit d’une inflation législative à visée électoraliste et communicationnelle [8], qui conduit à une déconnexion de plus en plus grande entre l’incrimination primaire (l’adoption de textes en matière pénale) et secondaire (l’activité policière et les poursuites devant une juridiction). Ainsi, quelques textes emblématiques du soupçon qui pèse sur les non nationaux en alimentant la rhétorique envahissante de l’« étranger fraudeur », tels que ceux sur le « mariage gris » et la « paternité ou le mariage de complaisance » [9] n’ont quasiment jamais donné lieu à poursuites. Ces supposés délits, qui n’auraient jamais dû relever de la matière pénale, sont en effet particulièrement difficiles à caractériser en droit et à matérialiser. À moins d’un tournant répressif qui ferait sombrer toutes les libertés publiques, ils ne peuvent donc qu’exceptionnellement alimenter des procédures pénales. Malgré cela, ces modifications législatives avaient été placées, dans une logique qui se voulait managériale et rationnelle, au cœur des argumentaires justifiant la nécessité de durcir le contrôle des étrangers et de limiter les entrées de nouveaux candidats à l’immigration. Il y a donc un fossé entre les visées affichées de la pénalisation du droit des étrangers et ce qu’il ressort de l’analyse de ses usages judiciaires et politiques (voir article p. 117).
Au-delà de ces modifications législatives emblématiques de la nature idéologique de nombreuses « réformes », on peut aussi relever qu’en dépit des discours martiaux, le nombre de personnes incarcérées au seul motif d’infractions à la législation sur les étrangers n’a pas augmenté ces dernières années. Alors que le nombre de mises en cause pour infractions à la police des étrangers n’a cessé de croître pour atteindre 120 000 en 2008, celui des personnes effectivement écrouées à l’issue de la procédure atteint 4 000 en 2008, après avoir chuté de manière constante du début des années 1990 à 2005 puis augmenté légèrement à partir de cette date [10]. Ces dernières années, ces chiffres seraient même en légère baisse, avec en moyenne, à une date donnée, entre 500 et 600 personnes incarcérées pour ILE [11]. En la matière comme en d’autres, les statistiques sont à prendre avec précaution, notamment parce que la chasse aux étrangers en situation irrégulière peut très bien conduire ces derniers à être interpellés et écroués sous d’autres motifs. À partir de ces données parcimonieuses et délicates à interpréter, il est en tout cas difficile de mettre en évidence un tournant carcéral de la pénalisation des étrangers. Cette dernière n’a donc pas conduit à une hausse marquée de l’enfermement pénal des étrangers. Il n’en reste pas moins que quels que soient les motifs et les formes que prendra cette incarcération, elle sera durcie par le statut d’étranger (voir article p. 72). Que l’on songe à l’impossibilité théorique et pratique d’envisager un quelconque aménagement de peine dès lors qu’une interdiction du territoire français accompagne une peine principale d’emprisonnement (voir article p. 43).
Outre l’incarcération et ses suites, les étrangers sont aussi soumis à d’autres formes d’enfermement qui, si elles ne sont pas pénales au sens strict (elles ne sont pas la conséquence d’une sanction prononcée par un juge de l’ordre judiciaire), n’en sont pas moins privatives de liberté. On pourrait ainsi penser que les centres de rétention, dont plusieurs ont été considérablement agrandis ces dernières années, au point d’être assimilés par nombre d’analystes ou de militant·e·s à de véritables « camps » ou « prisons d’étrangers », seraient en quelque sorte venus compléter l’offre carcérale. Pour des durées certes encore courtes, à l’aune des autres États européens, mais de plus en plus longues puisque, depuis la loi du 16 juin 2011, la durée de rétention administrative peut être portée à quarante-cinq jours.
Il semblerait pourtant qu’il n’y ait pas véritablement eu substitution de la rétention, enfermement administratif, à l’incarcération, enfermement pénal : si l’on s’en tient à la seule métropole [12], le nombre de placements a certes fortement augmenté entre 2002 et 2007 passant de 25 000 à 35 000. Mais il est, depuis, en nette régression et serait en passe, sur les dernières années, de revenir à son niveau initial – un peu plus de 27 000 en 2010. Cela traduit une saturation des services de police et un engorgement des juridictions. D’où la tentation, entérinée dans la loi du 16 juin 2011, de contourner le pouvoir de contrôle du juge judiciaire et d’autonomiser à nouveau la filière arrestation-enfermement-reconduite à la frontière (voir article p. 60).
Choix politiques
S’il est trop tôt pour évaluer les conséquences de ces modifications législatives, il faut noter que la baisse relative des placements en rétention est aussi la conséquence de choix opérés pour tenir les « objectifs politiques » en matière de reconduites à la frontière. Face aux coûts politiques et financiers d’arrestations, de placements en centres de rétention et de retours forcés – dont le nombre ne pouvait augmenter qu’en s’attaquant à des populations particulièrement vulnérables, comme les malades, ou « bien intégrées » dans leur environnement local, à l’instar des familles avec enfants scolarisés – les retours dits « volontaires » ont été privilégiés. Ils sont ainsi passés de 1 500 en 2006 à 10 000 en 2008 et encore plus de 8 000 en 2010. Dans les faits, cette hausse exponentielle masque un véritable ciblage des Roms de Roumanie et de Hongrie raflés dans la rue ou dans des opérations de démantèlement de leurs campements. Les dispositifs utilisés pour éloigner ces « indésirables » ne sont donc pas pénaux au sens juridique du terme, mais correspondent bien souvent à de véritables expéditions punitives organisées sous l’égide des forces de l’ordre : campements détruits, biens et objets personnels brisés ou confisqués, coups et injures, trajets menottés dans des véhicules de police ou de transports publics réquisitionnés… Ces opérations se sont trop répétées ces dernières années pour qu’il soit besoin d’y insister [13].
Ces scènes sont doublement emblématiques : d’abord, en raison du pouvoir discrétionnaire des forces de l’ordre sur des populations dont le statut juridique, la précarité économique et la stigmatisation empêchent de faire valoir les maigres droits. Bien que citoyens de l’UE, les ressortissants de Bulgarie ou de Roumanie soient, en France, soumis à des restrictions en matière de droit au séjour et au travail. Mais surtout, ces politiques sont vouées à l’inefficacité sur le plan de leurs objectifs affichés : à peine renvoyées dans leurs pays « d’origine », ces personnes sont, parce que nationales d’un État membre de l’UE, en droit de revenir, ce qu’elles font dans les quelques mois qui suivent, pour l’immense majorité d’entre elles. Ici, ce sont en effet les modalités d’action des forces de l’ordre, et surtout leur publicité, assurée par les médias se trouvant parfois à leurs côtés, qui comptent. On touche là à une des dimensions importantes de ce que les sociologues anglo-saxons appellent le « virage punitif » des politiques policières et judiciaires [14]. Ce tournant serait d’abord intervenu aux États-Unis au début des années 1980, puis se serait partiellement diffusé à l’Europe et à d’autres régions.
Depuis lors, ce n’est plus forcément la dimension pénale (les juges pouvant sembler trop timorés aux promoteurs du durcissement des sanctions) de la peine qui prédomine : son caractère expressif, spectaculaire, l’emprise sur les corps et le retour d’une forme de châtiment (la dimension « rétributive » de la peine, d’après ces mêmes sociologues) sont privilégiés quand il s’agit de contenir et réprimer les groupes ciblés comme « dangereux » ou « indésirables ».
Les mots de la criminalisation
La criminalisation des étrangers passe avant tout par des pratiques, en particulier policières, dont le caractère massif, répété et difficilement envisageable dans une extension à d’autres franges de la population, est avéré : la multiplication des rafles policières, sous couvert ou non de réquisitions du procureur de la République ; les « bouclages » récurrents de certains quartiers ou lieux de résidence d’étrangers (foyers) ; la routine des contrôles d’identité au faciès qui n’ont pas d’équivalent dans les principales démocraties européennes ou nord-américaines [15], sont autant de dispositifs qui contribuent à ce qu’étrangers et étrangères se sentent traquées (voir article p. 78).
En dépit des protestations et contestations militantes, qui sont portées jusque devant les institutions et juridictions européennes [16], ces modalités d’action policières ne sont pas véritablement considérées comme illégitimes puisqu’elles ne sont pas l’objet d’une large dénonciation. Comme il semble fondé de contrôler les étrangers afin de vérifier la régularité de leur situation, l’apparence étrangère est, en dépit du droit positif, largement perçue comme une modalité justifiée et efficace de contrôle. Ce phénomène de prophétie auto-réalisatrice ne conduit pas seulement à ce qu’immanquablement les groupes les plus contrôlés soient aussi ceux au sein desquels vont être révélées les infractions les plus nombreuses (voir article p. 105). Il criminalise aussi de fait, par l’emprise policière observée par tout un chacun, une partie de la population a priori pénalisée en droit. Les frontières de l’action policière ne sont pas celles du droit, car sans contrôle des papiers, il est impossible de distinguer un Français d’un étranger ou de diminuer le statut de ce dernier. Dès lors, la pénalisation du droit des étrangers est un facteur de racialisation des rapports sociaux et des relations entre agents et usagers de l’administration, bien au-delà du seul cas des forces de l’ordre (voir article p. 92).
La grande tolérance aux propos xénophobes qui se diffusent au nom du refus du « politiquement correct » est une autre modalité de cette criminalisation : il apparaît comme de « bon sens » de relever la couleur ou les origines [17] de ceux qui sont les principaux « gibiers de police » [18]. Comme si c’était dans ces critères qu’on pouvait trouver les explications de « surreprésentations » avant tout liées aux activités des chasseurs plutôt qu’à celle des proies. Il faut dire qu’en matière de xénophobie et de mise à l’index des étrangers, l’exemple vient d’en haut : le tristement célèbre discours présidentiel, prononcé à Grenoble le 30 juillet 2010, n’a certes guère connu de traductions législatives, l’extension des déchéances de nationalité n’ayant finalement pas passé le stade des discussions à l’Assemblée nationale. Mais il a traduit une nouvelle inflexion de la xénophobie d’État. Les proches de Nicolas Sarkozy ont multiplié les sorties oratoires stigmatisant les étrangers comme délinquants ou fraudeurs et les associant à des problèmes devant être résolus ou éradiqués. Cette licence verbale s’est à tel point répandue qu’en mars 2012, dans une des rares déclarations dans lesquelles le président de la République prétendait dénoncer les « amalgames » entre terrorisme, criminalité et immigration, tout en stigmatisant l’immigration la plus récente, il a donné à entendre le fond de sa pensée : « l’apparence musulmane » est venue rappeler que, dans la pensée d’État « postcoloniale », religion et « race » sont loin d’être toujours deux catégories distinctes. Elles sont particulièrement troublées quand le discours souverain entend les intégrer à sa compréhension des phénomènes délinquants ou terroristes.
Murs
La place des personnes étrangères, ou considérées comme telles, dans les discours publics, ne peut en effet se comprendre que si on la relie à la nécessité de mettre en mots et de donner à voir une souveraineté étatique mise à mal par la mondialisation économique et financière. Cette corrélation a été particulièrement mise en évidence par l’usage de ces dispositifs ancestraux de séparation et de matérialisation des frontières physiques que sont les « murs ». Depuis la fin du siècle dernier, ils prolifèrent sous des formes à peine modernisées [19]. En matière d’hybridation entre les discours politiques et le droit pénal, de vieux réflexes sont aussi réactivés dans ce contexte contemporain et sont à l’origine d’une repénalisation du droit. Par certains aspects nettement rétributifs (l’enfermement administratif des enfants, la garde à vue et la rétention administrative de certaines catégories d’étrangers qui ne peuvent être reconduits dans leur pays « d’origine », l’enfermement et le harcèlement des exilés utilisés comme message de dissuasion adressé aux candidats à l’émigration…), cette dernière met à mal des décennies de réflexion et de réformes sur la légitimité et les modalités du droit de punir.
Face à ces évolutions majeures, les auteur·e·s des articles réunis dans cette publication n’en proposent pas simplement une analyse critique mais ambitionnent de retourner les armes du droit pénal. Il s’agit de s’en saisir pour contrer ceux des responsables administratifs et politiques qui en font les usages les plus contestables (voir article P. 152). Dans le même esprit, un salut pourrait venir des « juridictions » internes, dès lors qu’elles se montrent capables, à l’instar du juge judiciaire, de manifester une ouverture sur l’Europe. Tandis que le Conseil constitutionnel se contente encore d’une conception passéiste de sa tâche [20], la chambre criminelle de la Cour de cassation a, par un avis du 5 juin 2012 [21], tiré les leçons qui s’imposaient de la directive dite « retour » du 16 décembre 2008, telle qu’elle a été interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’Homme (voir articles p. 128 et p. 140). Elle a ainsi estimé qu’un individu ne peut être placé en garde à vue à l’occasion d’une procédure diligentée du seul chef de l’article L. 621-1 du Ceseda, car il ne peut encourir à ce titre une peine d’emprisonnement lorsqu’il n’a pas été soumis préalablement aux mesures coercitives visées à l’article 8 de la « directive retour ». La lutte sera cependant tout autant politique que juridique : cet ouvrage vise ainsi à diffuser les convictions et les analyses selon lesquelles la criminalisation des étrangers est aussi injuste et destructrice pour les intéressés que mortifère pour l’ensemble du corps social. Seule la dépénalisation de l’ensemble des infractions à la législation sur les étrangers est à même de forger le socle minimal sur lequel pourrait être reconstruite une politique d’immigration respectueuse des droits de chacun·e. Il s’agit d’un préalable indispensable afin de refonder une cohésion sociale actuellement minée par la stigmatisation des non nationaux et la racialisation des discours et des pratiques étatiques, bien au-delà des seules sphères du droit pénal.
Emmanuel Blanchard, université de Versailles Saint-Quentin, Gisti
Claire Saas, université de Nantes, Gisti
I. Les Origines de la pénalisation des étrangers
Dès 1938, les fondements de la pénalisation sont posés. Ils apparaissent d’autant plus solides qu’ils sont ancrés dans une longue tradition de mise à l’écart des « indésirables ». Cette pénalisation va s’attaquer non aux comportements des étrangers mais à leur condition même, à leur personne. Une inflation législative à visée électoraliste et communicationnelle va alimenter la rhétorique envahissante de l’« étranger fraudeur ».
La lutte contre la mobilité et l’errance (xviie - xxie s.)
Emmanuel Blanchard Université de Versailles-Saint-Quentin, Gisti
Nicolas Fischer CNRS, Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip)
Le droit à l’émigration reconnu par la Déclaration universelle des droits de l’Homme (DUDH) de 1948 est un droit incomplet : depuis cinquante ans, il s’incarne dans des dispositifs qui visent bien plus à empêcher l’immigration qu’à favoriser la possibilité de sortir des lieux où vivent les candidats au départ. Les réponses apportées aux quelques milliers d’Égyptiens et de Tunisiens qui, au début de l’année 2011, ont saisi l’opportunité de journées révolutionnaires désorganisatrices des « forces de l’ordre » a pleinement illustré cette criminalisation des boat-people et autres personnes ayant pour seul tort de ne pas être là où les assignations policières et administratives visent à les localiser. L’enfermement, selon des modalités diverses allant de l’impossibilité à résider ailleurs que dans des espaces circonscrits jusqu’aux camps et prisons, est d’ailleurs la principale modalité de prise en charge des acteurs « indésirables » d’une globalisation humaine qui ne s’est pas encore traduite en termes de droits positifs reconnus aux migrants.
Comme nous l’avons montré par ailleurs [22], il n’a jamais vraiment existé d’âge d’or de la libre circulation, même si deux époques, les années 1930 et celle qui s’est ouverte depuis les années 1990, ont été marquées par un durcissement incontestable des obstacles à la circulation internationale et par une criminalisation des exilés affublés du même qualificatif d’« indésirables ». Ils ont d’ailleurs hérité cette infamie d’autres groupes sociaux avec lesquels ils partagent le stigmate de l’errance et de la dangerosité associé aux « populations flottantes ».
Cet article vise à montrer que c’est dans l’histoire longue de la constitution d’une police, dite moderne, c’est-à-dire issue du mouvement d’individualisation, d’industrialisation et de nationalisation – qu’on fera remonter au xviiie siècle – qu’on peut tracer la généalogie des textes et des dispositifs qui criminalisent et entravent les migrants contemporains. Nous analyserons aussi comment ces dispositifs s’incarnent dans une forme particulière, celle du camp, certes polymorphe, mais dont la matérialité et l’horizon sont le symbole et la condition d’une immigration criminalisée et construite en cible de l’action policière. Dans cet exposé, nous n’aborderons donc qu’incidemment le surplus d’emprise policière et pénale sur les étrangers résidents, en situation régulière ou non, pour nous concentrer sur la criminalisation, dans sa double dimension juridique et politico-médiatique, des mobilités.
Une des questions classiques auxquelles doit s’affronter toute réflexion de longue durée sur les phénomènes migratoires est celle de l’invention de la catégorie d’étrangers, c’est-à-dire du moment où elle est devenue une catégorie juridique, un référentiel d’action publique mais aussi un cadre cognitif, un mode de représentation du social partagé par la majorité des acteurs sociaux. En règle générale, on oppose donc un Ancien Régime au cours duquel la figure du migrant de l’intérieur prédominait à l’ère des révolutions industrielles et des transports, créatrice de l’immigrant.
Sous l’Ancien Régime, la notion d’étranger n’était alors pas indexée sur une appartenance nationale ni même juridico-politique mais sur l’absence d’inclusion dans des réseaux sociaux, la non-reconnaissance d’une communauté construite sur de forts liens de proximité [23] ;
Lors des révolutions industrielles et des transports, l’immigrant est défini par les cadres juridiques, politiques et mentaux des États-nations émergents, forgés notamment dans les atermoiements de la Révolution française – sur le statut des ressortissants des nations ennemies, des émigrés ou la condition des amis de la Révolution [24]… Cette connexion toute relative alors opérée entre citoyenneté et nationalité – que l’on pense, jusqu’au milieu du xxe siècle, aux femmes ou à certains colonisés, nationaux mais loin d’être pleinement citoyens – aurait été le creuset administratif et politique dans lequel se seraient construites les identités vécues, juridiques mais aussi « de papiers » [25]. C’est ainsi la dualité national/étranger qui, jusqu’à nos jours, organiserait les droits et les exclusions des allogènes.
Comme en beaucoup d’autres domaines, la grande coupure de la Révolution française doit cependant être relativisée : sous l’Ancien Régime, les étrangers définis par l’absence d’allégeance politique (qu’on les appelle « aubains », « non régnicoles », « estrangers »…) partageaient déjà une condition marquée par des droits diminués et des exclusions (notamment en matière d’héritage, d’accès aux emplois publics, mais aussi de surveillance politique) [26]. La position sociale généralement élevée de ces personnes et la nécessité de les attirer pour des raisons diplomatiques, technologiques ou commerciales tempéraient cependant la voracité policière ou fiscale des administrations royales. À l’autre bout de l’échelle sociale, les « chemineaux », « trimards », « gens sans aveu », « oisifs » et autres vagabonds, confusément associés aux voleurs de grand chemin, étaient la figure même du danger social, et ce depuis le xvie siècle. Objets à partir du xviie siècle de ce que Michel Foucault a appelé le « grand renfermement », notamment dans des asiles hospitaliers [27], ils furent au cœur de l’attention des forces de l’ordre naissantes. C’est dans ce contexte et en fonction de ces objectifs qu’un édit de 1536, sous le règne de François Ier, portait explicitement sur la maréchaussée et la « punition des vagabonds ». C’est d’ailleurs dans cette lignée que cette vieille institution fut réformée jusqu’à devenir la matrice de la gendarmerie nationale fondée en 1791. Il s’agissait là d’une des toutes premières « polices modernes » [28] particulièrement intéressées à la répression des déplacements illicites ou illégitimes. Un siècle plus tôt, dès sa création en 1667, la lieutenance générale de police, ancêtre de la préfecture de police de Paris fondée par Napoléon Ier, avait reçu dans ses prérogatives la surveillance des étrangers, fonction qui enfla et se rationalisa tout au long du xviiie siècle. Elle s’incarna notamment dans la surveillance des hôtels et garnis, en particulier après l’édit royal de mars 1693 [29] : « Mesurer les mouvements, tenter de les gérer et de les surveiller deviennent des impératifs de la société des Temps modernes. Ceux-ci engendrent une conception du monde dont une des faces visibles est la médiation policière [30] ». Ce mouvement s’accentua dans les décennies et les siècles suivants au croisement de la nécessité de contrôler les déplacements afin que les flux obéissent au mieux à la rationalité capitaliste et d’obligations de plus en plus cardinales de distinguer les étrangers des nationaux. Il s’est dès lors agi de les identifier par des dispositifs ad hoc : le contrôle des déplacements et le fichage des étrangers furent ainsi au cœur des prérogatives et des pratiques par lesquelles les organisations policières se sont consolidées dans la seconde moitié du xixe siècle. Les étrangers devinrent la cible principale de la « gestion policière des identités de papiers » et contribuèrent à la légitimation de l’action d’institutions policières vouées à la partition des espaces et des populations. Surtout, ils furent soumis à l’emprise proprement administrative et violente que les polices peuvent exercer sur des groupes vulnérables pour lesquels le droit présente une prise trop complexe et une protection trop fragile.
La criminalisation des circulations
La hantise des vagabonds et de l’insécurité ne baissa pas au cours du xixe siècle et resta au cœur des réformes policières et pénales [31]. Elle fut notamment à l’origine d’une des principales lois pénales de la Troisième République : la loi de 1885 relatives à la relégation des délinquants récidivistes, qui permit d’exiler, sans limitation de durée, en Nouvelle-Calédonie et en Guyane, des milliers de petits délinquants et de « trimards » supposés « incorrigibles ». Cette loi de « défense sociale » ne visait pas directement les étrangers. Pour ces derniers existaient d’autres moyens de pression, même si les modalités de « retours forcés », hors du cadre de l’expulsion pour agitation politique ou condamnations pénales n’étaient pas encore formalisées. La loi de 1885 s’inscrivait cependant dans un véritable contexte de « panique morale » marqué par la racialisation de la pauvreté et une xénophobie souvent violente entraînant de multiples retours forcés des travailleurs immigrés. Pour ne donner que deux exemples, à l’été 1892, à Drocourt dans le bassin minier (Pas-de-Calais), au moins un millier de Belges furent obligés de repasser la frontière pour éviter les attaques physiques et les incendies perpétrés au nom de la « protection de la main-d’œuvre nationale » [32]. Un an plus tard, le « pogrom » d’Aigues-Mortes (au cœur des salines de Camargue) en août 1893, en pleine crise économique, causa une dizaine de morts ainsi que plusieurs dizaines de blessés [33]. Dans les deux cas, les événements se prolongèrent sur plusieurs jours et les forces de l’ordre n’intervinrent pas véritablement pour protéger les victimes des assaillants mais bien plus pour organiser la retraite de ces étrangers au-delà des frontières. Avec le changement d’échelle de l’immigration sous l’effet des appels à la main-d’œuvre et de la réduction des distances due à la révolution des transports, les étrangers n’étaient plus détenteurs des mêmes capitaux sociaux que ceux des siècles précédents. Ils incarnaient de plus en plus la figure du migrant indésirable à moins qu’ils ne soient attachés à des postes de travail désertés par les nationaux.
La modernité républicaine fut donc concomitante de la création de dispositifs de police. Même s’ils n’étaient pas forcément présentés comme liés au contrôle des étrangers et des déplacements, ces dispositifs étaient tournés vers la répression de certaines formes de mobilité. Ainsi, les fameuses « brigades du Tigre » (les brigades régionales de police mobile), créées en 1907, furent décrites à l’époque comme une véritable innovation organisationnelle et le summum de la modernité en matière d’enquête, destinée à lutter contre les bandes criminelles : or, elles ont avant tout servi à contrôler et mettre en carte les nomades [34]. Ce tropisme des appareils de police pour le contrôle des étrangers était d’ailleurs tel qu’entre les deux guerres mondiales, s’il n’y avait pas de véritable politique de l’immigration, la police de l’immigration était devenue une réalité prégnante [35]. Depuis un siècle et demi, cette résurgence et cette rationalisation progressive du contrôle des déplacements battaient ainsi en brèche l’un des principaux projets des assemblées révolutionnaires.
Vers la libre circulation interne
Une des requêtes portées aux États généraux de 1789 était en effet que toute personne puisse se déplacer en échappant aux multiples autorités, héritées de la période féodale, qui tentaient de l’attacher à sa communauté d’origine ou, a minima, à des itinéraires et à des étapes imposés. Dans les années suivantes, ces revendications se heurtèrent cependant aux mots d’ordre sécuritaires et militaires qui voyaient dans des formes plus ou moins strictes de l’assignation à résidence le moyen le plus efficace de contrôler et d’« étreindre » les populations. Ces questions se posaient bien sûr avec une acuité particulière dans les départements frontaliers et après que les principales monarchies européennes furent entrées en guerre contre les gouvernements révolutionnaires. Par delà les périodes de troubles, se dessina cependant peu à peu un consensus qui s’imposa au cours du xixe siècle : la libre circulation intérieure devait être la règle tandis que le franchissement des frontières externes relevait de la monopolisation de la détermination des déplacements légitimes [36], par un État en voie de se doter de l’appareil administratif permettant d’identifier les populations. Il reste pourtant que, des années 1860 aux années 1880, il était plus facile à certaines populations étrangères de pénétrer en France, dans le cadre des traités de libre-échange (en particulier avec la Grande-Bretagne ou la Belgique), qu’à certains Français de se déplacer d’un département à l’autre. Les étrangers étaient cependant visés par des dispositifs de contrôle spécifiques.
Depuis 1849, l’art. 7 de la loi du 3 décembre 1849 autorisait le ministre de l’intérieur, les préfets des départements et le préfet de police de Paris à faire reconduire à la frontière les étrangers indésirables [37]. Le décret du 2 octobre 1888, et la loi du 8 août 1893 qui le renforça, vinrent compléter cet embryon de police des étrangers (qui, sous l’Ancien Régime, était cantonnée à la surveillance politique). Ils dotaient le pays d’une réglementation et d’un contrôle bureaucratique permettant théoriquement de sanctionner les manquements aux règles relatives aux déplacements internationaux et à l’installation des étrangers. Ces évolutions législatives furent adoptées dans un climat de crise économique, d’agitations xénophobes, de crainte du terrorisme et des attentats de rue perpétrés par les anarchistes [38]. La principale obligation instaurée par ces textes résidait dans l’immatriculation du migrant dans sa commune de résidence, impératif que la faible bureaucratisation des administrations municipales permettait de contourner assez aisément.
La période de l’entre-deux-guerres vit se renforcer et se sophistiquer un contrôle des déplacements désormais concentré sur la population étrangère, dans un contexte – celui de la Première Guerre mondiale et de ses suites – marqué par un climat nationaliste et xénophobe exacerbé, ainsi que par une situation juridique d’exception. De fait, c’est sous le régime de l’état de siège que l’obligation du passeport et du visa pour l’entrée en France fut instaurée, tout comme le permis de séjour institué en 1917 pour les étrangers présents sur le territoire. Ces mesures furent certes abolies en 1918, mais rétablies quelques années plus tard : leur mise en pratique durant les années de guerre avait montré leur utilité dans le contrôle des populations. La crise des années 1930 ajouta son lot de contrôles, les limitations imposées aux étrangers pour l’accès au marché du travail justifiant, à partir de 1935, que soit renforcé le contrôle de leurs déplacements de commune à commune, c’est-à-dire également d’employeur à employeur. Là encore, cette évolution s’incarna plus que jamais dans les titres et documents, identités de papier permettant d’identifier l’individu, mais aussi de vérifier la légitimité administrative et économique de sa présence [39]. Il s’agissait in fine de s’assurer qu’il était bien là où il était autorisé à être. Comme le passeport auquel on vient de faire allusion, ces titres permettaient de contrôler les déplacements et possédaient toutefois leur histoire propre, symptomatique de l’évolution de la surveillance des migrants.
Passeports et autorisations de voyage
Jusqu’au début de la Troisième République, les passeports intérieurs sont restés largement répandus. Ils favorisaient une forme de reconnaissance bien plus que l’identification à distance qu’ils matérialisent aujourd’hui : ils faisaient à la fois office de recommandations pour les voyageurs de niveau social élevé et de laissez-passer pour les pauvres cherchant à échapper à l’incrimination de vagabondage. Depuis l’adoption du code pénal de 1810, il s’agissait d’un délit passible de trois à six mois de prison, infraction qui pouvait conduire à la relégation dans les bagnes coloniaux après la loi sur la relégation de 1885. Rétabli en 1803, étendu aux domestiques et aux femmes en 1854, le livret ouvrier jouait le rôle d’instrument de domestication du nomadisme et de l’instabilité des ouvriers : délivré par les maires et les commissaires, laissé en possession des employeurs jusqu’en 1854, il permettait d’attacher les ouvriers à un employeur et faisait courir aux éléments du peuple qui se déplaçaient sans lui le risque d’être arrêtés et condamnés pour vagabondage. Même s’il fut peu utilisé à cette fin, il était une sorte de marque d’infamie – parfois retournée en accessoire de la fierté ouvrière – par l’obligation d’enregistrement et de contrôle policier [40]. De ce fait, il était porteur d’une criminalisation latente induite par le rappel des délits proprement ouvriers (par exemple, le délit de coalition – l’interdiction des arrêts de travail collectifs – jusqu’en 1864) et des formes de signalement réservées aux délinquants (à la fois dans la façon dont ils étaient décrits et dans l’obligation d’être soumis au contrôle policier à l’instar des interdits de séjour, en particulier à Paris et dans les grandes villes). Ce livret ouvrier fut supprimé en 1890, en une période de reprise économique au cours de laquelle les employeurs ne voyaient plus l’intérêt de remplir des formalités administratives chronophages.
Plus que la logique policière, c’est donc la logique économique qui importe ici, les deux se mêlant d’ailleurs pour tout ce qui concerne la gestion des populations étrangères. Au cours des années 1860-1910, les exigences administratives en matière de franchissement des frontières et d’installation en France pour les étrangers étaient loin d’être insurmontables. Mais ces derniers étaient en fait complètement bridés dans leurs déplacements par la Grande dépression (années 1870-1890), leur exclusion des mécanismes naissants d’assistance et le fait que l’état d’indigence, à l’instar de ce qui se passait pour les Français, les conduisait à être renvoyés dans leur communauté dite d’origine, de gré ou de force.
Emprise et stigmates pénaux
Quand le noyau central du groupe ouvrier, largement composé d’étrangers, fut peu à peu attaché à la grande usine et à ses disciplines, ce sont d’autres populations mobiles qui ont été prises dans des dispositifs avant tout mis en place au nom de la lutte contre la délinquance : mais, de fait et dans les esprits, ils ciblaient surtout des étrangers. À compter du tournant du siècle, ce sont ainsi les « bohémiens », désignés par le rapporteur de la loi de 1912 comme des « vagabonds à caractère ethnique » [41] qui ont suscité l’essentiel des attentions sécuritaires et xénophobes : le carnet de voyage qui leur fut imposé en fit le seul groupe soumis à un enregistrement collectif et à des techniques anthropométriques jusque-là réservées aux repris de justice.
Censées être un sésame pour la circulation, ces mesures d’enregistrement étaient pénalisantes même si elles permettaient d’échapper aux poursuites pour vagabondage. Elles contribuèrent à homogénéiser et à désigner à l’opprobre public des populations racialisées et stigmatisées. En dépit du rôle qu’elles jouèrent dans l’assignation à résidence au cours du crépuscule de la Troisième République, puis dans la conduite dans des camps ouverts, dès les premiers mois du régime de Vichy, d’une partie des tsiganes de France internés jusqu’en mai 1946, ces mesures ne furent pas fondamentalement remises en cause avant 1969. Et encore furent-elles arrachées sous la pression des institutions européennes, en particulier la nécessité de se conformer au protocole n° 4 de la Convention européenne des droits de l’Homme et aux résolutions du Conseil de l’Europe. Le texte de 1969, toujours en vigueur, n’en reste pas moins empreint d’une profonde logique discriminatoire. La liberté de circulation reste subordonnée à la possession de ce carnet de circulation dont la soumission au contrôle policier ouvre la possibilité à de nombreux abus. Plus important encore, que signifie la liberté d’aller et venir si elle n’est pas assortie de son corollaire, « la liberté de s’arrêter et de stationner ? » [42]. On voit à quel point cette question s’est actualisée depuis une vingtaine d’années avec l’arrivée de populations roms, ou désignées comme telles, venues d’Europe de l’Est. Leur liberté de circulation sans droit à l’installation s’est ainsi incarnée dans un nomadisme contraint, au besoin par l’usage de la force policière.
D’autres populations aux confins du national et de l’étranger, dans une situation d’infra-droit et de citoyenneté diminuée, partagèrent cette condition d’étrangers au corps social livrés à l’arbitraire policier, sans pour autant relever de la police des étrangers au sens strict. En France, entre 1944 et 1962, ce fut le cas des « Français musulmans d’Algérie » (FMA) qu’il était impossible d’empêcher de traverser la Méditerranée mais que les forces de l’ordre cherchaient à renvoyer en Algérie par une application dévoyée de la législation sur le vagabondage [43]. Seules les considérations matérielles et financières limitaient véritablement ces politiques. Elles étaient cependant parfois freinées par des prises de position (d’élus d’Algérie ou de communistes, d’associations comme le MRAP…) contre la criminalisation de ceux qui exerçaient leur droit à traverser la Méditerranée.
Dans les cas communs des « nomades » et des « FMA », des mises en scène médiatiques et politiques fondées sur la manipulation de la peur et la montée en épingle de faits divers ont été à l’origine de la construction de ces populations en problèmes publics. Elles ont ainsi favorisé la création de dispositifs d’identification et de police dérogatoires au droit commun (carnet anthropométrique de 1912, « Brigade nord-africaine » de 1925, « Brigade des agressions et violences » de 1953…). Ces formes d’emprise policière eurent aussi pour conséquence de rapprocher les conditions de vie de ces populations des stéréotypes dévalorisants qui contribuaient à en faire des boucs émissaires : la population « nord-africaine » de Paris était décrite comme « inadaptée », « inassimilable » voire « violente », ce qui légitimait rafles et autres contrôles policiers dont la multiplication pouvait rendre difficiles les relations avec des employeurs préférant une main-d’œuvre moins ciblée par les forces de l’ordre.
Ce cercle vicieux n’était pas seulement fondé sur l’extranéité (tous les étrangers n’étaient pas soumis à la même emprise policière) ou sur le statut juridique (les « Français musulmans d’Algérie » devaient théoriquement bénéficier de droits et d’égards liés à la nationalité française). La force des marqueurs ethno-culturels et du rejet de la pauvreté contribuait à le renforcer. La façon dont certaines populations sont aujourd’hui encore des « gibiers de police » [44] au sens propre et non pas seulement métaphorique du terme (que l’on se penche sur les caractéristiques sociales et raciales des personnes victimes de violences policières) rend compte de la force de cette altérisation et de ces constructions médiatiques. Les usages de la prison et des camps d’internement sont aussi l’indicateur et la cause de ces découpages de populations, notamment par la « gestion différentielle des illégalismes » [45], qui recouvrent en partie seulement le grand partage entre nationaux et étrangers.
De la surveillance individuelle à la mise à l’écart collective
« Gibiers de police » par excellence, les étrangers ont en effet été visés de façon privilégiée par des formes d’enfermement diversifiées – de la prison au camp d’internement, en passant par l’hospice – dont on sait qu’elles ont par ailleurs touché d’autres populations. À mesure que l’immigration étrangère est construite comme problème et fait l’objet d’une politique, une institution et un dispositif se distinguent cependant – l’internement administratif, et le camp qui en constitue la traduction matérielle, dès lors que ce sont des populations, et non des individus, qu’il s’agit de mettre à l’écart.
L’internement débute toutefois en tant que mesure individuelle : il autorise l’assignation à résidence des suspects politiques dès la Révolution française et, au début du xixe siècle, celle des malades mentaux troublant l’ordre public par leur comportement, dont le placement d’office en hôpital est possible sur décision préfectorale à partir de 1831. Lorsque, quelques années plus tard, l’empire colonial français est doté d’un régime spécifique de l’« indigénat », l’internement administratif figure parmi l’arsenal dont disposent les fonctionnaires locaux et devient un mode de gestion des déviances « indigènes », notamment de la subversion politique [46].
Dans les deux cas, l’internement se distingue de l’emprisonnement sur au moins trois points : en premier lieu, il ne vise pas à punir un infracteur pour un délit avéré, mais à restreindre les déplacements d’un individu de manière préventive, parce qu’il représente un danger (politique, criminel, sanitaire) pour la collectivité. Ensuite, il ne vise pas à faire appliquer une décision judiciaire, mais il place les internés hors de l’ordre juridique même. Instrument privilégié des états d’exception – guerre, insurrection ou péril national – l’internement a donc pour objectif la définition d’une frontière : d’un côté, les citoyens de plein exercice ; de l’autre, les « dangereux » ou « indésirables » auxquels la justice ne reproche rien, mais dont la condition ou le comportement justifie qu’on suspende préventivement leurs droits civiques, quand ils en ont, et qu’on les mette sous surveillance à l’écart de la communauté des citoyens. Le traître, le colonisé – a fortiori déviant – et l’aliéné ne sont-ils pas, par eux-mêmes, déjà étrangers à la société ?
La dernière particularité de cette mesure répressive mais extra-judiciaire est de ne pas nécessairement passer par l’enfermement. S’il s’agit de s’en prendre à une population suspecte, le but officiel de l’internement n’est jamais en effet de redresser ou de rééduquer, mais uniquement d’empêcher la dissémination du danger dont est porteur l’individu, en interdisant ou en limitant sa liberté de circulation. C’est dans cette perspective que l’internement administratif se traduit, dans certains cas, par une assignation à résidence qui n’interdit pas absolument les déplacements mais en restreint le périmètre aux limites d’une ville ou d’un département, et oblige l’interné à confirmer régulièrement sa présence auprès des administrations locales. Dans la même logique, l’internement peut passer (notamment dans le contexte colonial) par un exil forcé éventuellement cumulé avec la privation de liberté sur les lieux de « transportation » visant de même à en finir, momentanément ou définitivement, avec l’influence néfaste du « mauvais sujet ».
Comme l’ensemble de l’ordre juridique et des pratiques administratives, cette forme originelle de l’internement va toutefois se nationaliser à son tour au cours du xxe siècle. Plutôt que d’assigner des individus à résidence, il s’agit désormais de regrouper des populations – c’est-à-dire, là encore, les « populations flottantes », vagabonds, chômeurs et marginaux, dont on a déjà dit qu’elles formaient par excellence la clientèle des policiers. L’apparition des camps marque alors ce passage de la surveillance individuelle à la mise à l’écart collective de ceux qui, en raison de leur appartenance à un groupe, sont jugés extérieurs à la nation comme communauté politique [47].
Cette catégorie couvre en l’occurrence une grande diversité de populations, dont le point commun est là encore d’être enfermées à titre préventif et de ne pas ou de ne plus disposer du statut de plein citoyen. Parmi elles, les étrangers constituent toutefois les habitants récurrents des camps : dès lors que les citoyens sont redéfinis comme ceux et seulement ceux qui possèdent la nationalité française, ceux qui en sont exclus agrègent a priori les tares pouvant motiver un retranchement hors de l’État-nation. En tant que groupe indistinct, les étrangers cumulent ainsi les stigmates qui pesaient auparavant sur les individus visés par l’internement administratif. En temps de guerre, ils sont par excellence des suspects politiques, désormais qualifiés de « suspects au point de vue national » : si l’on emprisonne quelques Français qu’on soupçonne de traîtrise en raison de leurs opinions jugées séditieuses, on interne plus massivement les étrangers ressortissants d’un pays en guerre avec la France, et donc potentiellement à la solde de l’ennemi. Dès la Première Guerre mondiale, la proclamation de l’état de siège autorise ainsi la création de camps pour les Allemands et les Autrichiens présents sur le territoire français au moment de la déclaration de guerre [48] ; le déclenchement des hostilités, en septembre 1939, amène de même son lot de camps destinés à nouveau aux nationaux des pays membres de l’Axe [49]. L’ennemi en temps de guerre n’est toutefois pas seul en cause ; s’y ajoutent, là encore et par excellence, les étrangers expulsés de France ou non admis sur son territoire.
Logiques de l’enfermement des étrangers
Dans ce cas particulier, il faut alors se concentrer sur un triptyque – expulsion, internement administratif, camp – qui vient compléter les techniques de contrôle policier de la population étrangère précédemment évoquées. Déjà utilisée sous l’Ancien Régime – où elle constituait une mesure individuelle permettant de renvoyer du royaume les diplomates et espions présumés – l’expulsion devient elle aussi au cours du xxe siècle une technique de gestion des populations et, une fois de plus dans une perspective « nationale », un outil décisif pour l’allocation différentielle des populations entre les États-nations [50]. Et, là encore, les stigmates pesant classiquement sur les « suspects » et les « dangereux » à mettre à l’écart sont transposés, moyennant quelques transformations, sur les étrangers : à partir de la fin du xixe siècle, l’expulsion vise par excellence les étrangers condamnés pour un délit pénal, mais elle concerne aussi ceux dont les activités politiques ou syndicales sont jugées subversives, et elle est de fait utilisée également pour renvoyer des étrangers chômeurs considérés comme des « bouches inutiles » à la charge de la collectivité [51].
La « nationalisation » progressive de la société a toutefois une autre conséquence, en l’occurrence problématique pour les administrations : expulser des étrangers, c’est à la fois les exclure du territoire national et les renvoyer vers un État étranger qui peut ne pas les réadmettre. C’est le problème que posent, dès 1918, les nombreux peuples « sans-État » issus du règlement de la Première Guerre mondiale : anciennes minorités des empires ottomans ou austro-hongrois, ces populations sont le plus souvent apatrides donc dépourvues d’un État protecteur susceptible de les accepter légalement si leur État d’accueil les oblige au départ. La situation ne fait que s’aggraver au cours des années 1930, lorsque la multiplication des régimes autoritaires en Europe accroît sans cesse le nombre des réfugiés politiques fuyant la répression.
Les camps d’étrangers
En France, c’est notamment sur ces deux populations – réfugiés et apatrides – que se cristallise le débat plus général autour de la police des étrangers au milieu des années 1930 : quelle que soit leur nationalité, ces derniers ne peuvent quitter le territoire lorsqu’ils sont expulsés, faute d’être légalement admissibles ailleurs. Une première mesure, déjà prévue par la loi de 1849, consiste à emprisonner les récalcitrants aussi longtemps qu’ils demeurent sur le territoire. L’impossibilité pour ces « expulsés inexpulsables » de quitter matériellement le territoire incite toutefois, au début des années 1930, à ajouter à la prison une mesure d’internement qui conserve la dimension punitive des camps tout en organisant la mise à l’écart durable de cette population sans État. C’est pour elle qu’on envisage donc la création de camps, tant au sein des instances internationales que dans quelques cercles académiques et parlementaires français. C’est pour elle, de même, que le décret-loi Daladier du 2 mai 1938 prévoit l’assignation à résidence sur le territoire français, avant qu’un autre décret-loi y ajoute, le 12 novembre, la possibilité d’interner dans des « centres spéciaux de rassemblement » ceux de ces inexpulsables qui constitueraient, par surcroît, un danger pour l’ordre public [52].
Avant de préciser leur actualité, ce retour historique permet de dégager quelques traits distinctifs des « camps », qu’une série de travaux ont progressivement mis en exergue depuis une dizaine d’années [53]. Bien que situé sur le territoire d’un État-nation, le camp reconstitue en son sein un espace « extérieur » à l’ordre politique, dont le statut politique est, sinon inexistant, du moins problématique – tout comme le statut des non-citoyens qui s’y trouvent enfermés. Matérialisant donc une frontière juridique entre les citoyens et les non-citoyens, le camp peut, dès lors, ne pas être créé sur décision émanant d’une administration, mais trouver son origine dans un rassemblement de fait de populations, lié précisément à la proximité d’une frontière infranchissable, et que les forces de l’ordre ne viennent quadriller et organiser qu’après coup. En marge des étrangers expulsés, c’est le cas pour les réfugiés espagnols fuyant la répression nationaliste à l’issue de la guerre civile de 1936-1939, reçus dans l’improvisation et parqués dans des espaces progressivement clôturés et administrés. Mais cette situation, on l’aura compris, trouve un prolongement contemporain dans la « jungle » de Calais, un temps officiellement concrétisée à travers la mise en place du camp de Sangatte, et depuis constamment démantelée pour se reconstituer immédiatement en fait.
Cette improvisation étatique, signe de l’appartenance du camp à un « extérieur » de l’ordre politique, rend également compte de la dimension structurellement précaire des camps – structures malléables et faciles à construire, à démonter ou à adapter à l’accueil successif de populations hétérogènes. Elle éclaire a fortiori la dimension infra-politique de la survie qui s’y instaure, dominée par des impératifs de prise en charge humanitaire : soigner, alimenter, héberger sans pour autant favoriser l’installation définitive de populations qui doivent demeurer « déplaçables » tout en restant sous surveillance.
Sur ce point, on ajoutera la dimension punitive, présente là aussi dans toutes les formes d’internement dès le xixe siècle, qu’elles visent les étrangers ou d’autres populations stigmatisées. Là encore, la répression des étrangers possède, à partir des années 1930, ses techniques et ses répertoires d’action propres – autour d’une procédure spécialisée, l’éloignement du territoire – mais elle les combine avec des logiques policières et judiciaires également mobilisées sur d’autres « gibiers de police », y compris les délinquants : autour des identités de papier se greffent ainsi des pratiques policières, du contrôle d’identité à la rafle, dont les étrangers ne sont pas les seuls à faire l’expérience mais qu’ils subissent de façon continue.
Si l’internement est lui aussi une particularité du contrôle de l’immigration étrangère, on a vu pour les cas des « expulsés inexpulsables » qu’il vient remplacer la peine d’emprisonnement punissant le refus d’exécuter une mesure d’éloignement, mesure désormais inefficace pour quadriller des populations de toute façon incapables de quitter la France par leurs propres moyens. Pour les étrangers jugés « expulsables » et non visés par ce dispositif, la condamnation pénale et la détention restent cependant la règle en cas de refus d’obtempérer. À cet enfermement-sanction vient même s’ajouter, dans certains projets de loi de l’entre-deux guerres, l’idée d’une « détention administrative » permettant de transférer les étrangers en fin de peine vers les prisons jouxtant les frontières internationales, afin de préparer plus efficacement leur renvoi [54]. De son côté, le placement en « centre spécial de rassemblement » conserve toute sa dimension punitive aux yeux de ses concepteurs : d’abord, parce qu’il ajoute à la simple assignation à résidence le stigmate supplémentaire de l’enfermement physique, lié à la suspicion politique pesant sur les internés. Ensuite, parce que les débats qui précèdent la mise en place de ces camps les assimilent explicitement à des bagnes ou lieux de relégation, que l’on envisage d’ailleurs de construire dans les colonies [55].
Si le camp se distingue donc des technologies pénales classiques, notamment la prison, par son organisation et par les populations qu’il traite, il transpose in fine une même dynamique punitive sur la population étrangère et l’adapte à son statut administratif comme à ses propriétés sociales. Cette « forme-camp », l’évolution contemporaine du contrôle de l’immigration la perpétue, tout en la modifiant notablement.
L’après-guerre n’abolit pas tout contrôle de l’immigration, mais les années de prospérité qui suivent la Libération voient malgré tout la pression s’atténuer sur les étrangers [56], tandis que les outils et les répertoires policiers de quadrillage et de répression – dont l’internement – se concentrent en revanche sur le groupe voisin des « Français musulmans d’Algérie », dans le contexte des conflits de décolonisation. L’indépendance des anciennes possessions françaises, en transformant les indigènes d’hier en travailleurs étrangers immigrés à partir des années 1960, place les nouvelles populations étrangères dans la continuité de la clientèle policière, aux côtés des étrangers originaires d’Europe du Sud – bien que ces derniers se distinguent progressivement, puisque l’adhésion de leurs pays d’origine à la Communauté économique européenne et la diminution en son sein des contrôles pour les ressortissants de la CEE les placent dans une nouvelle catégorie, relativement moins surveillée sur le territoire.
Actualité de l’enfermement
Tout au long des années 1960 et 1970, le contrôle policier de l’immigration survit donc, tout comme les registres de la répression – des rafles à l’enfermement, en passant par les contrôles d’identité – et s’augmente par ailleurs de l’expérience de la gestion des indigènes coloniaux en métropole. En témoignent précisément les luttes qui éclatent au début des années 1970 autour des pratiques administratives et policières de contrôle des migrants – qu’il s’agisse du contrôle qui pèse sur l’hébergement en foyer, notamment Sonacotra, ou des arrestations et des séquestrations abusives [57]. L’existence même de ces luttes pointe toutefois vers une particularité des années 1970 : celle d’une visibilité croissante des étrangers dans les mobilisations collectives, et la place privilégiée qu’occupe le droit dans ces mouvements de revendication. Dans la seconde moitié des années 1960, un champ associatif s’est tout d’abord constitué autour de la défense des « travailleurs immigrés », du côté des étrangers eux-mêmes (le Mouvement des travailleurs arabes, MTA) et du côté des associations françaises qui se constituent dans le sillage de mai 1968 (par excellence le Gisti, créé en 1972).
Dans ce dernier exemple, le recours à l’« arme du droit » [58] – à la fois comme enjeu, puisqu’il s’agit de défendre les droits des étrangers, et comme terrain de lutte, puisqu’une partie du combat se déroule dans le prétoire – se combine avec la problématique de l’information ; l’enjeu est de rendre visibles non seulement la condition des étrangers, mais surtout les pratiques administratives et policières discrétionnaires, et par définition fugaces, qui régissent leur existence. En référence au respect des libertés, puis aux principes plus généraux de l’État de droit, c’est le passage progressif – et partiel, les fonctionnaires conservant un pouvoir discrétionnaire – de la police au droit des étrangers qui s’opère. Au gré des décisions de justice, des pratiques anciennes sont ainsi confirmées, interdites, ou simplement réorganisées.
C’est le cas pour la pratique policière consistant à enfermer les étrangers en instance d’expulsion : jamais totalement disparue, elle connaît une recrudescence notable après l’arrêt de l’immigration dite « de travail » et le retour au contrôle des frontières en 1975. Son évolution postérieure est symptomatique de l’évolution plus générale de la répression de l’immigration en général. Repéré dès le milieu des années 1970, l’enfermement des étrangers en instance d’expulsion est dénoncé, d’abord localement (à Marseille où un lieu de confinement, un hangar désaffecté sur le môle portuaire d’Arenc, défraie la chronique pendant plusieurs années), puis attaqué devant les tribunaux par les représentants d’une série d’organisations militantes. Le résultat de la confrontation est, en 1980-1981, la légalisation de la pratique, mais aussi sa transformation substantielle. Jadis objet de circulaires non publiées ou simple routine policière sans base légale, la rétention, en s’institutionnalisant, se développe et quitte en partie la précarité qui marquait traditionnellement les camps : les locaux, bâtis en dur, voient leur usage se développer d’autant – pour l’enfermement des mineurs, des familles, et pour une durée progressivement portée, des six jours prévus en 1981, à douze, puis trente-deux, puis à quarante-cinq jours en 2011.
Ce durcissement constant n’a toutefois pu s’effectuer sans que, sur le versant des droits, une série de garanties soient ajoutées à chaque réforme, souvent du reste sous la pression des groupes associatifs. De ce point de vue, l’institutionnalisation des centres de rétention suppose également leur contrôle accru, et la visibilité et la « traçabilité » des pratiques policières qui l’accompagnent. Le premier type de contrôle est judiciaire, un magistrat – l’actuel juge des libertés et de la détention – étant appelé à évaluer le bien-fondé de l’enfermement, désormais au bout de cinq jours de rétention. Mais l’innovation, au moment de la mise en place des premiers centres, en 1984, concerne surtout la présence d’une association au cœur même des centres de rétention pour y assurer une tâche non pas purement humanitaire, mais axée, là encore, sur l’usage du droit pour la défense des étrangers. La Cimade reste longtemps la seule association dont les membres sont présents sur le terrain à ce titre, pour assurer une double mission : d’une part, expertiser les conditions de rétention (qui font l’objet d’un rapport d’abord confidentiel, puis publié à partir de 2001), et, d’autre part, pour proposer une assistance juridique individuelle aux étrangers enfermés.
Cette évolution multiplie les paradoxes. Loin d’être contradictoire avec le développement de la rétention depuis les années 1970, elle participe de son institutionnalisation en se superposant aux dispositions répressives et sécuritaires dont elle infléchit de ce fait la mise en œuvre. Elle modifie simultanément l’exercice de la police des étrangers, au sein des centres comme en dehors, en inscrivant en partie les pratiques policières et administratives dans l’espace public. De fait, autour du dispositif d’éloignement du territoire tel qu’il existe aujourd’hui, c’est une arène publique, restreinte mais composée d’acteurs spécialisés ou « experts » (militants associatifs, praticiens du droit, journalistes) qui se cristallise aujourd’hui, entretenant une attention publique et également judiciaire sur la répression par ailleurs accrue de l’immigration.
Les récentes attaques contre la présence associative en rétention rappellent suffisamment la précarité et la réversibilité de ces contre-pouvoirs [59]. Pour la plupart des entraves à la liberté de mouvement au sein de l’Union européenne, les contrôles juridictionnels, administratifs ou non gouvernementaux ont eu tendance à se multiplier ces dernières années. Il est toutefois nécessaire de replacer ces dispositifs dans l’architecture plus générale du contrôle des déplacements au sein de l’UE.
Durcissement et « pixellisation » des entraves policières
Le mouvement historique que nous avons défini au début de cette contribution s’amplifie donc, mais se complexifie également : d’une part, le contrôle de l’immigration s’est constamment durci depuis le milieu des années 1970, la rétention administrative étant insérée dans un dispositif ramifié organisant la surveillance des étrangers et leur arrestation, leur identification par le recours à des fichiers nationaux ou européens spécifiques (d’AGDREF à Eurodac), leur éloignement par le recours à des mesures toujours plus sophistiquées : dans le cas français, l’expulsion héritée de la loi de 1849, maintenue en 1945, est augmentée de l’interdiction judiciaire du territoire dans les années 1970, et d’une mesure de « reconduite à la frontière » progressivement autonomisée entre 1981 et 1986. La rétention administrative termine cette « chaîne de l’éloignement » évoquée depuis quelques années par les circulaires, et qui croise en de nombreux points la « chaîne pénale », parce que l’emprisonnement préalable au renvoi forcé vers le pays d’origine reste envisagé pour certains étrangers, et parce que le passage par la reconduite et la rétention est précédé par l’arrestation et la garde à vue. Ce durcissement se combine néanmoins avec l’institutionnalisation et l’ouverture vers diverses formes de contrôles publics qui marquent les centres de rétention évoqués précédemment – et dans une moindre mesure les zones d’attente destinées aux étrangers arrêtés à leur entrée sur le territoire français [60].
Cette intrication d’une punitivité accrue et d’un contrôle démocratique s’exerçant au sein des États membres est une des raisons de l’externalisation européenne des points de surveillance et de réorientation des migrants (voir article p. 60). Les camps tels qu’on les a présentés continuent à y jouer leur rôle de lieux de regroupement, d’identification et de redistribution générale des populations migrantes, mais ils s’inscrivent dans un réseau plus large – et nettement moins contrôlable car moins visible – de points de passage et de pratiques de contrôle qui se déploient notamment sur la frontière externe de l’UE. La même division existe toutefois également au cœur des États membres. De ce point de vue, les espaces officiels tels que les centres de rétention ou les zones d’attente font l’objet de surveillances diverses, mais aussi de politiques de communication visant à mettre en évidence leur bon fonctionnement et leurs « performances » en matière de mise en œuvre effective des éloignements. À l’opposé, les rassemblements de facto de migrants par ailleurs difficilement expulsables – par excellence, ceux des candidats à l’asile de la « jungle » de la région de Calais – sont « liquidés » périodiquement par la police lorsqu’ils deviennent exagérément voyants, quitte à disperser à nouveau les camps de fortune qui se reconstruiront à proximité.
Cette remarque renvoie in fine à la question du renouvellement des pratiques policières en matière de gestion des déplacements transfrontaliers. S’il s’agit d’arrêter certains déplacements, d’en orienter d’autres, quelques auteurs ont évoqué, non seulement l’externalisation des contrôles – il s’agit d’empêcher le déplacement vers l’Europe avant même l’entrée sur le territoire Schengen – mais aussi la « pixellisation » de la frontière : les points de contrôle sont en effet désormais éclatés de part et d’autres des lignes frontalières, et sont fortement individualisés – une personne en mouvement étant à tout moment et en tout lieu susceptible d’être arrêtée dans son déplacement pour être identifiée et potentiellement contrainte d’interrompre ou de réorienter son voyage [61]. Comme le souligne Didier Bigo, les répertoires policiers hérités du passé – rafle, contrôle d’identité, rétention provisoire dans des locaux réquisitionnés – tendent malgré tout à perdurer [62]. Ils s’articulent, en définitive, avec cette nouvelle cartographie de la répression et du filtrage des déplacements.
L’immigré, cible d’un droit pénal de l’ennemi ?
Claire Saas Université de Nantes, Gisti
Depuis une dizaine d’années, le droit pénal est soumis à des bouleversements très importants : d’une responsabilité pour faute, on est passé, pour partie, à une logique de gestion du risque pénal ; à la constatation d’une infraction, on préfère la dangerosité manifestée par un individu ; d’une pénalité limitée dans le temps et dans l’espace, on glisse vers un continuum dans la répression, sans limite temporelle ou spatiale. Certes, cette extension du champ pénal n’est pas réservée aux seuls immigrés ; les délinquants sexuels, les terroristes, les personnes atteintes d’un trouble psychique, les jeunes, les consommateurs de stupéfiants constituent également des cibles privilégiées. Mais cette emprise grandissante du droit pénal sur des parties ciblées de la population concerne de façon spécifique les étrangers ou, plutôt, les immigrés.
Lorsqu’on est immigré, tout peut devenir plus compliqué et constituer le prétexte à une intrusion de plus en plus forte du droit pénal dans sa vie quotidienne. Il y a longtemps que la loi pénalise l’entrée, le séjour et le travail irréguliers sur le territoire d’un État autre que le sien. De même, les aides, directes ou indirectes, à l’entrée et au séjour irréguliers sont incriminées de longue date. Mais elles sont plus clairement visées par les politiques pénales depuis les années 1990 et ont été renforcées avec la mise en place des sanctions contre les transporteurs qui convoient des étrangers en situation irrégulière…
Depuis quelques années, sont également entrés dans le champ du droit pénal plusieurs faits : celui de quitter son pays – délit d’émigration illégale (2003 au Maroc, 2008 en Algérie) –, de parler sa langue – sanctions afférentes au non-respect de l’injonction d’intégration –, de porter un certain type de vêtement – loi prohibant le port du voile intégral (2010) –, d’être solidaire – « délit de solidarité » –, de se marier – répression des mariages dits de complaisance (2003) et des mariages « gris » (2011)…
Sous l’effet de ces multiples modifications législatives, le droit pénal applicable aux immigrés semble dorénavant porteur d’une série de spécificités qui permet de le qualifier de droit pénal de l’ennemi. La théorie du droit pénal de l’ennemi a été élaborée par Günther Jakobs, professeur de droit pénal en Allemagne. C’est une construction qui a été présentée pour la première fois en… 1985 [63]. En résumé, le droit pénal classique serait en voie de déconstruction et scindé en deux : le droit pénal de l’ennemi (Feindstrafrecht) et le droit pénal des citoyens (Bürger-strafrecht). Ce dernier serait la continuation du droit pénal classique, celui qui est réservé aux citoyens à part entière et qui aurait pour objectif de faire respecter les normes pénales lorsqu’elles ont été bel et bien transgressées. Les garanties procédurales accompagnant la mise en œuvre du droit pénal seraient alors préservées.
De l’autre côté, le droit pénal de l’ennemi s’adresserait au non-citoyen, voire à la non-personne [64], en tout cas à un individu qui ne serait pas doté des mêmes droits que le citoyen et qu’on peut désigner par le terme de « sous-citoyen ». Ayant pour objectif de lutter contre les dangers, contre les risques que représenteraient les ennemis de l’État, il ne devrait être qu’exceptionnel et réservé à des situations de crise.
Ce qui caractérise le droit pénal de l’ennemi, tel qu’il est décrit par Jakobs, serait la tendance à incriminer des comportements relevant, par essence, de la sphère privée ou des comportements qui ne seraient pas, per se, susceptibles de provoquer un dommage à une victime désignée. Cette tendance croissante, qui permet une anticipation de la pénalité, a une incidence sur l’identité et peut conduire à une forme de dépersonnalisation. Ce qui est pris en considération relève bien plus de la dangerosité que l’on suppose résulter de l’identité de l’immigré que de la culpabilité. Le recours à des sanctions hors de toute proportion avec les actes – cinq ans d’emprisonnement pour un mariage « gris » – peut constituer une manifestation concrète d’un droit pénal de l’ennemi. Il en va de même du recul des garanties procédurales dont témoigne, depuis l’entrée en vigueur de la loi du 16 juin 2011, la mise à l’écart du juge des libertés et de la détention en matière de contrôle du placement en rétention administrative. Enfin, le droit pénal de l’ennemi produit des effets durables, à savoir que la personne qualifiée d’ennemi ne pourra que difficilement avoir un comportement conforme par la suite.
Le propos ici n’est évidemment pas de dire que l’immigré doit être considéré comme un ennemi et que cela justifie le recours à un droit pénal exceptionnel. Il faut au contraire comprendre que le droit répressif tel qu’il est élaboré et appliqué aux étrangers est un droit d’exception, qui va désigner l’immigré comme étant un ennemi de l’intérieur, comme un sous-citoyen. Pour ce faire, on se propose de dresser un état des lieux des processus de criminalisation, qui montre que le recours au droit pénal est marqué par l’outrance. Il apparaît ensuite que le droit pénal se prête de bonne grâce au jeu de la criminalisation, quitte à ce qu’un certain nombre de principes de droit pénal général soient malmenés au passage. Le droit pénal est, en d’autres termes, ouvert à l’exception. Nous verrons enfin que cette criminalisation produit des effets de stigmatisation, qui empêchent l’intéressé de pouvoir jamais regagner pleinement ses galons de citoyen.
Une criminalisation sans bornes
La pénalisation de la vie quotidienne de l’étranger est marquée par l’outrance. En effet, les processus de criminalisation qui sont à l’œuvre se jouent tant des frontières entre sphère privée et sphère publique que de la répartition des compétences entre États et Union européenne. C’est un droit répressif qui va jusqu’à toucher l’immigré dans son intimité, voire l’immigré qui n’est même pas encore présent sur le territoire français. Et c’est en cela qu’on peut l’envisager comme un droit pénal de l’ennemi.
Peuvent être recensés trois cercles de pénalisation. Le cercle de pénalisation primaire vise les étrangers en tant que tels, qui entrent, séjournent ou travaillent irrégulièrement sur le territoire français. S’y trouve d’emblée une confusion des rapports existant entre la légitimité d’exercer son droit de punir et la légitimité de contrôler les entrées et les sorties de son territoire [65]. À l’origine, cette pénalisation primaire était limitée aux franchissements des frontières avec la France et au séjour sur le territoire français. Bientôt ont émergé de nouvelles incriminations qui étendent le champ du droit pénal au-delà des frontières, notamment par le biais de l’introduction d’un délit d’émigration illégale, contraire au droit international et violant les droits fondamentaux [66]. Certes, ce délit n’est pas incriminé dans la loi française, espagnole ou italienne [67]. Mais ce sont bien la France, l’Espagne et l’Italie qui, adossées à l’Union européenne, vont, dans le cadre de la politique de partenariat avec les pays de départ ou de transit des migrants, inciter la Mauritanie, le Sénégal ou le Maroc à pénaliser le fait de quitter son propre pays.
La sanction, pour l’instant administrative en France mais déjà pénale en Autriche, du non-respect des obligations issues du contrat d’accueil et d’intégration, relève également de cette criminalisation qui vise l’étranger en tant que tel, à raison de caractéristiques qu’on lui reproche, de façon négative s’entend : ne pas parler français, ne pas disposer de visa, ne pas disposer d’un titre de séjour, ne pas rester dans son pays d’origine. C’est, d’une certaine façon, une pénalisation de la liberté de circulation et d’installation.
Vient ensuite la pénalisation secondaire visant les personnes qui, d’une façon volontaire ou involontaire, lucrative ou non lucrative, procurent de l’aide à un immigré en situation irrégulière. On peut citer les sanctions qui visent les transporteurs, les passeurs, qui répriment le « délit de solidarité », la traite des êtres humains, l’entrave à la circulation d’un aéronef, l’incitation à la rébellion, la prohibition de violences de groupes [68]… La discrimination, à raison de la nationalité, de la pénalisation primaire ne marque pas la pénalisation secondaire. Peuvent aussi bien être visés des étrangers que des Français, ces derniers perdant une partie de leur citoyenneté. C’est ici l’absence de soumission à la logique de gestion des flux migratoires, par la résistance ou la solidarité, qui est principalement visée.
Le troisième cercle peut être qualifié de pénalisation tertiaire. C’est certainement le champ le plus intéressant au regard d’un droit pénal d’exception, d’un droit pénal de l’ennemi, en ce que la pénalisation va être placée très en amont d’un préjudice et investir la sphère de la vie privée. En relève notamment la loi prohibant le port du voile intégral, qui vise très clairement des pratiques religieuses désignées comme « étrangères » aux pratiques religieuses communément acceptées en France. Les auteurs des faits ne sont pas nécessairement de nationalité française ou étrangère ; simplement ils adoptent une pratique qui les range du côté des sous-citoyens, au moins dans l’espace public. Cette loi, de même que la multiplication des contrôles d’identité à certains endroits, va contraindre les intéressés à sortir de l’espace public [69]. On peut aussi citer les mariages de complaisance, les reconnaissances de paternité de complaisance et, désormais, les mariages « gris ».
La pénalisation de la sphère privée – la liberté de se marier et la liberté de croyance – est patente. Mais celle, encore inconnue en tant que telle en France, de l’automutilation pratiquée par certains étrangers pour éviter d’être identifiés par les bases de données, notamment Eurodac, en relève également. Si la mutilation d’autrui est prohibée, l’usage de la liberté de disposer de son corps ne l’est pas encore [70] et ne saurait l’être. C’est pourtant le cas en Italie où la répression de la mutilation de son corps ou de celui d’autrui aux fins de rendre impossible toute identification est prévue par une loi du 24 juillet 2008. L’infraction est punie de une à six années d’emprisonnement [71].
Une constante de ces processus de pénalisation est l’absence de bien juridique à protéger ou de victime identifiable, en tout cas distincte de l’auteur des faits. Sauf à considérer que le Ceseda, le « code frontières Schengen », la langue française, l’intention matrimoniale ou le principe de laïcité puissent être qualifiés de biens à protéger, il faut au contraire, en suivant le raisonnement de Jakobs, estimer que le recours au droit pénal ne devrait être justifié que par des atteintes potentielles à des notions beaucoup plus générales telles que l’ordre public [72] ou la salubrité publique [73]. Est également constant le déclassement de l’immigré et de l’individu solidaire, qu’ils soient de nationalité française ou étrangère, en sous-citoyens, avec, à terme, leur mise à l’écart de certains espaces publics. Cette criminalisation est souvent accompagnée d’une forme d’industrialisation, de massification, d’intervention de nature presque guerrière. Certes, l’emploi du terme « guerre » pourrait apparaître exagéré dans ce contexte [74]. Pourtant, les moyens mis à disposition pour empêcher le franchissement de certaines frontières, qu’elles soient terrestres ou aériennes, s’apparentent à des technologies ou à des outils du ressort militaire : avions, hélicoptères, radars, détecteurs thermiques, bateaux, barbelés, camps, puce RFID [75]…
Un processus européen
Le processus de criminalisation des migrants s’inscrit dans un contexte européen et international. On connaît, depuis une vingtaine d’années, les incidences des textes communautaires sur la pénalisation des étrangers dans les systèmes juridiques des États membres ou de pays « associés » à l’UE. Depuis la convention de Schengen, qui a constitué l’une des premières pierres de l’amalgame entre la lutte contre la délinquance et la gestion des flux migratoires, tous les programmes quinquennaux relatifs à la mise en place d’un espace européen de liberté, de sécurité et de justice mélangent lutte contre le terrorisme, lutte contre la corruption, lutte contre le trafic d’êtres humains, politique d’asile et d’immigration…
Avant le traité de Lisbonne, un certain nombre de textes faisaient déjà clairement référence à des instruments pénaux, comme la « directive retour », ou la directive relative aux sanctions contre les transporteurs d’étrangers en situation irrégulière. C’est aussi le cas de la directive relative à l’accueil des demandeurs d’asile, qui permet d’avoir recours à des sanctions pénales lorsque le demandeur d’asile hébergé dans un centre ne respecte pas le règlement intérieur de ce centre ou se comporte de façon violente. De la faute disciplinaire et de l’incivilité à l’infraction pénale, il n’y a qu’un pas, souvent franchi allègrement.
Par ailleurs, la politique de « codéveloppement » menée par l’Union européenne peut induire, on l’a vu, l’usage du droit pénal [76]. Ainsi, la coopération établie entre l’Union européenne et la Mauritanie vise-t-elle notamment à ce que ce pays admette sur son territoire des migrants parvenus jusqu’aux îles Canaries dont l’Espagne estime qu’ils ont transité par le territoire mauritanien. Sont octroyés à la Mauritanie, au titre du Fonds européen pour le développement, 8 millions d’euros pour la période courant de 2008 à 2012, l’État mauritanien étant appelé à travailler à « une gestion positive des flux » [77]. Ce dispositif s’inscrit dans le droit fil des accords de Cotonou conclus entre l’UE et les pays de la zone ACP (Afrique Caraïbes Pacifique) et du programme communautaire Aeneas, qui a notamment pour objectif d’« aider les pays tiers à assurer une meilleure gestion des flux migratoires ». Le recours au droit pénal y figure comme une recommandation explicite.
En décembre 2009, avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, l’Union européenne se dote d’un pouvoir répressif beaucoup plus marqué. En matière pénale, l’objectif affiché par le traité est clair, en ce qu’il fait, à long terme, assurer un « niveau élevé de sécurité par des mesures de prévention de la criminalité, du racisme et de la xénophobie, ainsi que de lutte contre ceux-ci » [78]. Deux processus d’harmonisation, l’un autonome, l’autre accessoire, sont envisageables pour poursuivre cet objectif.
S’agissant de l’harmonisation autonome, sont plus particulièrement visés, aux termes de l’article 83 § 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), « les domaines de criminalité particulièrement grave revêtant une dimension transfrontalière ». Parmi les domaines expressément cités figurent le terrorisme, la traite des êtres humains, l’exploitation sexuelle des femmes et des enfants, le trafic illicite de drogues, le blanchiment d’argent, la corruption, la contrefaçon de moyens de paiement, la criminalité informatique et la criminalité organisée. Cette harmonisation autonome qui a pour outil les directives portant sur du droit pénal substantiel doit permettre de protéger les valeurs propres à l’Union européenne. Ce serait une compétence pénale « ordinaire » de l’Union. On peut juger de sa vivacité à travers les propositions de directives de 2010 sur la prévention et la lutte contre le trafic des êtres humains, ainsi que sur la lutte contre les abus sexuels, l’exploitation sexuelle des enfants et la pédopornographie.
S’agissant du processus d’harmonisation accessoire, il est possible, en application de l’article 83 § 2 du TFUE, d’avoir recours à des règles minimales en matière pénale dans des domaines relevant du noyau dur des compétences de l’Union : agriculture, pêche, sécurité maritime, concurrence, fiscalité, environnement, libre circulation des personnes, libre circulation des services et des capitaux, transports… Il est encore difficile de dire ce dont cette harmonisation accessoire retournera. Elle vise, en théorie, moins à protéger les valeurs propres de l’Union que d’assurer l’efficacité des politiques de répression dans des domaines relevant de la compétence communautaire par essence. La politique d’immigration étant une politique commune, le recours au droit pénal en ce domaine est désormais pleinement fondé sur l’article 83 § 2 du TFUE.
On se plaît à répéter que le droit pénal est l’ultima ratio. Rien n’est moins vrai, au moins dans les registres du discours et de la législation.
Logique de surveillance…
Le droit pénal accueille la logique selon laquelle les flux migratoires sont un risque, au même titre que celui que représente le malade mental ou l’infracteur sexuel. Pour gérer ce risque, on met en place un droit pénal dérogatoire, qui est traversé par une logique de surveillance et d’exclusion.
Le droit pénal applicable aux étrangers ou aux aidants est caractérisé par les dérogations qu’il consent à raison de la qualité de l’auteur de l’infraction. Tout d’abord, certaines infractions posent clairement problème au regard du recours même à la loi pénale. Accepter que le port du voile intégral caractérise l’élément matériel d’une infraction passible d’une amende de 150 euros et/ou d’un stage de citoyenneté est pour le moins étonnant. Le caractère général et impersonnel de la loi, même pénale, est alors malmené. En effet, si les « processions religieuses présentant un aspect traditionnel » sont exclues du champ d’application matériel de cette loi par sa circulaire d’application [79], deux personnes se promenant en burqa seront en revanche visées, stigmatisant une partie de la population. Dans la même veine d’un recours à un droit pénal d’exception, l’incrimination de l’exercice de son droit à quitter son pays semblerait impensable, tant ce droit a été clairement affirmé dans des textes d’origine et de portée internationale. Il en va de même de l’incrimination du franchissement des frontières par les demandeurs d’asile dénués de documents, alors que la Convention de Genève autorise ce passage. Celle du mariage « gris », qui prévoit que la personne ayant contracté mariage sans intention matrimoniale encourt cinq ans d’emprisonnement, ne laisse de surprendre. Le recours à une sanction pénale, ici totalement disproportionnée, est symptomatique d’un droit pénal de l’ennemi. On notera que la bigamie, qui manifeste, à l’inverse du mariage « gris », un trop-plein d’intention matrimoniale, est réprimée d’un an d’emprisonnement. Mieux vaut, en la matière, pécher par excès que par défaut.
Le droit pénal se soumet ensuite à la logique du droit administratif, alors que sa tendance générale à l’égard des autres matières – comme le droit civil ou le droit des affaires – serait plutôt à l’autonomie. Cela vaut tout particulièrement pour l’appréciation des éléments constitutifs de l’infraction. Un certain nombre d’infractions qui visent les étrangers ou les aidants dépendent de la régularité ou de l’irrégularité de la situation de l’étranger au regard des règles relatives à l’entrée, au séjour et au travail, telle qu’elle va être appréciée par l’administration. Or il se peut que l’absence de titre de séjour soit liée à une décision illégale de l’administration (voir article p. 152). Pourtant, le juge pénal s’en remettra le plus souvent à l’appréciation de l’administration, alors que, dans d’autres domaines, il appréciera de façon autonome et souveraine les éléments constitutifs de l’infraction. De cette dépendance peuvent naître des situations pour le moins curieuses, comme la condamnation définitive d’un étranger pour infraction à la législation sur les étrangers (ILE) alors que les juridictions administratives annuleront, par la suite, les décisions le plaçant en situation irrégulière…
Cela vaut également pour l’appréciation, voire la définition des causes d’irresponsabilité. Deux exemples peuvent être envisagés, l’un concernant la contrainte, l’autre l’état de nécessité, qui montrent que les clauses générales d’irresponsabilité vont être détournées, ou interprétées, ou réécrites de façon dérogatoire au droit commun du fait de la qualité d’étranger ou d’aidant. Par exemple, l’impossibilité de quitter le territoire, pour un étranger dont la décision administrative fixant le pays de renvoi a été annulée, n’est pas assimilée à une contrainte. Or, cette impossibilité pourrait jouer le rôle d’une force extérieure et irrésistible qui s’impose à lui, et être interprétée de la sorte en cas de nouvelles poursuites pour séjour irrégulier. En rejetant cette cause d’irresponsabilité, on encourage le cercle vicieux de l’entrée dans la délinquance. Il en va de même des victimes de la traite : les activités connexes à la traite, notamment le racolage, engagent leur responsabilité pénale alors qu’il s’agit d’une contrainte qui s’impose à elles [80].
Dans le même esprit, mais de façon encore plus marquée, l’état de nécessité, tel qu’il a été conçu par le législateur en matière de délit de solidarité, est très empreint de cette logique dérogatoire. En effet, l’état de nécessité prévu par l’article 122-7 du code pénal constitue une clause générale d’irresponsabilité sur laquelle la clause spéciale de l’article L. 622-4, 3° du Ceseda, qui prévoit les cas d’exonération des poursuites en cas de délit de solidarité, a été calquée, mais de manière restrictive. Dans la clause générale, le danger peut concerner aussi bien l’auteur des faits, une tierce personne ou un bien, alors que la clause spéciale ne vise que le danger portant sur un étranger. Selon l’article 122-7 du code pénal, tel qu’il est interprété par la jurisprudence, la nature du danger importe peu. L’article L. 622-4, 3° du Ceseda, en exigeant un danger pour la vie ou l’intégrité physique de l’étranger, est plus restrictif. Enfin, l’exigence de l’absence de contrepartie, directe ou indirecte, rend l’application de l’état de nécessité prévu par la clause spéciale plus limitée.
… logique d’exclusion
Dans le Ceseda figure un dispositif nouveau qui fait clairement écho aux dispositifs pénaux de surveillance des personnes dangereuses. Qu’on en juge plutôt en examinant l’article L. 571-3 [81], qui consiste dans la transposition – assez incroyable – d’un dispositif pénal, mais sans les garanties de prononcé et de contrôle d’une sanction pénale ou d’un aménagement de peine par une autorité judiciaire.
Lorsqu’une assignation à résidence a été décidée et que l’intéressé a été condamné à raison d’une infraction à caractère terroriste, il est possible de recourir à un placement sous surveillance électronique mobile (PSEM), pour une durée de trois mois renouvelable jusqu’à deux ans. Lorsque l’on sait qu’un placement sous surveillance électronique mobile connaît un plafond de verre au-delà duquel la mesure n’est plus suivie, et que ce plafond est approximativement estimé à six mois, on peut s’inquiéter de la pertinence de ce type de mesures. D’autant, et c’est là que le droit pénal s’auto-alimente, que le non-respect des obligations associées au PSEM est sanctionné sur le fondement de l’article L. 624-4 du Ceseda par une peine de trois ans d’emprisonnement. Rappelons que, depuis la réforme du Ceseda de 2011, le PSEM est également prévu pour les parents de mineurs résidant en France, à l’entretien et à l’éducation desquels ils contribuent [82].
Doit enfin être relevée la possibilité de prolonger la rétention administrative au-delà du délai de droit commun (article L. 552-7 du Ceseda dernier alinéa). La figure qui y est visée au premier chef et qui va justifier ce dispositif dérogatoire est celle de l’étranger terroriste, figure de l’ennemi intime par excellence. Cela ne justifie évidemment en rien ce type de détention sous forme de « liberté surveillée », d’autant qu’elle cible des individus qui courent un risque de traitement inhumain ou dégradant, au sens de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH), en cas de renvoi. Par ailleurs, rien ne garantit que ce dispositif restera limité aux quelques étrangers condamnés pour des infractions terroristes, sortant de prison, ne pouvant être assujettis directement aux dispositifs pénaux de surveillance et ne pouvant être éloignés vers leur pays d’origine, sauf à se rendre coupable, pour la France, par ricochet, d’une violation de l’article 3 de la CEDH.
Ce qui est ici à l’œuvre en droit des étrangers a déjà été « expérimenté » et le sera de plus en plus sur la population délinquante ou considérée comme dangereuse. Il y a une sorte de continuum de la pénalité, dans une logique de contrôle, de surveillance et d’exclusion de certaines catégories de personnes auxquelles des droits sont déniés.
Il peut être intéressant de remarquer le caractère partiellement concurrentiel, redondant, superposé de ces dispositifs, l’idée générale étant d’établir un maillage aussi serré que possible autour de l’étranger. Les limitations temporelles ne sont en réalité que faux-semblants, les passerelles ne cessant d’être construites d’un dispositif à un autre : de la prison à la rétention ou à l’assignation à résidence, de la rétention au PSEM, du PSEM à la prison… L’immigré va avoir bien du mal à s’extirper d’une forme de contrôle, qu’elle soit principalement pénale ou principalement administrative. Même dans l’hypothèse où le dispositif pénal serait à court de ressources, le dispositif administratif pourrait prendre le relais avec des instruments identiques ou du moins très similaires. La confusion des genres est totale, dans cette noria répressive.
Sur un volet procédural, le rôle du juge judiciaire est en net recul, les garanties procédurales se faisant de plus en plus ténues. Ainsi, le dispositif purement pénal de surveillance des populations désignées comme dangereuses est caractérisé par une procédure présentant des garanties, au moins en théorie, avec un cumul des expertises, des évaluations, des interventions juridictionnelles ou de commissions spécialisées. S’agissant du droit répressif des étrangers, le juge judiciaire devient un acteur de deuxième plan, dont le rôle a vocation à s’amoindrir de plus en plus [83]. Prolongeant le délai d’intervention, l’article L. 552-1 du Ceseda prévoit désormais une intervention au cinquième jour de rétention administrative, sans que le Conseil constitutionnel n’y trouve à redire. Le placement sous surveillance électronique mobile remplaçant l’assignation à résidence sera le fait d’une autorité administrative, alors que son utilisation comme alternative à une peine d’emprisonnement suppose l’intervention du juge de jugement et/ou du juge de l’application des peines [84]. Or, si on reprend les critères de la peine établis par la Cour européenne des droits de l’Homme [85], on peut penser que le recours au placement sous surveillance électronique mobile ne franchirait pas le cap d’un contrôle au regard de l’article 5 de la CEDH – contrôle par une autorité judiciaire d’une privation de liberté – ou de l’article 7 – principe de légalité et prohibition de la rétroactivité. Toute la jurisprudence de la Cour rendue depuis décembre 2009 sur la détention de sûreté allemande va dans ce sens.
De la stigmatisation
« Sous-citoyen, tu deviens ; sous-citoyen, tu demeures ». À partir du moment où l’étranger est pris dans la filière pénale, l’immigré, ou celui qui est ainsi désigné parce qu’il le reste en dépit de la naturalisation va être, plus que tout autre, stigmatisé. Le passage par les rouages pénaux laissera trace. Le droit pénal produit au moins deux effets : un effet d’amplification des difficultés ordinaires à raison de la qualité d’étranger, surtout « sans papiers », et un effet rémanent.
L’étranger, qu’il soit victime ou auteur, ne rentre pas aisément dans les cadres institutionnels. Cette difficulté à être en adéquation va amplifier encore l’impact stigmatisant du droit pénal. La victime étrangère pourra devenir auteur ; l’auteur pourra être réprimé plus sévèrement et il rencontrera des difficultés d’insertion/de réinsertion plus importantes. De plus, dans un mouvement qui n’est pas propre aux migrants mais qui s’étend à toutes les « populations pénales » pour des raisons budgétaires, l’accent sera plus volontairement mis sur les infractions qui peuvent être facilement constatées et réprimées, y compris par des voies simplifiées. Par exemple, sont désormais bien plus visés les consommateurs de cannabis que les têtes de réseaux de trafic de stupéfiants. Et la multiplication des contrôles d’alcoolémie ou de vitesse sert à ajouter un bâtonnet dans la case « infractions constatées » puis « infractions poursuivies ».
On note d’abord une inversion des priorités dans le domaine du trafic des êtres humains. Celui ou celle qui rend visible la traite à travers, par exemple, une activité de prostitution, risque de faire les frais d’une poursuite pénale pour racolage, alors même qu’il ou elle peut également être victime d’un réseau qui, de son côté, restera intouché. Johanne Vernier a bien montré, dans le rapport fait pour la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, que tout le dispositif de protection des victimes en matière de traite des êtres humains peine à se déployer de manière efficace (voir article p. 117). De même, lors du jugement : si l’on en croit une étude menée dans cinq juridictions [86], davantage de peines d’emprisonnement fermes semblent prononcées, à infractions identiques, à l’encontre des étrangers en situation irrégulière lorsqu’ils sont jugés en comparution immédiate. Si les chiffres doivent être pris avec précaution [87], cette étude montre tout de même que l’étranger peine à intégrer les cadres du jugement pénal : quelles sont les garanties de représentation ? Quels sont les risques de réitération, notamment pour le délit de séjour irrégulier ? Quelles sont les garanties d’insertion ? Certainement, le choix d’une peine ferme s’explique par d’autres critères que ceux liés à la gravité de la faute et de l’infraction, par exemple par le stade auquel se trouve le migrant en situation irrégulière dans sa « carrière de sans-papiers » ou par sa capacité à fournir, en dépit de cette situation, les garanties de représentation exigées par les cadres institutionnels.
Par ailleurs, au stade post-sentenciel, la qualité d’étranger empêchera la personne condamnée de bénéficier du même dispositif que le ressortissant national. Ainsi, le détenu pourra difficilement prétendre à toute mesure facilitant sa réinsertion ou, même, permettant son maintien dans une situation de séjour régulier, tant les procédures administratives, déjà à haut risque en liberté, sont quasi inaccessibles pour le détenu. Les récits livrés par Yasmine Bouagga [88] sont à cet égard éclairants, l’étranger ne rentrant pas dans les cases de l’application de la peine (voir article p. 72)… Comment prétendre se réinsérer par le travail si, en l’absence de documents, on ne peut être éligible à un emploi ? Comment envisager un plan d’exécution des peines lorsqu’a été infligée une interdiction du territoire français ? Et c’est sans évoquer les difficultés liées éventuellement à la langue.
Ajoutons, à titre anecdotique, que l’alimentation qui est proposée en prison l’est indifféremment de toute prescription religieuse. Si l’intéressé est suffisamment argenté, il pourra cantiner des aliments halal ou kasher, sinon il se pliera à la « laïcité » qui régit l’élaboration des menus. La seule solution sera d’opter pour le régime végétarien. La Pologne vient d’être condamnée par la Cour de Strasbourg pour violation de l’article 9 de la CEDH, un détenu bouddhiste n’ayant pu avoir accès à un régime alimentaire dépourvu de chair animale [89]. Cette décision laisse à penser…
C’est l’une des dernières caractéristiques du droit pénal de l’ennemi que de paralyser l’individu. Tout le parcours de vie va être infléchi par la pénalisation de la vie de migrant.
Tout d’abord, la pénalisation produit des effets « inversés », sans qu’on puisse pour autant les qualifier d’« indésirés » tant ils sont connus de longue date. Faute de titre de séjour en bonne et due forme, faute d’autorisation de travail, faute de visa, le migrant ne rentrera pas dans les cadres institutionnels de la justice pénale, de l’administration pénitentiaire. À la sortie, il y a fort à parier qu’il se dirigera vers l’économie souterraine, vers des passeurs, vers des marchands de sommeil… et sera à nouveau présenté en comparution immédiate devant un juge pénal.
Ensuite, les échelles vers la « réinsertion » sont munies de barreaux déjà sciés : difficultés pour travailler, pour se marier, pour avoir des enfants ou les reconnaître, pour être régularisé, pour partir et revenir. En effet, une incursion dans la filière pénale, même si elle a été instrumentalisée à des fins d’éloignement du territoire [90], laisse des traces, en raison notamment du fichage. On ne compte plus les fichiers à caractère « pénal » (Stic, Judex, FNAEG, FIJAIS, FAED, FPR, etc.), les fichiers principalement « migratoires » (Eloi, VIS, Eurodac, Oscar, Visabio…) et les fichiers à vocation « mixte » (Sis I et II) [91]. Cela signifie que toutes les étapes de la vie postérieures à l’incursion pénale risquent d’être marquées du sceau pénal : pour la circulation et le séjour, pour le travail (le casier et le Stic, d’ailleurs légalisé au titre des fichiers d’antécédents par la Loppsi II), pour l’acquisition de la nationalité (combien d’ajournements, voire de refus fondés sur une présence dans le Stic).
Enfin, et c’est l’effet « visqueux » de la pénalisation, le parcours des migrants va être considérablement ralenti, allongé, avec des retours en arrière, des sédentarisations forcées. Celui qui est interpellé à son arrivée sur les côtes grecques ou italiennes laissera ses empreintes digitales qui seront elles-mêmes intégrées dans le fichier Eurodac, permettant ainsi de suivre son parcours et de le remettre à la case départ d’un immense jeu de l’oie, à travers notamment le dispositif de Dublin II.
Quel contraste avec l’accélération des déplacements des personnes « citoyennes » qui peuvent bénéficier de couloirs de circulation, sans les entraves des moyens policiers ! À l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle, si l’on en croit les publicités pour le Passage automatisé rapide des frontières extérieures (Parafe) dans certains magazines, il est désormais possible, pour les ressortissants de l’UE qui en manifestent la volonté, d’éviter les contrôles humains en passant par un portique permettant la reconnaissance de « la bande optique de leur passeport et les empreintes de huit de leurs doigts » [92]… Il ne s’agit pas de brandir ici la formule largement éculée du « si tu n’as rien à te reprocher, tu n’as rien à craindre des nouvelles techniques d’identification et de l’emprise grandissante du droit pénal », mais plutôt de pointer la solidité de l’édifice d’un droit pénal de l’ennemi. En étendant des dispositifs coercitifs de contrôle à l’ensemble de la population, on risque de se heurter à un blocage. Le présenter comme un couloir de circulation rapide, donc comme une soumission volontaire est autrement plus intelligent, rendant le dispositif assez indolore pour les bona fide et le légitimant/renforçant pour les mala fide.
Terminons peut-être sur une note plus optimiste. Les empêcheurs de franchir le mur de Berlin, qui étaient les acteurs d’une politique d’État tout à fait claire en ce sens, n’ont certainement pas compris que la Cour européenne des droits de l’Homme rappelle, après coup, le 22 mars 2001, que ce type de comportement – homicide volontaire – était constitutif d’une infraction pénale et pouvait entraîner le prononcé d’une sanction pénale, sans violation de l’article 7 de la CEDH, et la prohibition de la rétroactivité des lois pénales plus sévères. La Cour de justice de l’Union européenne a, dans ses désormais célèbres arrêts El Dridi du 28 avril 2011 et Achughbabian du 6 décembre 2011 (voir article p. 128), redonné de la vigueur à l’idée selon laquelle le droit pénal ne peut et ne doit être que l’ultima ratio.
Interdiction du territoire : histoire d’une exception
Stéphane Maugendre Avocat, président du Gisti
Le titre de cet ouvrage « Immigration, un régime pénal d’exception » est parfaitement adapté à l’interdiction du territoire français (ITF). Pendant pénal de l’expulsion administrative (arrêté ministériel d’expulsion) – le tout formant ce que l’on appelle la double peine –, l’interdiction du territoire français est une peine complémentaire prononcée par une juridiction répressive (tribunal correctionnel, cour d’appel correctionnelle ou cour d’assise), qui consiste en la défense faite à une personne de nationalité étrangère, reconnue coupable d’un délit ou d’un crime, d’entrer et de séjourner, pour une durée déterminée ou à titre définitif, sur le territoire français, une fois la peine d’emprisonnement effectuée [94].
Rappelons rapidement [95] que, sous l’Ancien Régime, il n’existe pas de peine d’éloignement du territoire spécifique aux étrangers, la peine de bannissement s’appliquant indistinctement aux Français et aux étrangers. La Révolution française, elle, consacre le principe d’égalité devant la loi pénale (article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789). C’est au xixe siècle qu’apparaissent, dans le code pénal [96], les premières peines d’éloignement spécifiques aux étrangers ; le terme d’interdiction du territoire français semble être introduit par la loi du 8 août 1893 « relative au séjour des étrangers en France et à la protection du travail national ». Au xxe siècle, les peines, soit d’interdiction du territoire, soit de reconduite à la frontière, apparaissent dans des lois réprimant l’atteinte au crédit de l’État ou de la nation (12 février 1924, 10 janvier 1936 et 18 août 1936). C’est la Constitution du 4 octobre 1958 qui, dans son article 2, vient à nouveau consacrer le principe d’égalité devant la loi pénale. Puis, dans le contexte particulier de la guerre d’Algérie, l’ordonnance du 4 juin 1960 [97] modifie l’article 106 du code pénal qui prévoit alors une interdiction du territoire français pour tout étranger reconnu coupable de port d’arme lors d’un attroupement ou d’une manifestation. Jusque-là, les peines pénales d’éloignement sanctionnent soit les infractions au non-respect d’une mesure d’expulsion ou d’une réglementation du séjour, soit des atteintes à l’intérêt national. Concernant ces dernières, il s’agit de rétablir l’égalité entre Français et étrangers devant la loi pénale puisque les Français peuvent être condamnés à une interdiction de leurs droits civiques, civils et familiaux ou politiques, alors que les étrangers en sont, à l’époque, dépourvus.
Les années 1970 constituent un véritable tournant dans la répression de l’immigration. Celle-ci est d’abord politique et s’exerce à l’égard des immigrés qui ne respectent pas « la stricte neutralité politique qui s’impose aux étrangers en France » ou troublent « l’ordre public par leur comportement ». Les cas de
Fawzia et Said Bouziri [98], en octobre 1972, et Mogniss H. Abdallah [99] en 1979, menacés d’expulsion, en sont les exemples les plus emblématiques. La répression se fait ensuite juridique puisque la loi du 31 décembre 1970 [100], dite « loi Chalandon », rompt avec le principe d’égalité devant la loi pénale et met en place une machine pénale répressive sans précédent contre les étrangers. Elle crée l’article L. 630-1 du code de la santé publique et annonce un développement considérable de l’interdiction du territoire qui peut désormais être prononcée, même à titre définitif, contre tout étranger condamné pour des faits liés aux stupéfiants, y compris pour un simple usage. C’est d’ailleurs à cette date que l’on considère que l’interdiction du territoire français est introduite dans le système répressif français [101]. À cela s’ajoute le fait que cette répression ne touche plus « simplement » ou « seulement » les immigrés de la première génération mais aussi ceux de la deuxième.
Il ne faut pas attendre bien longtemps pour que les victimes de ces répressions réagissent. L’action la plus connue est la grève de la faim qui se déclenche le 2 avril 1981 dans le quartier des Minguettes à Vénissieux, dans l’agglomération lyonnaise, et qui est menée par Hamid Boukhrouma (Double peine), Jean Costil (pasteur et responsable de la Cimade de Lyon) et Christian Delorme (prêtre). Paradoxalement, même si cette action permet de faire connaître la double peine en ce qu’elle est « inhumaine » parce qu’elle touche celui qui a des attaches fortes avec la France (parent ou conjoint de Français…), elle a, sans doute, figé le débat de la double peine autour de la question des futures catégories protégées.
Par ailleurs, et parce que les arrêtés d’expulsion sont de plus en plus fondés sur des condamnations pénales, la « bicéphalité » de la double peine, à la fois peine pénale et expulsion administrative, disparaît peu à peu. Il devient alors intellectuellement impossible de revendiquer, à la fois politiquement et juridiquement, une différence de régime entre arrêté d’expulsion et interdiction du territoire et donc de demander la suppression de l’ITF. Le Gisti n’échappera pas à ce dilemme et, comme d’autres associations, réclamera la création de catégories protégées.
Face au soutien populaire et à la résonance médiatique de la grève de la faim, le candidat Mitterrand adresse aux grévistes, le 17 avril 1981, le télégramme suivant : « J’ai déjà eu l’occasion, dès le 6 avril, de manifester par l’intermédiaire de Pierre Mauroy, mon porte-parole, ma solidarité avec l’action que mènent les grévistes de la faim. Ma position est connue. Avec mes amis du Parti socialiste, je suis à l’origine d’une proposition de loi déposée en décembre 1978 qui tend à inscrire la reconnaissance des droits des immigrés. Ce texte aurait pour effet de protéger les jeunes immigrés contre les expulsions que vous dénoncez et que je condamne formellement. C’est une atteinte aux droits de l’homme que de séparer de leurs familles et d’expulser vers un pays dont bien souvent ils ne parlent même pas la langue, des jeunes gens nés en France ou qui y ont passé une partie de leur jeunesse. Ces pratiques sont inacceptables. Si je suis élu président de la République, je demanderai au gouvernement d’y mettre immédiatement fin et de présenter les dispositions législatives nécessaires pour que nul désormais ne puisse avoir recours à ces pratiques. Cordialement. François Mitterrand. »
Cette promesse, François Mitterrand ne la tiendra pas, mais à son arrivée au pouvoir, l’exécution des arrêtés d’expulsion est suspendue et il fait voter, le 29 octobre 1981, la première loi relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France [102]. Cette loi, qui sera aussi le premier jalon d’une longue série de rendez-vous manqués – pour l’abolition de la double peine et surtout pour l’abrogation de l’ITF – institue, comme d’autres après elle, des catégories protégées contre l’expulsion (les mineurs, les conjoints ou les pères et mères de Français, les étrangers résidant en France de façon habituelle depuis l’âge de dix ans ou depuis plus de quinze ans, etc.), mais ne touche absolument pas au fameux article L. 630-1 du code de la santé publique, pourtant usine à interdictions du territoire.
Grèves de la faim et mobilisations
La grève de la faim, à Lyon, de Djida Tazdaït et de Nacer Zaïr, pourtant très soutenue, ne peut rien faire contre le vote de la première loi Pasqua du 9 septembre 1986 [103] qui balaye les quelques acquis de celle d’octobre 1981. Elle sera renforcée, un an plus tard, par la loi du 31 décembre 1987 [104] qui rend impossible le relèvement des interdictions définitives du territoire français. Même si le monde politique et associatif de gauche s’était mobilisé autour des grévistes de la faim de 1981 et 1986, les « double peine » ne font pas partie des préoccupations de la campagne présidentielle de 1988 [105]. D’ailleurs, la loi Joxe du 2 août 1989 [106], qui ne tient toujours pas la promesse du candidat Mitterrand de 1981, ne revient pas sur l’avalanche des expulsions Pasqua lors de la cohabitation de mars 1986 à mai 1988, et les victimes des ITF prononcées sur le fondement de l’article L. 630-1 du code de la santé publique ne cessent d’augmenter. C’est donc dans l’indifférence quasi-générale que se créent, en juin 1990, le comité national contre la double peine (CNCDP) et le collectif contre la double peine constitué par Im’Media, Mémoire fertile, les Jeunes Arabes de Lyon et Banlieue (JALB), la Fasti, le Mrap, la Cimade, le CNCDP et le Gisti [107]. Indifférence parce que le retour de la gauche au pouvoir bride les esprits mais aussi parce que les « double peine » ont commis des actes délinquants et ont donc un casier judiciaire [108]. Les militants du comité contre la double peine [109] s’acharnent néanmoins et réussissent à fédérer plus de cent vingt associations ou syndicats autour de leur cause, à rencontrer les ministres concernés, à être auditionnés par le Haut Conseil à l’intégration (HCI) et, finalement, à forcer la gauche au pouvoir à reprendre le débat.
Mais déjà un autre rendez-vous manqué s’annonce puisqu’on peut lire, dans une note du 1er juillet 1991 de Jean-Paul Costa du Haut Conseil à l’intégration, relative aux aspects juridiques de la double peine : « On ne voit guère comment on pourrait sans choquer supprimer toute ITF judiciaire. […] Associer, politiquement, les trois mots de drogue, d’étrangers et d’indulgence (ou laxisme), dans le contexte actuel, comporte des risques, notamment médiatiques, qu’il faut peser avec une balance d’apothicaire. Le problème est donc très difficile [110]. »
Même si le 31 décembre 1991, la loi Sapin [111] s’attaque enfin aux ITF, marquant en cela un sérieux coup d’arrêt à leur montée en puissance, elle tombe dans le piège des catégories d’étrangers protégés (mineur, conjoint, père ou mère de Français, résidant en France de façon habituelle depuis l’âge de dix ans ou depuis plus de quinze ans…) réservées jusqu’à présent aux arrêtés d’expulsion. De plus, le dispositif législatif et réglementaire ne prévoit rien pour les dizaines de milliers de « double peine » des années passées [112].
Le 2 janvier 1992, au lendemain de la publication de la loi Sapin au Journal officiel, dix-neuf « double peine » débutent une grève de la faim dans les locaux de la Cimade, boulevard des Batignolles à Paris. Le 14 janvier, ils sont rejoints par sept autres grévistes à Lyon dans les locaux des JALB, puis par d’autres partout en France. Ces grèves permettent d’obtenir quelques abrogations d’arrêtés d’expulsion ou d’assignations à résidence, et une circulaire de la chancellerie en date du 22 janvier 1992 donnant aux parquets des directives pour appliquer la loi Sapin dans le cadre des relèvements d’ITF.
Pour la gauche au pouvoir, après une loi et une circulaire, la double peine est « une affaire réglée » [113]. La mobilisation s’effrite et les « double peine » tombent à nouveau dans l’oubli. Or, l’adoption du nouveau code pénal par une assemblée de gauche constitue un énorme piège puisque, si son article 131-30 reprend les dispositions « protectrices » de la loi Sapin, il augmente démesurément le nombre d’infractions pour lesquelles un étranger peut se voir condamner à une interdiction du territoire. En effet, plus de 270 crimes et délits peuvent être sanctionnés par cette peine [114]. On peut remarquer que les crimes et délits sanctionnés à titre complémentaire par une interdiction du territoire ne touchent jamais la délinquance en col blanc ou dite intelligente. Est-ce à dire qu’il y a des mauvais/mauvais délinquants étrangers auxquels on réserve une peine supplémentaire et les mauvais/bons délinquants étrangers qui en sont dispensés ? Considère-t-on ainsi que ces derniers, compte tenu du délit qu’ils ont commis, sont mieux intégrés et donc non éloignables du territoire français, ou plutôt que les étrangers ne peuvent commettre que des actes de terrorisme ou des atteintes aux personnes ? Ceci est bien le signe que cette peine est fondée sur un présupposé fantasmagorique.
Cet article du nouveau code pénal devient la référence concernant l’ITF et fait donc passer la notion de délinquant avant celle d’étranger et renforce encore la stigmatisation étranger = délinquant. De plus, la loi du 24 août 1993, dite « loi Pasqua II » [115] qui modifie cet article avant même qu’il n’entre en vigueur, supprime la liste des catégories protégées et édicte des normes draconiennes pour l’effacement de cette peine. La loi Debré du 24 avril 1997 [116] renforce le régime d’exécution de l’ITF. Quatre années d’application du nouveau code pénal et des lois Pasqua [117] créent des situations explosives. Et parce qu’ils espèrent peser sur le débat parlementaire autour du projet de loi Chevènement, sept « double peine » entament une grève de la faim, en décembre 1997, dans les locaux des JALB à Lyon. Pour éviter d’aborder le fond de la question lors du débat parlementaire et parce que les médias commencent à se faire l’écho de ce mouvement, le ministre de l’intérieur promet d’étudier chaque cas. Les grévistes cessent leur grève au bout de seize jours.
Mais la loi du 11 mai 1998, non seulement ne revient pas sur les lois Pasqua I et II mais ne modifie que très peu l’article 131-30 du code pénal. Parce que la gauche au pouvoir a escamoté le débat et que trois des sept grévistes n’ont pas été régularisés, deux d’entre eux, rejoints par huit autres « double peine », débutent une nouvelle grève de la faim le 10 avril 1998. Bertrand Tavernier, qui deviendra un fidèle soutien par la suite, commence à cette occasion le tournage de son documentaire Histoires de vies brisées [118]. Le mouvement, fondé sur une trahison de la gauche, est particulièrement radical et ne va s’achever qu’au bout de cinquante jours, par l’obtention d’assignations à résidence avec autorisations de travail pour six mois (ce délai permettant aux grévistes de demander le relèvement de leurs ITF ou l’examen de leur situation par le ministère de l’intérieur).
Espoir et déception
La conséquence de cette grève est aussi la mise en place, par Élisabeth Guigou, ministre de la justice, de la commission présidée par Christine Chanet, conseillère à la Cour de cassation et présidente du comité directeur des droits de l’Homme au Conseil de l’Europe. Mais le rendez-vous manqué de l’abolition de l’ITF s’annonce déjà puisqu’on peut lire dans la lettre de mission envoyée par la garde des Sceaux : « […] C’est la raison pour laquelle, à la suite de la mission confiée par M. le Premier ministre à M. Galabert, conseiller d’état, relative aux “grévistes de la faim” de Lyon, j’ai décidé de mettre en place une commission interministérielle qui devra mener un travail de réflexion et d’étude sur le prononcé des peines d’interdiction du territoire à l’égard de ces étrangers ayant des liens familiaux et privés forts avec la France. » Ce rapport « se montre, de façon générale, assez critique à l’égard du système actuel […]. Il ne va cependant pas jusqu’à proposer la suppression de ces interdictions du territoire prononcées par les tribunaux répressifs. Du reste, ses onze propositions paraissent bien timides, voire en décalage par rapport à ses observations et critiques souvent pertinentes » [119].
En effet, il ne propose que de « limiter l’interdiction du territoire français (ITF) aux cas de récidive pour les infractions à la seule législation sur les étrangers ; limiter l’interdiction définitive du territoire français aux seules infractions pour lesquelles la réclusion ou la détention perpétuelle est encourue ; clarifier l’état du droit à l’attention des juridictions ; sensibiliser les barreaux ; améliorer les modalités de la collecte des éléments de personnalité ; favoriser le débat contradictoire dès le début de la procédure ; interdire l’ITF pour les étrangers ayant suivi leur scolarité en France et y résidant habituellement depuis lors ; renforcer l’efficacité de la protection pour les autres catégories d’étrangers protégés par l’article 131-30 du code pénal ; élargir les possibilités de relèvement ; définir une politique en matière de requêtes en relèvement ; motiver les jugements rendus en matière de relèvement. »
Alors que le rapport [120] est remis depuis de nombreux mois à la garde des Sceaux et que rien ne bouge du côté du gouvernement, Lila Bouguessa, l’épouse de Moncef Khalfaoui, gréviste de la faim d’avril 1998, débute seule, le 4 mai 1999, une grève de la faim pour obtenir la grâce présidentielle pour l’interdiction du territoire qui touche son mari [121]. Bertrand Tavernier filme le combat de cette femme qui vient compléter son premier tournage. Mais cette action se termine par un échec [122].
L’autre échec est la seule publication de la circulaire Guigou du 17 novembre 1999 sur la « Politique pénale relative au prononcé et au relèvement des peines d’interdiction du territoire français » [123] à l’intention des parquets. En effet, la somme des constats du rapport Chanet s’accompagnera de propositions bien timides et, par voie de conséquence, sera à l’origine d’un texte tout aussi décevant… Or, il ne faut pas oublier que le nouveau code pénal est en vigueur depuis 1994 avec sa cohorte d’infractions sanctionnées par des ITF sur le fondement de l’article 131-30 [124], et que certaines juridictions pénales, qui ne sont pas liées par la circulaire Guigou, se montrent particulièrement « généreuses » en la matière. Ainsi, même si le nombre d’ITF prononcées chaque année est moins important que durant les années précédentes, le nombre cumulé des personnes condamnées ne cesse d’augmenter.
« Les grèves de la faim successivement menées à Lyon ont, par leur médiatisation, fait ressurgir une réalité et une expression éclipsées depuis l’action du CNCDP, et la question a retrouvé une place de premier plan au sein des préoccupations militantes [125]. Des tribunes dans la presse nationale [126], des articles dans des journaux ou revues de gauche [127], la diffusion sur Canal +, en clair et à une heure de grande écoute, d’un reportage dénonçant la double peine [128] ou encore la publication d’un petit livre de sensibilisation militante [129] entretiennent cette visibilité, tout comme les mobilisations locales autour de cas singuliers dont la presse nationale se fait régulièrement l’écho. Le contexte semble donc favorable au lancement de la campagne projetée par le collectif lyonnais [130]. »
En effet, c’est encore de Lyon et autour de la Cimade que démarre la campagne nationale « une peine./ » (une peine point barre) lors du premier tour des élections présidentielles de 2002. Cette campagne est animée par Bernard Bolze, salarié de la Cimade. Axée sur la double peine, elle ne propose, concernant l’interdiction du territoire que « la modification de l’article 131-10 du code pénal par un retour aux catégories protégées », les mêmes que celles prévues par la loi Sapin. Le Gisti estime qu’« il ne peut en l’état de ces revendications s’associer à la campagne […]. Il a en effet clairement montré son opposition radicale à la double peine. […] Concernant l’interdiction du territoire français (ITF), le Gisti estime que le juge pénal ne doit pas avoir la possibilité de prononcer à l’égard de l’étranger qui a commis une infraction – de droit commun ou non – une ITF. Étrangers et Français doivent strictement encourir les mêmes peines complémentaires, sauf à rompre le principe d’égalité devant gouverner le traitement pénal de la délinquance. Il y aurait par ailleurs beaucoup à dire sur cette ITF, peine faussement qualifiée de complémentaire. Elle doit tout simplement disparaître du code pénal car elle conduit le juge répressif à des facilités, des excès, des incohérences et des traitements inhumains, et à intervenir indûment dans le jeu de la politique migratoire. »
Le Mrap et la Ligue des droits de l’Homme étant sur cette même position, le consensus se forme autour d’une plate-forme qui demande [131] « un débat parlementaire, sur la base des constatations de la commission Chanet, qui devrait déboucher sur la suppression de la peine d’interdiction du territoire français. Étrangers et Français doivent encourir strictement les mêmes peines, pour respecter le principe d’égalité dans le traitement pénal de la délinquance. »
En novembre 2001, la campagne est lancée à Lyon et à Paris avec la projection du film de Bertrand Tavernier, Histoires de vies brisées, les « double peine » de Lyon. Il s’agit d’une part, de faire connaître et d’expliquer la double peine le plus largement possible et, d’autre part, de convaincre la gauche, notamment le Parti socialiste, avant les élections d’avril 2002, de la nécessité d’une réforme [132]. Tout se passe comme prévu… sauf les élections. Au lendemain de celles-ci, la campagne choisit, malgré tout, de reprendre le lobbying, mais cette fois-ci davantage en direction de la droite parlementaire, dans le but d’organiser un meeting au mois d’octobre 2002 et de publier un ouvrage collectif [133].
Alors que se tient le meeting à la Villette et que la campagne est à son apogée, Nicolas Sarkozy, ministre de l’intérieur, annonce la mise en place d’une commission de réflexion sur la double peine, qui, après auditions, rendra un rapport afin de préparer un projet de réforme. De toute évidence, le probable candidat aux présidentielles, déjà en campagne, surfe sur une vague que la gauche n’a pas su ou voulu prendre. Cette commission choisit les organisations et les personnalités qu’elle souhaite auditionner et écarte la Ligue des droits de l’Homme. Les organisations de la campagne ne réagissent pas à cette éviction, mais surtout leurs représentants, dont le Gisti, répondent présents à chaque convocation de dernière minute de cette commission, sans recul politique. Nicolas Sarkozy argue de son courage à réformer la double peine, alors que la gauche n’a rien fait, pour appeler les organisations à ne pas se montrer trop extrémistes dans les revendications au risque de voir cette réforme échouer.
Populisme juridique
La commission Mignon [134] remet son rapport au ministre de l’intérieur qui convoque les associations de la campagne, comme toujours dans l’urgence, pour en prendre connaissance le 2 avril 2003. Il annonce que « ce rapport expose en termes administratifs ce qui est [sa] conviction profonde : pour des étrangers nés en France ou ayant fondé des familles en France, la “double peine” est inhumaine. Elle est contraire à l’intérêt général car elle provoque l’éclatement des familles… ». Il poursuit, se plaçant sur le terrain de l’égalité de traitement : « Vous avez raison de poser la question : pourquoi faudrait-il traiter différemment un étranger et un Français qui ont commis la même faute et qui ont payé de manière égale leur dette à la société ? ». Mais pour l’interdiction du territoire, la messe est dite : « […] les membres du groupe de travail ne proposent pas la suppression générale de l’interdiction du territoire français de notre législation pénale […]. Cette position est logique : le groupe était chargé de réfléchir à la “double peine”, c’est-à-dire à la situation de ceux qui ont de fortes attaches avec le territoire français […] ».
Bel exemple de populisme juridique, ce rapport affirme que l’ITF n’est ni discriminatoire ni une double peine : « on ne peut soutenir que la peine complémentaire d’interdiction du territoire français est la seule peine discriminatoire du droit français en ce qu’elle touche uniquement les étrangers et ne vise pas les Français. En effet, il existe au moins deux peines complémentaires qui ne concernent que les Français et épargnent les étrangers : tel est le cas de certaines composantes de la peine d’interdiction des droits civiques, civils et de famille (article 131-26 du code pénal) qui ne peuvent s’appliquer qu’à des ressortissants français (droit de vote et d’éligibilité aux élections nationales). De même, l’interdiction d’exercer une fonction publique (article 131-27) ne concerne que les Français en tant qu’elle porte sur des fonctions de souveraineté. Si l’on devait supprimer totalement la peine complémentaire d’interdiction du territoire français en raison de son caractère discriminatoire, il faudrait alors, logiquement, supprimer aussi ces peines complémentaires ».
Il y a là non seulement l’aveu d’une discrimination mais aussi un raisonnement inexact. En effet, le droit de vote et d’éligibilité aux élections nationales constitue une sous-catégorie du droit de vote et d’éligibilité dont disposent également les communautaires sur plusieurs scrutins, contrairement aux ressortissants issus de pays tiers. Cette sous-catégorie est d’ailleurs elle-même une composante des droits civiques, civils et de famille dont l’exercice peut être interdit à tout condamné quelle que soit sa nationalité. Il ne s’agit donc pas d’une peine mais de la conséquence par ricochet d’une peine. Par ailleurs, l’exercice d’une fonction publique en tant qu’elle porte sur des prérogatives liées à la souveraineté n’est qu’une composante de l’exercice d’une fonction publique ou d’une activité sociale et professionnelle. Son interdiction n’est pas prescrite dans le code pénal, mais elle découle du fait que l’exercice d’une fonction publique est interdit.
Le rapport poursuit : « La peine d’ITF n’est pas contraire au principe d’égalité : même lorsqu’ils ont des attaches importantes avec le territoire français, les étrangers ne sont pas juridiquement dans la même situation que les Français. La nationalité les en sépare irrésistiblement et cette distinction est de nature à fonder en droit l’existence d’une peine spécifique qui ne s’applique qu’aux étrangers. D’ailleurs, à l’aune de cet argument non fondé, presque toutes les peines complémentaires pourraient encourir le reproche d’être discriminatoires. Tel serait le cas par exemple de la peine de suspension du permis de conduire ou de l’interdiction d’exercer une fonction publique. Pour faire l’objet de ces peines, encore faut-il être titulaire du permis de conduire ou susceptible d’exercer une telle fonction. Personne ne soutient que de telles peines sont discriminatoires car elles ne touchent pas ceux qui n’entrent pas dans ces catégories ».
Il est inutile de s’appesantir sur le raisonnement « étranger juridiquement différent du Français, donc peine différente » puisque c’est là même que se trouve la discrimination. Les exemples donnés sont tout aussi consternants. On sait qu’il n’est pas utile d’avoir un permis de conduire pour qu’un tribunal suspende celui-ci, interdisant ainsi au condamné de le passer. Par ailleurs, ne commet pas, en droit, une discrimination un employeur qui exigerait un permis de conduire pour remplir telle ou telle fonction dans le cadre d’un emploi. Concernant le deuxième exemple, il faut remarquer que toute personne est susceptible d’exercer une fonction publique. Une administration publique qui proposerait un concours interne à ses seuls fonctionnaires ne commettrait pas non plus de discrimination. La possession d’un permis de conduire ou la susceptibilité d’exercer une fonction publique ne sont pas des critères de discrimination, la nationalité, oui.
Toujours selon le rapport, « la peine d’interdiction du territoire français ne constitue pas une seconde peine après une première peine de prison ou d’amende. Elle constitue une peine complémentaire comme il en existe beaucoup d’autres dans le code pénal (confiscation d’objet, interdiction d’utiliser des chèques, interdiction d’exercer telle ou telle activité professionnelle, interdiction de séjour, exclusion des marchés publics, suspension du permis de conduire…). À l’instar de la peine complémentaire d’interdiction du territoire français, certaines de ces peines ont parfois, pour les personnes qui en font l’objet, des conséquences aussi graves que la peine d’interdiction du territoire ». Sauf à prendre les représentants de la campagne pour de parfaits idiots, le raisonnement est particulièrement crapuleux puisqu’il annonce une vérité juridique (selon laquelle l’ITF est une pleine complémentaire) pour lancer une contre-vérité puisque le total des peines complémentaires prévues au code pénal ne dépasse, ni dans la durée ni dans les domaines visés, les conséquences de l’ITF. La seule lecture des articles 131-10 et 131-19 à 131-36 du code pénal suffit à s’en convaincre.
Enfin, le summum est atteint lorsque le rapport relève que « pour des raisons d’humanité et de proportionnalité des sanctions pénales, elle [la France] a renoncé à cette peine [le bannissement] sans pour autant porter atteinte à sa souveraineté ». Comme si le bannissement que constitue l’ITF était plus humain et plus proportionnel pour l’étranger que pour le Français, et que son abrogation portait plus atteinte à la souveraineté de la France que celle du bannissement. En tout état de cause, l’État reste détenteur du pouvoir d’éloigner, par le biais de l’expulsion ou de la reconduite à la frontière, l’étranger qu’il considère être une menace pour la France.
Divisions
Le 9 avril 2003 à 8 h 15, le ministère de l’intérieur convoque en urgence, comme à son habitude, pour le lendemain, les associations de la campagne afin de recueillir leurs observations sur le rapport Mignon. L’idée est de prendre de vitesse les associations les plus radicales et d’instrumentaliser les autres pour accompagner le projet de loi tout en organisant l’annonce de l’abolition de la double peine. Cette annonce, immédiatement relayée par les médias sans aucune vérification, devient déjà réalité pour tous avant même que la loi ne soit adoptée. Dans la foulée, Nicolas Sarkozy annonce une réforme de la législation sur l’entrée et le séjour des étrangers.
Certaines organisations de la campagne, notamment la Ligue des droits de l’Homme et le Gisti, dénoncent l’utilisation erronée de la formule « abolition de la double peine ». Elles constatent notamment que ce projet, loin de remettre en cause le principe même de la double peine, cherche surtout à régler les dossiers qui encombrent les bureaux du ministère et pour lesquels l’éloignement était pratiquement et réellement impossible. Elles refusent, par conséquent, de soutenir une réforme « cosmétique » de la double peine, selon les termes de Michel Tubiana, président de la LDH, dans le cadre général de la réforme de l’immigration, l’une des plus répressives en matière de droit des étrangers depuis 1945. D’autres, au motif que cette réforme émane de la droite, affirment qu’il fallait en accepter l’augure, clamer haut et fort qu’une brèche était ouverte et participer au travail législatif par la rédaction d’amendements sur la base du projet de loi du ministère de l’intérieur. Dernier argument de ceux-ci, non négligeable : et si cette réforme pouvait sauver quelques centaines d’étrangers touchés par la double peine ?
Le Gisti finira par quitter la campagne sans bruit. L’instrumentalisation des organisations est patente : elles ont servi, lors des débats parlementaires, de caution humanitaire à la réforme générale de la politique d’immigration particulièrement répressive du gouvernement. La réussite politique du ministre de l’intérieur va jusqu’à obtenir à l’Assemblée nationale un vote à l’unanimité des dispositions concernant la double peine.
En désespoir de cause et parce qu’il était impossible de laisser croire au mensonge de l’abolition de la double peine, s’organise, à l’initiative de Jean Pierre Thorn, cinéaste, un débat autour de la diffusion de son film On n’est pas des marques de vélos [135] entre ceux qui ont quitté la campagne et les sénateurs de gauche, afin que ces derniers déposent des amendements reprenant les revendications de la plate-forme, dont l’abrogation de l’ITF. Ces amendements rejetés, le débat sur l’abolition de la double peine est enterré.
Que l’on ait la satisfaction d’avoir ouvert une brèche et sauvé quelques dizaines voire centaines de « double peine » ou celle de ne pas avoir voulu cautionner une telle loi, il n’en reste pas moins que le monde associatif, partie prenante dans la campagne contre la double peine, devait prendre conscience de la responsabilité qu’il avait en sollicitant une réforme de cette ampleur. Il avait donc la charge morale de dizaines de milliers de « double peine » laissés dans l’oubli et la clandestinité, et ceux qui y ont été enfoncés par les effets pervers ou couperets de la loi. Un devoir et un droit de suite s’imposaient indéfectiblement à eux. C’est pour cette raison qu’en 2005 une tentative de relance du débat est organisée [136]. Échec total, le relais média est quasi nul.
Comme attendu, la loi du 26 novembre 2003 ne touche pas à l’ITF et met en place un système complexe en distinguant des catégories partiellement protégées et des catégories protégées. Or, l’examen du dispositif révèle que les premières sont très partiellement protégées, que les secondes sont loin de l’être totalement et qu’il renferme les conditions de son inapplicabilité. L’article 131-30-2 énonce que : « La peine d’interdiction du territoire français ne peut être prononcée lorsqu’est en cause […] ». S’ensuit l’énoncé de plusieurs catégories d’étrangers dites protégées de l’interdiction du territoire. À la lumière des conditions fixées, il est clair que la protection n’est pas systématique.
« 1° Un étranger qui justifie par tous moyens résider en France habituellement depuis qu’il a atteint au plus l’âge de treize ans ».
S’il est souvent facile de prouver une résidence habituelle jusqu’à l’âge de 16 ans par des certificats de scolarité, pour les années suivantes, un jeune tombé dans la délinquance ou dans la toxicomanie ne conservera pas, en pratique, de telles preuves, et sera en grande difficulté notamment lorsqu’il faudra, pour respecter certaines jurisprudences, réunir, pour des années de dérives (sociale, scolaire, familiale…) deux à trois preuves officielles par année. On n’évoquera pas la rupture dans ce séjour habituel (puisque le texte exige « depuis qu’il a atteint au plus l’âge de treize ans ») pour un « double peine » qui aura fait l’objet d’un éloignement forcé ou qui sera retourné dans son pays de nationalité pour obtenir une reforme du service militaire avec difficulté pour revenir en France.
« 2° Un étranger qui réside régulièrement en France depuis plus de vingt ans ».
La seule preuve sera le titre de séjour. Or, combien de « double peine » se sont retrouvés sans titre de séjour, soit par négligence, soit par toxicomanie, soit par application d’une double peine, soit, enfin, par refus par la préfecture au motif d’un trouble à l’ordre public.
« 3° Un étranger qui réside régulièrement en France depuis plus de dix ans et qui, ne vivant pas en état de polygamie, est marié depuis au moins trois ans avec un ressortissant français ayant conservé la nationalité française, à condition que ce mariage soit antérieur aux faits ayant entraîné sa condamnation et que la communauté de vie n’ait pas cessé depuis le mariage ou, sous les mêmes conditions, avec un ressortissant étranger relevant du 1° »
Le cumul de six conditions, preuves à l’appui, pour une même personne rend pratiquement inapplicable cette disposition.
« 4° Un étranger qui réside régulièrement en France depuis plus de dix ans et qui, ne vivant pas en état de polygamie, est père ou mère d’un enfant français mineur résidant en France, à condition qu’il établisse contribuer effectivement à l’entretien et à l’éducation de l’enfant dans les conditions prévues par l’article 371-2 du code civil depuis la naissance de celui-ci ou depuis au moins un an ».
Là encore, le cumul de six conditions, preuves à l’appui, rend cette disposition difficilement applicable.
« 5º Un étranger qui réside en France sous couvert du titre de séjour prévu par le 11º de l’article [L. 313-11 du Ceseda] ».
Il s’agit des étrangers malades et la preuve se rapportera par la production du titre de séjour, dont l’obtention est de plus en plus problématique [137].
Au-delà même des difficultés de prouver son appartenance à telle ou telle catégorie, la loi fait tomber la protection dans plusieurs hypothèses : violences familiales ou conjugales, atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation (trahison, espionnage, attentat et complot), atteinte à la défense nationale, terrorisme, infractions en matière de groupes de combat et de mouvements et infractions en matière de fausse monnaie.
À la fois mort civile et bannissement
L’article 131-30-1 énonce qu’en « matière correctionnelle, le tribunal ne peut prononcer l’interdiction du territoire français que par une décision spécialement motivée au regard de la gravité de l’infraction et de la situation personnelle et familiale de l’étranger ». Suivent six catégories qui renferment toutes les mêmes conditions d’inapplicabilité que les précédentes. Mais, en réalité, ces catégories ne sont protégées de rien. En effet, ces limites ne s’appliquent qu’aux délits et donc pas aux affaires criminelles jugées par les cours d’assises, et la motivation des tribunaux est généralement quasi inexistante et se résume en une phrase très sommaire voire stéréotypée [138].
L’ITF continue d’être en premier lieu une peine d’un autre temps [139]. Elle réunit en effet les effets de la mort civile et du bannissement. La première, abolie en 1854, consistait à réputer les condamnés morts au regard du droit, bien qu’ils fussent physiquement en vie. Il en résultait pour eux la perte de la personnalité juridique. La peine criminelle de bannissement, infamante et éminemment politique, consistait en la simple expulsion du condamné, quelle que soit sa nationalité – française ou étrangère – du territoire de la République. Disparue en pratique depuis plus d’un demi-siècle, elle n’a été définitivement abolie que par la loi du 16 décembre 1992 [140]. L’ITF est d’autant plus « archaïque » que, créée pour rétablir une égalité devant la loi pénale entre les étrangers et les Français au regard de peines qui n’étaient applicables qu’aux seuls Français, elle est en réalité constitutive d’une inégalité.
L’ITF est ensuite une peine discriminatoire et « injustifiable » [141] en ce qu’elle constitue l’unique cas, dans l’appareil répressif français, de peine ayant pour fondement l’extranéité du délinquant, et qu’elle « ne trouve ancrage dans aucune des théories de la peine […] sur lesquelles se fonde le système pénal français [142] » écartant toute référence à l’acte répréhensible ou au principe de la personnalisation des peines. Toute peine n’existe qu’à raison de l’infraction à sanctionner et de la personnalité du délinquant. À aucun moment ne doivent être pris en considération le sexe, la religion, l’appartenance politique ou syndicale, l’origine régionale, ethnique, au risque de discrimination, de rupture d’égalité devant la loi. Il convient de s’arrêter quelques instants sur cette affirmation, car les partisans du maintien de cette peine la contestent. D’abord, ils soutiennent qu’il est inexact d’affirmer qu’il y a égalité devant la loi pénale, puisque le mineur délinquant pourra voir sa peine divisée par deux en application de l’excuse de minorité, ou que le « fou » pourra être partiellement ou complètement considéré comme pénalement irresponsable. L’argument ne tient pas car, d’une part, dans ces exemples, la minoration de la peine ou de la responsabilité existe au regard d’un élément de la personnalité du délinquant – l’âge ou l’état psychiatrique – et, d’autre part, c’est dans le sens de l’atténuation de la peine et non vers son aggravation que le législateur guide le juge.
Ensuite, ils clament l’indispensable nécessité de faire application du principe de réalité, celui de la lutte contre la délinquance des étrangers. Là encore, l’argument est contestable car le principe de réalité ne fait pas et ne saurait faire partie des principes fondamentaux régissant le droit pénal. En effet, cette réalité n’est jamais que celle du discours politicien fluctuant au gré des élections ou des faits divers. Toute intervention en son nom se fait au détriment de la sécurité juridique. On ne peut pas plus observer une quelconque spécificité, de nature ou de degré, de la délinquance des étrangers.
Il n’est enfin guère envisageable d’ériger la délinquance commise par un étranger en catégorie, comme il existe une délinquance routière ou économique, sauf à considérer, au mépris du principe de légalité des délits et des peines, que l’extranéité ferait partie intégrante de l’acte délinquant.
Toujours parce que l’homme n’est pas, par essence, récidivant, le législateur s’efforce d’inventer des peines ou des mécanismes qui empêcheront le délinquant de se retrouver en prison afin d’éviter une désocialisation totale, comme le travail d’intérêt général, l’ajournement de peine, le sursis avec mise à l’épreuve avec obligation de travailler, de se soigner ou d’indemniser la victime, ou encore la semi-liberté qui permet au condamné de travailler ou de suivre une formation tout en exécutant sa peine d’emprisonnement en allant coucher le soir en prison. Pour l’étranger condamné à une ITF, tous ces mécanismes sont exclus. En effet, les peines alternatives à l’emprisonnement ou les modes d’aménagement de peines sont juridiquement ou pratiquement incompatibles avec le principe même de l’exclusion du territoire. Par voie de conséquence, le juge pénal, qui envisage de prononcer une ITF, est dans l’impossibilité ou s’empêche de prononcer une telle peine alternative.
Cette situation produit des aberrations. Tandis que le dédommagement de la victime est au cœur de la politique criminelle actuelle, une victime n’aura aucune chance d’obtenir une quelconque indemnisation de la part de son agresseur si celui-ci est condamné à une ITF. Ainsi, par effet pervers, le système se retourne contre lui-même puisque d’une part l’étranger échappera à l’obligation d’indemniser une victime et d’autre part, celle-ci se trouvera face à une rupture d’égalité au regard de son droit à la réparation de son préjudice. Il s’agit là d’un double sacrifice fait sur l’autel du principe de réalité.
L’ITF est criminogène car elle empêche largement les possibilités d’amendement et la réinsertion sociale du condamné qui sont des principes fondamentaux de la peine d’emprisonnement. En clair, pendant que le condamné purge sa peine et donc paye sa dette à la société, il s’amende afin qu’à l’issue de celle-ci, il regagne les rangs de la société. Or, la peine d’ITF annule ce but puisqu’au bout de l’exécution de la peine ferme, il y a une exclusion de la famille, du travail, de la société, en bref, de tout. On peut donc se poser la question de savoir si ce processus ne repose pas sur le présupposé selon lequel l’étranger susceptible d’être frappé par une ITF est réputé ne pas être amendable. On retrouve d’ailleurs ce présupposé s’agissant du refus d’appliquer le droit à l’oubli puisque les peines d’ITF ne sont jamais amnistiées.
L’ITF enfin est inhumaine, car elle est la seule peine véritablement absolue et perpétuelle dans l’arsenal de notre droit pénal. Alors que toute peine complémentaire empêche, pour un temps donné, mais jamais définitivement, un condamné d’avoir une activité civile, sociale ou familiale, elle ne l’empêche jamais de vivre. L’ITF élimine totalement le condamné étranger de toute activité, parfois à vie. C’est une peine complémentaire, c’est-à-dire qu’elle peut être prononcée en complément d’une peine d’emprisonnement ou à titre de peine principale, à la place d’une peine d’emprisonnement. La philosophie des peines complémentaires tient en une personnalisation fine des mesures répressives : d’une part, elles sanctionnent le délinquant au regard de ce qui l’a amené à commettre l’infraction, d’autre part, elles accompagnent le condamné au sortir du tribunal ou de la prison. Ainsi, un délinquant routier alcoolique pourra voir son permis de conduire suspendu, ou un acte d’incivilité sera réprimé par une interdiction des droits civiques, civils et de famille. Le droit pénal prévoit, toujours par souci de personnalisation des peines, que l’aménagement ou le relèvement des peines complémentaires peut être sollicité auprès du juge ou du tribunal qui les a prononcées. Toutefois, pour l’ITF, cela s’avère le plus souvent impossible par l’application combinée de plusieurs textes. Ainsi, l’ITF devient la seule peine véritablement absolue et perpétuelle dans l’arsenal pénal de notre droit. Intrinsèquement, elle entre en total conflit avec les fondements idéologiques des peines complémentaires, elle n’en a ni la philosophie ni le régime.
Comment les proches, amis de lycée, collègues de travail, voisins ou fréquentations du quartier, parents ou collatéraux, conjoints, enfants ou petits-enfants, peuvent-ils appréhender la loi de leur pays, accepter les décisions judiciaires rendues au nom du peuple français ou comprendre les prisons de la République quand la loi les a privés d’un des leurs ? Le petit-fils d’un « double peine » peut-il se considérer comme le citoyen d’un pays qui a brisé sa famille et fait expulser son grand-père ? Le maintien dans notre droit de la double peine questionne le concept de citoyenneté.
La présente analyse fait apparaître les interdictions du territoire français comme un monstre juridique qui ne peut être considéré comme une peine « strictement et évidemment nécessaire » au regard de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.
II. La chape de l’enfermement
Dans les prisons françaises, les étrangers ne bénéficient pas du même traitement que l’ensemble des détenus face au dispositif d’aménagement des peines. Au-delà de l’incarcération, ils sont soumis à de multiples formes d’enfermement qui, si elles ne sont pas pénales au sens strict, n’en sont pas moins privatives de liberté. Cet enfermement s’organise aussi dans le cadre de l’Union européenne pour empêcher l’installation des migrants et, en amont, le départ du pays d’origine.
Les formes multiples de l’enfermement, une nouvelle forme de « punitivité » ?
Patrick Henriot Magistrat, Syndicat de la magistrature
Interroger les formes multiples de l’enfermement invite à une double démarche : il s’agirait, dans un premier temps, de dresser une sorte d’inventaire des différentes modalités de la privation de liberté auxquelles les étrangers peuvent être soumis ; il conviendrait ensuite de donner à cet inventaire une dimension « raisonnée », c’est-à-dire d’identifier les traits communs à ces formes multiples de l’enfermement des étrangers qui souligneraient la volonté de leur assigner une vocation punitive, confirmant ainsi l’hypothèse qu’elles s’inscrivent bien dans « un régime pénal », fut-il d’« exception ».
Les contours du sujet ainsi esquissés appellent encore quelques précisions.
L’inventaire des « formes multiples de l’enfermement » subies par les étrangers ne saurait tout d’abord se limiter aux seules contraintes de type carcéral relevant de l’emprisonnement imposé au terme d’un processus pénal. Il faut tout au contraire aller regarder au-delà même des situations « para-carcérales », telles que l’enfermement administratif, dans lesquelles, sans résulter d’un processus pénal, l’enfermement revêt encore les modalités concrètes de l’emprisonnement : une entrave à la liberté d’aller et venir matérialisée par des murs.
Certes la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (Cour EDH) prend soin de distinguer ce qui relève de la « privation de liberté » – au sens de l’article 5 de la Convention interdisant la détention arbitraire – de ce qui relève de la simple restriction à la liberté de circuler. Elle le fait en définissant quatre critères de la privation de liberté : la nature, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure [143]. L’intitulé même du thème de réflexion invite pourtant à prendre en considération des situations dans lesquelles la liberté d’aller et venir est restreinte selon des modalités ou dans des conditions qui, sans relever de l’incarcération – au sens de la contrainte physique qui s’attache à ce terme – s’y apparentent, même si la contrainte est moins visible, plus distendue.
Deuxième précision : les étrangers soumis à ces formes très diverses de restrictions de la liberté sont, avant tous autres, les étrangers migrants, de manière en quelque sorte « privilégiée ». C’est en effet lorsqu’ils se déplacent et rencontrent, alors, toute la panoplie des obstacles que les États dressent sur leur chemin – dans le but à la fois populiste et illusoire de « maîtriser les flux migratoires » – que les étrangers sont soumis à cette sorte de sinistre jeu de l’oie des « formes multiples de l’enfermement ». C’est donc à un recensement des innombrables contraintes subies par les étrangers au cours de leur parcours migratoire qu’il s’agit de procéder.
Mais la « punitivité » – qui serait le fil d’Ariane reliant toutes ces formes d’enfermement des étrangers en leur conférant une commune dimension pénale – interpelle d’abord en son principe : la pertinence du concept, comme de l’hypothèse qu’il sous-tend, doivent être questionnées avant de tenter de les vérifier par le recensement et l’observation de ces différentes formes de l’enfermement.
Une dimension « pénalisante »
Le choix, par les organisateurs de cette journée d’étude, du néologisme de la « punitivité », emprunté à un courant de la sociologie anglo-saxonne [144] – par préférence à la « pénalisation » qui vient plus naturellement à l’esprit – suggère que le développement d’une politique d’enfermement des migrants révélerait la volonté, partagée par tous les acteurs de cette politique, de les punir. De ce point de vue, l’enfermement des migrants se situerait donc clairement dans une logique pénale. Pourtant, l’objectif premier – et en principe exclusif – qui fonde le recours aux différentes mesures d’enfermement mises en œuvre à l’égard des migrants, tel en tout cas qu’il est affiché et expliqué par les pouvoirs publics, reste la volonté de parvenir à les refouler ou à les éloigner.
Telle est bien, d’ailleurs, la logique revendiquée par la « directive retour », dont l’article 15 autorise le placement en rétention « afin de préparer le retour et/ou de procéder à l’éloignement » et ce, en insistant, même, sur l’articulation étroite qui existe entre la rétention et le « dispositif d’éloignement », la première ne pouvant se poursuivre qu’aussi longtemps que le second est en cours. Et c’est encore pour consacrer et renforcer la même logique que l’arrêt El Dridi rendu le 28 avril 2011 par la Cour de justice de l’Union européenne (voir articles p. 140) affirme l’incompatibilité, avec les objectifs de la directive, d’une peine d’emprisonnement sanctionnant les infractions au séjour. De ce point de vue, l’enfermement n’apparaît donc pas comme une fin en soi, à la différence de l’emprisonnement qui constitue l’aboutissement du processus pénal visant à la sanction d’une infraction. Il serait le moyen de parvenir à une autre fin, une simple étape dans le processus qui se donne pour objectif de repousser les migrants. Ainsi, la privation de la liberté de mouvement pourrait-elle n’être que la conséquence, en quelque sorte « secondaire » d’une logique purement administrative et non pénale. La « punitivité » ne constituerait donc, de ce point de vue, qu’un sous-produit ou un « produit dérivé » d’un enfermement qui poursuit d’autres buts.
Entre logique administrative et logique pénale
Pour autant, la réalité est sans doute plus complexe, et de nombreux indicateurs révèlent que le traitement de l’immigration se situe, à bien des égards, à mi-chemin entre logique administrative et logique pénale. Et il en va notamment ainsi de l’enfermement des migrants aux fins d’éloignement ou de refoulement, dont l’observation révèle une dimension que l’on pourrait qualifier de « pénalisante » plutôt que de « punitive », le premier terme exprimant peut-être mieux que le second cet « entre-deux » qui sépare les logiques purement administrative d’un côté et pénale de l’autre. Cette dimension pénalisante de l’enfermement des étrangers à des fins d’éloignement est identifiable à partir de plusieurs indices.
D’abord, bien sûr, parce qu’elle est très souvent présente, visible, dans les modalités pratiques du maintien à la disposition des autorités de police, généralement de type carcéral : la conception même du plus grand centre de rétention de France, celui du Mesnil Amelot en est un exemple particulièrement frappant.
Au demeurant, il n’y a pas que les murs pour souligner la pénalisation sous-jacente à tous les dispositifs par lesquels l’administration s’assure de la personne qu’elle entend éloigner du territoire : les modalités de l’interpellation, la garde à vue, l’usage des menottes, du fourgon cellulaire, tout ceci contribue à construire l’image de l’étranger en situation irrégulière comme celle d’un délinquant. Ainsi, les décisions des autorités administratives qui recourent à ces mesures de coercition et les attitudes des autorités de police qui les mettent en œuvre révèlent des intentions ou, du moins, un état d’esprit qui font de ces mesures bien plus que ce qui serait strictement nécessaire au succès de la politique de refoulement. La généralisation du recours à l’enfermement comme instrument de la politique de contrôle des migrations, sa systématisation et la banalisation qui en découle, sont de ce point de vue le meilleur révélateur de la pénalisation latente recherchée par les promoteurs de cette politique et assumée par ses exécutants. À cet égard, le nombre d’interpellations, de gardes à vue et de mesures de rétention mises en œuvre à des fins d’éloignement, rapporté au nombre de mesures d’éloignement effectivement réalisées, laisse clairement apparaître que d’autres buts que l’éloignement du plus grand nombre sont parallèlement poursuivis par l’administration. Le rapport au Sénat de juillet 2009 sur la gestion des centres de rétention administrative (CRA) précise ainsi que 111 692 interpellations d’étrangers en situation irrégulière ont été effectuées en 2008 pour aboutir, finalement, à 29 796 mesures d’éloignement, incluant 10 072 « retours volontaires ». Quant aux étrangers placés en rétention, moins d’un sur deux a été effectivement reconduit. La démonstration est d’autant plus patente que l’administration clame, dans d’autres domaines, son adhésion à la nouvelle politique de l’efficience et de la performance, laquelle ne semble guère caractériser, pourtant, la débauche des moyens consacrés à la politique de maîtrise de l’immigration…
Parmi les multiples buts poursuivis par l’administration dans la mise en œuvre de sa politique d’éloignement, notamment d’affichage au service d’une politique du chiffre à visées électoralistes, la banalisation de l’enfermement des migrants tend par ailleurs à installer l’idée de leur dangerosité. C’est sans doute de ce point de vue que l’enfermement systématique des migrants en situation irrégulière emprunte le plus à leur « pénalisation » et il est d’ailleurs, symétriquement, l’une des illustrations de la dérive de notre droit pénal d’un droit de la délinquance vers un droit de la dangerosité. La figure de l’étranger dangereux vient en effet justifier que lui soit infligée, sans aucune nécessité objective au regard des buts affichés, la dimension première de la peine, sa dimension effectivement punitive, celle qui consiste à vouloir « faire payer », en l’occurrence ici l’étranger, pour le trouble que cause l’irruption d’un « autre inquiétant » dans le champ de l’« entre-soi ».
Mais au-delà de cette dimension « psychologisante » de la « punitivité », il faut remarquer que l’enfermement des migrants emprunte également à la peine une autre de ses fonctions essentielles : sa fonction dissuasive. Il est tout à fait évident, en effet, que nombre des traitements coercitifs qui sont infligés aux migrants le sont avec la volonté d’en faire des relais d’information auprès des candidats au voyage qu’ils rencontreront dans le pays vers lequel ils sont refoulés ou reconduits et auxquels ils expliqueront les périls qui les attendent.
Il ne faut pas oublier, enfin, qu’au-delà de la privation de liberté d’aller et venir – ou des restrictions qui y sont apportées – les différentes situations de contrainte susceptibles de caractériser l’enfermement des migrants s’accompagnent le plus souvent de la privation, totale ou partielle, d’autres droits élémentaires, laquelle privation renforce encore les dimensions de sanction et de dissuasion de l’enfermement. De ce point de vue, l’état des lieux de l’enfermement, qu’il faut maintenant dresser, devra donc s’accompagner, pour mieux en mesurer la « punitivité », du recensement des privations de droits fondamentaux qui en sont le corollaire, qu’elles soient systématiques ou seulement occasionnelles. Pour organiser cet état des lieux, il paraît assez naturel d’inscrire ses pas dans ceux de l’étranger migrant. On observera alors que si les multiples formes de l’enfermement qu’il peut subir se répètent tout au long de son parcours, la « punitivité » qu’elles induisent pourra varier, en nature ou en intensité. Elles seront, quoi qu’il en soit, d’abord subies hors des frontières extérieures de la forteresse Europe, puis à l’intérieur.
L’enfermement « à ciel ouvert »
Dans ce premier segment de son parcours, comme dans le suivant, le migrant pourra subir alternativement tout aussi bien l’enfermement stricto sensu (entre quatre murs) qu’une forme d’enfermement « à ciel ouvert » : celui qui le contraint à rester confiné, contre sa volonté de migrer – d’aller et venir – à l’intérieur des frontières d’un pays, qu’il s’agisse de son pays d’origine ou d’un pays de transit. Outre l’incarcération dans des centres ou autres camps, toute une série d’obstacles, juridiques ou physiques, peuvent en effet se dresser devant lui et aboutir à le maintenir de force entre des frontières qui marquent ainsi les limites de sa liberté de circuler. Mais ce qui frappe aussi, c’est que la plupart de ces obstacles, quoique dressés en-deçà des frontières de l’Union européenne, le sont pour la plupart, soit à l’initiative de celle-ci, soit sur ses incitations. Ils traduisent la forte pression qu’elle exerce sur les gouvernements des pays d’émigration – prenant la forme « d’aide à la surveillance des frontières » parfois déguisées en « aides au développement » – afin qu’ils coopèrent très concrètement à sa politique de contrôle des flux migratoires.
Pourtant, cette action « en sous-main » ne permet pas de garantir le respect des droits fondamentaux dont l’Europe prétend par ailleurs assurer la promotion. Or, la violation de ces droits apparaît bien comme l’un des aspects essentiels de la « pénalisation » qui s’attache aux privations de liberté subies par les migrants. Force est donc de constater que l’Union assume, implicitement mais nécessairement – et même si elle ne veut pas le reconnaître – la dimension « punitive » de sa politique de contrôle de l’immigration.
Le parcours migratoire débute par la mise en œuvre de la décision de quitter son propre pays. Cette décision peut être considérée comme l’une des manifestations les plus évidentes de la « simple » liberté d’aller et venir : le droit de quitter tout pays, y compris le sien, est spécifiquement garanti, en tant que tel, tant par l’article 13.2 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme que par l’article 12.2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Pourtant, de nombreuses entraves à l’exercice de ce droit peuvent être identifiées, dont le résultat, au demeurant recherché, est en quelque sorte d’enfermer ceux qui entendent l’exercer à l’intérieur des frontières du pays d’origine ou de transit qu’ils souhaitent pourtant quitter.
Les premières manifestations de cet enfermement, certes « à ciel ouvert » mais à l’intérieur de l’enceinte que constituent les frontières nationales, peuvent être trouvées dans les législations des États qui pénalisent le fait de quitter le territoire sans autorisation préalable. C’est le cas, par exemple, du Maroc, depuis une loi du 26 juin 2003 qui incrimine pénalement « toute personne qui quitte le territoire d’une façon clandestine », et de l’Algérie, depuis une loi du 25 juin 2008 rédigée en des termes approchants. Ces dispositions donnent un contenu législatif au concept, pourtant totalement contraire à plusieurs textes internationaux, d’« émigration illégale ». Celui-ci a d’ailleurs été consacré par le communiqué final de la Conférence des ministres de l’intérieur de la Méditerranée occidentale qui s’est tenue à Nice les 11 et 12 mai 2006 sous la présidence de Nicolas Sarkozy, « saluant les efforts des pays de la rive sud de la Méditerranée pour contenir l’émigration illégale en Europe ».
Mais la contention des candidats à l’émigration à l’intérieur de leurs propres frontières n’est pas seulement assurée par l’arsenal législatif. Elle l’est également par les efforts et les pratiques conjugués de l’Union européenne et de nombreux États qui visent à empêcher physiquement le départ des migrants. C’est tout le sens de la mission confiée par l’Union à l’agence Frontex, qu’elle a créée en octobre 2004 afin d’« améliorer la gestion intégrée des frontières extérieures des États membres de l’Union européenne » ladite « gestion intégrée » consistant, notamment, à coordonner très concrètement des opérations « de refoulement d’immigrés clandestins ». Déclarant disposer, en février 2010, de 26 hélicoptères, 22 avions légers et 113 navires, cette agence ne se contente pas d’opérer aux frontières mêmes de l’Union européenne : ainsi se félicite-t-elle, dans son rapport pour 2009, de la réduction du nombre de migrants interceptés à proximité des territoires de la Mauritanie et du Sénégal – avant même, donc, que les candidats à la traversée ne quittent les côtes africaines – et ce, « grâce à une surveillance aérienne et maritime optimisées ».
S’il s’agit donc ici d’assurer l’enfermement des migrants à l’intérieur de leurs propres frontières, l’Union européenne se préoccupe également d’y reconduire ceux qui seraient passés à travers les mailles du filet. C’est pourquoi les accords de réadmission, qui relèvent de cette même volonté d’empêcher l’émigration par tous moyens, constituent l’un des instruments clés de sa politique de lutte contre l’immigration irrégulière. Conclus soit dans un cadre bilatéral, soit dans le cadre de la coopération intergouvernementale, ou encore dans un cadre communautaire, leur objet est d’engager les signataires à réadmettre sur leur territoire non seulement leurs ressortissants interpellés alors qu’ils se trouvaient en situation irrégulière sur le territoire d’un autre État, mais aussi les ressortissants d’autres États dont il est établi qu’ils ont transité par leur sol avant d’être interpellés.
À ces accords spécifiques de réadmission, s’ajoutent d’ailleurs les nombreuses clauses de réadmission insérées dans des accords d’association ou de coopération passés entre l’Union et les pays tiers. Le Conseil de l’Union européenne a ainsi donné à la Commission mandat de négocier dix-huit accords de réadmission ; douze ont déjà été établis et déclinés à partir d’un modèle commun, détaillant très concrètement les principales obligations auxquelles se soumettent les signataires pour assurer l’effectivité de cette politique de réadmission. Certains de ces accords contiennent au surplus des clauses spécifiques, parmi lesquelles on relèvera plus particulièrement la clause de réadmission en procédure accélérée applicable aux personnes interpellées en zone frontalière (accords avec la fédération de Russie et avec l’Ukraine) : deux jours à compter de l’arrestation pour formuler la demande de réadmission, deux jours pour y répondre, deux jours pour l’exécuter. On comprendra aisément que de telles dispositions, inspirées par l’obsession d’un refoulement en quasi temps réel (on pense au « traitement en temps réel » devenu la pierre angulaire de notre procédure pénale), ne sont guère propices au respect des droits fondamentaux des personnes qui en font l’objet…
Un « partenariat » particulier
Enfin, cette obsession de l’étanchéité des frontières de la forteresse Europe se manifeste encore au travers de toutes les dispositions adoptées par l’Union ou par ses États membres pour tenter et souvent parvenir à faire prendre en charge par les pays voisins tous les aspects du contrôle de leurs frontières, y compris l’enfermement, stricto sensu cette fois, des migrants dépourvus du sésame d’entrée. Cette externalisation du contrôle des frontières constitue la trame du « partenariat global avec les pays d’origine et de transit » consacré par le Pacte européen sur l’asile et l’immigration, conclu en 2008, à l’initiative de la France qui exerçait alors la présidence de l’Union. Le dispositif place les pays d’où viennent et par où passent les migrants en route vers l’Union en position de gardes-frontières en échange de contreparties, parfois financières, parfois politiques.
La création de centres de rétention accompagne souvent ce processus de sous-traitance, quand il n’en est pas l’objet même. C’est ainsi, par exemple, qu’à la suite de la signature d’un accord de réadmission entre l’Espagne et la Mauritanie, un centre de rétention a été ouvert en 2006 à Nouadhibou, au nord de la Mauritanie. Appelé sur place « Guantanamito », il sert à accueillir les migrants renvoyés des îles Canaries par l’Espagne et à retenir ceux qui, venant d’autres pays d’Afrique, sont tentés par la traversée vers l’Europe. Géré par des fonctionnaires mauritaniens, le centre est en fait placé sous autorité et financement espagnols.
De la même manière, la collaboration étroite mise en place au cours des dernières années entre l’Union européenne et la Libye autour des questions migratoires s’était traduite par l’installation de nombreux camps d’étrangers en Libye, dont plusieurs financés par l’Italie, où étaient retenus ou renvoyés les migrants qui tentaient de rejoindre les côtes européennes par Malte ou par l’Italie.
Les entraves à la liberté de circulation que constituent tous ces dispositifs s’accompagnent fréquemment de violations caractérisées de l’un des droits les plus fondamentaux, consacré tant par les articles 7 et 10 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 que par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) comme étant le droit d’être traité avec humanité et, en négatif, de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants. Le Comité des droits de l’Homme des Nations unies rappelle que ce droit « s’applique à toute personne privée de sa liberté en vertu des lois et de l’autorité de l’État qui est détenue dans une prison, un hôpital, un camp de détention, un centre de redressement ou un autre lieu ».
Or, qu’il s’agisse des opérations de refoulement coordonnées par Frontex ou de la situation dans les camps installés aux portes mêmes de l’Europe, les rapports ne manquent pas faisant état d’insultes, d’humiliations et de violences. On lira avec profit, à cet égard, l’étude consacrée à l’agence Frontex publiée en novembre 2010 sous la direction de trois eurodéputés avec le soutien du groupe des Verts au Parlement européen [145]. De la même manière, les communiqués que le réseau Migreurop a consacrés, au début de l’année 2011, aux mauvais traitements et sévices subis par les détenus du camp de Lukavica, situé en Bosnie-Herzégovine mais financé par l’Union européenne, montrent comment l’externalisation du contrôle de ses frontières se réalise sans que le respect des droits de la personne soit imposé à ses partenaires extérieurs et dûment vérifié. C’est sans doute ce qu’entendait l’un des migrants retenus dans ce camp lorsqu’il déclarait : « le centre a été conçu selon les standards européens ; ce sont les lois qui ne sont pas conçues selon les normes européennes » [146].
Quoi qu’il en soit, les atteintes à l’intégrité physique et à la dignité qui accompagnent la mise en œuvre de cette politique concertée confèrent incontestablement une « coloration » punitive aux différentes mesures d’enfermement auxquelles il est recouru. Mais cette dimension s’accroît encore lorsque les textes ou les pratiques par lesquels on cherche à contenir l’émigration portent atteinte aux droits de ceux des migrants qui se déplacent pour tenter d’échapper à des menaces sur leur vie ou leur liberté. D’abord parce que le recours à l’enfermement systématique des demandeurs d’asile est contraire à l’esprit de l’article 33 de la Convention de Genève sur les réfugiés de 1951 qui prescrit de limiter les entraves à leur liberté de circulation. Ensuite et surtout, parce que cet article 33 interdit de refouler un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques. Or, ce principe de non-refoulement est largement ignoré par l’agence Frontex notamment, dont les responsabilités sont au demeurant assez mal définies – particulièrement quant au respect des droits fondamentaux – au regard du mandat qui est le sien. Les opérations de refoulement, telles qu’elles sont relatées par Frontex dans ses différents rapports, ne permettent absolument pas de se convaincre, en effet, qu’elles sont menées dans des conditions garantissant les droits des demandeurs d’asile. L’exemple le plus caractéristique est la remise entre les mains d’une patrouille maritime libyenne, en juin 2009, par des gardes-côtes italiens, dans le cadre de l’opération « Nautilus IV » de 75 « boat people » interceptés à proximité de Lampedusa, laquelle a fait l’objet d’un rapport de l’organisation Human Rights Watch qui dénonce clairement la violation du principe de non-refoulement [147].
Quant aux accords de réadmission, s’ils font généralement référence à plusieurs textes internationaux relatifs aux droits fondamentaux, cette référence ne s’accompagne d’aucune garantie spécifique et précise sur les obligations des parties contractantes quant au respect du principe de non-refoulement, ce qui en réduit considérablement la portée au point de ne lui donner qu’un caractère purement théorique et d’affichage.
Au demeurant, les conséquences négatives des accords de réadmission au regard du droit d’asile ont conduit l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe à adopter une recommandation 1741 (2010) aux termes de laquelle elle « invite l’Union européenne à examiner attentivement la situation en matière de droits de l’Homme et la présence d’un système d’asile efficace dans un pays avant d’engager avec ce dernier des négociations sur la conclusion d’un accord de réadmission ». Il est pourtant permis de craindre que cette résolution ne permette guère d’éviter que des migrants éligibles au statut de réfugié subissent néanmoins la triple « pénalisation » résultant de l’enfermement, des traitements dégradants qui l’accompagnent et du refoulement vers le pays qu’ils tentent de fuir et ce, par suite du non-examen de leur demande d’asile.
Comme à l’extérieur des frontières de l’Union, l’enfermement des migrants dans les différents États membres ne se limite pas à l’enfermement physique – de type carcéral – même s’il est le plus visible. Quelles qu’en soient les modalités, elles n’excluent pas plus que, dans les États tiers, existent des violations caractérisées de droits fondamentaux.
« Jungles », centres de rétention, zones d’attente…
La constitution de ce que l’on appelle les « jungles », discrets campements de fortune où les étrangers en attente d’un passage frontalier sont conduits à se regrouper pour s’y cacher, est un autre signe de la contrainte et des limites géographiques dans lesquelles s’inscrit – et est enfermé – le parcours migratoire.
Car c’est bien d’enfermement qu’il s’agit, encore, en dépit des apparences. Les contraintes et limites spatiales qui enserrent la mobilité des migrants ne sont pas, en effet, choisies mais bien au contraire subies, car imposées par la puissance publique. La pénalisation du défaut de titre de séjour, d’une part, et l’affichage d’une politique volontariste d’éloignement des « sans-papiers », d’autre part, imposent en effet à ces derniers, en même temps que la clandestinité, la soumission aux contraintes de la géographie, lesquelles contraintes dessinent les trajectoires de migration qui leur paraissent les moins périlleuses, en dépit des « goulots d’étranglement » qui les jalonnent.
La jungle d’Igoumenitsa, port grec situé sur la côte adriatique au point le plus proche des côtes italiennes, est l’un des exemples de ces goulots d’étranglement. Comme sur toute cette côte, où il existe même parfois des camps « auto-gérés », et comme dans le camp de Patras, démantelé en 2008, les migrants y connaissent la succession des arrestations suivies d’une remise en liberté avec ordre de quitter le pays. Et ce n’est pas par hasard, qu’interrogé sur la concentration d’une population précaire dans sa ville, le préfet de police d’Igoumenitsa répondait : « Ce dont nous avons le plus besoin, ce sont des centres de rétention ».
La dimension « concentrationnaire » de ces jungles est au demeurant encore attestée par le fait qu’elles se sont parfois constituées à la suite du démantèlement de camps par les forces de police, comme celle qui perdure autour de Calais après la fermeture du camp de Sangatte, illustration parfaite de ce qu’elles ne font que prolonger, à l’air libre mais sans visibilité aucune, des concentrations de personnes que les autorités voudraient garder cachées. Rapporté par Migreurop, le témoignage d’un Afghan, à la sortie d’une énième garde à vue au commissariat central de la police aux frontières de Coquelles, dit clairement, en même temps que son incompréhension face à un pays qui tout à la fois l’empêche de partir et lui interdit de rester, l’impression « d’être en cage » [148].
Pour autant, les États membres de l’Union ne répugnent pas à user de l’enfermement stricto sensu à des fins de gestion de ce que l’on appelle la police des étrangers. Bien au contraire, ils y ont de plus en plus largement recours, que ce soit à l’arrivée des migrants – en attendant de statuer sur leur droit à pénétrer sur le territoire – ou dans la période qui précède leur éloignement. Cette généralisation du recours à l’enfermement constitue d’ailleurs l’une des conséquences du processus de communautarisation des politiques européennes de contrôle de l’immigration. Ce processus, initié par le traité d’Amsterdam de 1997, a en effet conduit les États membres à adopter toute une série de mesures qui alimentent directement ou indirectement la pratique de l’enfermement : restriction des voies légales d’accès au territoire national, renforcement de la surveillance des frontières, rationalisation des modalités de l’éloignement (les charters…), mise en place d’une politique commune de l’asile intégrant de fait la détention comme l’un des modes de gestion de cette politique…
Bien entendu, l’enfermement ainsi pratiqué recouvre des réalités extrêmement diverses : l’absence de définition communautaire des centres de rétention, la variété des situations pouvant conduire un étranger à être détenu pour des raisons liées à la politique migratoire, l’hétérogénéité des systèmes juridiques, font qu’il est difficile de catégoriser les lieux de détention des migrants. Ainsi, les différents modèles peuvent-ils se différencier par leur taille, leur mode de gestion, leur destination, la nature des locaux, le régime en vigueur, la durée maximale ou moyenne de la détention, l’existence ou non d’un encadrement juridique de la détention administrative.
À ces modalités diverses de la rétention s’ajoute d’ailleurs, en France, l’usage du placement sous surveillance électronique mobile qui fait irruption dans le Ceseda par l’effet tant de la Loppsi II que par l’effet de la loi du 16 juin 2011 [149], et qui a vocation à s’appliquer tant aux étrangers déjà condamnés « pour un comportement lié à des activités à caractère terroriste » qu’aux parents d’enfants mineurs, le rapprochement des deux situations étant optiquement assez curieux… Quoi qu’il en soit, il est indéniable que le recours à ce mode de contention ajoute encore à l’impression d’un rapprochement toujours plus étroit avec les procédés du droit pénal.
Certes, diverses recommandations d’organisations internationales ou d’assemblées parlementaires tendent à limiter le recours à la détention à des fins de contrôle migratoire et à renforcer les garanties dues aux migrants détenus, en précisant parfois, même, que « la détention sur la base de l’irrégularité du séjour des étrangers ne devrait jamais avoir de caractère punitif » [150]. Mais, là encore, ces recommandations se révèlent le plus souvent très théoriques et, en tout cas, en décalage flagrant avec les pratiques observées par les différentes ONG qui se préoccupent des droits des migrants.
Les rapports de ces dernières confirment en effet que les atteintes aux droits fondamentaux ne sont pas réservées aux pays tiers à l’Union mais se commettent également largement dans ses États membres. Tel est notamment l’un des enseignements du rapport de Migreurop 2009-2010 [151], qui rend largement compte des brutalités et violences subies dans différents lieux d’enfermement, que ce soit en Grèce ou dans la jungle de Calais, par exemple ; observations confirmées, sur ce dernier point, par le rapport de la Coordination française pour le droit d’asile (CFDA) de 2008 intitulé « La loi des jungles » [152]. Plus récemment encore, le rapport d’observation des pratiques policières dans le Calaisis dressé par les militants du mouvement No Border – qui a été l’objet de la première saisine, sitôt nommé, du tout nouveau défenseur des droits – est venu confirmer la réalité des graves violences dont les migrants sont victimes [153]. Tel est encore l’enseignement que livrent les rapports de l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé) sur la situation dans les zones d’attente, notamment celle de Roissy et d’Orly, où sont relevées des atteintes à l’intégrité physique et morale, des violences et des humiliations inacceptables [154].
La jurisprudence des juridictions françaises livre d’ailleurs également plusieurs décisions de remise en liberté d’étrangers administrativement retenus fondées sur l’article 3 de la CEDH qui interdit les traitements inhumains et dégradants. C’est notamment le cas des trois arrêts de la Cour de cassation du 1er décembre 2010 sanctionnant le fait d’avoir laissé des étrangers, qui attendaient de comparaître devant le juge, sans boire ni manger de 9 heures à 17 heures (en revanche, elle n’a pas cru devoir invalider, sur ce fondement, la rétention, avec ses parents, d’un bébé âgé de quelques semaines, précisant toutefois que la cassation était due à l’insuffisante caractérisation, par le juge du fond, d’un traite-ment inhumain ou dégradant. La Cour de Strasbourg a ultérieurement adopté la solution inverse). C’est encore le cas de la décision rendue en référé par le tribunal administratif de Marseille le 8 décembre 2010 sanctionnant – toujours sur l’article 3 de la CEDH – la tentative du préfet de maintenir des étrangers en rétention dans un centre (Le Canet) où avait été diagnostiquée une contamination du réseau d’eau par la légionellose, maladie mortelle.
Le droit d’asile est également malmené par les États membres de l’Union, aggravant ainsi la pénalisation subie tout au long du parcours des migrants contraints de fuir leur propre pays : le rapport Migreurop 2009-2010 fait ainsi état, notamment, des énormes difficultés rencontrées par les émigrés russes (essentiellement tchétchènes) transitant par l’Ukraine ou la Biélorussie pour obtenir le statut de réfugié en Pologne (102 statuts délivrés pour 5726 demandes en 2009 !) ou par les réfugiés géorgiens (4217 demandes en 2009, pour la plupart rejetées après examen en procédure accélérée).
Pour s’en tenir à la France, les conditions dans lesquelles sont examinées, selon une procédure dérogatoire d’urgence, les demandes d’admission sur le territoire au titre de l’asile présentées par les étrangers maintenus en zone d’attente constituent de graves entorses à l’exercice effectif du droit d’asile. Les conditions d’exercice du recours suspensif contre les décisions de refus d’admission – qui a dû être introduit à la suite de la condamnation de la France par la Cour EDH (Gebremedhin, 26 avril 2007) – ne permettent pas, non plus, d’en assurer l’effectivité (voir, sur ce sujet, les bilans de l’Anafé).
Ainsi, la pénalisation des migrants, que révèlent tant le recours généralisé à l’enfermement que les privations de droits qui l’accompagnent, jalonne-t-elle tout leur parcours et, pas plus que le nuage de Tchernobyl, ne s’arrête-t-elle pas aux frontières de l’UE ou de la France…
Il reste dès lors à s’interroger sur les moyens de mettre un coup d’arrêt aux dérives pénalisantes du traitement des migrants, et il est bien certain que le juge judiciaire est directement interpellé.
Le juge : rempart ou alibi ?
Gardien des libertés, il lui revient en effet, d’une part, de faire en sorte que le recours à l’enfermement reste l’exception, l’ultime moyen de mettre en œuvre une décision administrative dont il ne lui appartient pas d’apprécier la légalité et, d’autre part, de sanctionner par la remise en liberté toute violation des droits de la personne retenue. Pourtant, il est permis de se demander s’il est encore en mesure d’exercer ces missions. Certes, il est toujours chargé de vérifier la régularité de la procédure d’interpellation et de garde à vue et de s’assurer que l’étranger a été informé et a effectivement bénéficié de l’exercice de ses droits au cours de la rétention. Mais, dans la période précédant l’adoption de la loi du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité, déjà, le contrôle de la nécessité même de l’enfermement – qu’il partage pourtant avec le juge administratif – semblait bien s’être progressivement érodé, au point que le choix de l’administration de recourir à la rétention pour parvenir à l’éloignement ne semblait que rarement remis en cause en son principe.
Avec les dispositions de la réforme législative de 2011, c’est l’ensemble des missions du juge des libertés et de la détention qui est maintenant remis en question. En différant son intervention à cinq jours – à compter du placement en rétention – et en le privant d’une large part de son pouvoir d’appréciation, elles visent clairement, en effet, à amputer ses capacités à exercer son office et, ce faisant, à sanctionner par une remise en liberté les irrégularités commises par des autorités de police soumises à la pression des quotas d’éloignements fixés par leur ministre de tutelle [155]. Après l’Italie, qui a confié l’examen des recours contre les décisions de placement en rétention à un juge de paix non professionnel, non spécifiquement formé et généralement recruté dans le corps des fonctionnaires de police à la retraite, la France a ainsi choisi de faire prévaloir les objectifs du gouvernement sur la protection des libertés individuelles [156].
Le juge n’est-il pas, dès lors, réduit à un statut d’alibi pour une politique qui, dans le traitement de l’immigration irrégulière, tend à substituer à l’État de droit ce que le juriste Carré de Malberg appelait, dans les années 1920, l’« État de police » – celui dans lequel l’administration use d’un pouvoir discrétionnaire pour atteindre les buts qu’elle s’est elle-même fixés ?
Étranger en prison : les obstacles à l’aménagement des peines
Jean-Claude Bouvier Magistrat, Syndicat de la magistrature
Lorsque l’on est étranger en prison bénéficie-t-on du même traitement en matière d’aménagement de peine que les Français incarcérés ? Pour répondre à cette question, il faut distinguer les étrangers selon leur situation administrative : ainsi, celui qui est sous le coup d’une mesure d’éloignement sera moins bien traité que celui qui ne l’est pas, sans considération des perspectives éventuelles de réinsertion sociale et professionnelle. Il est important d’analyser le dispositif relatif à l’aménagement des peines au gré de son évolution tant légale que jurisprudentielle.
Jusqu’en 1984, la législation française ne comporte pas de règles spécifiques relatives aux aménagements de peine des étrangers incarcérés. C’est le décret du 28 août 1984 – devenu l’article D. 535 du code de procédure pénale – qui, pour la première fois, à l’égard d’un étranger, subordonne l’octroi d’une mesure de libération conditionnelle à la condition d’être expulsé, reconduit à la frontière ou extradé, ou de quitter le territoire national.
Dans le même temps, la chambre criminelle de la Cour de cassation pose les principes d’une jurisprudence discriminatoire. Dans un arrêt en date du 30 avril 1980, elle casse une décision octroyant à un détenu étranger une permission de sortir pour se rendre à Paris : l’homme fait l’objet d’une mesure d’assignation à résidence sur le seul département de la Lozère, mesure qui, selon la haute juridiction, demeure en vigueur pendant l’incarcération [157].
Dans une deuxième décision, la même juridiction annule des permissions de sortir autorisées par le juge de l’application des peines à une condamnée faisant l’objet d’une interdiction définitive du territoire français, en se fondant sur le principe selon lequel « l’interdiction du territoire français prononcée à titre de peine complémentaire […] implique celle de séjourner en France durant l’exécution de la peine principale, ailleurs que dans l’établissement où celle-ci est exécutée » [158].
En vertu de cette jurisprudence, la chambre criminelle de la Cour de cassation semble juger illégale toute autorisation accordée à un condamné détenu lui permettant de circuler librement en un lieu qui lui serait légalement interdit s’il n’était incarcéré. Dans chacune des situations d’espèce envisagées, ce sont des permissions de sortir qui sont en jeu : mais le raisonnement suivi laisse envisager des solutions identiques dans le cas d’un aménagement de peine sous écrou – telle que la semi-liberté. Dès lors, tous les étrangers incarcérés faisant l’objet d’une mesure d’éloignement du territoire français seraient exclus de tout processus d’aménagement de leur peine impliquant leur maintien ou leur circulation sur le sol français.
Cette jurisprudence constitue une discrimination dans l’exécution des peines, liée à la nationalité des détenus, qui va bien au-delà des seules dispositions de l’article D. 535 du code de procédure pénale. Confortant ces évolutions, la loi du 8 février 1995 prévoit expressément que lorsqu’un détenu étranger fait l’objet d’une mesure d’interdiction du territoire français, de reconduite à la frontière, d’expulsion ou d’extradition, sa libération conditionnelle est subordonnée à la condition que cette mesure soit exécutée. La libération conditionnelle peut alors être décidée sans le consentement de l’intéressé. En vertu de ces dispositions, il est impossible, pour un étranger condamné à une peine d’emprisonnement et à une peine d’interdiction du territoire français ou pour un étranger incarcéré faisant l’objet d’une mesure administrative d’éloignement du territoire français, de bénéficier d’une libération conditionnelle qui ne soit pas assortie de la mise en œuvre effective de son expulsion.
Dans un arrêt du 6 mars 2002 [159], la Cour de cassation facilite les conditions de mise en œuvre de la libération conditionnelle assortie d’une mesure d’expulsion. Elle considère, en effet, que la mesure n’a pas à être examinée au regard des critères personnels, familiaux et sociaux exigés en principe pour l’octroi d’une libération conditionnelle. La juridiction de l’application des peines n’a donc pas à caractériser l’existence d’un quelconque projet d’insertion de l’étranger : peu importe que celui-ci bénéficie, dans son pays, d’un entourage familial, d’une promesse d’embauche ou de formation, voire d’un hébergement pérenne…
De la résistance au changement de loi
Si les évolutions législatives, jointes à la jurisprudence de la Cour de cassation, apparaissent particulièrement défavorables aux étrangers incarcérés, sur le terrain, en revanche, les pratiques des juridictions de fond apparaissent plus nuancées : un examen des dossiers signalés au ministère de l’intérieur, entre décembre 2002 et mars 2003, fait ainsi apparaître que certaines personnes condamnées à des peines complémentaires d’interdiction du territoire français ont bénéficié, durant leur détention et en dépit des prescriptions légales, de mesures d’aménagement de peine tendant à préserver leurs liens avec la France.
Sous le poids des campagnes menées par des associations de défense des étrangers, la fin des années 1990 voit se développer la remise en cause des effets désocialisants des peines d’interdiction du territoire français. En 1998, une commission interministérielle est chargée d’une mission de réflexion sur le prononcé des peines d’interdiction du territoire à l’égard des étrangers ayant des liens familiaux et privés forts avec la France : présidée par Christine Chanet, conseillère à la Cour de cassation, elle fait un état des lieux de l’application des mesures en France, effectue une comparaison avec la situation d’autres pays et demande notamment une limitation des cas de prononcé des peines d’interdiction du territoire français. Elle est suivie, en 2002, d’une proposition de loi déposée à l’initiative de plusieurs parlementaires du groupe socialiste visant à protéger certaines catégories d’étrangers des mesures d’éloignement du territoire. Celle-ci est rejetée, mais il ne s’agit plus que d’une question de temps : le 26 novembre 2003 [160], une nouvelle loi sur l’entrée et le séjour des étrangers en France est votée, qui consacre une partie importante à la modification des mesures d’éloignement.
Les travaux parlementaires qui accompagnent l’adoption de la loi prévoient que les étrangers incarcérés qui ont des liens particuliers avec la France peuvent désormais, même s’ils ont été condamnés à une peine complémentaire d’interdiction du territoire, bénéficier d’une possibilité de prouver que leur comportement a changé en prison, et prétendre ainsi à la perspective d’une réinsertion sur le sol français. La peine complémentaire d’interdiction du territoire français ne fait désormais plus obstacle à la mise en œuvre d’aménagements de la peine d’emprisonnement.
Quels aménagements possibles ?
Deux types de dispositifs sont prévus [161]. Le premier, défini par l’article 131-30 du code pénal et complété, en vertu de la loi précitée de 2003, par un alinéa 4, prévoit ainsi qu’un étranger condamné à une peine d’emprisonnement peut faire l’objet d’une mesure de semi-liberté, de placement sous surveillance électronique, de placement à l’extérieur ou de permission de sortir, en vue de préparer une demande en relèvement de l’interdiction du territoire français. Ces mesures peuvent dont être prononcées par le juge de l’application des peines à l’égard d’un étranger détenu ou d’un étranger condamné et non incarcéré, comparaissant libre. Elles sont applicables aux personnes qui ont été condamnées à des peines d’emprisonnement dont le total n’excède pas deux ans (ou un an en cas de récidive) ; elles peuvent également être mises en œuvre lorsqu’il reste à subir au condamné une ou plusieurs peines dont le total n’excède pas deux ans (ou un an en cas de récidive).
Les mesures d’aménagement de peine ordonnées en vertu de cette disposition légale ont pour objectif de permettre à l’étranger de préparer une demande de relèvement de l’interdiction du territoire français (ITF) devant la juridiction pénale. Il importe peu que cette interdiction soit temporaire ou définitive – la loi ne fait pas de distinction sur ce point. Elle doit toutefois avoir été prononcée à titre de peine complémentaire d’une peine d’emprisonnement – aucun relèvement n’étant possible à l’égard d’une interdiction du territoire français prononcée à titre de peine principale.
En la matière, à savoir l’aménagement de peine aux fins de préparation d’une demande de relèvement, il n’existe pas de jurisprudence spécifique de la Cour de cassation. Et sur le terrain, les pratiques des juges du fond se révèlent diverses. Il semble toutefois nécessaire que l’étranger établisse, à l’appui de son projet d’aménagement de peine, l’existence de liens affirmés avec le territoire français permettant d’envisager un futur relèvement de l’interdiction du territoire français.
En outre, comme le projet d’aménagement de peine a pour objectif la préparation d’une demande de relèvement de l’interdiction du territoire français, il doit être supposé, pour que le condamné prétende à quelque chance de succès, que des documents, des justificatifs et des démarches puissent encore être réunis ou menés (par exemple, recherche des bulletins scolaires justifiant l’ancienneté du maintien sur le territoire français, recherche des justificatifs attestant de la participation à l’entretien des enfants, etc.).
Si le texte constitue une indéniable avancée, il ne permet pas de garantir à coup sûr l’effectivité du relèvement de l’interdiction du territoire français. Cette décision relève de la seule compétence de la juridiction qui a prononcé la condamnation ou, en cas de pluralité de condamnations, de la dernière juridiction ayant statué. Or, d’une part, cette procédure de relèvement obéit à des conditions de recevabilité très strictes ; d’autre part, à supposer les obstacles de forme levés, elle peut déboucher sur un rejet.
Libération conditionnelle et suspension de l’ITF
C’est pourquoi le second dispositif, toujours régi par la loi du 26 novembre 2003 en son article 729-2 du code de procédure pénale, offre des possibilités autrement plus intéressantes : il prévoit qu’une mesure de libération conditionnelle (aménagement de peine sans écrou) peut être accordée aux étrangers condamnés à une peine complémentaire d’interdiction du territoire, la juridiction de l’application des peines assortissant alors elle-même cette mesure d’une suspension de l’interdiction.
Le principe énoncé reste bien l’exécution de la mesure d’éloignement. L’alinéa 1 de l’article 729-2 énonce ainsi que lorsqu’un étranger condamné à une peine privative de liberté fait l’objet d’une mesure d’interdiction du territoire français, de reconduite à la frontière, d’extradition ou de remise sur le fondement d’un mandat d’arrêt européen, sa libération conditionnelle est subordonnée à la condition que cette mesure soit exécutée. Et elle peut être décidée sans son consentement.
Mais, par exception à ces dispositions, la juridiction de l’application des peines peut également accorder une libération conditionnelle à un étranger faisant l’objet d’une peine complémentaire d’interdiction du territoire français en ordonnant la suspension de l’exécution de cette peine. Dans cette hypothèse, le prononcé même de la libération conditionnelle entraîne d’emblée, et pour toute la durée du délai d’épreuve, la suspension de l’interdiction du territoire français. À l’issue de la libération conditionnelle, si celle-ci n’a pas été révoquée, le condamné est relevé de plein droit de sa condamnation d’interdiction du territoire. Le relèvement de l’interdiction du territoire français est donc réalisé par l’accomplissement même de l’aménagement de peine.
Là encore, le texte n’opère pas de distinction selon que l’on se trouve en présence d’une interdiction temporaire ou définitive du territoire français, et il n’impose pas que le condamné soit nécessairement incarcéré.
Le juge de l’application des peines peut faire précéder la libération conditionnelle d’une mesure probatoire de placement sous surveillance électronique, de placement à l’extérieur ou de semi-liberté. L’article 723-1 du code de procédure pénale prévoit cette possibilité, la mesure d’aménagement de peine sous écrou pouvant alors être exécutée un an avant le délai d’accessibilité à la libération conditionnelle. Dans un arrêt en date du 24 mars 2011, la chambre de l’application des peines de la cour d’appel de Caen a ainsi confirmé la décision d’un juge de l’application des peines octroyant à un condamné étranger le bénéfice d’une libération conditionnelle avec suspension de l’interdiction du territoire français précédée d’une période probatoire de semi-liberté. Dans la décision initiale, le magistrat justifiait l’octroi de la libération conditionnelle par l’intégration du condamné dans la société française, et motivait la semi-liberté probatoire par la nécessité d’éprouver au préalable, dans un cadre contraignant, la volonté de l’intéressé de s’affranchir de toute délinquance.
Les limites du dispositif
En revanche, la procédure de l’article 729-2 ne semble pas pouvoir être étendue à des interdictions du territoire français qui ne résultent pas de la condamnation soumise à l’appréciation de la juridiction de l’application des peines. Cette impossibilité est problématique et conduit au résultat d’une libération conditionnelle limitée au relèvement d’une partie seulement des interdictions du territoire français prononcées à l’encontre d’un étranger. Celui-ci, dans cette hypothèse, est donc contraint, ensuite, de porter sa demande de relèvement des autres interdictions devant la juridiction pénale compétente.
Une autre difficulté réside dans la mise en œuvre du relèvement de l’interdiction du territoire français à l’issue de la libération conditionnelle : en principe, ce relèvement doit intervenir de plein droit. Dans la pratique, sans démarche active des autorités judiciaires en charge du suivi du condamné, le relèvement n’est pas opéré. De fait, il est essentiel qu’au terme de sa libération conditionnelle, l’étranger s’adresse au juge de l’application des peines en charge de son suivi afin qu’il procède aux démarches nécessaires au relèvement.
Au-delà de ces obstacles, la limite la plus importante de ces dispositifs réside dans leur champ d’application : ils ne sont pas prévus dans les autres mesures d’éloignement du territoire français. Ainsi, le législateur prévoit-il expressément que la libération conditionnelle ne peut être octroyée en présence d’une mesure de départ forcé prononcée par les autorités administratives. La même solution est retenue s’agissant d’une mesure d’extradition ou de remise sur le fondement d’un mandat d’arrêt européen.
La question se pose de savoir si une telle impossibilité est également valable dans l’hypothèse d’aménagements de peine sous écrou. Certes, aucune disposition législative n’énonce expressément une telle interdiction – qui est limitée au seul cas de la libération anticipée. Mais il n’est pas improbable, à l’instar de ce qui avait été édicté par la Cour de cassation antérieurement à la loi du 26 novembre 2003, que les juridictions consacrent cette interprétation restrictive. Une telle jurisprudence conduirait à priver l’étranger faisant l’objet d’une mesure administrative d’éloignement de toute possibilité de réinsertion – quand bien même disposerait-il de liens établis avec la France et alors même qu’il resterait écroué durant toute la durée de l’aménagement de peine.
Cette discrimination serait d’autant plus contestable que les nouvelles dispositions sur la semi-liberté, le placement sous surveillance électronique et le placement à l’extérieur, issues de la loi du 24 novembre 2009, élargissent les conditions d’octroi des mesures d’aménagement de peine sous écrou. Ces dernières peuvent désormais être mises en œuvre à l’égard du condamné qui justifie « de l’existence d’efforts sérieux de réadaptation sociale résultant de son implication durable dans tout autre projet caractérisé d’insertion ou de réinsertion de nature à prévenir les risques de récidive » [162]. En vertu de ces dispositions, il pourrait être envisagé que l’octroi de la mesure d’aménagement de peine ait pour objectif de permettre à l’intéressé de mener à bien, dans le cadre d’un régime semi-ouvert, des démarches aux fins d’abrogation d’une mesure administrative d’éloignement.
Le problème des « papiers »
En tout état de cause, cette opportunité est clairement admise pour les étrangers qui, sans faire l’objet d’une mesure d’éloignement du territoire français, sont en situation irrégulière sur le sol français. La question des « papiers » est négligée, trop souvent maltraitée, lorsque l’étranger est incarcéré, alors même qu’elle est centrale.
L’existence d’un titre de séjour en cours de validité ou la possibilité de demander le renouvellement et même le dépôt d’une première demande de titre de séjour sont en effet les premières conditions de la réinsertion des détenus étrangers. Mais ces derniers se trouvent confrontés à des difficultés importantes lorsque leur titre arrive à expiration pendant leur incarcération et qu’ils souhaitent le faire renouveler. Certaines préfectures refusent en effet la délivrance d’un titre de séjour ou son renouvellement aux étrangers détenus, avant toute libération définitive ou conditionnelle.
Les nouvelles conditions d’octroi des aménagements de peine, qui peuvent être désormais accordées pour tout projet caractérisé d’insertion ou de réinsertion, permettent d’inscrire un projet de sortie dans la mise en œuvre de démarches relatives à la régularisation de la situation administrative. Dans un arrêt en date du 31 mai 2011, la chambre de l’application des peines de la cour d’appel de Paris a ainsi noté que le projet de sortie de B. « se limitait aux démarches administratives nécessaires à la régularisation de sa situation administrative » ; mais elle a relevé également que tant que l’intéressé n’avait pas obtenu le renouvellement de son titre de séjour, il ne pourrait « ni chercher un emploi, ni intégrer un dispositif d’insertion ». Dès lors, constatant, sur ce point, que les demandes de régularisation faites par B., « pourtant entreprises avec l’aide du point d’accès au droit, n’ont pu aboutir au seul motif de son incarcération », la cour d’appel a estimé que la mesure de semi-liberté accordée à l’intéressé par le premier juge, « en elle-même cadrante et assortie en l’espèce d’horaires assez contraignants » apparaissait de nature « à éviter de placer le condamné dans une situation plus défavorable que celle qui était la sienne avant son incarcération ».
C’est ce chemin ouvert par la jurisprudence et autorisé par la loi que les juges de l’application des peines sont invités à prendre.
L‘étranger, cet ennemi de l’intérieur
Nawel Gafsia Avocate, Gisti [163]
De tout temps, l’immigré a été présenté comme étant la cause des maux de la société française, le bouc émissaire classique des périodes de crise économique. Il s’est développé un droit spécifique des immigrés, devenu une matière à part entière : le « droit des étrangers ». La notion de « droit des étrangers » renferme le principe selon lequel les ressortissants d’États tiers doivent faire l’objet d’un traitement différencié par rapport aux Français, pour le seul motif de leur extranéité qui entraînerait forcément des droits et des obligations particuliers. L’arsenal juridique spécifique aux étrangers n’a cessé de se développer dans le sens d’une répression grandissante, d’une limitation des droits et d’un accroissement des obligations entraînant des situations de précarité administrative et sociale. En réponse aux personnes venant du Sud ou de l’Europe de l’Est, ayant traversé mer et terre, prenant parfois des risques importants pour une vie meilleure, les autorités françaises méfiantes répondent par des règles de droit qui les consacrent délinquantes pour une courte période ou pour le long terme. Le phénomène dit des « sans-papiers » devient alors grandissant et, dans le langage militant, synonyme de victime du racisme d’État.
L’immigré en situation irrégulière ou régulière fait alors l’objet d’une surveillance particulière, étroite, il est fiché, catégorisé comme constituant ou pouvant « représenter », selon la règle de droit, une « menace » ou un « trouble » à l’ordre public. Il sera contrôlé, suspecté, enfermé en rétention, en prison, condamné, placé en garde à vue, interpellé, jugé, privé de droits au rythme des réformes régulièrement votées sous la cadence des élections présidentielles et législatives. Les discriminations subies par les étrangers sont alors perçues, par la grande majorité de l’opinion publique, comme étant « justifiées » en raison de ce caractère d’extranéité, alors que beaucoup sont installés durablement en France et que leur vie familiale, professionnelle et sociale y est établie de manière stable.
Du fait de cette extranéité, l’étranger va être stigmatisé par une suspicion permanente de la part des autorités administratives et judiciaires. Quel est l’archétype du parcours de l’étranger depuis son entrée en France jusqu’à son éloignement du territoire, en passant par l’étape du séjour sur le territoire français, l’acquisition de la nationalité française et la remise en cause de cette nationalité ? C’est celui d’un combat pour le droit de choisir le lieu où il souhaite s’établir et jouir des mêmes droits que l’ensemble des citoyens résidant en France.
La politique quasi systématique de refus de délivrance de visas d’entrée en France aux ressortissants des États tiers ne constitue pas toujours un obstacle pour le déplacement de nombreuses personnes, prêtes à tout affronter pour trouver un Eldorado souvent improbable. Cependant, l’entrée irrégulière est un délit puni d’une peine d’emprisonnement d’un an et d’une amende de 3 750 euros, ainsi que d’une éventuelle interdiction du territoire français (ITF) de trois ans maximum. Ainsi, dès son arrivée en France, l’étranger entré sans visa peut être emprisonné puis, à la suite de son incarcération, placé en rétention administrative pour être reconduit vers le pays qui acceptera de l’accueillir.
Pour l’heureux titulaire du fameux visa d’entrée en France, l’accueil à l’aéroport est parfois glacial. Après l’épreuve qu’a constituée la demande de visa – nombreux déplacements, plusieurs heures d’attente devant les consulats de France ou les autorités consulaires des États membres de l’espace Schengen – il arrive que l’étranger ne franchisse pas la frontière. Dès son arrivée, il peut être empêché de passer au-delà du contrôle de police et placé en zone d’attente. Si les documents présentés sont considérés comme ne garantissant pas son retour dans son pays à l’issue de son séjour en France, il sera interdit de territoire français.
Suspicion permanente
Le passeport, le visa d’entrée, les justificatifs d’hébergement ou des moyens d’existence (59,08 euros par jour de séjour ou 28 euros si l’intéressé dispose d’une attestation d’hébergement) et, enfin, la prise en charge sociale par un organisme d’assurance, tous les documents présentés seront remis en question. Une décision de placement en zone d’attente, lieu d’internement administratif, pourra être prise à l’encontre de l’étranger circulant par voie aérienne, maritime ou ferroviaire. Ainsi, les personnes jugées indésirables dès leur arrivée, peuvent être maintenues pendant une période de vingt jours maximum [164] dans cette zone grise qui n’est pas juridiquement la France, mais uniquement la frontière. En zone d’attente, il sera possible de déposer une demande d’asile qui sera le plus souvent rejetée car considérée comme « manifestement infondée » par le ministère chargé de l’immigration et l’Ofpra [165], alors même que cette dernière instance est censée être un établissement public indépendant de son ministère de tutelle dans ses prises de décision d’accorder ou non le statut de réfugié.
Les mineurs isolés ne sont pas épargnés par un placement en zone d’attente. Après la désignation d’un administrateur ad hoc, les enfants non accompagnés peuvent également être placés en zone d’attente en attendant une décision du juge des libertés et de la détention ou du juge des enfants. On peut citer ici le cas d’un petit garçon congolais âgé de huit ans, arrivé seul en France afin de rejoindre ses parents en situation régulière. La preuve n’étant pas rapportée que ses parents résidaient bien en France de manière régulière, et à défaut de présentation d’un acte de naissance, l’enfant s’est vu notifier un refus d’admission sur le territoire français et la désignation d’un administrateur ad hoc. Le jour de l’audience, au tribunal de grande instance de Créteil, l’enfant a été placé dans un box en verre destiné à accueillir des prévenus dans le cadre des affaires correctionnelles. Il se tenait debout sur une chaise, l’administrateur ad hoc de la Croix-Rouge à ses cotés. Nous avions pris soin de rappeler au magistrat que l’affaire était régie par les règles du code de procédure civile et non par celles du code de procédure pénale. Il convenait donc de faire sortir l’enfant du box des prévenus. Le magistrat ne fit pas droit à notre requête et s’adressa à cet enfant comme s’il s’était agi d’un adulte, en le questionnant sur sa nationalité, son lieu de provenance, son âge, sa profession (sic !), ses projets en France. Scène surréaliste s’il en est… Afin de guider quelque peu le juge, nous avons demandé à l’enfant de désigner ses parents dans la salle d’audience, ce qu’il fit sans hésitation. Sur ce, le magistrat fit de même et obtint les mêmes réactions de l’enfant. Le juge prit la décision de remettre l’enfant en liberté dès lors que ses parents étaient présents, et ce en l’absence même d’un acte de naissance.
Cette séquence illustre la suspicion permanente qui entoure l’étranger, vu systématiquement comme un délinquant, et le traitement qui lui est infligé, quel que soit son âge. Cette attitude des autorités françaises a fait l’objet d’une condamnation par la Cour européenne des droits de l’Homme s’agissant d’un enfant dont la mère bénéficiait du statut de réfugié [166].
Le cas des demandeurs d’asile est un exemple des conséquences de la pénalisation de l’entrée irrégulière en matière d’atteintes aux droits : conformément à l’article 31 de la convention de Genève du 25 juillet 1951 relative à l’immunité pénale des réfugiés, les demandeurs d’asile sont dispensés de présenter un passeport et un visa pour entrer en France. Ce principe a été réaffirmé par le Conseil d’État [167] et le Conseil constitutionnel [168]. Le demandeur d’asile ne devrait donc pas être considéré comme un délinquant du fait d’une entrée dite irrégulière, dès lors qu’il a fui son pays afin de trouver refuge en France, que son voyage n’était pas planifié ayant été contraint de s’exiler dans l’urgence. Cependant, en vertu des articles L. 211-1 et L. 213-1 du Ceseda, l’entrée du demandeur d’asile dépourvu des documents prévus par les textes précités peut être refusée pour des raisons d’ordre public ou s’il a fait l’objet d’une interdiction du territoire ou d’un arrêté d’expulsion. Celui qui a pénétré sur le territoire français sans visa est en tout état de cause passible des sanctions prévues par l’article L. 624-1 du Ceseda relatif à la répression du séjour irrégulier.
Les demandeurs d’asile dont les empreintes ne peuvent être relevées sont immédiatement suspectés de fraude et, pour ce seul motif, placés en procédure prioritaire c’est-à-dire privés de récépissé, d’allocation temporaire d’attente, de logement dans une structure d’urgence ou en centre d’accueil pour demandeur d’asile (Cada). La nouvelle loi du 16 juin 2011 prévoit en effet que « constitue une demande d’asile reposant sur une fraude délibérée la demande présentée par un étranger qui fournit de fausses indications, dissimule des informations concernant son identité, sa nationalité ou les modalités de son entrée en France afin d’induire en erreur les autorités » [169], ce qui vise indirectement l’altération des empreintes digitales. Sans qu’aucune preuve ne soit établie dans ce sens, ces demandeurs d’asile sont suspectés d’avoir délibérément altéré leurs empreintes afin d’éviter leur renvoi vers l’État de l’Union européenne où ils sont présumés avoir déjà déposé une demande d’asile. Pour l’administration, ils sont donc, de ce fait, suspectés de fraude. Le règlement « Dublin II » postule en effet que le relevé éventuel d’empreintes dans un autre État de l’Union européenne signifierait le dépôt d’une demande d’asile. Or, la grande majorité des demandeurs d’asile n’ont fait que traverser le territoire en question, notamment la Grèce ou la Pologne, où ils ont eu la malchance d’être interpellés par la police et de faire l’objet d’un relevé d’empreintes. Leurs empreintes n’ont donc pu être enregistrées qu’à l’occasion d’une arrestation sans que les conditions d’une demande d’asile ne soient réunies, ainsi que l’a précisé par ailleurs le Conseil d’État dans plusieurs arrêts. En réalité, les raisons de l’altération des empreintes peuvent être diverses et liées à leur vécu dans leur pays d’origine. Quoiqu’il en soit, par une ordonnance du 11 janvier 2012, le Conseil d’État a suspendu l’exécution d’une note de l’Ofpra du 3 novembre 2011 par laquelle son directeur général demandait le rejet des demandes d’asile [170] des personnes ayant altéré leurs empreintes afin d’éviter toute identification par le biais du système Eurodac [171].
L’étranger entré en France muni d’un visa et atteint d’une grave maladie peut demander la prolongation de celui-ci afin de pouvoir bénéficier de soins appropriés. Cependant, en cas de refus, il risque plusieurs sanctions et d’être classé dans la catégorie des « délinquants », alors même qu’il souffre de graves problèmes de santé.
En l’absence d’une autorisation provisoire de séjour en France, une fois la durée de validité du visa expirée, l’étranger est en « situation irrégulière » c’est-à-dire en « infraction à la législation sur les étrangers ». L’article L. 621-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers punit cette infraction « d’un emprisonnement d’un an et d’une amende de 3 750 euros ». L’étranger peut se voir « en outre, interdire […], pendant une durée qui ne peut excéder trois ans, de pénétrer ou de séjourner en France ». Cette « interdiction du territoire emporte de plein droit reconduite du condamné à la frontière, le cas échéant à l’expiration de la peine d’emprisonnement ».
Instrumentalisation des autorités judiciaires
En réalité, la pratique du parquet, qui est prévue par une série de circulaires du garde des Sceaux [172], consiste à renoncer aux poursuites pénales lorsque l’intéressé n’a pas commis d’autre infraction que celle d’être en séjour irrégulier. La procédure administrative de reconduite à la frontière et par conséquent le placement en rétention en vue de l’exécution de la mesure d’éloignement sont privilégiés. La politique pénale en matière de droit des étrangers est donc ramenée au service des besoins d’une administration dont l’une des préoccupations majeures est d’atteindre un quota de reconduites à la frontière. Dès lors, il est possible de considérer que l’instrumentalisation des autorités judiciaires à des fins purement administratives constitue une violation du principe de la séparation des pouvoirs défini à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789.
Si, de manière plus globale, les réformes en droit pénal de ces dernières années se sont développées de manière conséquente dans un sens de plus en plus répressif, le domaine du droit des étrangers, en matière pénale et administrative, demeure le terrain privilégié d’une politique de l’immigration xénophobe au service de l’administration. En effet, les réformes législatives dans ce domaine sont adoptées à chaque mandat présidentiel et au rythme des élections, avec le principal souci de concurrencer l’extrême droite sur son terrain de prédilection : la criminalisation de l’étranger.
En étant ainsi dépourvu de titre de séjour, l’étranger est considéré comme un délinquant qu’il faut punir de vouloir demeurer en France. Après avoir été interpellé dans la rue par la police, s’il n’a pas été en mesure de produire un titre de séjour, il peut être placé en rétention administrative pendant une période de quarante-cinq jours. Il peut ensuite être libéré du centre de rétention à la faveur d’un jugement du tribunal administratif si ce dernier considère qu’il a le droit de demeurer en France pour diverses raisons – liées à la durée de sa présence en France, à la présence en France de membres de famille français ou en situation régulière… La remise en liberté peut être ordonnée par le juge des libertés et de la détention qui sanctionne alors le non-respect, par les autorités policières et administratives, des règles de procédure pénale et administrative. Une assignation à résidence peut également être décidée lorsque l’étranger présente des garanties de représentation (justificatifs de domicile, passeport en cours de validité…). Cette mesure ne constitue cependant qu’une protection de papier, les autorités administratives pouvant à tout moment décider de mettre l’étranger dans un avion. Ainsi, l’un de nos clients, de nationalité algérienne, placé en rétention, avait été assigné à résidence un mercredi après-midi. Le lendemain, soit le jeudi, à 6 heures du matin, une escorte policière est venue le chercher à son domicile en vue d’un embarquement forcé. Alors que le juge avait estimé que l’intéressé pouvait être assigné à résidence afin de préparer son départ, celui-ci a été immédiatement renvoyé, sans autre forme de procès, sans vêtements de jour et sans valise.
Les étrangers qui s’opposent à l’éloignement ont à subir des mesures encore plus coercitives. Ceux qui manifestent une attitude réfractaire à un embarquement sont soit ligotés par la police et installés de force dans l’avion, soit placés en garde à vue pour obstruction à l’exécution d’une mesure d’éloignement. Dans ce cas, ils sont jugés dans le cadre d’une procédure de « comparution immédiate » et sont passibles de peines de prison et d’interdiction du territoire français.
Le simple fait de ne pas avoir présenté son passeport peut aussi justifier un défèrement devant le tribunal de grande instance (TGI). Ainsi, en matière de « soustraction à une mesure d’éloignement », la pratique de la 24e chambre correctionnelle du TGI de Paris est de condamner à titre principal à une interdiction du territoire français l’étranger qui n’a pas exécuté volontairement une mesure d’éloignement telle qu’une obligation de quitter le territoire. Il sera alors à nouveau placé en rétention administrative alors même qu’il a été déféré en comparution immédiate à l’expiration du quarante-cinquième jour du dernier placement en rétention administrative. Pour la Cour de cassation, il suffit « que les juges constatent que c’est par une volonté délibérée que le prévenu s’est soustrait à l’exécution de cette décision définitive » [173] pour mettre en œuvre l’article L. 624-1 du Ceseda qui réprime le séjour irrégulier. L’autorité judiciaire, qu’elle le souhaite ou non, sert ici les intérêts d’une politique répressive de l’immigration et donc de l’administration. L’étranger condamné verra ainsi sa situation se complexifier à mesure que les procédures pénales et administratives se succèdent, et rencontrera des difficultés croissantes pour une hypothétique régularisation. Dès sa sortie de prison, il se retrouvera en effet à nouveau en rétention administrative…
Des étrangers sont ainsi pris dans la nasse de la criminalisation et de l’enfermement dès qu’ils foulent le sol français ou européen. Tous ne sont cependant pas dépourvus de papiers et certains arrivent munis d’un titre de séjour. Mais il s’agit généralement de titres de séjour temporaires, d’une durée de trois mois à un an selon les catégories. Leur renouvellement n’a rien d’automatique et même quand il devrait être de droit, il est de plus en plus problématique. L’étranger qui était en situation régulière peut donc basculer du jour au lendemain dans l’« illégalité » et subir alors l’engrenage décrit ci-dessus : placement en garde à vue, rétention administrative, comparution immédiate et incarcération…
Délinquants « alternatifs »
Donc l’étranger peut être délinquant un temps et en situation régulière à un autre moment. Sa situation administrative va alterner selon la position du fonctionnaire ou du magistrat, l’évolution de sa situation personnelle et les réformes politico-législatives. Ainsi, en raison de la précarité grandissante des titres de séjour, dont l’obtention est soumise à des conditions de plus en plus restrictives, une personne en situation régulière peut se retrouver en situation irrégulière et donc « sans papiers ». Après une période déterminée pouvant aller de quelques mois à quelques années, où elle pourrait être poursuivie à tout moment pour infraction à la législation sur les étrangers, la même personne peut se voir délivrer un titre de séjour sur la base d’un autre fondement juridique et s’en voir refuser le renouvellement par la suite. Les situations les plus fréquentes sont celles qui concernent les étrangers malades, les conjoints de Français, les parents d’enfants français, ceux qui sont titulaires d’une carte de séjour « salarié », les personnes entrées par le biais du regroupement familial et les étudiants.
De même, de nombreuses personnes se sont vu refuser la délivrance ou le renouvellement de leur titre de séjour alors même qu’elles en remplissaient les conditions d’obtention, qu’il s’agisse de refus explicites ou implicites d’une administration qui ne répond pas à une demande de régularisation. L’administration peut même rendre les conditions d’un dépôt de dossier impossible, à l’instar de la préfecture de Créteil qui impose une prise de rendez-vous ubuesque sur un site internet constamment saturé. Elle place ainsi l’étranger en situation de commettre un délit. Elle crée, par son refus, le statut de délinquant qu’elle peut défaire immédiatement par la délivrance d’un titre de séjour. L’histoire de Monsieur D., de nationalité malienne, en France depuis près de dix ans, marié depuis six ans avec une malienne titulaire d’une carte de résident, père de trois enfants nés en France, illustre bien cette situation kafkaïenne. Monsieur D. s’était vu notifier un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière le 28 janvier 2008 par la préfecture de Bobigny. Un recours avait été exercé sans qu’il soit placé en rétention. Une année plus tard, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise rend une décision de non-lieu à statuer. Le 12 mars 2009, l’intéressé dépose à la préfecture d’Évry une demande de titre de séjour à laquelle il n’obtiendra qu’un silence prolongé. Au cours de l’année 2010, il est interpellé par la police étant en infraction à législation sur les étrangers. Compte tenu de ses « liens personnels et familiaux en France », et « de leur ancienneté et de leur stabilité », il remplit certes les conditions pour obtenir un titre de séjour [174], mais pour le moment, il en est dépourvu. Cependant, cette fois, consciente qu’en cas de recours elle serait sanctionnée par la juridiction administrative, la préfecture ne prend pas de mesure d’éloignement à son égard et s’en remet au procureur de la République du tribunal de grande instance de Bobigny qui décide de poursuivre Monsieur D. pénalement pour la seule infraction à la législation sur les étrangers. Le parquet de Bobigny saisit le juge des libertés et de la détention pour demander le placement en détention provisoire de l’intéressé, ce qui est refusé par le magistrat. Monsieur D. est convoqué au mois d’octobre 2010 devant la 16e chambre correctionnelle qui a renvoyé l’audience à plusieurs reprises en raison notamment du dépôt d’une première question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur l’infraction au séjour irrégulier – QPC qui ne sera pas transmise au Conseil constitutionnel – et d’une requête visant à la transmission d’une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne. Dans l’intervalle, Monsieur D. a été régularisé. De ce fait, il a cessé de commettre l’infraction de séjour irrégulier… alors même que c’est l’administration qui, par son refus de répondre à sa demande de titre de séjour, l’avait mis en état de la commettre. Le 27 janvier 2012, Monsieur D. est relaxé du chef de prévention de séjour irrégulier, le tribunal considérant que « l’infraction n’est pas constituée ».
Une autre illustration frappante est celle de Madame C. présente en France de manière régulière depuis plus de dix ans en tant qu’étudiante. Achevant un doctorat en sciences politiques, elle se voit refuser le renouvellement de son titre de séjour car elle tarde à soutenir sa thèse. Or, peu importe, pour la préfecture de l’Oise, qu’elle réside en France de manière régulière depuis treize ans avec sa fille, entrée en France en même temps qu’elle à l’âge de huit ans. Depuis, cette dernière ne s’est vu attribuer qu’un titre de séjour « étudiant », alors qu’elle pouvait prétendre à une carte de séjour « vie privée et familiale » en vertu de l’accord franco-tunisien qui permet la délivrance d’un titre de séjour aux Tunisiens entrés en France avant l’âge de dix ans. De plus, elle risque de se voir refuser le renouvellement de son titre de séjour « étudiant » pour défaut de progression dans les études, à l’instar de sa mère, Madame C., alors que le titre de séjour « vie privée et familiale » qu’elle devrait posséder est régulièrement renouvelable par la présentation de justificatifs de domicile.
Il en est de même pour les salariés étrangers qui, du jour au lendemain, se voient refuser le droit de travailler en France. Les exemples abondent : informaticiens, salariés du bâtiment, etc., présents depuis des années munis seulement d’autorisations temporaires de travail, peuvent se voir notifier une obligation de quitter le territoire français à l’expiration de l’une d’entre elles alors même que leur situation d’emploi n’a pas forcément changé.
Dans un autre registre, on peut citer le cas très fréquent des conjoint(e)s de Français, abandonné(e)s par leur époux(se), et ainsi placé(e)s dans une situation d’impossible régularisation, à moins que, dans sa grande mansuétude, l’administration accepte la délivrance d’un titre de séjour « salarié » [175]. Il en est de même pour les parents d’enfant français qui doivent apporter la preuve qu’ils contribuent à l’entretien et à l’éducation de l’enfant depuis au moins deux ans. Les preuves exigées par les préfectures sont très diverses et souvent difficiles à réunir, notamment quand les parents sont séparés et en situation de conflit. Il arrive que le parent étranger soit empêché d’entrer en contact avec sa progéniture, ce qui rend impossible le renouvellement du titre séjour.
L’ensemble de ces histoires illustre le nouveau statut des étrangers qui sont des délinquants « alternatifs ». Livrés à la discrétion des pratiques préfectorales, ils seront en situation régulière pendant un certain laps de temps avant de basculer dans l’irrégularité et d’être mis en situation de « commettre » une infraction à la législation des étrangers. Alors que le droit pénal exige un élément moral pour qu’une infraction soit constituée, l’étranger, lui, devient délinquant sans en avoir l’intention, en raison d’une simple décision de refus de la préfecture de lui délivrer ou de renouveler un titre de séjour.
L’éternel délinquant
Il est d’autres exemples dans lesquels l’administration et la justice placent les étrangers dans une situation dramatique. Ainsi, les prévenus détenus, après une relaxe ou un acquittement, peuvent demeurer privés du droit au séjour faute d’avoir pu renouveler leur titre de séjour en prison, ou avoir été placés dans des conditions telles qu’ils ne remplissaient plus les critères requis pour proroger leur droit au séjour. Pour illustrer autrement le caractère inique de certaines pratiques préfectorales, citons l’exemple des personnes qui ont été condamnées à une interdiction du territoire français. Malgré la prescription ou le relèvement de cette peine, ces personnes demeurent inscrites dans le fichier des personnes recherchées en raison de négligences administratives et dans celui du parquet. Il appartient à l’avocat d’intervenir en agissant auprès du parquet pour que cette inscription soit retirée. Le processus est long, et en attendant, la personne demeure en situation irrégulière et ne peut être régularisée. Il arrive, par exemple, que des demandeurs d’asile qui se sont vu octroyer, après l’interdiction du territoire français, le statut de réfugié, ne puissent obtenir de titre de séjour, malgré le relèvement de l’ITF. L’absurdité et la rupture totale du principe d’égalité résident dans le fait que deux personnes placées dans une même situation auront des statuts différents, selon la bataille juridictionnelle qu’elles mèneront ou pas. Les étrangers font l’objet de fichiers spécifiques pour « lutter contre la fraude », notamment par le biais du fichier Agdref (application de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France).
La situation de l’étranger qui a été condamné et incarcéré pour avoir commis un délit ou un crime est particulièrement complexe : il sera doublement voire triplement condamné. En effet, le droit français a prévu tout un arsenal pour s’assurer que cet étranger soit condamné à une interdiction du territoire français (de dix ans au minimum à une durée illimitée) et/ou se voir notifier un arrêté d’expulsion, car il représenterait d’emblée une « menace » pour l’ordre public, contrairement aux Français qui se « contenteront » d’une peine de prison. Peu importe que son conjoint soit français ou qu’il réside en France depuis vingt ans. Du fait de son extranéité, la mesure d’expulsion peut le concerner s’il est considéré comme ayant des « comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État, ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes » [176].
L’étranger qui a été incarcéré portera en lui le stigmate de l’éternel délinquant. Il existe ainsi un fichier des détenus dans les établissements pénitentiaires, créé par un arrêté du 4 février 1991, qui permet de centraliser les informations concernant la situation des détenus étrangers, leur nationalité ainsi que l’éventuelle mesure d’éloignement dont ils ont été l’objet. Un fichier créé par la circulaire du 10 mars 1994 vient en préciser la mise en œuvre en donnant pour instruction aux préfets de contrôler les déplacements des étrangers en situation irrégulière condamnés à des peines de prison, afin d’assurer leur éloignement effectif à leur sortie de prison [177]. Ces informations sont consultables jusqu’à la fin du premier trimestre de l’année qui suit la fin de l’incarcération. Ainsi, le préfet du département d’un centre pénitentiaire peut consulter ce fichier. Or, le fait d’incarcérer une personne que les autorités judiciaires ou administratives ont décidé d’expulser est une situation paradoxale car l’étranger ne sera pas éloigné du territoire français tant qu’il sera détenu. À Fresnes, par exemple, le greffe de la maison d’arrêt est en contact permanent avec la préfecture du Val-de-Marne et lui fournit toutes les informations relatives à l’incarcération des personnes de nationalité étrangère. Cela a pour conséquence l’opposition, par l’administration, de la notion de « trouble à l’ordre public » lors d’une première demande ou d’un renouvellement de titre de séjour. Une circulaire du 8 février 1994 précise en effet que la menace à l’ordre public s’apprécie « au regard de l’ensemble des éléments de fait et de droit caractérisant le comportement personnel de l’étranger en cause. Il n’est donc ni nécessaire, ni suffisant que l’étranger ait fait l’objet de condamnations pénales. L’existence de celles-ci constitue cependant un élément d’appréciation au même titre que d’autres éléments tels que la nature, l’ancienneté ou la gravité de faits reprochés à la personne ou encore son comportement habituel » [178].
De même, les agents de la police aux frontières (PAF) se rendent régulièrement dans les maisons d’arrêt pour rechercher les détenus étrangers qui font l’objet d’une mesure d’éloignement et préparer l’exécution de cette mesure. À sa sortie de prison, l’intéressé se retrouve placé en rétention administrative. Il est à noter que la période de détention n’est pas prise en considération pour évaluer la durée de la présence en France, le séjour dans un centre pénitentiaire étant considéré comme un séjour en dehors du territoire français, selon la jurisprudence administrative. Par conséquent, lors d’une demande de titre de séjour, quels que soient les faits pour lesquels l’intéressé est incarcéré, l’administration devra tenir compte de ses attaches privées, sociales et familiales en France, et notamment de la durée de sa présence en France, mais ne prendra pas en considération la période d’incarcération.
Quand l’étranger a été condamné à une peine de prison mais a échappé à un arrêté d’expulsion, n’ayant pas été considéré comme une menace « grave » à l’ordre public mais représentant « uniquement » un trouble ou une « simple » menace à l’ordre public, il peut se voir notifier une obligation de quitter le territoire sans délai, mesure qu’il doit contester dans les quarante-huit heures. Lorsque l’administration n’a pas transmis la requête dans ce délai, se pose alors clairement le problème du droit à un recours effectif. Mais, comme l’a précisé le Conseil d’État, le non-respect du délai de recours ne peut être imputé au détenu dont la requête doit être considérée comme étant recevable.
Le détenu étranger ne peut ainsi jouir librement des mêmes garanties qu’un étranger libre, en raison de l’attitude de l’administration pénitentiaire qui refuse parfois d’exercer des recours dans les délais. Il en est de même pour les demandeurs d’asile incarcérés qui ne peuvent demander le statut de réfugié en raison de la nécessité pour eux de se déplacer à l’Ofpra pour déposer leur demande. En revanche, la Cour nationale du droit d’asile convoque le client qui fait alors l’objet d’une extraction pour être présent à l’audience. Autant dire que les conditions dans lesquelles la défense de son dossier a été préparée sont particulièrement défavorables, notamment en l’absence d’un interprète en prison et de la mauvaise impression donnée à la Cour en raison même de cette incarcération qui fait suite à une condamnation pour séjour irrégulier…
L’incarcération n’a pas d’effet uniquement sur le droit au séjour. Elle peut aussi entraîner la privation de certains droits sociaux. C’est le cas notamment de l’allocation pour adulte handicapé dont l’attribution est conditionnée à la régularité du séjour. Le problème se pose alors lorsque l’étranger n’a pu renouveler son titre de séjour pendant sa détention. De même, les organismes de sécurité sociale « peuvent avoir accès aux fichiers des services de l’État (Agdref, etc.) pour obtenir les informations administratives nécessaires à cette vérification » [179] et refuser l’attribution d’une allocation dès lors qu’il est constaté que l’étranger est dépourvu de titre de séjour. Les agences de Pôle emploi sont elles aussi tenues de vérifier la régularité du séjour des étrangers inscrits en qualité de demandeurs d’emploi. Pour bénéficier du RSA, il faut apporter la preuve de cinq années de résidence régulière, la détention faisant perdre ce bénéfice.
Des Français à surveiller
En matière de demande de naturalisation également, les informations contenues dans les fichiers peuvent constituer un motif de refus ou d’ajournement, telles que les informations contenues dans le système de traitement des infractions constatées (Stic). Cependant, au moment où l’étranger demandera la nationalité française, le fait d’avoir été en situation irrégulière sera un motif de refus, alors même que la personne a été régularisée et que c’est l’administration qui l’avait mise dans cette situation d’illégalité par une décision administrative elle-même illégale et sanctionnée par le tribunal administratif.
Lors de la demande de nationalité française, les étrangers sont inscrits dans un fichier créé par l’arrêté du 27 juillet 1994 et auquel plusieurs administrations peuvent avoir accès. Ce fichier indique également les cas de perte éventuelle de la nationalité française, et peuvent y figurer les convictions religieuses et politiques des intéressés. Les Français naturalisés sont donc considérés comme des Français à surveiller. Il en était de même pour les Algériens du temps de la colonisation où le fichage généralisé distinguait les Français selon le statut qui leur était conféré et selon leur degré de « dangerosité ». Les Algériens étaient également catégorisés selon leur appartenance politique dès le début de l’insurrection pour l’indépendance [180]. Comme le rappelle le Dictionnaire permanent du droit des étrangers, dans l’étude relative aux fichiers, « le Conseil d’État avait déjà jugé que la mise sur fichier des personnes de statut civil de droit local, notamment les Algériens ayant bénéficié d’une reconnaissance de la nationalité française, était contraire à la loi “Informatique et Libertés” du 6 janvier 1978, car elle tendait à faire apparaître leurs opinions religieuses » [181].
Ainsi, les décisions de refus d’accorder la nationalité française aux candidats de religion musulmane sont de plus en plus nombreuses, car l’intéressé n’aurait pas adhéré à certains critères, par ailleurs non définis, des « valeurs de la République » et notamment de la « laïcité ».
Certains Français font eux-mêmes l’objet de suspicion lorsqu’ils sont nés à l’étranger, en particulier dans une ancienne colonie… Par la remise en cause de leur acte d’état civil, il leur est indirectement signifié qu’ils sont perçus comme de potentiels fraudeurs. Pour les Français par mariage, dont l’acquisition de la nationalité est conditionnée à une communauté de vie pendant un délai qui est passé de six mois à quatre ans aujourd’hui, la suspicion de « fraude » est devenue une véritable épée de Damoclès. Tout mariage d’un étranger avec une Française ou d’une étrangère avec un Français est scruté à la loupe dès avant sa célébration : la « prévention » des mariages dits « blancs » ou de complaisance, empêche de nombreux couples de vivre sereinement leur idylle [182]. Après l’enregistrement de la déclaration de nationalité française, la vie commune doit se poursuivre dans les années qui suivent ; à défaut, l’étrangère conjointe de Français ou l’étranger conjoint de Française sera soupçonné d’avoir fraudé ; en d’autres termes, il sera considéré avoir attendu d’avoir la nationalité française pour rompre avec son époux(se). Le procureur de la République a alors la possibilité de faire annuler l’enregistrement de la nationalité française. Des ressortissants français présumés avoir fraudé pour devenir français peuvent ainsi se retrouver du jour au lendemain dépourvus de titre de séjour, devenus des « sans-papiers ».
Les outils de la criminalisation des étrangers sont nombreux. Autant l’étranger peut rapidement devenir un « clandestin », autant il lui est difficile de sortir de ce statut. Cette évolution n’a fait que se renforcer ces dernières années. Ainsi, le droit et sa pratique se développent en fonction de l’environnement politique xénophobe et non sur le fondement de valeurs dites universelles des droits de l’Homme.
III. Pénaliser pour stigmatiser
À chaque projet de loi, on retrouve, dans les discours et les exposés des motifs, les figures bien connues du passeur, du négrier, de l’exploiteur, pour justifier des dispositifs toujours plus répressifs.
La criminalisation des étrangers passe avant tout par des pratiques, en particulier policières, dont le caractère massif et répété est avéré : rafles, « bouclages » de certains quartiers, contrôles d’identité au faciès, sont autant de dispositifs qui contribuent à ce qu’étrangers et étrangères se sentent traquées. Ces pratiques, largement considérées comme légitimes, sont un facteur de racialisation des rapports sociaux et des relations entre agents et usagers de l’administration.
Les usages du droit pénal contre les étrangers
Nathalie Ferré Université Paris 13
L’instrumentalisation du droit pénal constitue une caractéristique majeure de l’évolution du droit des étrangers. Certes, le recours à la pénalisation connaît des dérives dans bien d’autres domaines, mais il a atteint, en matière d’immigration, un niveau inégalé. Les délits, apparus dans les années 2000, de mariage ou de paternité de complaisance [183] en sont la parfaite illustration. N’est-ce pas détourner le droit pénal de ses vocations originelles lorsque des peines extravagantes sanctionnent des comportements dûment sélectionnés, induisant par ailleurs un traitement discriminatoire ? Ainsi, criminaliser celui ou celle qui s’est marié(e) pour obtenir un titre de séjour et non pas celui ou celle qui l’a fait pour obtenir un avantage autre interroge à la fois le principe fondamental évoqué et les raisons réelles qui sous-tendent l’existence de l’infraction. Dans les deux cas, on porte atteinte à la sacro-sainte union matrimoniale. Pourquoi, dès lors, ne sanctionner que le premier, si ce n’est pour répondre à d’autres objectifs que ceux qui sont affichés ? Le droit des étrangers fourmille de faux-semblants. Si le législateur tente encore de les dissimuler [184], le politique tend aujourd’hui à les assumer.
Parler d’instrumentalisation ou de faux usages implique de démontrer une utilisation illégitime, contraire aux objectifs du droit pénal. Nul n’ignore ce que le verbe instrumentaliser signifie en langage courant : utiliser à son profit. Ce peut être détourner une matière de ses objectifs pour s’en servir à une autre fin, en l’occurrence ici ce qui fait office de politique d’immigration et d’asile. Ainsi, poursuivre des passeurs permet de trouver des causes à une prétendue immigration « illégale » menaçante et/ou dangereuse et, dans le même temps, de trouver les remèdes… puisqu’il suffirait de les chasser et de les punir pour que l’immigration non désirée soit, si ce n’est stoppée, du moins limitée.
Se saisir pleinement de cette instrumentalisation supposerait de revenir, en quelques mots, sur l’objet et les finalités du droit pénal. On ne s’intéressera pas au sens des peines, même s’il y a beaucoup à dire. De façon simple, le droit pénal définit l’ensemble des infractions et des peines qui sont applicables aux auteurs dans le but de maintenir l’ordre public, l’ordre économique et l’ordre social. À la pénalisation des comportements et à leur répression effective, sont attachées des fonctions bien connues d’intimidation, d’élimination, de rétribution au service de la société et de réparation pour la victime. De cela, il ne sera pas question.
Notre objectif n’est pas davantage d’étudier les infractions propres à la législation sur les étrangers. Elles sont nombreuses, de plus en plus nombreuses, accompagnées de peines démesurées. Le fait d’être en situation irrégulière en France est toujours puni – sur le papier, en vertu de l’article L. 621-1 du Ceseda – d’un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende. Le plus souvent, ce ne sont pas ces peines encourues qui « intimident » et effraient les étrangers sans papiers mais, en premier lieu, le risque d’être éloignés. Il ne faut pas pour autant méconnaître les effets de l’enfermement, qui plus est de droit commun. Les étrangers, comme toutes autres personnes, restent très marqués par un séjour en prison. L’essentiel ici est d’avoir en tête l’existence de ce corpus répressif. Cette pénalisation (directe) de l’immigration va en effet permettre de disposer d’outils, que ce soit au stade de la qualification pénale elle-même ou des moyens empruntés à la procédure pénale, qui vont être détournés de leur sens ou de leur objet pour être mis au service de la politique d’immigration. C’est ce phénomène, perturbé pour partie par la jurisprudence El Dridi du 28 avril 2011, qu’il convient d’examiner. Beaucoup d’auteurs ont parlé, pour commenter cette décision rendue par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), de « dépénalisation ». Partant, ils décrivent un processus allant dans le sens inverse de celui que nous entendons prospecter. Ce n’est pas si simple puisque la portée de l’arrêt est sujette à discussion. Pour l’instant, en tout cas, la réglementation n’a pas changé. Et l’instrumentalisation, dénoncée, du droit pénal conserve, à notre sens, toute son actualité.
Le processus d’instrumentalisation peut être appréhendé sous deux angles. Sous celui, en premier lieu, de la procédure. Il s’agit alors de montrer comment le droit de la procédure pénale (et incidemment le droit pénal) est utilisé pour interpeller des étrangers en situation irrégulière alors même que l’administration (préfectorale, policière et surtout judiciaire) n’a aucunement l’intention d’aller sur la voie pénale ni de poursuivre les auteurs d’infraction. Il s’agit juste ici de contrôler, le cas échéant d’appréhender et d’éloigner du territoire français. De la même façon, sous un second angle, le droit pénal lui-même peut être perçu comme un instrument permettant de détourner les regards et de capter les attentions, notamment grâce à son aptitude à désigner des coupables à l’immigration irrégulière, plus facilement qualifiée de clandestine ou d’illégale : les négriers, les passeurs, les exploiteurs en tout genre. Il s’agit, là encore, d’atteindre une autre cible et, sous couvert d’un discours compassionnel, de frapper en réalité plus les victimes que les auteurs de ces pratiques.
Les outils de la sanction répressive
L’existence de qualifications pénales permet d’avoir accès à une procédure spécifique, la procédure pénale, qui, notamment, décline les pouvoirs d’investigation donnés à la police pour chercher, constater et poursuivre les infractions [185]. C’est parce que tel comportement ou telle situation est appréhendée par le droit pénal – autrement dit constitue une contravention, un délit ou un crime – que les agents disposent de moyens contraignants et sont autorisés, dans les limites de la loi, à priver l’auteur présumé de ses libertés fondamentales, comme celle d’aller et venir. Ainsi, d’un point de vue pragmatique, si la pénalisation sert à stigmatiser certaines catégories de personnes, à donner de la visibilité à des phénomènes ou, de façon plus positive, à protéger des intérêts considérés comme essentiels par le législateur, elle permet surtout de bénéficier d’outils propres à la mise en œuvre de la sanction répressive (ou à la potentialité de sa mise en œuvre). C’est parce que le séjour irrégulier constitue un délit que les règles de la procédure pénale peuvent trouver à s’appliquer. Le droit pénal a une fonction de double légitimité : il désigne le comportement ou la situation de l’individu comme grave ou dangereuse pour l’ordre public ; il rend nécessaire la mise à disposition de moyens exceptionnels, modulables éventuellement selon les infractions en cause et leur gravité.
L’article 78 du code de procédure pénale (CPP) prévoit, dans le cadre des enquêtes préliminaires, le recours à la coercition pour obtenir la comparution d’une personne qui n’a pas déféré à la convocation d’un officier de police judiciaire : « Les personnes convoquées par un officier de police judiciaire pour les nécessités de l’enquête sont tenues de comparaître. L’officier de police judiciaire peut contraindre à comparaître par la force publique, avec l’autorisation préalable du procureur de la République, les personnes qui n’ont pas répondu à une convocation à comparaître ou dont on peut craindre qu’elles ne répondent pas à une telle convocation. Les personnes à l’encontre desquelles il n’existe aucune raison plausible de soupçonner qu’elles ont commis ou tenté de commettre une infraction ne peuvent être retenues que le temps strictement nécessaire à leur audition, sans que cette durée ne puisse excéder quatre heures. S’il apparaît, au cours de l’audition de la personne, qu’il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement, elle ne peut être maintenue sous la contrainte à la disposition des enquêteurs que sous le régime de la garde à vue. Son placement en garde à vue lui est alors notifié dans les conditions prévues à l’article 63. L’officier de police judiciaire dresse procès-verbal de leurs déclarations. Les agents de police judiciaire désignés à l’article 20 peuvent également, sous le contrôle d’un officier de police judiciaire, entendre les personnes convoquées ». Il s’agit donc d’aller chercher la personne chez elle et de la ramener dans les services de police par la force. Il faut que les personnes aient été convoquées en amont pour les nécessités de l’enquête. Mais on peut user directement de la contrainte, avec l’autorisation du procureur de la République, à l’encontre des personnes dont on peut craindre qu’elles ne répondent pas à une telle convocation. Nous en sommes au stade de l’enquête préliminaire ; il s’agit de constater les infractions et d’en découvrir les auteurs.
Or, concernant les étrangers en situation irrégulière, il est clair qu’en les convoquant ou en allant directement les chercher par la contrainte (parce que l’on présume qu’ils ne répondront pas à la convocation), il n’y a aucune intention – et ce, dès la mise en mouvement de la procédure – de les amener sur la voie pénale. Autrement dit, la poursuite pénale pour séjour irrégulier n’est pas envisagée, en aucune façon et à aucun stade de la procédure. Or, les agents utilisent les moyens prompts à rechercher les auteurs de ce délit et à mettre en œuvre le processus pénal.
Dans la sinistre circulaire du 21 février 2006 relative à l’interpellation des étrangers en situation irrégulière, on peut lire : « L’application de cet article [l’article 78] à l’encontre d’une personne en situation irrégulière, alors même que le parquet n’aurait pas l’intention de donner une suite à la procédure, a parfois donné lieu à des hésitations [et pour cause…], en ce que la coercition n’aurait alors pour objet que de faciliter le bon déroulement d’une procédure administrative d’éloignement du territoire ». Pourtant, poursuit la circulaire, le recours à cette disposition légale est tout à fait légitime. Pourquoi ? Parce que, justement, ce qui la justifie, c’est bien l’existence d’une infraction pénale – le délit de séjour irrégulier – et que, par conséquent, toujours selon la circulaire, le recours à cette mesure est destiné à constituer le point de départ d’une procédure judiciaire dont il n’est pas possible de présupposer l’orientation finale. Les ministres signataires de la circulaire maintiennent donc le suspens, ce qui permet au texte d’échapper à la censure. Le film a beau être mauvais car la fin est connue d’avance, le Conseil d’État, lui, apprécie en se disant convaincu par la démonstration.
Dans sa décision du 7 février 2007 [186], la Haute juridiction, saisie par plusieurs organisations [187] investies dans la défense des étrangers d’un recours en annulation contre la circulaire de 2006, répond que la combinaison de différents passages de la circulaire n’implique pas, par elle-même, que les procédures prévues par l’article 78 et pour la garde à vue seraient sciemment utilisées dans un autre but que ceux de la conduite de l’action publique pour lesquelles elles ont été définies et encadrées par la loi. Les associations requérantes ont donc invoqué vainement un « détournement de l’usage de ces voies de procédure judiciaire », à savoir que la finalité réelle des opérations n’était pas d’engager des poursuites, mais de mettre à exécution des mesures d’éloignement. Le Conseil d’État laisse le soin au juge judiciaire de statuer sur les éventuels détournements de procédure et de les censurer sur la base de dossiers individuels. Sans être grand mage, on peut cependant douter qu’il soit facile de démontrer l’absence d’intention de poursuivre… sauf à faire signer au procureur de la République un document par lequel il dit renoncer à l’action publique ! Les interpellations à domicile de sans-papiers se sont effectivement multipliées.
Détournement de la garde à vue
L’utilisation détournée du dispositif sur la garde à vue repose sur les mêmes ressorts. Autrefois, la police judiciaire pouvait garder à vue une personne simplement pour les nécessités de l’enquête. Avec la loi du 15 juin 2000 sur la présomption d’innocence, la mesure ne devient possible que s’il existe à l’égard de la personne une ou plusieurs raisons plausibles de croire qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction. Le régime de la garde à vue a donc fait l’objet d’une profonde réforme sous la triple pression de la Cour européenne des droits de l’Homme [188], de la Cour de cassation [189] et du Conseil constitutionnel. Ce dernier, dans sa décision du 30 juillet 2010 [190] consécutive à une question prioritaire de constitutionnalité, a jugé qu’un certain nombre de dispositions du code de procédure pénale ayant trait à cette mesure contraignante étaient contraires à la Constitution. La déclaration d’inconstitutionnalité prenant effet au 1er juillet 2011, le législateur disposait d’un an pour réviser son dispositif. Ce qui fut fait avec la loi du 14 avril 2011. Celle-ci crée un nouvel article qui donne une définition de la garde à vue et, dans le même temps, fixe les conditions du recours à cette mesure. Ainsi, selon l’article 62-2, « la garde à vue est une mesure de contrainte décidée par un officier de police judiciaire, sous le contrôle de l’autorité judiciaire, par laquelle une personne à l’encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement est maintenue à la disposition des enquêteurs ». Pour que la garde à vue puisse être prolongée de vingt-quatre heures, il faut que la personne, retenue dans les locaux de la police, encoure une peine d’emprisonnement au moins égale à un an [191]. Le séjour irrégulier étant puni d’une peine d’emprisonnement d’un an, la nouvelle exigence posée par la loi de 2011 n’était pas de nature à gêner les pratiques policières en matière d’interpellations d’étrangers sans papiers. C’était sans compter, toutefois, sur le juge communautaire qui, avec sa décision déjà évoquée du 28 avril 2011 [192], a semé la zizanie. En effet, la Cour de justice de l’Union européenne, amenée à interpréter la « directive retour » de 2008 [193], a énoncé que ce texte s’oppose « à une réglementation d’un État membre […] qui prévoit l’infliction d’une peine d’emprisonnement à un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier pour le seul motif que celui-ci demeure, en violation d’un ordre de quitter le territoire de cet État dans un délai déterminé, sur ledit territoire sans motif justifié ». La portée de cet important arrêt est encore discutée. Condamne-t-il tout le dispositif infractionnel lié à la lutte contre l’immigration irrégulière ? Annonce-t-il la fin de la pénalisation des étrangers sans papiers ? Si tel était le cas, la présente analyse n’aurait plus vraiment sa place, sauf à servir l’histoire. Notons d’emblée que la fin des peines d’emprisonnement ne signifie pas la disparition des délits – il y a des délits pour lesquels seule une peine d’amende est encourue – mais, si telle est la portée de la décision El Dridi, l’infraction perdrait une part de son intérêt, notamment en matière de placement en garde à vue. En effet, la réglementation actuelle n’autorise le recours à cette mesure que si la personne encourt une peine d’emprisonnement (égale à un an au moins pour que la mesure puisse être renouvelée).
Les pouvoirs publics (gouvernement, administration préfectorale, police…) ont été secoués par l’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne. Preuve en est d’ailleurs la place tenue, en droit français, par la pénalisation de l’immigration dans le processus de reconduite à la frontière. Le 12 mai 2011, le garde des Sceaux adressait aux parquets une circulaire [194] livrant une interprétation minimaliste, et pour cette raison contestable, de la décision judiciaire : le délit de séjour irrégulier n’est pas concerné par la directive 2008/115 et ne peut donc être affecté par cette jurisprudence ; la soustraction à une mesure d’éloignement (à la condition que cette mesure ne soit pas de nature judiciaire, selon le ministre) punissable de trois ans d’emprisonnement [195] ne peut être poursuivie que si un défaut manifeste de coopération de la part de l’étranger ou une résistance à l’exécution forcée de la procédure d’éloignement peut être caractérisée. Dans l’attente d’une nouvelle décision du juge communautaire et/ou de la Cour de cassation, les juridictions du fond françaises adoptent des solutions divergentes sur la possibilité de placer ou non en garde à vue un étranger en situation administrative irrégulière. Ainsi, là [196], des étrangers se sont retrouvés en liberté par ordonnance du juge des libertés et de la détention en raison de l’illégalité de la procédure de la garde à vue [197] ; ici [198], d’autres ont vu prolonger leur rétention administrative alors même qu’ils avaient subi le même traitement.
Pour en revenir à l’objet même de la mesure, le procureur de la République est immédiatement informé de tout placement en garde à vue car il lui appartient de décider de la mise en œuvre ou non de l’action publique. Cette information est censée constituer, surtout à ce stade, une garantie pour le gardé à vue. La garde à vue est une mesure qui relève de la police judiciaire ; elle n’est donc pas au service d’une procédure administrative mais elle est liée à la commission d’infractions qu’il s’agit une nouvelle fois de constater et, le cas échéant, de poursuivre et de condamner. Pourtant, dans la quasi-totalité des situations que les avocats, les associations et collectifs ont à connaître, la garde à vue n’est qu’un maillon de la chaîne du processus d’éloignement, comme le sont du reste les contrôles d’identité. La garde à vue constitue une mesure coercitive qui doit permettre, en principe, à la police de rassembler des éléments de preuve sur l’infraction, et des informations sur la personnalité de la personne gardée à vue. Lorsqu’il s’agit d’un étranger interpellé au motif qu’il est en situation administrative irrégulière, les investigations pour constater l’irrégularité du séjour sont aisées et sommaires. La police ne s’interroge pas sur les chances de régularisation de la personne gardée à vue. On n’a pas besoin de vingt-quatre heures pour identifier la personne et vérifier ses déclarations.
La circulaire précitée du 21 février 2006 rappelle qu’il est tout à fait possible de garder à vue un étranger en situation irrégulière, même si l’infraction est classée sans suite. En fait, là encore, les poursuites ne sont pas envisagées, mais comment le faire valoir ? Si le salut ne vient pas de la dépénalisation du séjour irrégulier, peut-il venir des dernières évolutions législatives ?
Les conditions issues de la dernière réforme ne semblent pas de nature à empêcher le placement en garde à vue des étrangers dans l’attente de procéder à leur mise en rétention d’abord puis à leur éloignement. L’article 62-2 précité énonce que cette mesure doit être l’unique moyen pour parvenir à l’un des objectifs fixés par la loi, parmi lesquels « permettre l’exécution des investigations impliquant la présence ou la participation de la personne » ou encore « garantir la mise en œuvre des mesures destinées à faire cesser le crime ou le délit ». La disposition légale, vu l’étendue des objectifs affichés, n’offre pas, de prime abord, une marge d’action intéressante pour le conseil de l’étranger. En revanche, la possibilité d’être assisté, dès le placement en garde à vue, par un avocat permet d’améliorer la qualité de la défense de la personne retenue, emportée dans un processus d’éloignement.
Pour justifier la durée de la garde à vue, les ministres de l’intérieur et de la justice prennent appui, dans la circulaire précitée de 2006, sur un arrêt rendu en chambre mixte le 7 juillet 2000 [199]. Dans cette affaire, le juge des libertés et de la détention (alors appelé « juge du 35 bis ») avait, en appel, décidé de remettre en liberté l’étranger au motif que la garde à vue avait eu une durée excessive, alors même qu’aucun acte n’avait été diligenté par la police entre l’audition de l’intéressé quelques heures après le placement en garde à vue et la levée de cette mesure, juste avant l’expiration du délai de vingt-quatre heures. Cette ordonnance est censurée ; il suffit, pour la Cour de cassation, que le délai légal de vingt-quatre heures n’ait pas été dépassé. Cette jurisprudence est constante. Elle favorise les détournements de procédure.
Contrôler pour faire du chiffre
La réglementation consacrée aux contrôles d’identité et à la vérification de la situation administrative des étrangers est complexe. Elle est source de discrimination puisque tout le monde n’est pas traité pareillement en la matière.
Il existe en effet une disposition spécifique permettant de vérifier la situation administrative des étrangers. Elle est régie par l’alinéa 1 de l’article L. 611-1 du Ceseda. À la lecture des procès-verbaux relatifs à l’interpellation, cette faculté est rarement utilisée car elle se révèle peu opérationnelle : la possibilité, donnée par les textes, de demander à quelqu’un de justifier de sa situation administrative sur la base de « signes objectifs extérieurs d’extranéité » [200] laisse, aux yeux de la police, une marge d’intervention trop étroite. Il est donc fréquent que celle-ci demande aux personnes interpellées de justifier de leur situation administrative : il leur importe peu de savoir qui elles sont. On recherche des étrangers et étrangères dépourvues de titre de séjour et on agit sur la base de signes souvent discriminatoires (couleur de peau, apparence physique, tenue vestimentaire…). La disposition légale sert à contourner l’ensemble du dispositif mis en place par le code de procédure pénale sur les contrôles d’identité.
Les contrôles frontaliers – pratiqués dans les « zones frontalières » [201] – sont également destinés aux étrangers, même s’ils sont régis par le code de procédure pénale, plus précisément par l’article 78-2 qui décline l’ensemble des hypothèses dans lesquelles la police est autorisée à procéder à un contrôle d’identité. Là encore, il s’agit de s’assurer que les personnes disposent des documents leur permettant d’être sur le sol français. Les agents de police ont usé et abusé de ces contrôles jusqu’à ce que la Cour de justice de l’Union européenne les mette sur la touche [202]. Le législateur n’a pas tardé à intervenir pour les rétablir en modifiant très légèrement le texte de façon à satisfaire, en apparence, aux exigences du droit communautaire [203]. Les contrôles frontaliers sont trop commodes pour qu’on s’en prive : à l’intérieur des zones, et en particulier dans la totalité des gares, les agents peuvent procéder librement à des contrôles. Ce n’est pas la pénalisation du séjour qui permet de procéder aux opérations, mais le respect de formalités administratives… C’est d’ailleurs ce qui a contrarié le juge communautaire. Désormais, depuis l’intervention législative, ces contrôles frontaliers sont justifiés par « la prévention et la recherche des infractions liées à la criminalité transfrontière ». Les pratiques policières ont repris comme dans le passé. Les contrôles ne serviront aucunement à combattre la criminalité transfrontière mais à rechercher et à interpeller des étrangers circulant dans les gares.
L’utilisation des contrôles d’identité judiciaires pour interpeller les personnes étrangères en situation irrégulière constitue une autre manifestation de l’instrumentalisation des outils du droit pénal. C’est le cas en particulier des opérations menées dans le cadre de réquisitions du procureur de la République. Les réquisitions sont alors prises par le procureur « aux fins de recherche et de poursuite d’infractions qu’il précise » [204]. C’est en septembre 2005 que les contrôles d’identité sur réquisitions se sont multipliés, notamment à Paris. Ils ont souvent pris la forme d’opérations ponctuelles, avec des interventions limitées à certains quartiers et ciblées uniquement sur quelques nationalités : par ici des contrôles uniquement de « Chinois » dans le quartier parisien de Belleville, par là d’autres visant les ressortissants afghans près de la gare de l’Est, pour ne prendre que ces deux exemples. Le but est d’interpeller le plus grand nombre possible d’étrangers en situation irrégulière en vue de réaliser les objectifs chiffrés du gouvernement en matière de reconduites à la frontière. Il ne s’agit nullement de poursuivre pénalement les auteurs des délits de séjour irrégulier. Les réquisitions du procureur visent souvent de façon artificielle, en plus de l’infraction de séjour irrégulier, d’autres délits (liés au travail, à l’usurpation d’identité, au recel…). La mention d’infractions dans les réquisitions sert à légitimer légalement le recours à des opérations de contrôle systématiques, sans avoir besoin de justifier, dans le périmètre autorisé, la façon dont les personnes sont choisies.
L’exemple le plus marquant du « détournement de procédure », en l’occurrence l’utilisation d’une commission rogatoire, fut l’opération réalisée dans le foyer de la rue des Terres-au-Curé dans le 13e arrondissement de Paris : en février 2008, 400 policiers entrent dans le foyer sur la base d’une commission rogatoire prise quelques mois auparavant par un juge d’instruction. Les infractions visées sont le séjour irrégulier, l’usurpation d’identité et les délits d’aide au séjour irrégulier et d’hébergement portant atteinte à la dignité. Ces deux dernières infractions constituent la cible de l’opération de communication. Il s’agit de camoufler les vraies raisons de l’opération sous des motifs faussement humanitaires : des personnes peu recommandables abuseraient de la vulnérabilité des étrangers qui n’ont pas de papiers. Résultat : plus d’une centaine d’interpellations de « sans-papiers » avec placements en rétention… Quelques personnes sont gardées à vue, puis libérées. Il n’y aura aucun procès pénal mais uniquement des procédures judiciaires liées au placement en rétention avant éloignement. Ces éléments factuels montrent bien comment la procédure pénale peut être tordue pour parvenir à ses fins en matière de lutte contre l’immigration irrégulière.
Sous les discours compassionnels
Un panel d’infractions a parfois vocation simultanément à servir un discours empreint d’humanité et à expliquer l’existence et la persistance d’une immigration non désirée. Ainsi se profilent diverses figures auxquelles les politiques ne cessent de se référer, celle du passeur, du négrier, de l’exploiteur… À chaque projet de loi, on les retrouve dans les exposés des motifs et les discours pour justifier des dispositifs toujours plus répressifs, pour servir d’écran ou encore mettre en avant des causes aux migrations de « sans-papiers », plus volontiers qualifiées d’immigration illégale.
Les figures sont bien connues. Toutes sont saisies par le droit pénal et font écho à plusieurs crimes et délits. Il existe évidemment des phénomènes d’exploitation détestables qui reposent sur la vulnérabilité et la dépendance des personnes. Nous ne le nions pas et il faut les combattre. Mais il convient de s’attarder sur ce que ces figures cachent, autrement dit sur les dessous des poursuites et des condamnations et, en amont, sur les raisons d’être des dispositifs pénaux.
L’arsenal infractionnel, fort puissant, s’inscrit ici dans un processus compassionnel, et traduit – est censé révéler à tout le moins – une empathie à l’égard des victimes de trafics de toute nature. La pratique montre toutefois une toute autre réalité. Et les victimes se retrouvent souvent poursuivies et punies. Victimes et bourreaux se confondent parfois en ce sens que le même individu peut être amené à changer de personnage : d’abord victime, il enfile ensuite le costume du méchant. Les réalités sont souvent plus nuancées que celles que les pouvoirs publics entendent décrire et imposer à l’opinion.
Il serait trop long de revenir sur les petites phrases, les déclarations qui relèvent de l’approche ici décrite. Pour les uns, les trafics de main-d’œuvre sont « l’aspirateur principal de l’immigration clandestine », la « criminalisation des filières », « l’un des phénomènes les plus importants de ces cinq dernières années en matière d’immigration » ; pour les autres, sur un mode plus compassionnel, « un clandestin, c’est d’abord un homme ou une femme victime de trafics scandaleux » [205]. Il y a des amalgames systématiques, des ponts qui sont établis de façon automatique lorsqu’il s’agit de justifier la lutte contre l’immigration irrégulière et la répression, comme si l’immigration n’était le fait que de « filières » mafieuses : « La lutte contre les filières d’immigration clandestine, qui sont aussi celles de la traite des êtres humains, du proxénétisme, de la servitude et de l’exploitation, est la priorité de mon action » [206]. Ces différentes figures constituent des faux-semblants.
La figure du trafiquant d’êtres humains renvoie au dispositif juridique relatif à la traite et à l’exploitation d’êtres humains. La traite peut se définir simplement comme une forme contemporaine d’esclavage ; elle consiste dans le recrutement de personnes par un intermédiaire (ou l’intéressé lui-même) à des fins d’exploitation. Celle-ci peut alors prendre les formes les plus diverses : exploitation sexuelle, travail, prélèvement d’organe… Et le trafiquant peut être proxénète, patron ou encore intermédiaire mafieux. La réglementation française est d’une grande complexité, et rares sont les spécialistes qui la maîtrisent. Le délit spécifiquement consacré à la traite a été intégré dans le code pénal par la loi du 18 mars 2003 [207]. En application de l’art. 225-4-1 du code pénal, « la traite des êtres humains est le fait, en échange d’une rémunération ou de tout autre avantage ou d’une promesse de rémunération ou d’avantage, de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l’héberger ou de l’accueillir, pour la mettre à sa disposition ou à la disposition d’un tiers, même non identifié, afin de permettre la commission contre cette personne des infractions de proxénétisme, d’agression ou d’atteintes sexuelles, d’exploitation de la mendicité, de conditions de travail ou d’hébergement contraires à sa dignité, soit de contraindre cette personne à commettre tout crime ou délit ».
Mais autour de cette infraction se mêlent et s’agrègent de nombreux délits et crimes, du délit d’atteinte à la dignité des personnes au proxénétisme et aux agressions sexuelles en tous genres. Le dispositif souffre de deux maux principaux : sa complexité déjà évoquée et son insuffisance au regard du droit international [208]. Ainsi, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme a-t-elle recommandé, dans son avis du 18 décembre 2009 sur la traite et l’exploitation des êtres humains en France, de clarifier les notions pour éviter certaines pratiques judiciaires. Johanne Vernier, dans son rapport [209] qui a servi de base à l’avis précité, montre surtout que le dispositif, censé être au service de la lutte contre la traite et l’exploitation, conduit en pratique à rendre directement ou indirectement coupables les personnes qui en sont victimes. Ainsi, les victimes peuvent être appréhendées, éventuellement poursuivies, pour racolage public et, le cas échéant, éloignées du territoire lorsqu’elles sont en situation irrégulière, et ce au mépris du droit interne et conventionnel [210].
Certes, les victimes qui sont dépourvues de papiers sont en principe protégées et ont droit à un titre de séjour si elles acceptent de coopérer avec la police et la justice, mais ce droit de porter plainte, avec les conséquences qui peuvent en découler, est obéré par le risque d’être éloigné de France. Sans compter que le droit à bénéficier d’une carte de séjour précaire est livré à l’appréciation souveraine de la préfecture. Il n’y a, en la matière, aucune automaticité. En conséquence, ce dispositif, au-delà de ses insuffisances, est naturellement nécessaire ; mais encore faut-il qu’il produise les effets escomptés et, notamment, qu’il serve à la protection des victimes. À la lumière des pratiques, ce contrat-là n’est manifestement pas rempli. Il y a plus de victimes inquiétées que d’auteurs de ces méfaits interpellés.
La figure du passeur est, pour reprendre le titre d’un article de la revue Plein droit, « bien commode » [211]. Pour les politiques, la qualification de « passeur » renvoie à un être peu recommandable, faisant partie d’une organisation mafieuse, exploitant la misère humaine. Il existe sans aucun doute des passeurs qui correspondent à ce personnage. Mais est-ce bien la majorité ? À quoi sert cette figure que les politiques entendent promouvoir et qu’ils n’ont de cesse de rappeler chaque fois que l’occasion – malheureusement le plus souvent un drame humain – se présente ?
Horribles passeurs…
À la lumière des pratiques judiciaires, les passeurs sont poursuivis, le plus souvent sur le fondement de l’article L 622-1 du Ceseda – aide au séjour irrégulier – parfois accompagné de la circonstance aggravante d’avoir agi en bande organisée. Ils sont presque toujours condamnés, si ce n’est pour aide au séjour irrégulier, pour avoir facilité ou directement organisé le passage vers l’Angleterre, à tout le moins pour leur situation irrégulière. Car passeurs et candidats au passage sont dans la même précarité administrative (et socio-économique d’ailleurs) ; et celui qui a tenté de passer peut, à son tour, devenir passeur pour récupérer un peu d’argent et retenter sa chance ultérieurement. Ces condamnations montrent que la France livre une guerre aux « méchants passeurs », et qu’elle œuvre au démantèlement des filières d’immigration clandestine.
Les passeurs, dont on nous dit qu’ils sont organisés en filières, sans produire d’éléments empiriques à l’appui de telles allégations, sont la cause de l’immigration « clandestine ». Autrement dit, s’il n’y avait pas ces filières et ces passeurs pour les animer, il n’y aurait pas d’étrangers en situation administrative irrégulière. Cette affirmation semble bien péremptoire. Elle relève davantage d’une posture dogmatique que d’une démonstration scientifique. Il est constant que de nombreux étrangers sont arrivés avec un visa, et/ou un statut, et que ce séjour « touristique », « pour études » ou tout autre objet a pu, malgré certaines tentatives, basculer vers l’irrégularité. Par ailleurs, beaucoup d’exilés franchissent les frontières de façon individuelle et non dans un cadre collectif organisé. S’ils bénéficient de soutiens et d’aides sur la route de leur exil – aides donnant lieu ou non à une rétribution – cela ne relève pas de situations que les politiques appellent des « filières mafieuses et organisées ».
La figure du passeur offre un autre avantage : elle est à la fois cause de l’immigration clandestine – si ces êtres sans scrupule ne permettaient pas à ces pauvres hères de traverser des déserts et des mers, il n’y aurait pas de « clandestins » – et remède à cette immigration clandestine puisqu’il suffit de démanteler tous ces réseaux et mettre hors d’état de nuire ceux qui y participent pour que les étrangers ne puissent plus venir.
Au nom de ces filières, les États adoptent des politiques toujours plus répressives et des outils de contrôle de plus en plus performants, à l’échelle nationale et dans le cadre de l’Union européenne [212]. Et ce sont d’abord les migrants qui en pâtissent puisqu’ils prennent des risques plus grands encore pour quitter leur pays, arriver sur notre territoire et tenter d’y demeurer, ne serait-ce que le temps de formuler une demande d’asile. Les actions policières opérées dans la région de Calais, sous couvert de démanteler les filières et les trafics d’êtres humains, frappent d’abord les exilés, interpellés, éloignés, dispersés… empêchés de demander l’asile. La figure du passeur a aussi son utilité économique : faire vivre l’industrie du contrôle à la prospérité galopante.
Condamner les patrons ou expulser les travailleurs ?
Après quelques errements sémantiques volontaires jouant sur les amalgames entre travail clandestin et travailleurs clandestins, le législateur a certes opéré un changement de vocabulaire et affiché une lutte tous azimuts contre le travail illégal – dénomination consacrée [213] désignant en droit français plusieurs infractions comme le travail et l’emploi dissimulé ou le prêt illicite de main-d’œuvre – mais on peut, tant à la lumière des pratiques que de certaines évolutions de la loi, douter de la sincérité de l’objectif [214]. Fait partie de la liste des délits relevant du travail illégal l’emploi d’étrangers non autorisés à exercer une activité salariée en France [215]. C’est bien commode, là encore, car sous couvert de lutter contre le travail illégal, les agents de contrôle disposent de moyens importants ; l’articulation de plusieurs procédures permet alors d’interpeller des travailleurs sans papiers. La directive européenne 2009/52 ne vise que le délit d’emploi d’étrangers en séjour irrégulier [216] ; elle entend augmenter les sanctions à l’encontre des employeurs et obliger les États membres à permettre aux salariés sans papiers de faire valoir leurs droits à l’encontre de leur employeur. De son côté, la réforme du droit des étrangers, portée par la loi Sarkozy du 16 juin 2011 [217] , transpose ces obligations et ainsi alourdit les sanctions. Elle prévoit également que les travailleurs auront droit à une meilleure indemnisation sur le plan pécuniaire. Reste à savoir cependant s’ils pourront recouvrer leurs créances sans avoir besoin de s’adresser au juge et, sinon, s’ils prendront le risque d’aller se défendre devant la juridiction prud’homale.
Le dispositif au service de la lutte contre l’emploi illégal, au sens de la directive [218] , ne cesse de s’enrichir de nouvelles sanctions, qu’elles soient de nature pénale, administrative ou civile. La finalité, louable en elle-même, est de stigmatiser les employeurs qui profitent de la vulnérabilité des étrangers sans papiers. L’important est d’afficher cette posture car cette sévérité voulue par le législateur ne se traduit pas par des chiffres, du moins pas par des condamnations pénales et civiles exemplaires. Combien de patrons condamnés, même inquiétés ? Plus l’entreprise est grande, plus les dirigeants semblent à l’abri de toute poursuite.
L’évolution la plus notable, en ce sens qu’elle s’est traduite en actes, tient à un changement des dispositifs juridiques et institutionnels permettant d’entrer dans les entreprises et d’y interpeller les travailleurs dépendants. Les pratiques mettent clairement en évidence que les opérations sont souvent organisées pour arrêter les salariés sans papiers et pour les inscrire dans un processus d’éloignement, et non dans un processus qui leur permettrait de récupérer leurs droits au regard des articles L. 8252-1 et L. 8252-2 du code du travail [219]. Plusieurs circulaires – la dernière en date étant celle du 2 juin 2010 [220] – entendent mettre au point des procédures conjointes mêlant police judiciaire et inspection du travail dans le but premier d’arrêter des travailleurs en situation irrégulière. La grande majorité des inspecteurs et contrôleurs du travail refusent de prendre part à ces opérations – « L’inspection du travail ne doit pas faire la police des étrangers [221] » – en rappelant leur mission première qui est de veiller au respect, par l’employeur, des dispositions légales, réglementaires et conventionnelles ayant trait aux relations de travail. La commission d’experts de l’Organisation internationale du travail (OIT), dans son rapport 2011, a condamné la France pour violation des conventions 81 et 129 [222]. Elle énonce de façon solennelle que « l’association des forces de l’ordre à l’inspection du travail n’est pas favorable à la relation de confiance nécessaire […] à la collaboration des employeurs et des travailleurs avec les inspecteurs du travail ». Elle indique surtout que le gouvernement doit permettre à l’inspection d’accomplir ses missions ; or, les procédures initiées par ce gouvernement exposent les travailleurs à l’éloignement et ne leur permettent pas de faire valoir leurs droits. La commission reproche au gouvernement de ne fournir aucune information susceptible d’évaluer le caractère dissuasif des procédures. Bref, le gouvernement détourne l’inspection de ses missions… et les pouvoirs publics utilisent une fois de plus un arsenal répressif, dont la légitimité n’est pas discutée, pour faire autre chose que ce pourquoi il a été adopté. L’OIT reconnaît que la lutte contre les auteurs de travail illégal constitue un faux-semblant en réclamant à la France des informations sur la façon dont les salariés sont en réalité traités.
S’occuper du travailleur sans papiers pauvre pourrait signifier lui donner réellement les moyens de recouvrer ses droits auprès de son ou de ses employeurs. Et a-t-on trouvé une meilleure façon que celle qui consiste, en premier lieu, à lui garantir un séjour administratif stable ? La directive précitée de 2009 dispose, dans son article 13 intitulé « Facilitation des plaintes », que les « États membres veillent à ce qu’il existe des mécanismes efficaces à travers lesquels les ressortissants de pays tiers employés illégalement peuvent porter plainte à l’encontre de leurs employeurs ». La loi de 2011 a effectivement prévu un mécanisme inédit de recouvrement des créances salariales lorsque l’étranger est placé en centre de rétention, assigné à résidence ou reparti dans son pays d’origine. Cette procédure est pilotée par l’Office français d’immigration et d’intégration (Ofii), mais on en ignore encore le déroulement. Plusieurs raisons conduisent à la prudence, notamment sur la question de savoir comment l’Ofii va pouvoir retrouver les personnes reconduites à la frontière, et quels efforts il voudra bien déployer pour récupérer les sommes (salaires impayés, indemnité forfaitaire de rupture) qui leur reviennent. L’article 13 prévoit aussi que les États membres définissent les conditions dans lesquelles ils peuvent délivrer, au cas par cas, des titres de séjour d’une durée limitée aux travailleurs employés illégalement, c’est-à-dire sans titre de séjour. La France n’a pas repris cette faculté [223], ce qui montre une nouvelle fois son désintérêt pour ces travailleurs en tant que salariés titulaires de droits. L’essentiel est de pouvoir les contrôler, les appréhender et, le cas échéant, les forcer à quitter le territoire national.
Immigration et délinquance : réalités, amalgames et racismes
Laurent Mucchielli [224] Laboratoire méditerranéen de sociologie, Aix-en-Provence
Dans le lien qui est souvent fait entre délinquance et immigration, le fond de l’affaire consiste à penser que les pratiques délinquantes, surtout celles des jeunes, s’expliquent par « quelque chose » en rapport avec leurs origines étrangères (tel ou tel aspect de leurs mœurs, de leur « culture », de leurs modèles conjugaux ou familiaux, de leur religion, etc.) ou bien avec leur situation d’extranéité et de « déracinement » diront les discours apparemment plus « soft ». De quoi s’agit-il précisément ? Les réponses varient selon les moments, mais c’est bien toujours « quelque chose » qui spécifie et qui distingue la délinquance des immigrés ou de leurs enfants. Or, les deux constats suivants permettent de comprendre qu’il y a dans tout cela une erreur de logique qui ne pardonne pas.
Premier constat : les immigrés et leurs enfants, pour la plupart devenus français, ne constituent pas une petite minorité, ils sont au contraire très nombreux. En 2010, on estime que les immigrés et les descendants d’immigrés totalisent environ 11,7 millions de personnes, soit plus d’un sixième de la population totale [225]. Ils sont donc une composante essentielle de la population. Deuxième constat : le nombre de jeunes pratiquant régulièrement la délinquance constitue au contraire une petite minorité. Faisons ici quelques estimations pour donner des ordres de grandeur. Prenons pour point de repère large le nombre de mineurs et de jeunes majeurs suivis au titre de la délinquance, au cours d’une année, par la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et le secteur habilité, c’est-à-dire environ 160 000 jeunes en 2009 (dernier chiffre publié) [226]. Et admettons, pour simplifier, que la moitié de cette population est constituée de jeunes « descendants d’immigrés » (cela peut être beaucoup plus dans certaines agglomérations, mais c’est aussi beaucoup moins dans d’autres). Cela ferait donc 80 000 jeunes. Encore une fois, ce calcul n’est qu’une approximation. Le but est de montrer l’écart existant entre, d’un côté, quelques dizaines de milliers de personnes, les jeunes délinquants, et, de l’autre, l’ensemble de la population immigrée, plusieurs millions.
Chez les immigrés et leurs enfants, comme dans le reste de la population, la délinquance ne concerne donc que très peu de personnes ou de familles. C’est une évidence à l’échelle nationale mais c’est également vrai à l’échelle locale. Dans n’importe quelle ville de France, les jeunes engagés dans la délinquance constituent une minorité, même à l’échelle de leur quartier et même d’un quartier classé zone urbaine sensible (Zus) et à très mauvaise réputation. Les immigrés et leurs enfants sont donc très majoritairement des personnes qui respectent la loi. Dès lors, notre argument est le suivant : en toute logique, si la délinquance avait quelque chose à voir avec la condition de migrant ou de descendant de migrant, elle devrait concerner peu ou prou toutes ces populations. Si ceux qui soutiennent ces hypothèses xénophobes avaient deux sous de logique intellectuelle, ils comprendraient qu’on ne peut pas expliquer le comportement particulier de quelques-uns par une caractéristique générale de toute une population. Voilà pourquoi tous ces raisonnements sur le lien entre délinquance et immigration sont généralement faux. Si nous étions logiques et raisonnables, ils seraient en réalité d’emblée écartés parce que constituant de grossières erreurs de raisonnement. On vérifie ainsi qu’il s’agit en réalité non pas de raisonnements ou d’observations mais de peurs et d’émotions que certains instrumentalisent cyniquement.
La peur de l’« étranger »
Bien que la France soit une terre historique de brassage de populations, bien qu’elle soit une ancienne puissance coloniale et qu’elle ait suscité une forte immigration en métropole depuis la révolution industrielle, notre roman national n’est pas celui d’un pays pluriel fort de sa capacité à faire vivre ensemble des populations venues d’un peu partout. Il est au contraire celui d’un pays dont l’homogénéité originelle supposée (la mythique « France éternelle ») serait constamment menacée par l’invasion étrangère [227]. La xénophobie et le racisme trouvent dans cet imaginaire collectif un très puissant terreau. Et certaines forces politiques ont toujours manipulé cet imaginaire, principalement à droite et à l’extrême droite de l’échiquier politique.
Nous ne referons pas ici toute l’histoire de l’instrumentalisation politique de la peur de l’« étranger » ni toute l’histoire du racisme. De nombreux travaux s’y sont employés [228]. En quelques mots, la xénophobie s’installe au cœur de la pensée d’extrême droite à la fin du xixe siècle, à côté d’un antisémitisme virulent. Elle prospère durant toute la première moitié du xxe siècle, avant d’être discréditée par son soutien aux régimes fascistes sortis perdants de la Seconde Guerre mondiale. Elle retrouve cependant des couleurs avec la décolonisation et en particulier avec la guerre d’Algérie. Sur la scène politique, il faut attendre le milieu des années 1980 pour voir l’extrême droite revenir au premier plan du débat politique par le biais du Front national, et ne plus le quitter jusqu’à nos jours. Au cœur du discours de ce parti politique (et bien qu’il tente de polir ce discours et son image ces dernières années), se situe depuis toujours l’association entre immigration et délinquance.
Mais l’extrême droite n’a pas le monopole de l’instrumentalisation du thème de l’étranger associé à l’idée de menace. Outre que certaines personnalités de gauche l’utiliseront par moments, surtout au niveau local, rappelons le tournant pris par la droite parlementaire à partir de la création du RPR par Jacques Chirac au milieu des années 1970. Les succès électoraux de l’extrême droite créeront, à partir du milieu des années 1980 et jusqu’à nos jours, un débat – à certains moments une fracture – interne à la droite politique à propos des thèmes favoris du FN comme à propos de la stratégie électorale à adopter vis-à-vis de lui. Pour tenter de rallier une partie des électeurs du FN, les chefs de la droite politique n’hésiteront pas, à plusieurs reprises, à exploiter le thème de l’immigration voire à sombrer dans la xénophobie calculée. On se souvient des fameuses « petites phrases » de Jacques Chirac prononcées le 19 juin 1991 lors d’un dîner-débat à Orléans, devant quelque 1 300 militants et sympathisants du RPR et évoquant l’« overdose » et « le bruit et l’odeur » des familles nombreuses immigrées [229]. Vingt ans plus tard, un autre discours d’un chef de la droite politique lie le thème de la sécurité et celui de la menace d’« origine étrangère » : c’est le fameux discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy prononcé le 30 juillet 2010. Là encore, le contexte électoral est déterminant. Depuis la défaite de son camp aux élections régionales du mois de juin, et tandis que la multiplication des « affaires » (affaire Woerth-Bettencourt, affaire des cigares de Christian Blanc, affaire du permis de construire d’Alain Joyandet) entamait un peu plus encore sa popularité et celle de son gouvernement, Nicolas Sarkozy et ses conseillers préparaient une offensive et attendaient le bon moment [230]. Une manifestation violente contre une brigade de gendarmerie à Saint-Aignan et une émeute dans un quartier pauvre de Grenoble vont être l’occasion d’un discours stigmatisant d’une part les Roms (populations sans défense, boucs émissaires faciles), d’autre part les criminels d’« origine étrangère ». Qui sont donc ces derniers ?
« Tueurs de flics »
Le 30 juillet 2010, Nicolas Sarkozy déclarait que « la nationalité française doit pouvoir être retirée à toute personne d’origine étrangère qui aurait volontairement porté atteinte à la vie d’un fonctionnaire de police ou d’un militaire de la gendarmerie ou de toute autre personne dépositaire de l’autorité publique ». Le 30 septembre de la même année, l’Assemblée nationale adoptait, par une courte majorité, une mesure précise : l’extension de la déchéance de nationalité aux Français naturalisés depuis moins de dix ans condamnés pour meurtre d’agents dépositaires de l’autorité publique. Une question simple méritait toutefois d’être posée, celle de la réalité que cette loi était supposée combattre : combien de policiers et de gendarmes ont-ils été réellement tués par des Français d’« origine étrangère » ? Autrement dit : cette loi a-t-elle un fondement dans la réalité ? Le citoyen ordinaire pense sans doute que les travaux des commissions parlementaires puis les débats parlementaires ont eu notamment pour fonction de procéder à cette évaluation, et que nos élus ainsi que le gouvernement ont ainsi « fait leur travail ». La réalité est cependant tout autre.
Dans le débat parlementaire qui a précédé le vote de cette disposition, Jean-Pierre Dufau (député des Landes) pose cette question au ministre Éric Besson : « Comme vous êtes féru de statistiques, vous avez sans doute lu les rapports effectués chaque année sur le sujet. Ma question est très précise : au cours des trois dernières années, combien de crimes, parmi ceux évoqués à l’article 3 bis, ont-ils été commis en France, quelle que soit l’origine de ceux qui les ont perpétrés ? Combien de crimes de ce type ont-ils été commis contre des forces de police, des magistrats ou des jurés ? À combien de ces criminels aurait été appliquée la déchéance de la nationalité selon les termes de l’article, autrement dit pour des personnes ayant acquis la nationalité française depuis moins de dix ans ? » (Assemblée nationale, séance du 30 septembre 2010). Le ministre ne répondra jamais à la question. Ainsi donc, l’unique justification de cette loi n’a fait l’objet d’aucun rapport, d’aucune évaluation. En réalité, Éric Besson comme Nicolas Sarkozy ignoraient la réponse à ces questions. Et de là à penser qu’ils s’en moquaient éperdument, il n’y a évidemment qu’un pas.
De notre côté, nous avons essayé d’apporter des éléments de réponse. Nous n’avons pas pu obtenir d’informations officielles concernant les gendarmes, et encore moins concernant les policiers. En revanche, nous avons pu exploiter le travail réalisé depuis plusieurs années par un commandant de police qui a tenté de tenir à jour une chronique des policiers morts en service [231]. Dans cette chronique, on trouve de nombreux détails sur les victimes, les circonstances et les auteurs de ces crimes. Le comptage est rendu imprécis, d’une part du fait que l’on ne peut pas toujours établir avec certitude la cause de la mort ou l’intention de tuer, d’autre part que l’on ne connaît pas toujours avec certitude la nationalité ou l’origine des criminels en question (et encore moins le nombre de ceux qui seraient « français naturalisés depuis moins de dix ans »). L’analyse des données, disponibles sur le site de l’auteur, a cependant livré les informations suivantes : sur les dix années précédant le vote de cette loi (soit de janvier 2000 à septembre 2010), 54 policiers ont été tués en service. Les premières causes de mortalité sont les accidents. Seuls 15 d’entre eux ont été tués volontairement (13 par balles et 2 fauchés par un véhicule). Dans quatre affaires, on peut déterminer de façon quasi certaine que l’auteur était de nationalité étrangère, et dans une affaire seulement qu’il était d’« origine étrangère ». Mais dans cette seule affaire, on ne sait pas si le criminel était « français naturalisé depuis moins de dix ans ». En conclusion, si elle avait prévalu au cours des dix années précédentes, la disposition votée par l’Assemblée nationale le 30 septembre 2010 à l’initiative du président de la République aurait concerné au mieux un cas unique, au pire aucun. On peut donc conclure que la police a bon dos et que cette annonce de Nicolas Sarkozy le 30 juillet était purement politicienne. Du reste, le constat vaut également pour les déclarations et autres « petites phrases » prononcées à répétition par les ministres de l’intérieur, Brice Hortefeux puis Claude Guéant, tous deux très proches de Nicolas Sarkozy et appliquant sa stratégie de captation d’une partie des électeurs de l’extrême droite. Ainsi, depuis le discours de Grenoble, ces deux lieutenants n’ont eu de cesse de jeter en pâture à l’opinion publique des boucs émissaires étrangers sensés expliquer largement les problèmes de délinquance : Roms, Roumains et même Comoriens dans le cas marseillais [232].
Statistiques de police et de justice
Si nous nous tournons à présent vers la réalité pour tenter de l’analyser, quelle est la contribution des étrangers à la délinquance ? Commençons par l’examen des statistiques de police et de justice, qui distinguent depuis toujours les nationaux des étrangers parmi les personnes poursuivies [233].
L’argument est fréquent : les étrangers seraient surreprésentés dans la population carcérale et, plus généralement, dans la population délinquante poursuivie par les polices et la justice. Précisons que le décompte des « personnes mises en cause » par les policiers et les gendarmes dépend en amont de l’élucidation. Or, la majorité des faits constatés ne sont pas élucidés et les taux d’élucidation sont de surcroît extrêmement variables selon les types d’infractions. En outre, l’élucidation dépend des plaintes mais aussi des initiatives policières, en particulier des contrôles sur la voie publique. C’est un fait reconnu, ces contrôles ciblent les étrangers en raison principalement de la couleur de la peau. C’est ce que l’on appelle couramment en France le « contrôle au faciès » et, à l’étranger, le « profilage ethnique ». Cette pratique s’est certainement encore renforcée ces dernières années, pour deux raisons.
La première est que, depuis 2002, l’arrestation d’étrangers en situation irrégulière est l’un des moyens qu’ont trouvé les policiers et gendarmes pour répondre à l’injonction politique d’augmentation de leurs taux d’élucidation. La seconde est que, depuis 2007 et la création du ministère de l’immigration, le gouvernement français a décidé d’organiser une « chasse » aux étrangers irréguliers, avec des quotas statistiques imposés aux policiers et aux gendarmes afin de « faire du chiffre » dans ce domaine également [234]. Quant à l’ampleur de ces discriminations dans les contrôles de police, elle commence à être connue. À l’initiative d’une fondation américaine, une équipe de chercheurs français a, pour la première fois, en 2008, testé scientifiquement l’existence de contrôles au faciès [235]. L’étude s’est déroulée à Paris, sur des sites très fréquentés et où la présence policière est forte : dans et autour de la gare du Nord et de la station de métro Châtelet-Les-Halles. Le résultat est une confirmation du fait que les contrôles de police se fondent sur l’apparence des gens : leur sexe (on contrôle surtout les hommes), leur âge (on contrôle surtout les jeunes), leur habillement (on contrôle surtout des styles comme « hip hop » ou « gothique ») et la couleur de leur peau (on contrôle davantage les Noirs et les Maghrébins). Concernant ce dernier point, les résultats sont sans appel : selon les sites étudiés le fait d’avoir la peau noire entraîne un risque d’être contrôlé 3 à 11 fois supérieur et le fait d’avoir le type maghrébin un risque 2 à 15 fois supérieur.
On ne peut donc en aucun cas considérer que les personnes mises en cause par la police constituent un échantillon représentatif de la délinquance constatée, a fortiori de la délinquance réelle. En outre, lorsque l’on raisonne sur la part des étrangers parmi ces personnes mises en cause, il faut prendre en compte le fait que certaines infractions concernent par définition les étrangers. C’est ce que nous appelons la « délinquance administrative », constituée par les infractions à la police des étrangers, mais aussi les délits de faux documents d’identité et autres documents administratifs ainsi que le délit de travail clandestin. Pour calculer un taux d’étrangers parmi les mises en cause policières, il faut donc les soustraire.
Enfin, il faut avoir à l’esprit le fait que les étrangers mis en cause ne sont pas nécessairement des personnes résidant sur le territoire national. D’abord, la France est un pays carrefour pour la circulation des personnes et des marchandises et la première destination touristique dans le monde. Ensuite, certaines délinquances (trafic de drogue, proxénétisme…) sont par définition transfrontalières, et certains ressortissants étrangers peuvent donc être arrêtés pour des délits commis en France alors même qu’ils n’y résident pas.
Tenant compte de tous ces biais, qu’en est-il de la délinquance des étrangers et de son évolution ces dernières décennies selon les statistiques de police ? Les atteintes aux biens sont stables sur l’ensemble de la période, de même que les infractions économiques et financières. Seules augmentent, surtout depuis le milieu des années 1990, les atteintes aux personnes. Mais ceci n’est pas propre aux étrangers, c’est un mouvement général qui concerne tout autant les nationaux.
En termes d’évolution, la part de la délinquance des étrangers dans les statistiques de police n’a cessé de diminuer, passant d’environ 14 % des personnes poursuivies à la fin des années 1970 à environ 10 % de nos jours. À quelques rares exceptions près, comme les vols à l’étalage (délinquance des pauvres par excellence), la part des étrangers parmi les personnes mises en cause a baissé en trente ans dans toutes les catégories d’infraction.
Les statistiques judiciaires confirment que la structure de la délinquance des étrangers est globalement similaire à celle des nationaux. Toutefois, elles indiquent aussi que les étrangers sont plus lourdement sanctionnés que les nationaux, qu’ils sont notamment plus souvent condamnés à des peines de prison, avec moins de sursis et à des peines plus longues.
Comment comprendre – à infractions égales – cette plus grande sévérité à l’égard des étrangers et, en particulier, ce recours plus fréquent à la prison ferme ? L’analyse des faits et des condamnations montre qu’il n’y a pas de discrimination volontaire mais une sorte de cercle vicieux reposant sur la situation de précarité à la fois juridique et sociale de beaucoup d’étrangers. Qu’ils aient ou non des titres de séjour réguliers, les étrangers poursuivis pour des infractions commises sur le territoire français présentent, par définition, moins souvent que les nationaux, des « garanties de représentation » au procès : domicile, situation familiale, emploi. Très souvent, lorsqu’ils sont saisis par la police ou la gendarmerie, les magistrats du parquet craignent que les étrangers ne se présentent pas à des convocations ultérieures, voire même ne puissent être convoqués faute d’adresse. Ils ont donc plus fréquemment recours à la procédure de comparution immédiate au cours de laquelle ils décident plus souvent de placer les étrangers en détention provisoire, ce dont les condamnations finales tiendront généralement compte afin de « couvrir » les mois effectués en détention provisoire [236]. Pour toutes ces raisons, les étrangers sont donc particulièrement visibles dans le système pénal, davantage que ce que leur poids véritable dans la délinquance justifierait.
En résumé, plus sévèrement réprimée que celle des nationaux, la délinquance des étrangers en France au début du xxie siècle demeure limitée. Son cœur est constitué par des vols et des violences, mais dans des proportions qui n’ont rien à voir avec ce que la statistique indiquait au début du xxe siècle, au temps de la grande immigration italienne. Le Compte général de l’administration de la justice criminelle nous indique par exemple qu’en 1905, les cours d’assises ont jugé 577 personnes accusées de meurtres et assassinats, dont 327 « nées à l’étranger » (soit 57 %). À l’époque, la violence faisait rage entre les ouvriers français et les ouvriers italiens que les entreprises allaient chercher car elles les payaient moins cher, les plaçant ainsi dans une concurrence mortifère avec les ouvriers français. Il en est résulté à l’époque de véritables tueries des deux côtés, en particulier dans le Midi [237]. Notre époque paraît bien tranquille en comparaison…
Les jeunes « issus de l’immigration » sur la sellette
Ces statistiques relatives aux étrangers ne disent rien sur les jeunes « issus de l’immigration », or ce sont eux qui sont sur la sellette dans le débat public. De fait, l’observation des populations poursuivies par la police et la justice indique qu’il existe bien, du moins en apparence, une importante « surreprésentation » de cette partie de la jeunesse dans la délinquance poursuivie, au moins dans les grandes agglomérations [238]. Apparente, disons-nous, pour deux raisons.
D’abord parce que, là encore, on ne sait pas si ces jeunes ne sont pas davantage réprimés que les autres, depuis l’école jusqu’au commissariat de police. Leurs relations (et celles de leurs familles) avec les institutions sont devenues tellement exécrables dans certains quartiers que l’on comprend comment les conflits peuvent dégénérer [239]. Ensuite parce que cette surreprésentation disparaît presque totalement lorsque l’on s’aperçoit que le facteur (la variable en termes statistiques) dit « ethnique » dans le débat public dissimule en réalité trois autres facteurs qui sont : le lieu de résidence (le quartier), les résultats scolaires (l’échec ou l’orientation vers les filières dévalorisées) et la taille des fratries (les familles nombreuses).
Il faut donc aller au-delà des simples constats et surtout cesser de présupposer que la délinquance de ces jeunes recèle des spécificités irréductibles. Tout montre, au contraire, qu’elle s’explique globalement de la même façon que celle des jeunes « non issus de l’immigration » ou que celle des jeunes issus de l’immigration à des époques antérieures, par exemple les années 1960 sur lesquelles nous avons beaucoup d’informations. Pour le comprendre, il faut repartir de la base, c’est-à-dire de l’analyse des processus psycho-sociaux qui déterminent le parcours délinquant d’un jeune quel qu’il soit. Les concepts d’inscription sociale des pratiques délinquantes et de construction identitaire du rôle délinquant sont éclairants. Les jeunes qui font carrière dans la délinquance sont surtout des enfants des quartiers d’habitat social, des fils des familles nombreuses les moins armées scolairement et les plus précaires économiquement, ainsi que des membres des intenses sociabilités juvéniles et masculines des milieux populaires. Ils sont ainsi les segments d’une classe située au plus bas de l’échelle sociale et dont, en France, la relégation s’inscrit également souvent dans l’espace, à la périphérie des villes ou des centres des agglomérations [240].
Ces mécanismes sont anciens et concernent l’ensemble de la jeunesse française des quartiers populaires d’où qu’elle vienne. Leur conjonction à un degré particulièrement fort est évidente dans les quartiers pauvres actuels et produit ainsi fatalement un haut degré de délinquance. Il n’y a là rien d’étonnant. Mais y a-t-il cependant quelque chose qui spécifie d’une façon ou d’une autre la délinquance des jeunes issus des dernières vagues d’immigration ? Dans l’enquête que nous avons menée auprès du tribunal de Versailles, les jeunes dits d’origine maghrébine et africaine étaient surtout surreprésentés dans les atteintes aux personnes « dépositaires de l’autorité publique » (policiers) ou « chargées d’une mission de service public » (enseignants, transporteurs collectifs) ainsi que dans les vols avec violence commis le plus souvent « en réunion » [241]. Ils le sont aussi par ailleurs dans les dégradations du type tags et dans les destructions, notamment les incendies de véhicule. On retrouve là la problématique typique de ce que l’État nomme les « bandes » et les « violences urbaines ». Ainsi, ce n’est pas simplement dans la délinquance en général qu’il faut chercher le problème, mais aussi dans certains types de délits bien particuliers, à travers lesquels il est difficile de ne pas voir le lien avec un conflit social et politique plus large traversant la société française.
Des fragilités particulières
Qu’il s’agisse de facteurs communs à toute la jeunesse ou, au contraire, de facteurs particuliers aux jeunes dits « issus de l’immigration », comment comprendre en définitive le haut niveau de certaines délinquances commises par des jeunes hommes habitant des quartiers populaires contemporains ? Fort des enseignements comparatifs de l’histoire, on peut identifier trois fragilités.
La première – et la plus importante – est économique. Depuis le début de la société industrielle, toutes les vagues d’immigration se sont intégrées progressivement à la société française par le biais du travail. Certes, l’histoire du capitalisme industriel a connu de nombreuses crises, mais ces crises ont toujours été temporaires. Certains secteurs se sont écroulés, mais pour être rapidement remplacés par d’autres secteurs toujours autant consommateurs de main-d’œuvre peu ou pas qualifiée. Or, à partir des années 1970, ce qui a été appelé une nouvelle fois la « crise » n’a pas été une de ces ruptures temporaires, mais une transformation fondamentale du système économique global. On est passé d’un capitalisme où l’enrichissement des propriétaires d’entreprises était fondé sur le développement de la production agricole et industrielle, donc du travail, à un capitalisme financier où cet enrichissement est fondé sur la gestion bancaire, le prêt et la spéculation [242].
C’est ce bouleversement que le grand public a découvert à l’occasion de la crise de fin 2008. Ces changements majeurs ont assuré à une petite élite de propriétaires et de dirigeants économiques, ainsi qu’à leurs principaux collaborateurs, notamment les fameux traders, un enrichissement d’une rapidité et d’une ampleur sans précédent. À l’autre extrémité sociale, ils ont au contraire contribué à la création et au maintien d’un chômage de masse qui constitue pourtant l’un des pires fléaux qu’une société puisse affronter. Ce chômage frappe, on le sait, les deux extrémités de la pyramide des âges, les jeunes et les vieux travailleurs. Il a ainsi trois effets destructeurs. Primo, il sape l’image et l’autorité des parents, et en premier lieu des pères, auprès de leurs enfants. Secundo, il désespère et enrage les aînés des fratries qui, devenus adultes, ne parviennent pas à s’insérer, ce qui favorise aussi le maintien dans la délinquance pour ceux qui y étaient entrés. Tertio, il décourage l’effort scolaire des cadets qui, au vu de la situation des pères et des grands frères, se demandent « à quoi bon ? ».
Deuxième difficulté : la crise du monde ouvrier a touché aussi son organisation syndicale et politique, ainsi que tout le maillage assuré par les mouvements d’éducation populaire, laïcs ou religieux. Sur le terrain, les habitants des quartiers populaires sont souvent seuls, les parents sont isolés dans la relation avec les institutions (école, services sociaux, services municipaux, etc.), beaucoup d’enfants n’ont pas ou pas assez d’encadrement éducatif en dehors du temps scolaire. Certes, les grands mouvements d’éducation populaire n’ont pas disparu, ils se sont plutôt largement institutionnalisés et leur savoir-faire n’est plus à démontrer. Ils connaissent cependant une réduction de leur influence sous l’effet conjugué de la crise du militantisme et de la réduction des financements publics ces dernières années [243].
Enfin, sur le plan politique, qui défend aujourd’hui les habitants des quartiers populaires ? Pour le dire de façon un peu provocante : qui défend les descendants d’immigrés, les travailleurs précaires et les chômeurs ? Quasiment personne. Et la chose se comprend hélas aisément. Force est d’abord de constater que les grandes organisations politiques et syndicales de gauche n’ont su intégrer fortement ni les pères ouvriers des années 1960 et 1970 ni leurs enfants des années 1980 à 2000 [244]. Au plan local, on assiste bien à de nombreuses tentatives d’instrumentalisation et d’embrigadement de jeunes leaders issus des quartiers, mais le plus souvent à court terme, dans des logiques d’achat de la paix sociale (pouvant pousser dans certains cas jusqu’à recruter et rémunérer des délinquants notoires), de clientélisme (acheter indirectement le vote de certains groupes de la population) voire de simple marketing ou d’affichage politique d’une capacité à tenir compte de la « diversité ». Ensuite, la population des quartiers pauvres est très largement désabusée, elle ne vote quasiment plus, l’abstention y atteint des taux records [245]. Dès lors, un élu qui voudrait la défendre non seulement n’y aurait guère d’intérêt électoral immédiat, mais de surcroît mécontenterait d’autres segments de la population hostiles aux « immigrés ». Il perdrait en somme sur les deux tableaux. Reste que cette situation de non-représentation politique des quartiers populaires est un problème majeur de la société française contemporaine. C’est un des facteurs qui permet de comprendre la fréquence de certains actes de vandalisme et l’importance des émeutes [246]. La violence est fatalement le dernier langage politique.
Les « banlieues » et l’Islam
Enfin, la troisième difficulté est liée à la profondeur et à la spécificité du racisme à l’égard des populations issues des anciennes colonies. Certes, nous l’avons dit, le racisme anti-italien a été particulièrement virulent dans le midi de la France à la fin du xixe siècle et au début du xxe (de même qu’il a existé un fort racisme anti-belge dans le Nord). Le racisme qui vise les populations issues du Maghreb et d’Afrique subsaharienne est en partie différent, pour une raison fondamentale : le fait que ces immigrations proviennent d’anciennes colonies et que leur migration vers la métropole suive de très près la période de la décolonisation marquée surtout par une guerre aussi terrible que longtemps euphémisée : la guerre d’Algérie. Il en est résulté un puissant racisme anti-Arabe [247].
L’histoire aurait pu s’arrêter là si l’intégration économique avait fonctionné comme pour les immigrations précédentes. Or, les années 1980 ont été celles du cumul d’une progression spectaculaire du chômage et d’un virage politique et philosophique du gouvernement de gauche au pouvoir, signifiant aux yeux de la plupart qu’il ne croyait plus possible de transformer réellement la situation socio-économique. Les forts ressentiments et le sentiment d’abandon qui toucheront les milieux populaires vont constituer un des moteurs de l’extrême droite [248].
Pendant ce temps, le processus de ghettoïsation s’accélère, les petites classes moyennes et les élites ouvrières désertent de plus en plus les quartiers HLM où la population d’origine maghrébine est concentrée. Enfin, cette dernière se trouve d’une part condamnée à retourner au silence et à l’invisibilité politique après l’échec du mouvement beur de la première moitié des années 1980, d’autre part privée de statut social et de la perspective de progrès économique que conférait l’emploi salarié [249]. Une partie des jeunes va dès lors trouver dans la religion un nouveau support d’affirmation identitaire et une source de dignité individuelle et collective. Hélas, ce mouvement national, associé par ailleurs à l’évolution du contexte international, va se retourner encore plus contre eux, suscitant suspicion et rejet dans le reste de la société française.
Historiquement, le tournant des années 1990 constitue un moment crucial de radicalisation des discours et d’élargissement de la peur dans la société française [250]. Trois dates méritent d’être rappelées. En 1989 survient d’abord la première « affaire du foulard islamique ». L’année 1990 voit l’apparition de ce que l’on va pour la première fois appeler des « émeutes urbaines », l’expression véhiculant la peur d’une « américanisation » de la société française et des images de ghettos, de gangs, de trafics de drogue, de généralisation des armes à feu. Enfin, en 1991, la première guerre du Golfe va encore accroître en France la peur de ces banlieues peuplées de populations qu’on dira bientôt « arabo-musulmanes » et dont certains fantasmèrent à l’époque les réactions « anti-françaises ». Ces trois événements ont eu un retentissement général dans la société française et l’on comprend que les habitants des « banlieues » aient acquis une réputation de dangerosité à la fois plus large et plus intense. La peur qu’elles suscitent n’a eu de cesse de s’aggraver depuis quinze ans en liaison avec l’évolution du contexte international et parfois de ses retombées internes même très limitées. Ainsi de la guerre civile en Algérie et des attentats perpétrés en France en 1995. Ainsi de l’enkystement sanglant du conflit israélo-palestinien tout au long des années 1990. Ainsi enfin des attentats de New York du 11 septembre 2001, puis de ceux de Madrid et de Londres. Il s’est développé en retour une réelle et vaste « islamophobie » très vivement ressentie dans la population concernée qui s’estime victime d’un racisme global [251].
Bandes de jeunes et « ethnicité »
N’en déplaise aux producteurs de discours effrayés et effrayants sur les « bandes ethniques », la question des bandes de jeunes est tout sauf nouvelle, et ses mécanismes de production contemporains n’ont rien d’original. Les travaux américains sur la question ont débuté dans les années 1920. Aujourd’hui comme hier, les bandes se forment d’abord au bas des immeubles, leur premier socle est tout simplement le lieu de résidence, là où les jeunes ont grandi ensemble. Si la population juvénile de ces lieux est diverse, les bandes le sont également. En sens inverse, si tel ou tel quartier est peuplé essentiellement de familles d’origine maghrébine ou d’origine africaine subsaharienne, les bandes de jeunes du coin le sont également. Les bandes recrutent ensuite principalement les jeunes en échec scolaire. Dès lors, si les enfants des derniers migrants sont plus souvent en difficulté scolaire que les autres, ils sont également plus nombreux à rejoindre plus rapidement la rue. Ces deux mécanismes expliquent l’essentiel [252]. La dimension dite « ethnique » n’arrive qu’en troisième élément d’analyse, en tant qu’elle renforce encore plus la mise à l’écart de ces jeunes et la rancune plus ou moins agressive qu’ils développent fatalement en retour.
La sociologie invite à comprendre que les mécanismes de rejet qui caractérisent la société française vis-à-vis de sa population d’origine maghrébine et africaine fonctionnent comme une « prédiction créatrice » au sens des sociologues américains Robert Merton et Howard Becker. Dans son travail sur des bandes de jeunes Algériens dans les années 1980, Maryse Esterle le montre bien : « Le fait de ne rien valoir s’est inscrit dans leur trajectoire par conjonction entre l’origine algérienne profondément dévalorisée et les classements scolaires négatifs. […] C’est-à-dire que ces jeunes ont répondu à l’injonction qui leur a été faite en faisant le lien entre l’origine étrangère et le fait d’être un incapable social, un délinquant en puissance, ce qui leur a été dit dès leur plus jeune âge. […] Cette double identité arabe délinquant qui a été posée très tôt sur eux est loin d’avoir provoqué un sursaut qui leur aurait permis de sortir de ce type d’identification ; au contraire, ils se sont servis de leur stigmate comme d’un drapeau dans lequel ils se sont enveloppés, et ils l’ont retourné en construisant dans leur relation aux autres et à l’extérieur quelque chose de l’ordre d’être fiers d’être un Algérien et un délinquant » [253].
En d’autres termes, plus la société française produit des discours et des représentations vécues collectivement comme du racisme par les habitants des quartiers pauvres, et plus l’érection de cette barrière mentale entre « eux » et « nous » achève de légitimer le rejet de cette « société française qui ne veut pas de nous » et l’endossement du rôle du « méchant délinquant immigré ». Voici trente ans que deux sociologues français en ont posé les bases d’analyse empiriques et théoriques, et les travaux ultérieurs les ont confirmées [254]. La bande se structure et renforce sa cohésion identitaire dans un mécanisme de « ségrégation réciproque » avec son environnement notamment institutionnel. Et si la police se comporte elle aussi de façon agressive, stigmatisante et injuste, ceci accélère et renforce encore le phénomène. Or c’est bien ce qui se passe de nos jours [255].
Après les Arabes, les Noirs ?
Ces quelques détours historiques s’avéraient essentiels face aux discours xénophobes, réactionnaires et décadentistes qui fleurissent de nouveau depuis les années 1990, le plus souvent sous couvert de défense de la République et de la laïcité. En milieu urbain, les jeunes délinquants sont-ils souvent issus de l’immigration ? Oui, et alors ? Croit-on que cela soit lié à leur constitution biologique ? Il faut une forte dose d’aveuglement idéologique ou de sottise pour ne pas comprendre la logique des mécanismes psycho-sociaux qui fabriquent cette délinquance dans le contexte que l’on a rappelé. Ils sont particulièrement rebelles et défient toutes les institutions qui entrent en contact avec eux ? Oui, et alors ? Comment pourrait-il en être autrement s’ils sont persuadés que la société ne veut pas d’eux, qu’elle est raciste et qu’elle les a condamnés à la misère [256] ? Faut-il rappeler cet aphorisme du regretté Coluche : « La société n’a pas voulu de nous ? Qu’elle se rassure ! On n’veut pas d’elle ! ». Au stigmate répond le contre-stigmate. Au racisme répond le contre-racisme. Les sociologues montraient déjà dans les années 1970 des bandes de jeunes qui prenaient un malin plaisir à effrayer et violenter les « bourgeois » [257]. Alors oui, les jeunes que l’on dit « issus de l’immigration » (jusqu’à quelle génération le dira-t-on ?) sont plus fragiles et plus discriminés que les autres, et ils se rebellent donc plus fortement. Il n’y a là rien d’étonnant.
Mais voilà qu’après « les Arabes », ce sont aujourd’hui « les Noirs » qui pourraient bien constituer le support d’une nouvelle panique morale. Jusqu’à présent, le regard porté sur les Africains subsahariens relevait plutôt du paternalisme envers ces anciens esclaves globalement représentés comme gentils et soumis. Mais les choses changent. L’immigration africaine subsaharienne en France (surtout en région parisienne en fait) est devenue assez forte depuis les années 1990, notamment en provenance du Sénégal et du Mali [258]. Bien qu’étant aussi en partie une immigration de personnes diplômées et de milieux aisés, comme toujours la visibilité globale de cette immigration est accaparée par les problèmes que posent les familles les moins lettrées et les plus nombreuses vivant dans les quartiers les plus dégradés. Du coup, la stigmatisation se met en place. Lors des émeutes de novembre 2005, la polygamie a fait son apparition dans certains discours politiques comme explication supposée des problèmes. Il s’est même trouvé récemment un de nos confrères pour céder à cette panique et rechercher coûte que coûte, au cœur des familles originaires des pays du Sahel, les pseudo-raisons fondamentales de l’échec scolaire et de la délinquance d’une partie de leurs enfants [259]. Voilà donc bien – hélas – le nouvel épisode d’une très vieille histoire.
La « traite » des migrants : une protection inefficace
Johanne Vernier Juriste, Gisti [260]
Selon le droit international, lutter contre la traite et l’exploitation des êtres humains implique nécessairement d’en protéger les victimes, en garantissant leur accès à la justice, leur rétablissement dans leurs droits économiques et sociaux ainsi que leur sécurité [261]. Or, en France, il est fait le constat suivant. D’abord, les étrangers apparaissent particulièrement exposés à la traite et à l’exploitation, en particulier lorsqu’ils se trouvent en situation administrative précaire. Ensuite, ceux d’entre eux qui en sont effectivement victimes tendent à être sanctionnés ou éloignés du territoire plutôt que protégés. C’est dire l’échec de la lutte contre la traite et l’exploitation des étrangers en France. Pour expliquer, voire excuser, un tel échec, on parle souvent d’effets pervers. À entendre ces effets « pervers » comme regrettables mais inattendus, on arrive toutefois à la conclusion que, si les conséquences de la politique relative à la traite et à l’exploitation continuent d’être regrettables, elles sont désormais connues depuis plusieurs années. Loin d’être inattendu, l’échec flagrant de la politique relative à la traite et à l’exploitation à l’égard des étrangers est en fait une conséquence logique des politiques migratoires telles qu’elles sont aujourd’hui conçues et mises en œuvre en France. En effet, ces politiques migratoires constituent non seulement un obstacle majeur à l’identification et à la protection des victimes de traite et d’exploitation mais également une des causes structurelles du phénomène lui-même.
En premier lieu, il est difficile d’identifier ce qui n’est défini ni clairement ni précisément. Si le droit international définit la traite comme le fait de faciliter l’exploitation d’autrui, il ne décrit que très partiellement ce qu’est l’exploitation. Seules les formes d’exploitation les plus graves sont étudiées, telles que le travail forcé, la servitude et l’esclavage. Ce qui relève de l’exploitation et, par ricochet, de la traite à cette fin est donc laissé, pour une large part, à l’appréciation de chaque État.
À l’image du droit international, le droit français contient une infraction générale de traite [262] mais aucune infraction générale d’exploitation, pas même une infraction de travail forcé ou de servitude. Quant à l’esclavage, il est spécifiquement condamné uniquement dans le cadre de la commission d’un crime contre l’humanité [263]. De ce fait, les nombreuses infractions appliquées à l’exploitation soit ne couvrent pas uniquement de tels faits – comme c’est le cas pour les infractions de proxénétisme –, soit n’ont pas été conçues à cette fin – comme c’est le cas des infractions sanctionnant les conditions indignes de travail ou d’hébergement. Comment dès lors identifier des victimes qui, bien souvent, ignorent qu’elles le sont, que ce soit en raison de leur méconnaissance du droit en vigueur, de sa complexité ou encore de son silence ?
Nous sommes aussi en droit de nous étonner : comment se fait-il que nous nous trompions à ce point de cible ? Comment se fait-il que notre attention soit à ce point portée sur la traite alors que le problème réside essentiellement dans l’exploitation ? La traite consistant dans le fait de faciliter sciemment l’exploitation d’une personne, parler de traite sans parler d’exploitation reviendrait, par exemple, à parler de tentative ou de complicité de vol plutôt que de vol. Pour répondre, il convient de relire le protocole de Palerme [264] qui révèle que les États n’étaient pas tant préoccupés par la nécessité de combattre l’exploitation sur leur propre territoire que de lutter contre l’immigration de ceux qui en étaient victimes. Le protocole de Palerme se conclut d’ailleurs de la même façon que le protocole relatif au trafic illicite de migrants – tous deux attachés à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée –, en imposant aux États parties de renforcer le contrôle des frontières et de l’immigration [265]. Assimiler la lutte contre la traite à la lutte contre l’immigration, en particulier irrégulière, ne laisse pas seulement dans l’angle mort le problème national qu’est l’exploitation mais aussi les Français et les étrangers en situation régulière qui en sont victimes.
En second lieu, s’agissant d’identifier plus particulièrement la traite et l’exploitation des migrants irréguliers, la difficulté réside dans le fait de ne pas s’arrêter à l’apparence d’une aide à la migration irrégulière ou de l’emploi d’un étranger sans titre [266], des infractions souvent constatées en flagrance. Pour identifier traite et exploitation de migrants irréguliers, il faut en effet rechercher si les auteurs ont eu l’intention d’exploiter les étrangers concernés. Or, en général, les services les plus susceptibles de rechercher les indices d’une telle intention ont justement pour priorité de constater les seules infractions liées à l’immigration irrégulière.
Par exemple, tandis que l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) et l’Office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP) sont deux services dédiés à la lutte contre l’exploitation sexuelle et la traite à cette fin, aucun office central n’a pour mandat de lutter contre les autres formes de traite ou d’exploitation. Il arrive que l’Office central pour la répression de l’immigration irrégulière et de l’emploi d’étrangers sans titre (Ocriest) et l’Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) aient à traiter ce type de dossiers. Cela reste toutefois marginal et, surtout, cela va à l’encontre de leur mission première. De manière générale, quand des étrangers aidés à migrer irrégulièrement ou employés sans titre sont concernés, il est attendu des services impliqués de permettre leur éloignement du territoire.
Dans une certaine mesure, il en va de même pour les inspecteurs du travail qui, bien qu’ayant pour mission de protéger tous les travailleurs quelle que soit leur nationalité ou leur situation administrative, sont régulièrement appelés à participer à des opérations contre l’emploi des étrangers sans titre qui aboutissent à l’éloignement des travailleurs concernés. Régulièrement, une circulaire vient en rappeler le principe : « Les opérations de lutte contre le travail illégal intéressant les ressortissants étrangers participent directement de la lutte contre l’immigration irrégulière. À cet égard, il importe que toutes dispositions soient prises à chacun des niveaux impliqués (services de sécurité intérieure, bureaux des étrangers des préfectures) pour faire en sorte que les interpellations des étrangers en situation irrégulière aboutissent à des éloignements effectifs [267]. » Aussi, en 2009, la Commission d’experts de l’Organisation internationale du travail (OIT) appelait la France à abandonner ce type d’opérations, jugeant qu’elles étaient incompatibles avec les méthodes de contrôle et les objectifs de l’inspection du travail.
Pour résumer, l’identification des victimes de traite et d’exploitation s’avère difficile, sans doute en raison d’une cible mal définie et de moyens employés pour atteindre une autre cible. Ainsi, nombre d’auteurs demeurent impunis, faute d’être recherchés, tandis que nombre de victimes demeurent sous leur emprise ou sont éloignées du territoire avant même que la reconnaissance d’un statut de victime ne soit envisagée.
Plus étrangères que victimes
Malgré les difficultés rencontrées par les étrangers victimes de traite ou d’exploitation pour être identifiés comme tels, certains le sont néanmoins. Dans ce cas, le principal obstacle à leur protection tient à ce qu’aucun droit au séjour ne leur soit reconnu, alors même que leur accès à la justice et leur rétablissement en dépendent. D’un côté, l’exercice de nombreux droits sur le territoire français est conditionné par la régularité de leur séjour (aide juridictionnelle, indemnisation du préjudice devant la commission d’indemnisation des victimes d’infractions [Civi], soins médicaux complets, allocation de subsistance, etc.). De l’autre, un éloignement du territoire français peut réduire à néant toute chance de recevoir protection, voire mettre en danger l’étranger concerné, selon le pays de destination.
Or, les possibilités aujourd’hui offertes aux étrangers victimes de traite ou d’exploitation pour régulariser leur situation administrative sont très insuffisantes. Les voies ouvertes par le droit commun sont souvent inefficaces. Quant à l’article L. 316-1 du Ceseda, il est d’application restreinte et rarement appliqué.
D’abord, l’article L. 316-1 prévoit la délivrance d’une carte de séjour temporaire « vie privée et familiale » aux seuls étrangers victimes de traite ou de proxénétisme qui déposent plainte ou témoignent contre les auteurs dans le cadre d’une procédure pénale. Cette disposition n’a jamais eu vocation à garantir l’accès à la justice de tous les étrangers victimes de traite ou d’exploitation, encore moins leur rétablissement. Elle est un outil mis à la disposition des autorités répressives pour recueillir les éléments utiles à la condamnation de la traite et de certaines formes d’exploitation. Seules les victimes « utiles » y sont donc éligibles. En ce sens, la directive 2004/81/CE prévoit expressément que les États membres délivrent ou renouvellent un titre de séjour à un ressortissant de pays tiers qui est victime de la traite après avoir examiné « s’il est opportun de prolonger son séjour sur [leur] territoire aux fins de l’enquête ou de la procédure judiciaire » (art. 8-1a).
Ensuite, les victimes étrangères pouvant prétendre au bénéfice de l’article L. 316-1 l’obtiennent rarement en pratique. Certains préfets se sentent en effet libres soit de ne pas appliquer la loi, soit de faire obstacle à son application. Par exemple, certains remettent une simple autorisation provisoire de séjour au lieu de la carte de séjour temporaire d’un an prévue par la loi depuis 2006. D’autres refusent de délivrer tout titre de séjour aux victimes d’exploitation de la prostitution qui continuent à se prostituer une fois libérées de l’emprise des auteurs, bien qu’un tel refus soit à la fois illégal et discriminatoire.
Enfin, l’article L. 316-1 est d’application limitée dans le temps. Le renouvellement de la carte de séjour dépend de la durée de la seule procédure pénale. À moins que les auteurs ne soient condamnés et que la victime n’obtienne en retour une carte de résident (valable dix ans), la menace d’un éloignement n’est donc que repoussée, suspendue. Autrement dit, les élus ne se voient pas reconnaître un statut de victime mais plutôt accorder une sorte de sursis administratif avec mise à l’épreuve.
Pour résumer, le problème réside principalement dans le fait que le statut d’étranger joue un rôle prépondérant sur celui de victime, alors que l’obligation internationale de protéger les victimes de traite ou d’exploitation supposerait exactement l’inverse ; le statut de victime reconnu à un étranger devrait systématiquement lui ouvrir la possibilité de séjourner en France, comme souligné par la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) dans son avis du 18 décembre 2009. Le statut de mineur en danger échoue tout autant à s’imposer face au statut d’étranger. La qualité d’étranger fait ainsi souvent échec aux mécanismes de protection mis en place.
Quand les politiques migratoires entretiennent l’exploitation
En plus de compromettre l’identification et la protection des étrangers victimes de traite ou d’exploitation, les politiques migratoires constituent une cause structurelle du phénomène lui-même. Tout d’abord, faire obstacle à la migration a pour effet de pousser ceux qui migrent en dehors des canaux autorisés à recourir aux services de tiers pour atteindre leur destination. Parmi ces intermédiaires, se trouvent des individus cherchant à abuser de la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvent les migrants irréguliers en ayant, notamment, recours à la traite… Certains migrants ignorent s’adresser à des traitants. D’autres n’ont pas d’autre choix que de s’adresser à ces intermédiaires qui sont parfois les seuls à permettre de quitter un pays donné.
Ensuite, une fois en France, se trouver en situation irrégulière équivaut à se trouver à nouveau dans une situation de vulnérabilité propice à la traite ou à l’exploitation. Cette vulnérabilité est due, notamment, à la méconnaissance, par les migrants, du droit en vigueur et de leurs droits, à la peur de s’adresser à la police, et au fait de ne pouvoir compter sur une protection efficace (comme cela a déjà été souligné). Traitants et exploiteurs provoquent ou entretiennent d’ailleurs, bien souvent, la situation irrégulière de leurs victimes afin de les garder sous leur emprise, qu’ils leur promettent une hypothétique régularisation ou les maintiennent dans la peur d’une arrestation. En d’autres termes, traitants et exploiteurs s’appuient, bien souvent, sur la législation relative aux étrangers pour mener à bien leur entreprise criminelle.
Enfin, les dispositions relatives à l’immigration irrégulière ne sont pas seules à devoir être remises en cause. Nombre d’étrangers en situation régulière sont également placés, de façon structurelle, dans une situation de vulnérabilité qui les expose particulièrement à la traite ou à l’exploitation. Leur situation de vulnérabilité découle alors de leur statut de travailleur précaire qui peut être une conséquence de la loi – comme c’est le cas pour le statut discriminatoire des travailleurs migrants saisonniers dans le secteur agricole – ou du silence de la loi – comme pour le statut inexistant des travailleurs domestiques étrangers. En toute hypothèse, le rapport de force entre eux et leur employeur est si disproportionné qu’il devient aisé de franchir le seuil de l’exploitation, d’autant plus que celui-ci n’est ni clairement ni précisément défini. Ces situations d’exploitation sont en outre rarement sanctionnées, car souvent invisibles en raison de lieux de travail isolés, de victimes ignorant leurs droits, d’une répression axée sur l’immigration irrégulière, etc.
Pour résumer, traite et exploitation des étrangers sont pour une large part favorisées par l’impossibilité de migrer légalement, la criminalisation de la migration irrégulière et la précarité du statut de certaines catégories de travailleurs étrangers.
En conclusion, pour garantir la protection des étrangers victimes de traite ou d’exploitation, il ne suffirait pas de modifier les seules dispositions qui y sont spécifiques, comme l’a conclu la CNCDH en 2009. Les difficultés qu’ils rencontrent ne sont, en effet, pas tant la maladie que le symptôme. Elles sont symptomatiques des difficultés généralement rencontrées par les étrangers en France pour se protéger contre la violation de leurs droits. Par conséquent, il conviendrait aussi et surtout de garantir l’égal respect des droits de toute personne se trouvant sur le territoire français, quelle que soit sa nationalité ou sa situation administrative, et d’en faire la priorité. À cette fin, il conviendrait, notamment, d’abandonner le principe de la fermeture des frontières pour réfléchir aux modalités de leur ouverture [268] ; de garantir le respect des droits des travailleurs étrangers dans les mêmes conditions que ceux de tout travailleur national [269] ; et de régulariser de plein droit le séjour des étrangers victimes de la violation de leurs droits fondamentaux, en particulier lorsque leur accès à la justice ou l’exercice de leurs droits économiques et sociaux en dépendent.
La nouvelle directive européenne sur la traite des êtres humains
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IV. Droit pénal et défense des droits des étrangers
Le droit pénal des étrangers est le prolongement de l’action administrative qui, elle-même, est le relais de l’idéologie à l’œuvre au gouvernement.
Se saisir des armes du droit pénal pour contrer ceux des responsables administratifs et politiques qui en font les usages les plus contestables, amorcer un mouvement de dépénalisation du droit des étrangers : telles sont les ambitions de ceux et celles qui jugent indispensable de refonder une cohésion sociale actuellement minée par la stigmatisation des non-nationaux. La lutte sera donc tout autant politique que juridique.
Les ressorts de l’affaire El Dridi
Luca Masera Avocat (Italie)
Pour comprendre comment on en est arrivé à l’arrêt El Dridi et sa portée en Italie, il faut rappeler le rôle joué, avant cette décision, par le droit pénal dans le cadre des stratégies de lutte contre l’immigration illégale.
En Italie, la question de l’immigration clandestine a été au centre du débat politique et médiatique de la dernière décennie. La Ligue du Nord [273] a fait du slogan « tolérance zéro envers les immigrants illégaux » l’un des messages clefs de ses campagnes électorales. La traduction législative de ce slogan est la loi Bossi-Fini de 2002. Elle introduit deux changements fondamentaux dans la législation sur l’immigration adoptée en 1998 par le centre gauche. Avec la première modification, de nature administrative, la procédure normale pour exécuter une mesure d’éloignement – jusqu’ici la notification à l’étranger d’un ordre de quitter le territoire dans un délai donné – devient le rapatriement directement mis en œuvre par la police. Avec la deuxième, de nature pénale – qui nous intéresse au premier chef – il est prévu que lorsque la police ne parvient pas à rapatrier de force l’étranger dans les délais légaux – ce qui est fréquent –, celui-ci reçoit un ordre de quitter l’Italie dans les cinq jours : s’il ne respecte pas cet ordre, il se rend, en restant en Italie, responsable d’un crime puni, depuis 2004, d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à quatre ans, voire cinq en cas de récidive.
L’article 14 de la loi sur l’immigration, qui prévoit cette peine, est précisément celui qu’a censuré la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Pendant les années où cette disposition était en vigueur, l’infraction qu’elle vise est, après le vol, celle qui a engendré chaque année le plus grand nombre de procédures pénales.
Deux facteurs expliquent ce phénomène. D’abord, le nombre de migrants irréguliers qui sont directement rapatriés par la police est très faible. Dans la plupart des cas, ils se voient remettre un ordre de départ. Mais seul un très faible pourcentage d’entre eux – moins de 1 % – obéit à cette injonction. Ce sont par conséquent des dizaines de milliers de personnes qui, parce qu’elles sont restées en Italie après avoir reçu l’ordre de quitter le territoire, tombent sous le coup de la loi. Les policiers ayant l’obligation légale d’arrêter les personnes interpellées pour infraction au séjour, et le parquet celle d’engager systématiquement des poursuites au nom du principe de légalité, chaque arrestation – 50 % du total de celles qui sont effectuées chaque jour en Italie – donnait lieu à l’ouverture d’une procédure pénale. La loi ayant par la suite rendu obligatoire, pour cette infraction, le rito direttissimo [274], ce mécanisme a été rapidement saturé par l’application de l’article 14 de la loi sur l’immigration qui représentait plus de la moitié des affaires traitées dans ce cadre.
Une source d’injustice et d’irrationalité
À ce grand nombre de procédures judiciaires faisait écho un nombre tout aussi impressionnant d’étrangers emprisonnés parce qu’ils étaient en situation de séjour irrégulier : environ 10 000 d’entre eux ont été arrêtés chaque année pour ce motif devenu l’une des causes les plus fréquentes de placement en détention.
La loi Bossi-Fini conduisait donc clairement à criminaliser les sans-papiers avec, en arrière-plan idéologique, le présupposé selon lequel, même s’ils n’ont commis aucun crime, ils constituent en soi un danger pour la société et doivent donc être isolés et emprisonnés. Il est facile d’imaginer que cette utilisation démagogique de la loi pénale n’a pas été bien accueillie par l’autorité judiciaire. Les magistrats n’appréciaient pas d’avoir à conduire des milliers de procès pour une infraction en elle-même dépourvue de tout danger réel pour la société. Le plus souvent, les condamnés étaient des personnes qui travaillaient illégalement en Italie depuis des années et n’avaient jamais eu aucune activité criminelle.
À plusieurs reprises, partout en Italie, des juges avaient soulevé la question de la légitimité de l’infraction devant la Cour constitutionnelle, arguant de la violation des principes d’égalité et de proportionnalité. La Cour avait cependant toujours considéré que la décision de prévoir une peine d’emprisonnement pour un étranger en situation irrégulière relevait du pouvoir discrétionnaire du législateur, comme expression d’un choix politique non contestable qu’elle ne pouvait remettre en cause. Faire du sans-papiers un criminel a toujours été l’un des points clefs du programme électoral des gouvernements de centre-droit, et la Cour constitutionnelle a préféré éviter une confrontation avec le pouvoir législatif, en particulier à un moment où la relation entre l’exécutif et les juges était particulièrement tendue en raison des dizaines de procès ouverts contre celui qui était alors Premier ministre, Silvio Berlusconi.
La « directive retour » de 2008 a été l’instrument pour libérer le système juridique italien de cette source d’injustice et d’irrationalité. Mais comment en est-on arrivé à l’arrêt El Dridi ?
La question de l’incompatibilité entre le crime prévu par l’article 14 de la loi italienne sur l’immigration et la directive européenne a été soulevée pour la première fois dans deux articles publiés sous la signature de mon collègue Francesco Viganò, professeur de droit pénal à l’université de Milan, et la mienne, quelques mois avant l’expiration du délai dont disposaient les États pour mettre leur droit interne en conformité avec la « directive retour », à savoir le 24 décembre 2010. Notre thèse s’appuyait sur deux arguments. Le premier – et le plus controversé – consistait à affirmer qu’il existe un conflit irréconciliable entre les dispositions de la directive régissant les procédures et les limites de la détention des étrangers en attente de rapatriement [275], et l’incrimination prévue par l’article 14 de la loi italienne.
En réalité, la directive n’interdit pas expressément aux États membres de criminaliser la conduite de l’étranger qui entrave ou retarde son rapatriement. Mais il apparaît évident que la volonté du législateur européen est de limiter au strict nécessaire le recours à la privation de liberté pendant la procédure de rapatriement, en l’encadrant de façon précise, sur le plan tant des objectifs que des délais. Ainsi, la rétention administrative doit avoir pour seul objet l’exécution du rapatriement, de sorte qu’elle doit cesser immédiatement « lorsqu’il n’existe plus aucune perspective raisonnable d’éloignement » (art. 15 § 4 de la directive). De plus, elle ne peut dépasser six mois, qu’il est possible de proroger à dix-huit mois dans des cas exceptionnels, énumérés de façon limitative.
Soutenir que la nature pénale de la privation de liberté serait suffisante pour exclure l’applicabilité de la directive reviendrait à permettre à un État membre de se soustraire à l’exécution de ses obligations découlant du droit communautaire en se contentant d’incriminer une conduite que la directive sanctionne par la voie administrative. Ce faisant, on légitimerait une « escroquerie des étiquettes », selon la formule italienne, c’est-à-dire une pratique qui va à l’encontre du principe herméneutique de l’« effet utile » et de l’obligation de loyauté à laquelle sont tenus les États membres, en provoquant une violation des droits reconnus par la directive.
Nous soutenions, en second lieu, que les dispositions de la directive violées par la loi interne répondent aux critères requis pour être reconnus comme étant d’« effet direct » à l’expiration du délai de transposition. Les articles 15 et 16 de la directive sont en effet clairs et précis, inconditionnels [276], et produisent des effets verticaux. Sur la base de ce raisonnement en deux temps – la contrariété entre le droit italien et la directive, et l’effet direct des dispositions concernées de la directive –, nous concluions qu’une fois écoulé le délai prévu pour la mise en œuvre de la directive, les juridictions italiennes ne pouvaient plus appliquer l’article 14, parce qu’il était incompatible avec la directive. Il en résultait que toutes les personnes poursuivies pour le crime de séjour irrégulier devaient, selon nous, être acquittées.
Controverses
Après le 24 décembre 2010, date d’expiration du délai de transposition de la directive retour, de nombreux juges ont commencé à suivre notre raisonnement, en considérant qu’il n’était plus possible d’appliquer l’article 14 de la loi sur l’immigration. Lors de plusieurs sessions de formation pour les juges auxquelles Francesco Viganò et moi avons été invités à intervenir dans les mois qui suivirent, nous avons pu vérifier que cette thèse était partagée par de nombreux magistrats italiens qui avaient hâte d’être débarrassés d’un dispositif injuste et inutile. Bientôt, ce sont directement des parquets de plusieurs grandes villes, comme Rome, Milan ou encore Bologne, qu’ont émané des directives invitant à l’abandon des poursuites contre les étrangers arrêtés pour séjour irrégulier et recommandant à la police de ne plus procéder à leur arrestation. Avant même la décision El Dridi, donc, une bonne partie de la magistrature italienne appliquait directement la « directive retour », en écartant la loi jugée en conflit avec celle-ci : on estime que le nombre de dossiers ayant donné lieu à condamnation sur le fondement de l’article 14 avait déjà diminué d’un tiers par rapport à ce qui se passait avant l’entrée en vigueur de la directive.
Cette interprétation du droit communautaire conduisant à ne plus arrêter les clandestins et à libérer ceux qui étaient détenus a suscité une réaction très forte du gouvernement. Le ministre de l’intérieur, membre de la Ligue du Nord, donc du parti le plus sensible aux questions d’immigration, a accusé expressément les magistrats de donner une interprétation politique de la directive, empêchant de la sorte le gouvernement de lutter avec la fermeté nécessaire contre le phénomène de l’immigration illégale. C’est l’époque où des centaines de Tunisiens débarquaient sur les côtes siciliennes : le gouvernement se saisit de l’occasion pour expliquer à l’opinion qu’à cause des magistrats de gauche qui empêchent d’arrêter les immigrants illégaux, la porte est grande ouverte à toute personne voulant entrer en Italie.
De son côté, le pouvoir judiciaire est divisé. Plusieurs tribunaux, réfutant notre thèse, continuent à condamner sur le fondement de l’article 14. On conteste d’abord l’argument selon lequel les articles 15 et 16 de la « directive retour » impliqueraient une interdiction implicite pour le législateur national de criminaliser l’étranger qui ne respecte pas un ordre d’éloignement. Ces dispositions viseraient uniquement à réglementer la détention administrative en vue du rapatriement d’un étranger, sans préjudice de la possibilité de le priver de sa liberté dans le cadre d’une procédure pénale, la sanction pénale ayant, à la différence de la rétention administrative régie par la directive, une fonction punitive et dissuasive. De façon plus radicale, quelques auteurs vont jusqu’à affirmer que le droit communautaire, avant le traité de Lisbonne, n’avait pas le pouvoir d’affecter l’application du droit pénal dans les États membres. Est aussi remis en question l’effet direct des articles 15 et 16 de la directive, notamment le caractère inconditionnel de ces dispositions, qui se borneraient à établir des principes pour la mise en œuvre desquels l’intervention du législateur national serait encore nécessaire.
De cette controverse naît un débat très animé qui se poursuit, de conférences en articles, dans des revues juridiques. Dans ce contexte de grave incertitude [277], plusieurs tribunaux décident de se tourner vers la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour connaître l’interprétation à donner à la directive.
Le cas El Dridi, sur lequel s’est exprimé la CJUE, lui est renvoyé par la cour d’appel de Trente, dans le cadre de la procédure d’urgence prévue à l’article 104 ter du règlement de la Cour, car l’intéressé se trouvait alors en prison, en application de l’article 14 de la loi italienne sur l’immigration. Dans les semaines précédant l’audience, la CJUE a été saisie de la même question par au moins quatre juges italiens, parmi lesquels ceux de la Cour de cassation dont l’ordonnance, très détaillée, a été plusieurs fois citée pendant l’audience El Dridi.
Mon rôle dans le cas El Dridi est postérieur à la saisine de l’affaire par la cour d’appel de Trente. La question préjudicielle a été soulevée de sa propre initiative par la Cour, et l’avocat de M. El Dridi n’est pas expert en la matière. Par le biais du professeur Nascimbene, qui, outre qu’il enseigne le droit communautaire, fait partie des instances de l’Association des études juridiques sur l’immigration (Asgi) [278], une association de juristes spécialisés en droit de l’immigration, nous entrons en contact avec lui, et il accepte bien volontiers de nous laisser suivre cette procédure devant la Cour de justice de l’UE. Le mémoire et la discussion orale sont ensuite préparés par Bruno Nascimbene, Francesco Viganò et moi-même, et c’est moi qui serai présent à l’audience.
Devant la Cour, la procédure commence par l’échange des mémoires des parties. Aucun autre État membre que l’Italie ne prenant part à l’affaire, les plaidoiries déposées avant l’audience sont donc celles du gouvernement italien, de la Commission européenne et de la défense de M. El Dridi, les mêmes qui seront présents à l’audience. Comme il s’agit d’une procédure d’urgence, la position de l’avocat général n’est pas prévue. Il participe cependant à l’audience et rend à la Cour un avis réservé, qui sera rendu public en même temps que la décision de la Cour.
L’avocat représentant le gouvernement italien soutient évidemment la compatibilité du dispositif prévu par l’article 14 de la loi italienne avec la directive. Il présente devant la Cour les moyens mentionnés plus haut : 1) les articles 15 et 16 de la directive ne concernent que la rétention administrative, et on ne peut en déduire l’interdiction, pour un État, de punir un étranger en situation irrégulière par une peine d’emprisonnement ; 2) ces dispositions sont dépourvues d’effet direct.
Le mémoire de la Commission constitue une bonne surprise pour nous, puisque celle-ci adopte notre position, en introduisant un nouvel élément qui va s’avérer décisif. Outre la violation, par la loi italienne, des droits fondamentaux reconnus à l’étranger par la « directive retour », la Commission souligne que son maintien en prison pendant plusieurs mois est contraire à l’objectif, explicitement pris en compte par la directive, de mettre en œuvre un système efficace d’exécution des décisions d’éloignement. Ainsi, la législation italienne serait doublement contraire au principe de l’effet utile : non seulement parce qu’elle prive la directive de sa fonction première de protéger la liberté personnelle des étrangers, mais aussi parce qu’elle empêche la mise en œuvre effective du rapatriement, qui est l’autre objet poursuivi par la directive.
De cette audience, on retiendra qu’après les brèves plaidoiries des trois avocats (de vingt minutes chacune), tous les juges de la Cour, sans exception, et l’avocat général ont, pendant près de deux heures, posé des questions aux parties, et tout particulièrement au représentant du gouvernement italien, pour mieux comprendre comment fonctionne vraiment, au-delà de la sanction pénale, le système italien d’exécution des rapatriements d’étrangers. Les questions pressantes des juges, qui demandent aussi au gouvernement italien des données statistiques relatives à la proportion de retours qui sont effectivement réalisés et au nombre de personnes détenues sur la base de l’article 14, font impitoyablement ressortir l’inefficacité du système. Un système dans lequel, en théorie, la police devrait toujours procéder immédiatement au rapatriement de l’étranger, alors qu’en réalité moins de 20 % des personnes interpellées sont effectivement renvoyées ; et un système qui remplit les prisons d’étrangers qui n’ont commis d’autre crime que d’être des sans-papiers.
Pour ne pas compromettre l’éloignement
Le contenu de l’arrêt El Dridi étant bien connu, je m’attacherai à mettre en évidence les réponses que la Cour a données aux questions qui, comme on l’a vu, constituaient le cœur du débat en Italie.
Les juges de Luxembourg rejettent très rapidement deux des objections les plus courantes à la thèse de l’incompatibilité entre l’article 14 de la loi italienne et la directive. Concernant l’effet direct, la Cour se contente de rappeler les conditions pour que les dispositions d’une directive non transposée puissent être directement invoquées par les particuliers contre l’État défaillant (la précision suffisante et le caractère inconditionnel), et affirme sans autre argument qu’« il en va ainsi pour les articles 15 et 16, lesquels sont inconditionnels et suffisamment précis pour ne pas nécessiter d’autres éléments particuliers pour permettre leur mise en œuvre par les États membres » (§ 47).
En réponse au moyen soulevé selon lequel, avant le traité de Lisbonne, le droit communautaire ne pouvait avoir aucun impact direct sur la matière pénale, la Cour souligne très clairement que « s’il est vrai en principe que la législation pénale et les règles de la procédure pénale relèvent de la compétence des États membres, ce domaine du droit peut néanmoins être affecté par le droit de l’Union […]. Donc les États membres doivent aménager leur législation pénale de manière à assurer le respect du droit de l’Union ; en particulier, les États ne sauraient appliquer une réglementation, fut-elle même en matière pénale, susceptible de mettre en péril la réalisation des objectifs poursuivis par une directive et, pourtant, de priver celle-ci de son effet utile » (§ 53, 54, 55).
Le moment central de la motivation concerne la possibilité de déduire de la directive, qui ne traite pas explicitement de la matière pénale, une interdiction d’imposer une peine de prison à l’étranger qui n’obéit pas à un ordre de quitter le territoire. La décision, tout en affirmant que les États membres « restent libres d’adopter des mesures, même de caractère pénal, permettant notamment de dissuader les ressortissants de pays tiers de demeurer illégalement sur le territoire de ces États » (§ 52), estime toutefois que la peine d’emprisonnement viole le principe de l’effet utile, puisqu’« une telle peine, en raison notamment de ses conditions et modalités d’application, risque de compromettre la réalisation de l’objectif poursuivi par la directive, à savoir l’instauration d’une politique efficace d’éloignement et de rapatriement des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, en particulier […] une réglementation nationale telle que celle en cause au principal est susceptible de faire échec à l’application des mesures visées à l’article 8, § 1 et de retarder l’exécution de la décision de retour » (§ 59).
Le facteur décisif est, par conséquent, dans l’argumentation de la Cour, la référence au principe de l’effet utile, qui est traditionnellement utilisé par la jurisprudence européenne pour étendre le contenu normatif de la législation communautaire au-delà de son contenu littéral. Tant dans le débat interne que dans notre mémoire, ce principe a été invoqué en lien avec l’objectif de la directive d’assurer la protection des droits fondamentaux des étrangers en situation irrégulière. Mais c’est à une autre finalité de la directive que se réfère la Cour – qui suit en cela la position de la Commission et de l’avocat général – en estimant qu’une mesure d’emprisonnement risque d’affecter l’efficacité du système de rapatriement puisque la détention de l’étranger en situation irrégulière a comme conséquence inévitable de retarder son éloignement.
Entre les deux objectifs – la mise en œuvre d’un système de retour qui soit effectif, mais dans le respect des droits fondamentaux des étrangers – qui, comme elle le rappelle elle-même, ont inspiré l’intervention du législateur communautaire, la Cour, quand il s’agit de conclure son raisonnement, ne retient que celui de l’efficacité, en évitant d’affirmer explicitement qu’une peine d’emprisonnement porterait atteinte aux droits des migrants reconnus par la directive.
Des raisons politiques conjoncturelles peuvent expliquer ce choix : la décision El Dridi a été prise à une période de dure confrontation entre le gouvernement italien et les institutions communautaires à propos de l’immigration, l’Italie reprochant à l’Europe de l’avoir laissée gérer seule les « vagues de migrants » en provenance des pays d’Afrique du Nord. On imagine que la Cour a voulu, en ne mentionnant pas explicitement que le gouvernement italien violait les droits fondamentaux des migrants, éviter d’aggraver un climat déjà tendu.
En lisant la motivation dans son ensemble, on constate cependant que les considérations relatives à la protection des droits sont bien au cœur de la décision de la Cour : ainsi insiste-t-elle pour que l’utilisation d’instruments de coercition soit guidée par le principe de proportionnalité, et en particulier pour que le recours à la privation de liberté des étrangers en instance de rapatriement ne dépasse pas des limites raisonnables (en particulier § 42 et 43). Par ailleurs, si la protection des droits des migrants n’était pas une des finalités de la « directive retour », on voit mal pourquoi reconnaître un effet direct aux articles 15 et 16, dès lors qu’une condition essentielle pour que – selon la jurisprudence de la Cour elle-même – les dispositions d’une directive jouissent d’un tel effet, c’est précisément que cette disposition reconnaisse à l’individu un droit injustement méconnu par la loi de l’État membre.
Protéger les droits des migrants ?
Malgré les réticences de la Cour à affirmer que la loi italienne viole les droits des migrants, l’arrêt El Dridi peut être considéré comme une décision importante pour protéger les droits fondamentaux des migrants contre le pouvoir répressif des États membres.
La décision El Dridi a eu des effets immédiats en Italie. Le jour même où la Cour de justice a rendu sa décision, la Cour de cassation, dans trois arrêts se référant à El Dridi, acquittait les prévenus poursuivis sur le fondement de l’article 14, en indiquant que la déclaration de contrariété au droit communautaire équivalait à une abolition de cette incrimination par le législateur. Quelques jours plus tard, sur la base de cette comparaison abolitio criminis, une note du procureur général près la Cour de cassation appelait tous les procureurs à demander la révocation des jugements définitifs de condamnation prononcés en application de l’article 14. Des centaines d’étrangers qui étaient en prison pour séjour irrégulier ont ainsi été libérés.
Devant la critique, le législateur italien s’est lui-même vu contraint à intervenir, en adoptant enfin une loi de transposition de la directive. Approuvée définitivement en août 2011, elle permet certainement de mettre le droit italien en conformité avec celle-ci, au moins pour partie. Parmi les changements les plus significatifs, on relève que la procédure ordinaire d’exécution des renvois prévoit désormais l’octroi d’un délai pour départ volontaire, au lieu du recours immédiat à la force ; par ailleurs, la détention administrative ne peut être ordonnée que si des mesures moins coercitives, telles que l’obligation de se présenter aux autorités, ou le dépôt d’une garantie financière, ne sont pas possibles. Le législateur a en outre profité de la réforme pour faire passer la durée maximale de la rétention administrative de six à dix-huit mois – ce qui est certes compatible avec le délai fixé par la directive.
Les premiers commentaires de la doctrine relèvent que la conformité à la directive pourrait n’être qu’apparente : par exemple, le droit au départ volontaire et les mesures alternatives à la détention ne sont accordés qu’aux étrangers en possession d’un document d’identité, tandis que pour tous les autres – qui constituent une grande majorité –, les règles précédentes continuent à s’appliquer.
Sur le plan du droit pénal, le législateur, après que l’arrêt El Dridi l’a contraint à renoncer à sanctionner le séjour irrégulier d’une peine de prison, a décidé de remplacer celle-ci par une peine d’amende, tout en maintenant la qualification de crime pour toutes les formes de non-respect d’un ordre émanant de l’autorité de police dans le cadre de la procédure d’éloignement. Ainsi, l’article 14 a été réintroduit, avec une amende à la clef.
Au regard des décalages qui, aux yeux de la doctrine, subsistent entre la norme européenne et le droit interne, l’avenir dira, à travers la jurisprudence, quelle sera l’attitude des juges italiens : décideront-ils de ne pas appliquer les nouvelles règles, de poser de nouvelles questions préjudicielles à la Cour de justice de l’UE, ou estimeront-ils que la loi est désormais en conformité avec la directive ?
C’est ce dernier scénario qui paraît le plus probable. À l’occasion de la réforme, le législateur a confié la compétence en matière d’immigration aux giudici di pace, et ce, tant sur le plan administratif que sur le plan pénal. Ces « juges de paix » sont des juges non professionnels qui ne présentent pas les garanties d’indépendance reconnues aux magistrats ordinaires, et qui sont même souvent obligés de tenir audience directement dans les commissariats plutôt que dans un tribunal. En général, ces juges se montrent soucieux d’éviter tout risque de conflit avec le gouvernement et les préfets, en particulier dans une matière aussi sensible que l’immigration. La plupart du temps dépourvus d’une formation comparable à celle des juges professionnels, ils ont des difficultés à utiliser d’autres sources que la loi nationale. Le but du législateur est très clair : soustraire la compétence des questions d’immigration aux magistrats professionnels qui n’hésitent pas à s’opposer aux décisions du pouvoir exécutif, pour la confier à un corps beaucoup plus perméable aux exigences répressives de la police. Il est en effet très peu probable que des giudici di pace saisissent la Cour de justice de questions d’interprétation de la directive.
Cela étant, d’autres juges européens sont susceptibles de saisir la Cour de justice d’une question préjudicielle. Et si, avec l’arrêt El Dridi, la Cour de justice a pris une position dont les répercussions sont très importantes dans de nombreux États membres, ce sera peut-être, cette fois-ci, aux Italiens de profiter d’une décision favorable prise sur un renvoi d’une juridiction étrangère. On peut se féliciter de cette forme de collaboration qui peut être très utile pour rendre moins injuste et plus respectueuse des droits fondamentaux la politique de lutte contre l’immigration irrégulière des pays de l’Union européenne.
La déception Achughbabian
Les lignes qui précèdent ont été écrites en octobre 2011, avant la décision de la Grande chambre de la CJUE sur le cas Achughbabian. Comme on peut l’imaginer, celle-ci a constitué une grande déception. Au-delà de l’analyse détaillée des conclusions (voir article p. 140), il faut réfléchir au choix fait par la Cour de fonder son raisonnement sur la seule question de l’efficacité du système de rapatriement au détriment de celle des droits des étrangers.
Significatif est à cet égard l’argument selon lequel les États ont la possibilité de prononcer une peine d’emprisonnement contre les étrangers en situation irrégulière en cas d’échec de la procédure de rapatriement, à condition que la sanction respecte les droits fondamentaux garantis par la Cour européenne des droits de l’Homme. Ce n’est qu’au dernier paragraphe que les droits de l’étranger sont évoqués, pour rappeler (de façon tout à fait inutile) que ces droits sont prévus par la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH). Une façon, pour la CJUE, de signifier que ce volet relatif aux droits ne relève pas de sa compétence.
Si l’on pouvait se réjouir, à la lecture de l’arrêt El Dridi, de la place accordée à la question des droits – même s’il réservait un rôle central au critère de l’efficacité –, on déchante après la décision Achughbabian. Cette volonté explicite de la CJUE de ne pas vouloir s’occuper de la garantie des droits laisse en outre perplexe, pour plusieurs raisons.
En premier lieu, l’attitude de la Cour est en contradiction avec le processus d’intégration graduelle des droits fondamentaux dans le droit communautaire (depuis le traité de Nice jusqu’à celui de Lisbonne), en particulier quand – comme c’est le cas de la « directive retour » – le texte communautaire énonce que l’un de ses objectifs est la sauvegarde des droits fondamentaux du migrant en situation irrégulière. L’interprétation de la « directive retour » aurait pu être une bonne occasion pour la Cour d’aller au-delà des libertés classiques du droit communautaire (la liberté de circulation, d’initiative économique, etc.), et d’affirmer sa compétence en matière de liberté individuelle, dans une perspective qui en ferait une sorte de « cour constitutionnelle européenne ». Mais, confrontée à cette possibilité, la Cour a reculé, en décidant de ne pas se référer à la violation des droits de l’étranger, alors même que ces droits sont expressément reconnus par la directive.
En second lieu, cette attitude de la Cour pourrait à l’avenir donner lieu à de délicats problèmes de coordination entre la Cour de Luxembourg et la Cour de Strasbourg. Prenons le cas, pour l’instant théorique, où un législateur national, suivant les indications de l’arrêt Achughbabian, déciderait de prévoir une peine d’emprisonnement pour les étrangers dont la procédure de rapatriement n’a pu aboutir. Le choix de cette sanction serait sans doute conforme à la jurisprudence de la CJUE, mais le serait-il avec celle de la Cour européenne des droits de l’Homme ? Si celle-ci considère qu’il y a incompatibilité, la loi serait conforme au droit communautaire mais en contradiction avec la CEDH : un résultat loin d’être cohérent avec le processus, mentionné plus haut, d’inclusion progressive des droits fondamentaux dans le droit de l’Union.
Un raisonnement hypocrite
Le choix de privilégier le critère de l’efficacité plutôt que celui des droits est, si l’on peut se permettre un terme un peu fort, fondamentalement hypocrite. Allons jusqu’au bout du raisonnement de la Cour et considérons que la directive n’a pour finalité que l’efficacité du système d’éloignement, et ne vise pas à protéger les droits des étrangers. Dans ce cas, il n’y aurait pas eu d’affaire El Dridi (et, par conséquent, pas de cas français non plus) : en effet, les juges italiens qui ont soulevé la question devant la CJUE l’ont fait parce qu’ils étaient convaincus que la détention conduisait à une privation illégale de liberté des étrangers, et non pas parce qu’ils étaient préoccupés par l’efficacité du système.
Car si l’on s’en tient à une logique d’efficacité, il n’est pas certain que la décision de la Cour serait justifiée. Une approche fondée sur la seule effectivité du système devrait conduire à examiner comment, dans la pratique, le système utilise la sanction pénale, et non se limiter à constater de façon abstraite et théorique que l’exercice de l’action pénale peut ralentir les retours. C’est pourtant ce qu’a fait la Cour. Or, prenons la situation en Italie : en pratique, la peine de prison, avant El Dridi, n’était appliquée que lorsque l’autorité administrative n’avait pas réussi à expulser l’étranger ; et le faible nombre de retours était dû non pas au fait que l’étranger qui aurait dû être expulsé était en prison, mais au manque de ressources de la police. Il est donc inexact de conclure que la détention a eu pour effet d’entraver la procédure de retour. De même en France, il semble que l’infraction de séjour irrégulier était utilisée pour priver l’étranger de sa liberté avant le rapatriement : on ne peut sérieusement soutenir, là non plus, que la procédure pénale aurait pour effet de ralentir les renvois.
Ainsi, au seul prisme du critère d’efficacité, sans tenir compte des droits, tous les moyens de coercition (y compris l’emprisonnement) sont potentiellement susceptibles d’améliorer le fonctionnement du système d’éloignement, ne serait-ce que par leur fonction dissuasive. Raisonnons par l’absurde et imaginons un système juridique qui punirait de vingt ans d’emprisonnement le séjour irrégulier des étrangers : malgré les apparences, on pourrait le qualifier d’efficace, parce que la crainte d’une lourde condamnation inciterait probablement les sans-papiers à quitter spontanément le territoire du pays concerné.
Si l’on s’en tient, comme semble le faire la Cour dans l’arrêt Achughbabian, à une interprétation strictement utilitaire de la « directive retour » au regard de l’objectif d’éloignement, il pourrait n’y avoir aucune limite à l’utilisation de la force par l’État. C’est donc bien la référence à la protection des droits de l’Homme qui impose des limites à son pouvoir coercitif.
La lecture des conclusions de l’affaire El Dridi donne l’impression que les juges ont pris la décision de contester le recours à la peine d’emprisonnement par l’État italien parce qu’ils y voyaient une violation des garanties de l’étranger prévues par la directive, même si la motivation, par souci de compromis, a pris appui sur le critère d’efficacité [279]. Mais la grande chambre a refusé de partager cette position. Certes, elle n’a pas rejeté expressément le raisonnement suivi pour El Dridi (raisonnement qui, comme on s’en souvient, ne distinguait pas suivant que la détention est applicable avant ou après que la procédure d’éloignement a été mise en œuvre), mais en a considérablement affaibli la portée.
Les États n’ont vraisemblablement pris conscience qu’a posteriori des conséquences de l’arrêt El Dridi, qui limitait considérablement leur pouvoir punitif : il faut à cet égard rappeler qu’aucun gouvernement n’était représenté à l’audience El Dridi alors qu’ils sont venus nombreux pour Achughbabian. De son côté, la Cour a indéniablement reculé, même si elle n’était pas explicitement en contradiction avec sa précédente décision. Il est donc à craindre que la page El Dridi, à l’occasion de laquelle on a pu penser que la CJUE s’est attachée à défendre la liberté de l’étranger en situation irrégulière, soit définitivement refermée avec Achughbabian.
Deux propositions
On conclura avec deux modestes propositions sur la façon de procéder à l’avenir devant les juridictions supranationales, en vue de réaffirmer la prééminence des droits des étrangers.
Tout d’abord, il serait très important de lutter (sur le plan théorico-doctrinal comme en pratique) contre cette réticence de la CJUE d’être aussi une Cour des droits, et pas seulement des droits liés à la liberté économique, traditionnellement reconnus comme de compétence communautaire. Il faudrait que la dimension « protection des droits fondamentaux », à tout le moins lorsqu’elle est explicitement inscrite par une directive, soit prise en compte par la Cour lorsqu’elle examine la compatibilité du droit interne avec celui de l’Union ; la question de l’immigration peut ouvrir une nouvelle voie dans ce domaine. La vigilance s’impose : même s’il est peu probable qu’on assiste à un revirement de la Cour, il conviendra de la pousser à intégrer la protection des droits de l’étranger dans son raisonnement.
Il faudrait également inciter la Cour européenne des droits de l’Homme à être plus déterminée sur la question de la protection de la liberté personnelle de l’étranger en situation irrégulière. Jusqu’à présent, elle a donné une interprétation extensive de l’art. 5.1 § f de la CEDH [280] en laissant aux États un pouvoir répressif trop étendu. Il ne semble pas irréaliste d’espérer que la Cour de Strasbourg puisse, dans l’avenir, considérer comme incompatible avec un usage raisonnable de la force le choix de priver l’étranger en situation irrégulière de sa liberté pendant dix-huit mois, comme c’est le cas aujourd’hui en Italie. À cet égard, l’arrêt Hirsi de février 2012 doit être considéré comme un signe encourageant. Par cette décision, la Cour de Strasbourg a condamné l’Italie pour violation des articles 3 et 13 de la CEDH et de l’article 4 de son protocole 4 à la suite de refoulements de migrants effectués en 2009 vers la côte libyenne, sans qu’il y ait eu évaluation des formes possibles de protection internationale auxquelles pouvaient prétendre ces personnes. Des saisines répétées de la Cour de Strasbourg sur des cas mettant en cause les droits des étrangers en situation irrégulière pourraient l’amener à jouer un rôle plus actif dans la protection des droits fondamentaux de la catégorie de personnes qui est aujourd’hui la plus exposée à un usage excessif de la force par les États.
La « directive retour » et le juge communautaire
Serge Slama Université Évry-Val d’Essonne
À quelle philosophie d’ensemble répondent les arrêts rendus par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans les affaires El Dridi et Achughbabian des 28 avril et 6 décembre 2011 ? Assurément, ces décisions offrent une interprétation de la directive 2008/115/CE du 16 décembre 2008, dite « directive retour », qui vient bousculer la législation française laquelle réprime l’irrégularité du séjour d’une peine d’emprisonnement et d’une amende depuis le décret-loi Daladier du 2 mai 1938. D’abord, aux yeux du juge de l’UE, cette directive s’oppose à une législation nationale qui prévoit d’infliger une peine privative de liberté à un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier pour le seul motif que celui-ci demeure sans justification sur le territoire en violation d’un ordre de quitter celui-ci (CJUE 28 avril 2011, El Dridi, aff. C-61/11, pt. 62). Or cela remet en cause non seulement la législation italienne appliquée dans l’affaire El Dridi [281] mais également le délit de soustraction à une mesure d’éloignement de l’article L. 624-1 du Ceseda [282]. Ensuite et surtout, la directive s’oppose à une réglementation telle que l’article L. 621-1 du Ceseda qui réprime d’un emprisonnement le séjour irrégulier tant que l’étranger n’a pas été soumis aux mesures incitatives et/ou coercitives qu’elle prévoit, notamment la durée maximale de rétention (CJUE, Gr. ch., 6 décembre 2011, Achughbabian, aff. C-329/11, pt 50). Tous les auteurs [283] s’accordent à dire que ces décisions doivent nécessairement donner lieu à une modification législative des deux dispositions du code des étrangers afin de les « resserrer » [284]. Pour le moment, les autorités françaises se sont pourtant limitées à deux circulaires de la chancellerie – des 12 mai [285] et 13 décembre 2011 [286] – ne tirant que des conclusions très partielles de ces arrêts et qui, à l’évidence, sont insuffisantes à mettre le droit français en conformité avec le droit de l’Union européenne.
Au-delà de ces péripéties, il convient de noter, avec Luca d’Ambrosio, que contrairement à ce que souhaitaient les défenseurs de M. El Dridi, la Cour de justice n’a en rien été guidée par la protection de la liberté individuelle lorsqu’elle déclare une peine d’emprisonnement contraire au droit de l’UE. Son principal souci est, conformément à la logique de cette directive, d’assurer la réalisation « d’une politique efficace d’éloignement et de rapatriement ». Et le juriste italien de poursuivre : les législations nationales pénalisant l’irrégularité ne sont pas « intrinsèquement » incompatibles avec la directive 2008/115/CE ; elles ne le sont que dans la mesure où elles ne sont pas un moyen optimal d’éloigner du territoire européen. Ainsi, « ce n’est pas la criminalisation des étrangers en situation irrégulière, en tant que telle, qui est mise en cause par le droit de l’UE mais uniquement sa prétention à l’efficacité » [287].
En effet, aussi bien dans El Dridi (pts 52 et 60) que dans Achughbabian (pts 28, 32 et 46), la Cour de justice ne s’oppose pas à ce que les États conservent ou érigent des sanctions pénales visant à réprimer ou dissuader le séjour irrégulier, y compris par une peine d’emprisonnement, à condition que cela n’interfère pas avec la politique commune de retour. Le juge luxembourgeois n’a donc pas remis en cause la légitimité du délit de séjour irrégulier, alors même que son efficacité dissuasive depuis 1938 est loin d’être démontrée. On peut même penser que la directive 2008/115/CE et l’interprétation donnée par la Cour ont renforcé l’impérativité, pour les États membres de l’Union, de procéder au renvoi, volontaire ou forcé, des irréguliers présents sur leur territoire et, s’ils ne parviennent pas à cet objectif, leur légitimité à réprimer pénalement les récalcitrants. De simple faculté, laissée à la discrétion et à l’appréciation des États membres, le « retour » est devenu une obligation pour ceux-ci. Certes, cela doit se faire, selon les termes mêmes des considérants 2 et 17 de la directive, « dans le respect intégral de leurs droits fondamentaux ainsi que de leur dignité » (voir aussi El Dridi, pts 31, 38 et 42). D’ailleurs, si l’État le souhaite, il peut, à tout moment, accorder un titre de séjour ou une autorisation de séjour pour des motifs « humanitaires ou charitables » en annulant ou suspendant la procédure de retour (art. 6-4 de la directive). Mais, hormis ce cas de régularisation, la logique de la directive est implacable. Il s’agit d’une mécanique visant à la réalisation de la principale finalité de la directive : le départ de l’irrégulier du territoire européen.
C’est avec cette grille de lecture qu’il faut analyser la « directive retour ». Il en résulte un découpage de la procédure de retour de l’irrégulier répondant à la logique foucaldienne de Surveiller et punir. Comme le relève elle-même la Cour dans l’un de ses considérants, l’objectif de la directive est d’assurer, selon son article 1-5, « le transfert physique hors de l’État membre » de la personne irrégulière dans les meilleurs délais (Achughbabian, pt 35). Comme la prison chez Foucault, la procédure de retour développe d’abord une dynamique « normalisatrice », tendant à redresser l’« âme » des irréguliers. Ce n’est qu’ensuite, si l’incitation n’a pas marché, que l’État peut « jouer sur les corps » par la contrainte physique (caution, retenue du passeport, obligation de se présenter quotidiennement aux services de police ou de gendarmerie, assignation à résidence, y compris sous surveillance électronique, rétention) et, le cas échéant, la punition (interdiction de retour et emprisonnement).
La mécanique de la « directive retour » prévoit, dans un premier temps, d’identifier l’étranger, y compris au besoin en le retenant temporairement, puis, dans un deuxième temps, de l’inciter au retour dans son pays. C’est seulement s’il présente « objectivement » un risque de fuite, ou qu’il est ou s’est montré dans le passé récalcitrant à exécuter une décision de retour ou qu’il a fraudé, qu’il est possible, dans un troisième temps, d’utiliser les mesures coercitives consistant en la surveillance et, le cas échéant, la contrainte physique dont la rétention longue (dix-huit mois). Enfin, une fois que tous ces mécanismes ont été mis en œuvre et ont échoué, les États retrouvent la possibilité de réprimer l’irrégulier qui n’a pas été éloigné, y compris par une peine d’emprisonnement.
Retenir pour identifier
Dans l’arrêt Achughbabian, la Cour de justice admet la possibilité, pour les autorités étatiques, de retenir temporairement un étranger afin de déterminer son identité et l’irrégularité de son séjour. En l’espèce, M. Alexandre Achughbabian, après son interpellation à Maisons-Alfort à l’occasion d’un contrôle d’identité sur la voie publique, a fait l’objet d’un placement en garde à vue. C’est au cours de celle-ci que lui a été notifié un arrêté de reconduite à la frontière. Il n’a ensuite fait l’objet d’aucune poursuite pour séjour irrégulier. Placé en rétention, c’est en appel de l’ordonnance de prolongation rendue par le juge des libertés et de la détention (JLD) de Créteil qu’une magistrate de la cour d’appel de Paris a saisi la CJUE d’une question préjudicielle en urgence sur la conformité de l’article L. 621-1 du Ceseda à la « directive retour » (CA Paris, ord. 29 juin 2011, A. Achughbabian c/préfet du Val-de-Marne, B 11/02792). Selon la Cour de justice, cette phase de la procédure régie par la procédure pénale ne relève pas du champ de la « directive retour » qui n’a « pas pour objet d’harmoniser dans leur intégralité les règles nationales relatives au séjour des étrangers » (Achughbabian, pt 28). Comme elle le relève « d’emblée », cette directive ne porte « que » sur « l’adoption » de décisions de retour et leur « exécution ». Par suite, le droit de l’UE ne peut s’opposer « à ce que le droit d’un État membre qualifie le séjour irrégulier de délit et prévoie des sanctions pénales pour dissuader et réprimer la commission d’une telle infraction aux règles nationales en matière de séjour » (ibid.). Mais, durant la période d’« arrestation initiale » [288] qui, selon le considérant 17 de la directive, relève des droits nationaux, l’irrégulier peut-il valablement faire l’objet d’une rétention administrative du type d’une garde à vue ?
De prime abord, la Cour de justice aurait pu ne pas se prononcer sur la question. Dans sa prise de position, l’avocat général Mazak estimait que « [la] garde à vue elle-même, en tant que mesure du droit pénal de la privation de la liberté individuelle, et les conditions de son utilisation ne font pas l’objet de la présente question préjudicielle ». Il était néanmoins conscient « de ce que la réponse de la Cour serait susceptible d’avoir une incidence sur la possibilité de placer en garde à vue les personnes soupçonnées d’avoir commis l’infraction prévue à l’article L. 621-1 du Ceseda » (prise de position, pt 19). Dans sa circulaire du 13 décembre 2011, le garde des Sceaux s’est glissé dans cette brèche en relevant que : « les dispositions de la directive ne sont susceptibles d’affecter ni les mesures de garde à vue engagées sur le fondement de l’article L. 621-1 ni les procédures de rétention administrative qui peuvent faire suite à ces procédures… ».
Pourtant, sous pression des gouvernements intervenus dans la procédure (France, Allemagne, Estonie, Danemark), la Cour admet que la directive ne s’oppose pas à « un placement en détention » dans cette phase préalable, car les États ont besoin « d’un délai certes bref mais raisonnable » afin d’identifier la personne contrôlée, rechercher les données permettant de déterminer si elle est effectivement ressortissante d’un pays tiers en séjour irrégulier (Achughabian, pt 29). Ces tâches, reconnaît-elle, peuvent s’avérer « difficiles » en l’absence de coopération de l’étranger ou s’il invoque le « statut de demandeur d’asile ou de réfugié ». Elle concède aussi, de façon critiquable, au gouvernement français que, dans cette période, « une privation de liberté telle qu’une garde à vue » d’une personne « soupçonnée de séjour irrégulier » contribue à la réalisation des objectifs de la directive en empêchant la fuite de l’étranger « avant même que sa situation n’ait pu être clarifiée » (ibid., pt 30).
Le requérant au principal et la Commission faisaient pourtant valoir que la notion d’« arrestation initiale » ne pouvait valablement, sans dénaturation de la directive et violation de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH), englober une période aussi longue qu’une garde à vue. Cette notion n’aurait dû couvrir que l’interpellation de l’étranger par les forces de l’ordre et, en l’absence de justification des documents d’entrée et de séjour, elle pouvait uniquement justifier une rétention brève (quatre heures) dans le cadre d’une procédure de vérification d’identité (code de procédure pénale [CPP], art. 78-3). À notre sens, la position adoptée par la Cour de justice ne signifie pas, pour autant, que l’ensemble des procédures de garde à vue fondées sur le seul séjour irrégulier de l’étranger soient légales. En droit français, pour qu’une personne puisse être gardée à vue, il faut qu’elle soit soupçonnée d’avoir commis ou tenté de commettre un crime ou un délit passible d’une peine d’emprisonnement (CPP, art. 62-2). Or, la Cour de justice estime expressément qu’« une réglementation nationale telle que celle en cause au principal [l’article L. 621-1] est […] susceptible de faire échec à l’application des normes et des procédures communes établies par la directive 2008/115 », ce qui priverait de fondement légal les gardes à vue. En outre, la finalité de celles-ci, en droit français, n’est pas d’identifier un irrégulier et d’organiser administrativement son retour et son placement en rétention, mais de mener une enquête pour réunir des éléments sur une personne soupçonnée d’avoir commis un crime ou un délit punissable d’une peine de prison (CPP, art. 62-2 et 63). Saisie dès l’affaire El Dridi de pourvois contre des décisions de cours d’appel confirmant la légalité des gardes à vue fondées sur l’article L. 621-1, la Cour de cassation n’a pas encore adopté de position. Sur demande des avocats généraux, la première chambre civile a décidé, pour éviter des contrariétés de jurisprudence, de demander l’avis de la chambre criminelle. Les avocats généraux avaient conclu à la nullité des gardes à vue où l’irrégulier a déjà fait l’objet d’une mesure d’éloignement [289].
Contre toute attente, dans un avis n°9002 du 5 juin 2012, la Chambre criminelle adopte cette position sur le détournement de finalité de la garde à vue. Elle estime que dans la mesure où la directive du 16 décembre 2008, telle qu’interprétée par la CJUE, fait obstacle à l’application de l’article L. 621-1 du Ceseda, tant que l’étranger n’a pas été soumis préalablement aux mesures coercitives visées à l’article 8 de ladite directive, le placement en garde à vue n’est plus légalement possible du seul chef de l’irrégularité du séjour. En effet l’article 62-2 du code de procédure pénale prévoit qu’un placement en garde à vue ne peut être décidé que s’il existe des raisons plausibles de soupçonner que la personne concernée a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’emprisonnement et « cette mesure doit obéir à l’un des objectifs nécessaires à la conduite de la procédure pénale engagée ». Cela signifie donc que, si l’avis de la chambre criminelle est suivi par la première chambre civile la grande partie des gardes à vue de sans-papiers en instance d’éloignement depuis le 25 décembre 2010 sont illégales car détournées de leur finalité.
Il n’en demeure pas moins que la Cour de justice admet une procédure de pré-rétention administrative aux fins d’identification de l’irrégulier et de l’irrégularité tout en s’efforçant de limiter au maximum les risques de débordements étatiques dans l’utilisation de cette période préalable. Le risque serait grand en effet de voir les États en abuser pour faire soustraire nombre d’irréguliers aux « normes et procédures communes » définies par la directive, et réussir ainsi à « basculer », à la suite d’une condamnation pénale, dans l’une des exceptions de l’article 2-2 de la directive (« une sanction pénale prévoyant ou ayant pour conséquence leur retour », c’est-à-dire, en droit français, une interdiction du territoire français). La Cour précise d’une part que la seule finalité de cette période est « la détermination du caractère régulier ou non du séjour d’un ressortissant d’un pays tiers » (Achughbabian, pt 29). Elle exhorte d’autre part les États, dans cette période « brève mais raisonnable », à « agir avec diligence » et prendre position « sans tarder » sur l’irrégularité du séjour, afin d’adopter ou non [290] une décision de retour dans les conditions prévues à l’article 6 de la directive. Dès lors que ces éléments de faits sont établis, les États ne peuvent plus adopter d’autres mesures que celles prévues par la directive. Or le principe résultant de celle-ci est d’abord d’inciter au départ « volontaire ».
Inciter au retour
Une des pierres angulaires de la « directive retour » est l’octroi d’un délai de départ « volontaire ». Évidemment, ce départ n’a rien de volontaire s’agissant d’un étranger qui a priori est désireux de demeurer sur le territoire européen. Le terme même de « retour » (return) utilisé dans la directive laisse croire à un acte banal exercé sans contrainte, relevant de la volonté de l’étranger qui retourne dans son pays. Selon le Petit Robert en effet, le « retour » est le simple « fait de repartir pour l’endroit d’où l’on est venu », « d’arriver à son point de départ ». La dimension négative des termes utilisés jusque-là dans le droit français est neutralisée : expulsion, reconduite à la frontière, obligation de quitter le territoire.
La directive cherche donc à inciter au départ sans, dans un premier temps, utiliser la contrainte – si ce n’est morale. Selon le considérant 10, « il convient de privilégier le retour volontaire par rapport au retour forcé » dès lors qu’« il n’y a pas de raison de croire que l’effet utile d’une procédure de retour s’en trouve compromis ». De même, selon l’article 7 de la directive, « la décision de retour prévoit un délai approprié allant de sept à trente jours pour le départ volontaire ». Les États membres peuvent toutefois prévoir de n’accorder ce délai qu’à la suite de la « demande » de l’étranger en l’informant de cette possibilité, cette faculté n’ayant heureusement pas été intégrée pour l’heure au droit français. En vertu de l’article 7-2, les États membres peuvent aussi, si cela s’avère nécessaire, prolonger ce délai de départ volontaire « d’une durée appropriée, en tenant compte des circonstances propres à chaque cas, telles que la durée du séjour, l’existence d’enfants scolarisés et d’autres liens familiaux et sociaux ». Cette prolongation « devrait être prévue si cela est considéré comme nécessaire en raison des circonstances propres à chaque cas », ajoute le considérant 10. Pour encourager ces retours « volontaires », les États devraient prévoir « une assistance et un soutien renforcés en vue du retour » et « exploiter au mieux les possibilités de financement correspondantes offertes dans le cadre du Fonds européen pour le retour », ce qui correspond au système d’aide au retour « volontaire » en France.
Il est certes possible, pour les États, en vertu de l’article 7-4 de la directive, de s’abstenir d’accorder ce délai de départ ou de le réduire à un délai inférieur à sept jours, s’il existe objectivement un « risque de fuite », si une demande de séjour a été rejetée comme étant « manifestement non fondée ou frauduleuse », ou si la personne concernée constitue « un danger pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sécurité nationale ». Les autorités peuvent également, en vertu de l’article 7-2, exécuter la décision de retour avant l’expiration du délai si un risque de fuite apparaît. Reste que l’économie de la directive constitue une rupture assez profonde avec le droit français : celui-ci n’appréhendait pas l’octroi du délai de départ volontaire comme étant de principe. Antérieurement à la directive, la césure dans le Ceseda dépendait de la question de savoir si l’étranger avait ou non formulé une demande de titre de séjour. Dans le cas où il faisait l’objet d’une décision de refus de délivrance ou de renouvellement ou d’un retrait d’un titre de séjour, celle-ci pouvait être accompagnée d’une obligation de quitter le territoire français accordant un délai d’un mois pour la contester ou quitter, sans mesure coercitive, le territoire français (Ceseda, art. L. 511-1 I. dans sa rédaction antérieure). Les autres irréguliers faisaient l’objet, lors de leur interpellation, d’un arrêté de reconduite à la frontière exécutable après un délai de quarante-huit heures ou, si le juge administratif avait été saisi, après la décision juridictionnelle. Depuis la mise en œuvre de ce système, en 2007, on constatait quasiment une parité OQTF/APRF [291], les secondes ayant un taux d’exécution plus important [292].
Le système européen semble plus cohérent : il repose sur des critères théoriquement plus rationnels visant à fonder l’absence d’octroi d’un délai de départ par une définition objective du « risque de fuite » ou par des éléments du comportement de l’étranger (fraude, trouble à l’ordre public). Mais il est aussi plus radical : il pèse sur l’État qui a édicté une décision de retour et une obligation d’éloigner effectivement l’irrégulier, et ce en utilisant tous les moyens à sa disposition. Même après transposition par la loi du 16 juin 2011, il n’est pas acquis que le droit français respecte la directive 2008/115/CE dans la définition du « risque de fuite ». Certes, l’article 3-7 de la directive prévoit que la définition de cette notion relève de la loi nationale. Mais elle n’en doit pas moins être définie sur la base de « critères objectifs ». Car un risque existe de voir les États étendre au maximum cette catégorie afin de pouvoir éloigner immédiatement les irréguliers sans avoir à leur accorder de délai de départ. L’examen attentif des différentes catégories relevant du « risque de fuite » dans la loi Besson (Ceseda, art. L. 511-1 II) montre que le législateur n’a pas cherché à définir objectivement le comportement d’un irrégulier révélant ce risque, mais a légiféré à droit quasi constant. Les catégories d’étrangers qui pouvaient jusqu’ici faire l’objet d’une reconduite à la frontière sont transférées dans celles pouvant faire l’objet d’une OQTF sans délai de départ volontaire. Qui plus est, sauf « circonstance particulière », ce risque est considéré comme automatiquement établi dans six cas de figure. Le législateur a même, dans certains cas, élargi les catégories d’étrangers pouvant faire l’objet d’une décision de retour sans délai de départ volontaire. Pourtant, dans sa décision du 28 avril 2011, la Cour de justice a précisé que la procédure de retour doit avoir un caractère proportionné et gradué, en allant de la mesure qui laisse le plus de liberté (délai de départ volontaire) à celle qui en laisse le moins. La rétention doit avoir un caractère subsidiaire. Saisi de la conformité de cette disposition à l’article 88-1 de la Constitution, le Conseil constitutionnel n’en a pas moins estimé, sans examen motif par motif, que le législateur a retenu « des critères objectifs qui ne sont pas manifestement incompatibles avec la directive » [293].
À noter par ailleurs que la directive autorise, en son article 7-3, les États, pour éviter un risque de fuite, à imposer aux irréguliers certaines obligations pendant le délai de départ volontaire : obligations de se présenter régulièrement aux autorités, de déposer une garantie financière adéquate, de remettre des documents ou de demeurer en un lieu déterminé. Pourtant, aucune de ces mesures n’a été adoptée dans cette phase de la procédure en droit français. Au contraire, l’étranger est libre de ses mouvements dans cette période et peut saisir le juge administratif dans un délai de trente jours en obtenant la suspension de plein droit de l’OQTF dans l’attente de la décision juridictionnelle. En revanche, les mesures de surveillance et de coercition sont plus développées après l’expiration du délai de départ volontaire ou s’il n’a pas été accordé ou s’il a été supprimé.
Surveiller et retenir
Au titre de l’article 8 de la directive, les États membres doivent, dès l’expiration du délai de départ et si celui-ci n’a pas été respecté, prendre « toutes les mesures nécessaires » pour assurer l’exécution de la décision de retour. Ce n’est qu’« en dernier ressort » qu’ils peuvent utiliser des « mesures coercitives » pour procéder à l’éloignement d’un irrégulier « qui s’oppose » à son éloignement. Ces mesures doivent toutefois, selon l’article 8-4, rester « proportionnées » et ne pas comporter d’usage de la force « allant au-delà du raisonnable ». Car elles sont expressément conditionnées, selon le considérant 13 de la directive, au respect « des principes de proportionnalité et d’efficacité en ce qui concerne les moyens utilisés et les objectifs poursuivis » (El Dridi, pt 57). Elles doivent en outre être mises en œuvre, selon l’article 8-4, par la législation nationale « conformément aux droits fondamentaux » et « dans le respect de la dignité et de l’intégrité physique » de l’étranger.
Dans l’arrêt du 6 décembre 2011, la Cour de justice précise ces notions en relevant que les « mesures » et « mesures coercitives » de l’article 8-4 de la directive se réfèrent « à toute intervention qui conduit, de manière efficace et proportionnée, au retour de l’intéressé » (Achughbabian, pt 36). Le critère de l’efficience de la mesure permet donc d’en établir la pertinence. Le juge luxembourgeois n’indique toutefois pas ce que recouvrent exactement ces « interventions ». Une seule chose est claire : ces interventions peuvent prendre la forme d’une rétention administrative « aux fins de préparer et de permettre l’éloignement effectif ». Selon les législations des États membres, la durée peut varier sans dépasser un maximum de six mois – auxquels s’ajoute, en vertu des articles 15-5 et 15-6, une période supplémentaire possible de douze mois [294] dans le cas où la non-exécution est due à un manque de coopération de l’intéressé ou à des retards subis pour obtenir de pays tiers les documents nécessaires. Il convient de souligner que la contrainte physique peut être utilisée pour exécuter la mesure d’éloignement : les États doivent, en vertu de l’article 8-4, tenir compte des orientations communes sur les mesures de sécurité à prendre pour les opérations communes d’éloignement par voie aérienne, annexées à la décision 2004/573/CE et prévoir obligatoirement, en vertu de l’article 8-5, « un système efficace de contrôle du retour forcé », ce qu’a ignoré la loi Besson dans la transposition de la directive.
Toutefois, l’apport essentiel des arrêts El Dridi et Achughbabian réside ailleurs : ils affirment que le prononcé et l’exécution d’une peine d’emprisonnement ne contribuent « à l’évidence » pas à la réalisation de l’objectif de la directive qui est de parvenir, dans les meilleurs délais, au « transfert physique de l’intéressé hors de l’État membre concerné » (Achughbabian, pt 37). Une telle peine en cours de procédure de retour ne constitue donc pas une « mesure coercitive » admise par la directive 2008/115/CE et même risque de « faire échec » à l’application des mesures qu’elle prescrit (El Dridi, pt 59) ou de « retarder le retour » (Achughbabian, pt 39). C’est en cela, et seulement en cela, que l’article L. 621-1 du Ceseda est contraire au droit de l’Union. La seule privation de liberté possible durant la procédure de retour est le placement en rétention (Achughbabian, pt 38 et 46).
Contrairement à ce qu’affirmaient les gouvernements allemands et estoniens dans leurs observations devant la Cour, une telle peine privative de liberté ne constitue pas non plus une des causes justificatives d’un report de l’éloignement prévues à l’article 9 de la directive (Achughbabian, pt 45). En effet, selon cette disposition, l’éloignement est obligatoirement reporté en cas de violation du principe de non-refoulement d’un demandeur d’asile ou tant que dure l’effet suspensif accordé aux recours contentieux. Il est encore possible aux États de reporter l’éloignement pour une période appropriée, en tenant compte des circonstances propres à chaque cas, compte tenu notamment « de l’état physique ou mental » de l’étranger, ou des « motifs d’ordre technique » comme l’absence de moyens de transport ou l’échec de l’éloignement en raison de l’absence d’identification. Dans de tels cas, en vertu de l’article 7-3, les États peuvent d’ailleurs imposer les mêmes obligations qu’en cas d’accord du délai de départ volontaire, à savoir la présentation régulière aux autorités, le dépôt d’une garantie financière adéquate, la remise de documents ou l’assignation en un lieu déterminé. Néanmoins, ces mesures de surveillance ne sont pas prévues comme constituant des « mesures coercitives » au sens de l’article 8-4. Difficile donc de savoir à quelle mesure renvoie la Cour quand elle se réfère à « toute intervention qui conduit, de manière efficace et proportionnée, au retour de l’intéressé » [295].
En droit français, le législateur a pris le parti de développer les possibilités d’assignation à résidence comme mesure alternative à la rétention. Désormais, ces assignations peuvent être ordonnées non seulement par le juge mais aussi par l’administration. En premier lieu, le juge des libertés et de la détention (JLD) peut « à titre exceptionnel » assigner à résidence l’étranger qui dispose de « garanties de représentation effectives ». L’assignation est effectuée après remise à un service de police ou à une unité de gendarmerie de l’original du passeport et de « tout document justificatif de son identité », en échange d’un récépissé valant justification de l’identité (Ceseda, art. L. 552-4 issu de l’art. 46 de la loi du 16 juin 2011). Lorsque l’étranger est père ou mère d’un enfant mineur résidant en France dont il contribue effectivement à l’entretien et à l’éducation depuis au moins deux ans, le JLD peut, là aussi à « titre exceptionnel » et si une assignation à résidence administrative n’est pas possible (Ceseda, article L. 561-2), ordonner l’assignation à résidence avec surveillance électronique de l’étranger. En second lieu, l’administration peut désormais elle aussi assigner à résidence. La logique est différente. L’étranger doit justifier – la charge de la preuve pèse donc curieusement sur lui – être dans l’impossibilité de quitter le territoire, de regagner son pays d’origine, ou de se rendre dans aucun autre pays – ce qui correspond grosso modo aux motifs de report d’éloignement pour raisons « techniques » de l’article 9-2 b de la directive. Le préfet peut alors, par décision motivée, l’autoriser à se maintenir provisoirement sur le territoire en l’assignant à résidence, jusqu’à ce qu’existe « une perspective raisonnable d’exécution » de la mesure d’éloignement quand l’étranger a fait l’objet d’une OQTF sans délai, quand le délai de départ volontaire accordé a expiré ou s’il existe une interdiction de retour. L’assignation, prise pour une durée maximale de six mois, est renouvelable une fois (Ceseda, art. L. 561-1 issu de l’art. 47 de la loi du 16 juin 2011).
C’est aussi comme alternative à la rétention que le préfet peut décider d’assigner à résidence l’étranger pour lequel l’exécution de l’OQTF demeure une « perspective raisonnable » et qui présente des « garanties de représentation effectives » propres à prévenir le risque de fuite. Cette assignation à résidence préfectorale est fixée pour une durée maximale de quarante-cinq jours, renouvelable une fois (Ceseda, art. L. 561-2) [296]. Comme pour les assignations judiciaires, si l’étranger est père ou mère d’un enfant mineur résidant en France dont il contribue effectivement à l’entretien et à l’éducation depuis la naissance de celui-ci ou depuis au moins deux ans, le préfet peut l’assigner à résidence avec surveillance électronique, moyennant toutefois l’accord de l’étranger, pour une durée de cinq jours. Il appartient ensuite au JLD de prolonger cette assignation à résidence. Celle-ci emporte, pour l’étranger, interdiction de s’absenter de son domicile ou de tout autre lieu désigné par le préfet ou le JLD, en dehors des périodes fixées par ceux-ci (Ceseda, art. L. 562-1 et 2) [297].
Le régime de surveillance de ces assignations à résidence est très strict. L’étranger est astreint à résider dans des lieux fixés par le préfet ou le JLD. Il doit se présenter périodiquement à la police ou à la gendarmerie. Le préfet peut prescrire la remise du passeport ou « de tout document justificatif de son identité ». Si l’étranger présente une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public, le préfet peut aussi le faire conduire par les services de police ou de gendarmerie jusqu’aux lieux d’assignation. En cas de non-respect des prescriptions liées à l’assignation à résidence administrative, la sanction est lourde : une peine d’emprisonnement de un à trois ans selon le type (Ceseda, art. L. 624-4).
Pour respecter la « directive retour », les assignations à résidence devront nécessairement être développées. En effet, la rétention ne doit être décidée que s’il n’existe pas de moyen moins coercitif efficace, et en respectant la gradation et la proportionnalité du recours à cette mesure coercitive. La seule lecture des dispositions du code des étrangers sur l’assignation à résidence et le placement en rétention auraient dû suffire à convaincre le Conseil constitutionnel de la violation de l’article 88-1 compte tenu de la contrariété manifeste de ces dispositions qui n’organisent pas le caractère subsidiaire de la rétention administrative, comme le prévoit l’article 15-1 de la directive. Sans censurer ces dispositions, le juge constitutionnel se contente de préciser « que le placement en rétention n’est possible que si l’assignation à résidence n’est pas suffisante pour éviter le risque que l’intéressé ne se soustraie à l’obligation de quitter le territoire dont il fait l’objet [298] ». Dans une lettre de François Hollande adressée à France terre d’asile, évoquée par Nicolas Sarkozy le 2 mai 2012 dans l’entre-deux tours des élections présidentielles, le candidat socialiste, élu depuis président de la République, s’est engagé à ce que la rétention « redevienne l’exception et non un instrument banal de procédure » en privilégiant les alternatives [299].
Alternative à la rétention
Le recours à des procédés alternatifs de rétention est aussi exigé par la directive s’agissant des familles avec enfants. L’article 17 de la directive prescrit aux États de ne placer en rétention les mineurs non accompagnés et les familles comportant des mineurs « qu’en dernier ressort et pour la période appropriée la plus brève possible ». Les familles doivent disposer d’un lieu d’hébergement séparé qui leur garantit une « intimité adéquate ». Les mineurs doivent avoir la possibilité de pratiquer des activités de loisirs, y compris des jeux et des activités récréatives adaptés à leur âge, et doivent avoir, en fonction de la durée de leur séjour, accès à l’éducation. En tout état de cause, l’intérêt supérieur de l’enfant constitue une considération primordiale dans le cadre de la rétention de mineurs.
Qui plus est, après la condamnation, à trois reprises, de la Belgique pour la rétention de mineurs, accompagnés ou non [300], la France a été à son tour rappelée à l’ordre. La France est un des seuls pays européens – avec la Belgique et la Grande-Bretagne – à avoir eu recours à cette rétention de manière systématique et pour plusieurs milliers d’enfants par an. La Cour européenne désavoue les positions à la fois du Conseil d’État (CE, 12 juin 2006, Cimade et Gisti, req. n° 282275) et de la Cour de cassation (Cass. civ. 1re, 10 décembre 2009, n° 08-14.141, AJDA, 2010, 435, concl. contraires p. Chevalier). Elle constate une quadruple violation de la Convention européenne. De l’article 3 de la CEDH pour la rétention des enfants d’abord – alors même que le centre de Rouen-Oissel était censé être aménagé pour leur « accueil ». De l’article 5 § 1 – en l’absence de fondement légal au placement en rétention – et de l’article 5 § 4 car le statut de simples « accompagnants » de leurs parents fait tomber les enfants retenus « dans un vide juridique ne leur permettant pas d’exercer le recours garanti à leur parents » (Popov, § 124). Et, de manière inédite, de l’article 8 de la CEDH, interprété à l’aune de l’intérêt supérieur de l’enfant (Convention internationale des droits de l’enfant, art. 3-1) dès lors que les membres de cette famille « ne présentaient pas de risque particulier de fuite nécessitant leur détention » et que les autorités françaises n’ont pas envisagé « une alternative à la détention » comme l’assignation à résidence, au besoin dans une résidence hôtelière (Cour EDH, 5e Sect., 19 janvier 2012, Popov c/France, req. n° 39472/07 et 39474/07) [301]. Sur la rétention des mineurs, le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme est donc interprété de manière convergente au droit de l’Union européenne.
Il est néanmoins à craindre un développement des assignations à résidence sous surveillance électronique comme l’a permis la loi Besson du 16 juin 2011. Un rapport de l’Unicef en Belgique [302] critique pourtant l’utilisation du bracelet électronique. Ce dispositif, qui revient à « criminaliser le migrant », est assimilable à une forme de détention à domicile qui peut être déstructurante si elle s’éternise. L’Unicef préconise d’autres alternatives – comme des résidences familiales avec des systèmes de monitoring – afin de limiter le traumatisme pour les enfants d’irréguliers. « L’humanisation » des centres de rétention avec la création d’« unités familiales » comme au Mesnil-Amelot n’est en effet pas une alternative crédible. Quelles que soient les conditions d’accueil, elles seront toujours une détention qui aura toujours un impact négatif sur les enfants. Reste que, même si elle l’encadre strictement, la « directive retour » admet la détention de familles avec enfants et même celle de mineurs isolés. Dans une lettre du 20 février 2012 adressée à RESF et à l’Observatoire de l’enfermement des étrangers en réponse à une pétition, François Hollande, s’est engagé toutefois à mettre fin à la rétention des enfants (à l’exception des placements en zone d’attente) et à développer, en concertation avec l’ensemble des acteurs concernés, des solutions alternatives [303].
Mais quel que soit le procédé coercitif utilisé, la finalité de la directive est claire : aboutir en tout état de cause au retour des ressortissants de pays tiers en situation irrégulière. Comme le mentionne la Cour de justice dans sa décision du 28 avril 2011, les États doivent en effet nécessairement « poursuivre leurs efforts en vue de l’exécution de la décision de retour qui continue à produire ses effets » (El Dridi, pt 58). Sauf à y renoncer en régularisant l’irrégulier à titre « charitable ou humanitaire », les États doivent donc tout mettre en œuvre pour assurer l’éloignement effectif de l’irrégulier. Ils peuvent même, en cas d’échec de l’ensemble des mesures coercitives prévues par la directive, le sanctionner d’une peine d’emprisonnement.
Punir les récalcitrants
Dans les arrêts El Dridi et Achughbabian, la Cour de justice mentionne que les États conservent toujours la possibilité de prévoir une sanction pénale – y compris une peine d’emprisonnement – pour dissuader et punir l’irrégularité du séjour. Cela est possible dans deux cas de figure. En premier lieu, pendant la procédure de retour, l’État conserve la possibilité de poursuivre et sanctionner un étranger qui aurait commis, outre le délit de séjour irrégulier, un ou plusieurs autres délits (Achughbabian, pt. 41). Dans ce cas, si la conséquence de la sanction pénale est l’éloignement de l’étranger (comme une interdiction du territoire français [ITF)), elle est soustraite au champ de la directive (art. 2 § 2 b). On sait pourtant que les autorités françaises ont tendance à mobiliser d’autres délits connexes au séjour irrégulier pour justifier des poursuites et obtenir une condamnation (refus d’embarquement, faux et usage de faux, etc.).
En second lieu, dans le cas où les « mesures » et « mesures coercitives » prévues par la directive n’ont pas permis de parvenir à l’éloignement effectif de l’étranger, les États peuvent adopter ou maintenir des dispositions « le cas échéant de caractère pénal » pour réprimer le maintien irrégulier sur le territoire (El Dridi, pts 52 et 60) ou le dissuader (Achughbabian, pt 47). À lire les décisions de la Cour, l’échec de la procédure de retour régie par la directive consiste en ce que l’irrégulier a été soumis aux « mesures coercitives » visées à l’article 8 en ayant atteint « la durée maximale de cette rétention » (Achughbabian, pt 50). La Cour de justice ne prend d’ailleurs pas en compte l’obligation, dans deux cas de figure, d’assortir les décisions de retour d’une interdiction d’entrée si l’obligation de retour n’a pas été respectée – ce qui tend à confirmer qu’il s’agit bien d’une sanction et non d’une mesure de police comme l’a estimé le Conseil constitutionnel [304]. Toutefois, et la précision est d’importance, les sanctions pénales ne sont possibles que s’il n’existe pas de « motif justifié de non-retour » et que l’infliction respecte « pleinement » les droits fondamentaux, notamment ceux garantis par la CEDH (Achughbabian, pts 48 et 49). Saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité portant sur la conformité de l’article L. 621-1 au principe de nécessité des peines de l’article 8 de la Déclaration de 1789, le Conseil constitutionnel a ignoré ces exigences et s’est déclaré incompétent pour tirer les conséquences de l’inapplicabilité partielle de ces dispositions en droit français (décision n° 2011-217 QPC du 3 février 2012, Mohammed Alki B.). Il appartiendra donc prochainement à la Cour de cassation de mettre en conformité le droit français avec le droit de l’Union européenne et de se prononcer sur les possibilités de placement, ou non, en garde à vue. Car la chancellerie n’a entendu, dans ses circulaires du 12 mai 2011 et du 13 décembre 2011, le faire que de façon minimaliste. Cependant, même avec une limitation des possibilités de placement en garde à vue et de poursuites pénales à l’encontre des irréguliers pendant la procédure de retour, il n’est pas certain que la logique de la « directive retour » soit plus favorable aux étrangers que la logique répressive du droit pénal hérité du décret-loi de 1938.
Lutter avec les outils du droit
Christophe Pouly Avocat, Gisti
Trouver, dans le droit, des outils pour lutter contre le mouvement constant de criminalisation des étrangers n’est pas chose aisée. Depuis le milieu des années quatre-vingts, et plus encore depuis le retour aux affaires de la droite en 2002, le droit tend, d’une part, à étendre et renforcer la répression à l’égard des étrangers et, d’autre part, à restreindre les garanties des intéressés. Les réformes successives envisagent le droit uniquement comme un instrument de répression. Le bilan dressé par Christine Lazerges est, à cet égard, édifiant, dénonçant une « course au surarmement pénal » [305]. L’étranger qui, de tout temps, est la cible privilégiée des démagogues en manque d’inspiration, surtout en période de campagne électorale, ne pouvait échapper à cette logique répressive qui appréhende le sujet au regard non plus de la culpabilité mais de sa dangerosité potentielle [306], et tend à présenter l’étranger comme un clandestin et/ou un fraudeur en puissance.
La criminalisation s’articule autour d’une figure bien singulière, mais désormais familière dans le discours politique, de l’étranger en situation irrégulière, vivant en clandestin en marge de la légalité, ou même délinquant car auteur du délit de séjour irrégulier. C’est oublier que la régularité administrative de la situation d’un étranger en France dépend d’abord et avant tout d’un acte administratif, et que l’administration refuse, dans de très nombreux cas à tort, la délivrance ou le renouvellement de l’autorisation de séjour. Les chiffres, bien confidentiels, du taux d’annulation des décisions de refus de titre de séjour, des obligations de quitter le territoire ou des arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière, pourraient nous renseigner en partie sur l’ampleur du phénomène.
Ce qui apparaît certain, c’est que la machine à punir est amorcée par un mécanisme administratif sans lequel elle ne peut fonctionner, car les infractions à la législation sur les étrangers trouvent souvent leur origine dans l’action administrative. Le droit pénal spécifique aux étrangers est donc le prolongement de l’action administrative qui, elle-même, est le relais de l’idéologie à l’œuvre au gouvernement. Le droit des étrangers met en lumière les limites de la théorie, du mythe même, de la neutralité de l’administration.
Le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) comporte ainsi des incriminations spécifiques telles que l’entrée et le séjour irréguliers [307], la reconnaissance d’un enfant et le mariage contracté à seule fin d’obtenir ou de faire obtenir un titre de séjour ou la nationalité française [308] ou encore la méconnaissance des mesures d’éloignement ou d’assignation à résidence [309]. Se rattache également aux infractions spécifiques à la législation sur les étrangers l’aide à l’entrée et au séjour irréguliers [310] ou l’emploi d’un travailleur étranger sans autorisation [311].
Aussi est-il vain de chercher, dans la loi, les outils permettant de neutraliser la folie du tout répressif, dès lors qu’elle en constitue le moyen de sa réalisation. Nous savons désormais, après avoir cru naïvement le contraire, que la séparation des pouvoirs n’est pas de ce monde. La doctrine s’est enfin rangée à l’idée que la séparation des pouvoirs, telle qu’imaginée par Montesquieu et garantie par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, n’était qu’un mythe [312]. Malgré les réformes constitutionnelles tendant à renforcer les pouvoirs du Parlement, force est de constater que la loi reste l’œuvre quasi exclusive du pouvoir exécutif. Le droit d’amendement n’est exercé utilement que par les parlementaires de la majorité, en liens étroits avec les membres de l’exécutif, et le bicamérisme à la française a cette particularité que le Sénat n’a connu l’alternance qu’après cinquante ans d’existence et de domination sans partage de la droite. À cet égard, le droit des étrangers est un espace privilégié où les compétences s’enchevêtrent et où la confusion des pouvoirs fait figure de principe.
Les outils permettant de lutter contre ce mouvement perpétuel sont donc à chercher en dehors de la loi. Le juriste se tourne naturellement vers le droit européen ou constitutionnel. L’intégration des politiques d’immigration dans le champ de compétences de l’Union européenne n’a abouti qu’à des textes tendant à l’harmonisation des règles relatives à l’entrée et au séjour des étrangers ainsi qu’aux modalités d’exercice du droit d’asile. L’éloignement a fait l’objet d’une attention particulière [313], sans qu’il soit toutefois inscrit dans une logique pénale bien que pourtant dominée par une logique d’enfermement. Bien que le droit européen de l’immigration privilégie les prérogatives de police sur les droits des étrangers, ces derniers ne sont pas stigmatisés pénalement par une association étrangers/délinquants. Les textes européens à coloration pénale tendent à n’exiger des États que la mise en place d’une législation propre à réprimer ceux qui aident les étrangers à entrer ou séjourner irrégulièrement sur le territoire des États membres [314], ceux qui les transportent [315] ou ceux qui les emploient [316].
C’est ainsi que, au terme d’un arrêt retentissant, la Cour de justice de l’Union européenne a pu considérer que le recours à une peine d’emprisonnement n’était pas conforme au droit de l’Union, tant que la procédure administrative d’éloignement n’avait pas été mise en œuvre [317]. La Charte européenne des droits fondamentaux n’apporte, pour sa part, aucune protection particulière ou spécifique de nature à lutter contre les dérives répressives des États de l’Union. La Convention européenne des droits de l’Homme n’est pas d’un grand secours non plus. Les garanties qu’elle prévoit dans le procès pénal ne peuvent enrayer la frénésie du tout sécuritaire même si, de temps à autre, quelques arrêts, rares, obligent les États à modifier à la marge leur procédure pénale.
Les outils à disposition sont somme toute très classiques. C’est principalement le contrôle de constitutionnalité et le contrôle juridictionnel. Le premier n’a pas encore fait ses preuves mais reste toujours porteur de promesses. Le second, qui s’appuie sur l’autorité judiciaire, pourrait être renforcé.
Le contrôle de constitutionnalité se décline désormais de deux manières, avant et après promulgation de la loi. Dans le premier cas, le Conseil constitutionnel doit être saisi par le président de la République, le Premier ministre, les présidents des assemblées, soixante députés ou soixante sénateurs, et procède à une analyse des griefs soulevés sans préjudice d’un examen d’office des dispositions non contestées dans la saisine. Toutefois, le Conseil constitutionnel ne saurait se substituer au législateur. Ainsi, comme il l’a rappelé à de nombreuses reprises, il « n’a pas un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement ; qu’il ne saurait rechercher si les objectifs que s’est assignés le législateur auraient pu être atteints par d’autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l’objectif visé » [318]. Comme l’a souligné le professeur Delmas Saint-Hilaire, la volonté première du Conseil constitutionnel est de faire prévaloir le principe même de la légalité des délits et des peines « qui fait du Parlement le maître, le seul maître, de la répression pénale. Il se refuse d’être un organe rival de celui-ci » [319]. C’est donc un contrôle restreint qu’exerce le Conseil sur la loi, un contrôle dit de l’erreur manifeste d’appréciation, qu’il met en œuvre avec une grande parcimonie. Le contrôle de constitutionnalité porte sur le respect de grands principes constitutionnels tels que le principe de légalité et de non-rétroactivité de la loi pénale [320], l’égalité devant la loi pénale [321] ou le respect des droits de la défense [322]. Ce contrôle n’affecte pas la marge de manœuvre souveraine du législateur quant à la création d’incrimination, le Conseil se limitant à faire quelques réserves d’interprétation [323]. La question qui se pose pourtant, en droit des étrangers, est celle de la nécessité de créer de nouvelles incriminations spécifiques que le Conseil valide pourtant.
La loi du 26 novembre 2003 a intégré dans le Ceseda l’incrimination de « mariage contracté aux seules fin d’obtenir ou de faire obtenir un titre de séjour, d’obtenir ou de faire obtenir la nationalité française ». Dans sa décision du 20 novembre 2003, le Conseil constitutionnel a balayé d’un revers de main le grief d’inconstitutionnalité en considérant que ces dispositions « ne méconnaissent aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle ; qu’en particulier, elles définissent les faits incriminés de manière suffisamment claire et précise, sans porter atteinte au principe de la légalité des délits et des peines ; que les sanctions qu’elles édictent ne présentent pas de caractère manifestement disproportionné » [324].
Aux termes de son article 90, la loi du 24 juillet 2006 y a ajouté le fait de reconnaître un enfant dans le même but. Cette disposition n’a pas été soumise à l’examen des Sages qui n’ont pas jugé utile de l’examiner d’office, les députés ou sénateurs de l’opposition ayant manifestement considéré, pour leur part, qu’une telle incrimination apparaissait nécessaire.
La loi du 16 juin 2011 dite « loi Besson » a enrichi l’article L. 623-1 du Ceseda de la disposition suivante : « Ces peines sont également encourues lorsque l’étranger qui a contracté mariage a dissimulé ses intentions à son conjoint. »
Enfoncer le clou
On peut pourtant s’interroger d’abord sur la nécessité de l’incrimination initiale et de son extension. Le professeur Xavier Labbée a souligné avec pertinence que, quel que soit le but poursuivi par le législateur, une telle incrimination pouvait inciter les officiers d’état civil et les consuls à se transformer en délateurs [325]. En outre, le droit civil permet de sanctionner les mariages conclus à d’autres fins que dans un but matrimonial. Le ministère public, avisé d’une telle circonstance, peut solliciter l’annulation dudit mariage devant le tribunal de grande instance. Mais, indépendamment de cette circonstance, la répression des mariages simulés aux fins d’obtention d’un titre de séjour trouvait, avant la loi de 2003, une base textuelle suffisamment précise et efficace, notamment dans l’article 441-6 du code pénal qui incrimine le fait de se faire délivrer indûment, par une administration publique, par quelque moyen frauduleux que ce soit, un document destiné à constater un droit, une identité ou une qualité, ou à accorder une autorisation. Les juridictions pénales pouvaient ainsi, sur cette qualification, réprimer les mariages dont le but poursuivi était exclusivement l’acquisition d’un titre de séjour ou la nationalité française [326]. Ces faits étaient également utilement saisis par la prévention d’aide au séjour irrégulier dès lors que l’époux français complice du mariage était susceptible de se voir reprocher d’aider un étranger à se maintenir sur le territoire en qualité de conjoint de Français [327]. Le Conseil constitutionnel a toutefois validé cette nouvelle disposition considérant que « le législateur s’est borné à rappeler qu’est réprimé le fait pour l’étranger d’avoir dissimulé à son conjoint de bonne foi sa volonté de ne contracter un mariage que dans le but d’obtenir un titre de séjour ou le bénéfice d’une protection contre l’éloignement ou d’acquérir la nationalité française » [328]. Ainsi la loi a-t-elle donc désormais aussi pour objet de rappeler les incriminations existantes, en enfonçant le clou si besoin est.
L’incrimination spéciale de la reconnaissance de complaisance était-elle nécessaire à la répression de l’établissement d’une filiation frauduleuse ? Rien n’est mois sûr. En effet, la filiation est d’abord purement déclarative et peut être établie, sans fraude, à l’égard d’un parent qui n’est pas le parent biologique. La filiation n’est donc pas une question purement biologique mais peut résulter également d’une manifestation de volonté. Dès lors, en pratique, il sera quasiment impossible d’établir l’élément intentionnel si bien que cette nouvelle incrimination a moins pour effet de réprimer effectivement des comportements qui, en fait, sont certainement peu courants, que de présenter publiquement les étrangers comme étant susceptibles de se livrer à ce genre de déclaration. À titre de comparaison, il n’est pas sûr que les parlementaires accepteraient de voter une loi qui incriminerait spécialement la corruption des parlementaires ou le fait de se faire élire dans le seul but de bénéficier d’un régime de retraite privilégiée, compte tenu de l’image que propagerait une telle incrimination. Nous voyons bien que l’incrimination peut être porteuse, en elle-même, de préjugés aux effets délétères dans l’opinion publique. Le Conseil constitutionnel devrait veiller à ce que les parlementaires ne dépassent pas cette ligne jaune qui conduit à désigner moins des faits infractionnels qu’une catégorie de personnes présentées comme naturellement destinées à les commettre.
C’est pourquoi il nous semble que ces incriminations n’apparaissent pas strictement nécessaires à la répression de faits qui, rappelons-le, sont certainement d’une extrême rareté. En revanche, elles stigmatisent les étrangers et jettent le doute sur la sincérité des mariages qu’ils contractent ou des reconnaissances d’enfant auxquelles ils procèdent. Les incriminations spéciales participent ainsi au renforcement de la représentation négative de la figure de l’étranger dans l’espace social qui, sans remettre en cause formellement la présomption d’innocence, tendent à présenter l’étranger qui souhaite se marier ou reconnaître simplement l’enfant dont il est le parent comme un coupable en puissance.
Plus près de nous, la loi Besson aurait pu fournir au Conseil constitutionnel l’occasion de rappeler certains grands principes. Il n’est pas inutile de souligner que le Conseil constitutionnel a considéré, dans sa décision du 13 août 1993 [329], que l’interdiction administrative du territoire français était une sanction ayant un caractère de « punition ». En conséquence, l’automaticité de cette interdiction, « sans égard à la gravité du comportement ayant motivé la mesure d’éloignement, sans possibilité d’en dispenser l’intéressé ni même en faire varier la durée », viole nécessairement les prescriptions de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen.
La question de la constitutionnalité de l’interdiction de retour introduite par la loi Besson s’est donc naturellement posée. Pour prévenir toute censure, le texte a naturellement évité d’en faire une peine automatique. Il est indiqué en effet que l’autorité administrative « peut » assortir l’obligation de quitter le territoire français d’une interdiction de retour. Toutefois, compte tenu des termes mêmes de la loi et des usages de l’administration, qui peut raisonnablement croire que cette sanction ne sera pas automatique en fait ? Pour s’en convaincre, il suffit de se rapporter aux cas dans lesquels cette interdiction est prévue pour constater qu’elle devrait s’appliquer à la majorité des étrangers en situation irrégulière ou ayant basculé dans cette situation suite à une décision administrative. En outre, la durée de l’interdiction, qui ne peut être inférieure à deux ans, est sans lien avec le comportement de l’étranger. Ainsi, le seul fait de dépasser le délai de départ volontaire suffit à entraîner le droit, pour l’administration, de prononcer cette peine. Or, le dépassement de délai peut ne pas être fautif. Afin d’éviter la censure, le texte a également précisé les éléments d’appréciation devant être pris en considération, tels que la durée de présence de l’étranger en France, la nature et l’ancienneté de ses liens, l’existence d’une mesure d’éloignement antérieure ou la menace que représente sa présence pour l’ordre public. Ce luxe de détails n’aura pour conséquence que de voir à nouveau, sous la plume de l’administration, les formules stéréotypées habituelles donnant l’illusion que ces éléments ont été pris en considération.
Pourtant, le Conseil a validé le dispositif de l’interdiction de retour sur le territoire français en opérant un changement de qualification, sans lequel il ne pouvait faire passer la pilule. Contrairement à ce qu’il a affirmé en 1993, la décision par laquelle le préfet interdit du territoire un étranger, et lui interdit également d’y revenir, n’est pas une sanction mais une mesure de police [330]. Cette qualification permet ainsi de se dispenser de la garantie d’une procédure contradictoire préalable.
Le placement sous surveillance électronique des étrangers assignés à résidence dans l’attente de l’exécution de la mesure d’éloignement dont ils font l’objet pouvait également être censuré. Nous savons que les étrangers retenus en vue de leur éloignement ne peuvent l’être dans un centre dépendant de l’administration pénitentiaire. Or, la surveillance électronique constitue une modalité d’exécution d’une peine privative de liberté [331] ou une mesure de sûreté dans le cadre d’un suivi socio-judiciaire [332]. Autrement dit, le dispositif du bracelet électronique, initialement prévu pour l’exécution de la peine, a été étendu à une fonction préventive de sûreté. La question est donc de savoir si ce dispositif, exclusivement pénal, pouvait être à nouveau étendu à d’autres hypothèses et transposé à des privations de liberté de nature administrative. Comme l’a rappelé Christine Lazerges, la Cour européenne des droits de l’Homme qualifie les sanctions en fonction des caractères de la mesure, que celle-ci ait une fonction préventive, répressive ou dissuasive, et par sa sévérité [333]. Aussi, le dispositif prévu par le législateur se rattache à une privation de liberté de même nature qu’une peine d’emprisonnement. Le seul fait que la loi prévoit le consentement de l’intéressé ne supprime pas le caractère répressif de ce dispositif dès lors qu’il existe en droit pénal des peines qui exigent le consentement des condamnés, le travail d’intérêt général par exemple. Le Conseil constitutionnel n’a toutefois pas été saisi de cette question et ne l’a pas relevé d’office.
Indépendamment du contrôle a priori des lois, on peut également s’interroger sur les promesses de la nouvelle procédure de contrôle de constitutionnalité a posteriori. Depuis le 1er mars 2009, les justiciables peuvent contester la constitutionnalité d’une disposition législative dans le cadre d’un procès en cours. L’article 61-1 de la Constitution de 1958 dispose que : « Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. » La question est donc de savoir dans quelle mesure les incriminations et peines spécifiques aux étrangers seraient susceptibles d’être discutées devant le Conseil constitutionnel par l’utilisation de cette procédure.
D’une part, les droits et libertés reconnus aux étrangers ne sont pas légion. Dans sa décision du 13 août 1993, le Conseil a jugé que :
- « si le législateur peut prendre à l’égard des étrangers des dispositions spécifiques, il lui appartient de respecter les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République ;
- s’ils doivent être conciliés avec la sauvegarde de l’ordre public qui constitue un objectif de valeur constitutionnelle, figurent parmi ces droits et libertés, la liberté individuelle et la sûreté, notamment la liberté d’aller et venir, la liberté du mariage, le droit de mener une vie familiale normale ;
- les étrangers jouissent des droits à la protection sociale, dès lors qu’ils résident de manière stable et régulière sur le territoire français ;
- ils doivent bénéficier de l’exercice de recours assurant la garantie de ces droits et libertés » [334].
Le droit au recours n’apparaît pas tout à fait effectif en matière de relèvement d’interdiction du territoire français dont les conditions d’exercice sont de nature à porter atteinte en outre au principe de séparation des pouvoirs. L’article L. 541-2 du Ceseda dispose en effet qu’il ne peut être fait droit à une demande de relèvement que si le ressortissant étranger est hors du territoire, à moins qu’il ne soit emprisonné ou qu’il ne fasse l’objet d’une mesure d’assignation à résidence accordée par l’autorité administrative. Subordonner l’exercice d’un recours devant la juridiction judiciaire à une autorisation administrative pose un certain nombre de questions.
Un requérant peut-il soulever comme moyen d’inconstitutionnalité la violation de la séparation des pouvoirs ? Si la séparation des pouvoirs est consacrée par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, il n’est pas sûr que ce soit un droit au sens de l’article 61-1 de la Constitution. Selon Jérôme Roux, cet article « n’interdit nullement de fonder une QPC [question prioritaire de constitutionnalité] sur la méconnaissance des garanties légales du droit ou de la liberté invoquée » [335]. A fortiori, un requérant pourrait s’appuyer sur une garantie constitutionnelle, la séparation effective des pouvoirs étant une condition de la garantie des droits.
Subordonner l’exercice d’un recours devant une juridiction judiciaire à une autorisation de l’administration viole nécessairement la séparation des pouvoirs, alors même qu’une requête peut être introduite sous d’autres conditions exclusives de l’intervention de l’autorité administrative. En tout cas, à supposer que le grief de la violation de la séparation des pouvoirs ne soit pas opérant, une telle condition compromet le droit à un recours effectif puisque la recevabilité est subordonnée à la volonté d’un tiers.
La chambre criminelle a estimé que le droit au recours effectif, au sens de l’article 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, n’est garanti qu’aux personnes qui justifient d’un grief sérieux résultant d’une atteinte à un droit reconnu par la Convention [336]. Cette position est tout à fait regrettable, car exiger d’un étranger qu’il réside hors du territoire pour être recevable, alors que les motifs sous-tendant la demande de relèvement s’appuient généralement sur le maintien de la vie familiale est contradictoire.
D’autre part, la question de la constitutionnalité de l’incrimination de l’entrée et du séjour irréguliers sur le territoire français a été posée dans le cadre d’une QPC, suite à la décision El Dridi du 28 avril 2011 qui avait jugé notamment que la répression du maintien sur le territoire en méconnaissance d’une mesure d’éloignement était incompatible avec les objectifs de la « directive retour » [337]. Sans surprise, le Conseil constitutionnel a botté en touche en rappelant d’une part que « l’article 61-1 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, mais lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité des dispositions législatives soumises à son examen aux droits et libertés que la Constitution garantit », et, d’autre part, qu’il ne lui appartenait pas de sanctionner le caractère manifestement disproportionné de la peine encourue. En l’espèce, le Conseil a jugé que la peine d’emprisonnement d’une année et de 3 750 euros d’amende n’encourait aucun grief [338].
Le contrôle de constitutionnalité des lois offre pourtant la possibilité de recadrer le champ de la répression. Force est de constater que les résultats sont plutôt décevants, peut-être parce que le Conseil constitutionnel ne trouve pas la légitimité suffisante pour censurer le législateur qui, selon la mythologie constitutionnelle, exprime la volonté générale, faisant ainsi prévaloir le principe démocratique sur celui de l’État de droit.
Les espoirs nés du droit de l’Union européenne
Dans un premier temps, l’immigration n’a été appréhendée par les institutions européennes que sous l’angle du contrôle des frontières, dans le cadre de la coopération intergouvernementale résultant de l’accord de Schengen. Désormais, la problématique de l’asile et des migrations est devenue une composante de la politique relative à l’espace de liberté, de sécurité et de justice de l’Union européenne [339].
À cet effet, le Conseil de l’UE produit de manière régulière des directives et des règlements qui tendent à l’harmonisation de l’entrée et du séjour des étrangers dans les pays de l’UE. La politique pénale en matière d’immigration reste toutefois principalement dirigée contre ce que l’on peut appeler les « aidants » et non les migrants. Passeurs et employeurs sont visés au premier chef. Il ressort alors de la confrontation du droit français au droit européen que certaines incriminations prévues par le Ceseda sont inconventionnelles.
Il s’agit en premier lieu des infractions liées à l’irrégularité du séjour. Pour la Cour de Luxembourg, la répression pénale du séjour irrégulier doit être subsidiaire. Par deux arrêts, la Cour a effet jugé que l’incrimination du séjour irrégulier, qu’il résulte de la non-exécution d’une mesure d’éloignement ou du seul fait d’être en situation irrégulière, est a priori contraire à l’objectif poursuivi par la « directive retour ».
Ainsi, pour la Cour, la directive « s’oppose à une réglementation d’un État membre réprimant le séjour irrégulier par des sanctions pénales, pour autant que celle-ci permet l’emprisonnement d’un ressortissant d’un pays tiers qui, tout en séjournant irrégulièrement sur le territoire dudit État membre et n’étant pas disposé à quitter ce territoire volontairement, n’a pas été soumis aux mesures coercitives visées à l’article 8 de cette directive et n’a pas, en cas de placement en rétention en vue de la préparation et de la réalisation de son éloignement, vu expirer la durée maximale de cette rétention » ; mais « ne s’oppose pas à une telle réglementation pour autant que celle-ci permet l’emprisonnement d’un ressortissant d’un pays tiers auquel la procédure de retour établie par ladite directive a été appliquée et qui séjourne irrégulièrement sur ledit territoire sans motif justifié de non‑retour ».
Comme l’explique Serge Slama (voir article p. 160), la Cour permet de maintenir une législation répressive dans le seul but de « punir les récalcitrants ». C’est la raison pour laquelle, compte tenu des principes d’interprétation retenus par la CJUE, les articles L. 621-1 et L. 624-1 du Ceseda sont, en l’état de leur rédaction actuelle, inconventionnels.
L’incrimination du séjour irrégulier prévue à l’article L. 621-1 est directement concernée. Selon l’article 6 § 1 de la « directive retour », toute personne en situation irrégulière ne peut faire l’objet que d’une décision de retour. Sauf à priver d’effet utile la portée de la directive, le séjour irrégulier ne peut être traité que par le biais d’une procédure administrative d’éloignement. L’État est dans ce cas en compétence et ne peut envisager d’autre alternative. Sur ce point, le texte européen ne laisse planer aucune ambiguïté.
L’inconventionnalité de l’article L. 624-1 du Ceseda est moins évidente car cette disposition concerne non seulement le fait de se soustraire à une décision de retour (obligation de quitter le territoire français) mais aussi à toute autre mesure d’éloignement qui ne constitue pas une décision de retour au sens de la « directive retour ». Tel est le cas des décisions de remise à un État membre pris sur le fondement des articles L. 531-1 et L. 531-2 du Ceseda, des décisions d’expulsion ou encore des arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière prévus à l’article L. 533-1 du même code.
Pour la CJUE, la répression pénale n’est conforme aux objectifs du droit européen que pour autant qu’une procédure de retour aura été préalablement engagée sans donner le résultat escompté. Autrement dit, la CJUE a ajouté à l’infraction un second élément matériel qui est constitué par l’échec de la mise en œuvre effective des procédures prévues par la « directive retour ». C’est la raison pour laquelle on peut considérer que l’article L. 624-1 est, en l’état, inconventionnel en tant qu’il réprime notamment la méconnaissance d’une décision portant obligation de quitter le territoire français. En l’absence de toute réforme en ce sens, à ce jour, nul ne peut être condamné pour s’être soustrait à l’exécution d’une obligation de quitter le territoire ou d’un arrêté de reconduite à la frontière pris sous le régime antérieur à la réforme Besson.
Source de nombreuses polémiques, le délit d’aide à l’entrée et au séjour irréguliers parfois nommé par les associations « délit de solidarité » est prévu à l’article L. 622-1 du Ceseda qui réprime le fait, pour une personne, par aide directe ou indirecte, de faciliter ou tenter de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers. L’article L. 622-4 a prévu toutefois des immunités concernant les ascendants, descendants, frères, sœurs ou conjoints de l’étranger (immunités familiales classiques en droit pénal). Sont aussi exclues du champ de cette incrimination, les personnes dont l’aide s’est avérée nécessaire à la sauvegarde de la personne de l’étranger face à un danger actuel ou imminent, à la condition qu’il n’y ait pas eu de disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ou qu’elle n’ait pas donné lieu à une contrepartie directe ou indirecte.
La précision des conditions requises pour échapper aux liens de la prévention est telle qu’en dehors des membres de la famille, la plupart des personnes apportant, d’une manière ou d’une autre, aide aux étrangers, dans un but humanitaire ou par compassion, sont susceptibles d’être reconnues coupables de l’infraction. Le mobile, humanitaire notamment, ayant sous-tendu l’intervention n’aura alors d’effet que sur le prononcé de la peine.
En l’état, cette disposition est également inconventionnelle. En effet, l’article 1 § 1 b de la directive n° 2002/90/CE du 28 novembre 2002 circonscrit la répression du délit d’aide au séjour commis dans un but exclusivement lucratif. Au sens de la directive, l’aide au séjour irrégulier ne peut donc être incriminée que dans la seule mesure où il est démontré qu’elle aura fait l’objet d’une contrepartie. Celle-ci constitue un des éléments matériels de l’infraction alors que, au sens de l’article L. 622-1 du Ceseda, elle n’est aucunement exigée pour que soit reconnue la matérialité de l’infraction. La question de l’existence d’une telle contrepartie n’a, dans le Ceseda, pour but que de neutraliser l’immunité dont pourrait se prévaloir une personne soutenant avoir agi dans un but humanitaire.
À ce titre, l’article 1 § 2 précise que l’aide apportée dans un but humanitaire peut être exclue du champ de la répression. Cette précision va de soi car toute aide ainsi apportée dans un but humanitaire est nécessairement exclusive de recherche de profit. Toutefois, le caractère non lucratif de l’aide n’exclut pas une possible contrepartie, sous quelque forme que ce soit, parfois même symbolique, dès lors que celle ci ne tend pas à produire un profit quelconque.
Bien que le droit de l’Union oblige le législateur à repenser le système répressif concernant les étrangers, il ne constitue toutefois qu’une source marginale de protection contre les risques de dérive d’une législation nationale principalement tournée vers la répression. Le droit européen se limite souvent à poser un cadre de législation au sein duquel les États disposent d’une marge de manœuvre relativement importante, sous réserve qu’ils respectent les exigences de l’État de droit et les droits fondamentaux. C’est alors, à la marge, auprès du juge ordinaire que les méfaits de la criminalisation à outrance de la condition des étrangers peuvent être neutralisés en partie, en petite partie.
Sanctionner les détournements de procédures
Cette logique du tout répressif peut alors être jugulée, en dernière analyse, par un renforcement du contrôle juridictionnel soit au stade de l’enquête, soit au stade du jugement. Le contrôle juridictionnel effectif sur les actes d’enquête constitue certainement le meilleur moyen de défense contre les dérives du pouvoir. Que ce soit au stade de l’interpellation ou de la garde à vue, les pouvoirs conférés aux fonctionnaires de police ou aux gendarmes par le code de procédure pénale sont susceptibles d’être utilisés à des fins étrangères à celles pour lesquelles ils ont été prévus. Le contrôle juridictionnel doit, à cet égard, sanctionner les détournements de procédure qui tendent à mettre au service de la police administrative des moyens de police judiciaire. Ces actes d’enquête sont soumis à l’examen des juges soit dans le cadre du contentieux judiciaire de la rétention administrative, soit dans le cadre de poursuites pénales sur les faits de séjour irrégulier ou de soustraction à l’exécution d’une mesure d’éloignement. Dans les deux cas, le juge peut être amené à vérifier la régularité des actes.
La première question porte sur les contrôles d’identité. Selon le Conseil constitutionnel, la pratique des contrôles d’identité généralisés et discrétionnaires est incompatible avec le respect de la liberté individuelle [340], de même que celle des contrôles discriminatoires [341]. Il appartient donc au juge de veiller à ce que, d’une part, les contrôles d’identité sur des faits relevant du flagrant délit soient suffisamment justifiés en fait, l’état de flagrance devant être parfaitement caractérisé, et que, d’autre part, les fonctionnaires ne se livrent pas à des contrôles au faciès. Les contrôles sur réquisition du procureur de la République présentent ce danger car les fonctionnaires peuvent contrôler toute personne, dans un périmètre et un temps donné, le choix de la personne étant alors purement discrétionnaire.
La question de la compatibilité de ces contrôles, alors validés par le Conseil constitutionnel dès lors qu’ils étaient placés sous le contrôle de l’autorité judiciaire [342], avec la liberté individuelle se pose à nouveau : la Cour européenne des droits de l’Homme a en effet jugé que le procureur de la République en France ne pouvait être considéré comme un juge au sens de l’article 5 de la Convention [343]. Compte tenu de l’appréciation portée par la Cour sur l’institution du parquet, on peut s’interroger désormais sur la compatibilité des contrôles requis avec l’article 5 de la Convention et plus largement avec le respect de la liberté individuelle.
Les contrôles d’identité dits « Schengen » autorisaient le contrôle de toute personne, indépendamment de son comportement, à la discrétion du fonctionnaire de police, se trouvant dans ou aux abords d’une gare, d’un port ou d’un aéroport ouverts au trafic international ou dans une zone frontalière de 20 km. Saisie d’une question préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que ces contrôles étaient contraires à l’article 67 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne [344] et dont les conclusions ont été reprises par la Cour de cassation en assemblée plénière [345]. Bien que la CJUE ne se soit prononcée que sur les contrôles effectués dans les zones frontalières, ceux opérés dans les gares, ports et aéroports ouverts au trafic international sont également concernés [346]. Le motif de la censure repose toutefois sur l’atteinte qu’ils portent à la liberté de circulation et non pas à la liberté individuelle. Or, c’est bien c’est dernière liberté qui est en cause en l’espèce, en tant qu’elle protège la liberté d’aller et venir de toute contrainte décidée discrétionnairement par des policiers.
L’usage de la garde à vue pour infraction à la législation sur les étrangers est également critiquable. Selon l’article 63 du code de procédure pénale, la garde à vue doit être strictement nécessaire à l’enquête. S’agissant du séjour irrégulier, la Cour de cassation a estimé que tel n’était pas le cas si, à l’instant du contrôle, l’infraction était parfaitement caractérisée et l’intéressé identifié [347]. Il suffira néanmoins que l’intéressé ne dispose d’aucune pièce d’identité sur lui pour que l’officier de police judiciaire puisse justifier la mesure de garde à vue. Toutefois, si tel est le motif de la contrainte, la procédure de vérification d’identité, conformément à l’article 78-3 du code de procédure pénale, devrait suffire pour retenir l’intéressé sans avoir à le placer en garde à vue. Cette question du placement en garde à vue constitue un enjeu de taille : la durée de vingt-quatre heures, pouvant être légalement prorogée de vingt-quatre heures même dans le seul but de procéder à la notification d’un arrêté de reconduite à la frontière [348], permet ainsi à l’administration, avisée de l’irrégularité de la situation de la personne, de confectionner les actes administratifs permettant d’une part de reconduire l’intéressé à la frontière et, d’autre part, d’organiser son placement en rétention administrative.
Le placement en garde à vue est un pouvoir propre de l’officier de police judiciaire soumis au contrôle du juge. C’est pourquoi celui-ci, en tant que gardien de la liberté individuelle, doit être extrêmement vigilant à cet égard et sanctionner tout usage de la garde à vue à des fins autres qu’aux nécessités de l’enquête judiciaire.
On peut aussi s’interroger sur la nécessité du placement en garde à vue de l’étranger qui oppose un refus d’embarquement. Dès lors que l’infraction est constatée par le fonctionnaire de l’escorte, aucun autre acte n’est nécessaire pour éclairer le procureur de la République sur les faits afin de lui permettre de décider de la mise en œuvre ou non de poursuites pénales. La garde à vue après un refus d’embarquement permet surtout à l’administration de vérifier si une autre présentation à la passerelle reste possible dans le délai de rétention. Le cas échéant, l’intéressé sera replacé en rétention au terme de sa garde à vue dans l’attente d’un nouveau vol ; dans le cas contraire, il sera déféré.
Les détournements de procédure sont également constatés au cours de la garde à vue par l’utilisation abusive des visites domiciliaires dans le but de prendre possession du passeport. On sait en effet que la détention, par l’administration, du passeport de l’étranger permettra la mise en œuvre rapide d’une mesure d’éloignement, si ce document est en cours de validité, ou l’obtention d’un laissez-passer sans difficulté en cas d’expiration de validité. L’article 56 du code de procédure pénale n’autorise les visites domiciliaires ou saisies de document que « si la nature du crime est telle que la preuve ne puisse en être acquise par la saisie de papiers, documents […] ». L’officier de police judiciaire est autorisé à se transporter au domicile de l’intéressé ou tout lieu où il est susceptible de trouver ces éléments de preuve. Il est alors d’usage, usage non sanctionné par les juges à notre connaissance, que les officiers de police judiciaire se rendent au domicile des étrangers, durant la garde à vue, pour y rechercher leur passeport. Or, un passeport ne constitue en aucun cas un élément de preuve de l’infraction et, s’il est utile pour identifier l’intéressé, cette seule circonstance ne saurait autoriser les policiers à user d’une prérogative dont les conditions de mise en œuvre sont strictement encadrées. On perçoit bien, dans ce cas, que le fait de procéder aux visites domiciliaires n’a d’autre but que de faciliter l’exécution d’une mesure de police administrative à venir.
La violation du secret de l’enquête, garanti par l’article 11 du code de procédure pénale, constitue également un motif opérant et pertinent d’annulation des procédures. La Cour de cassation n’y voit pourtant qu’une faute de nature à engager la responsabilité du service public de la justice plutôt qu’une nullité de procédure. Le secret de l’enquête est toutefois, sans préjudice des droits de la défense, une obligation absolue sauf si la loi en dispose autrement. Tel est le cas en matière douanière ou fiscale, mais aucune exception n’est prévue en matière d’infraction à la législation sur les étrangers. Pourtant, il est d’usage que l’officier de police judiciaire prenne attache avec l’administration et lui communique, pendant la garde à vue, les procès-verbaux établis au cours de l’enquête afin qu’elle puisse mettre en œuvre une procédure d’éloignement. À notre connaissance, cette pratique n’a pas encore été portée à la censure de la Cour de cassation.
Enfin, le droit à bénéficier des services d’un interprète est soumis à l’appréciation souveraine de l’officier de police judiciaire qui vérifie si l’intéressé comprend suffisamment la langue française au stade de la notification de la mesure, des droits afférents à la garde à vue, de leur exercice et pour les actes nécessaires au déroulement de l’enquête. Dès lors que l’officier de police judiciaire aura constaté la compréhension, par le gardé à vue, de la langue française, cette langue sera celle de la procédure et il sera quasiment impossible pour l’étranger de démontrer par la suite qu’il n’aura pas suffisamment bien compris tant les droits qu’il avait que le sens précis des questions qui lui ont été posées. La directive européenne n° 2010/64/UE du 20 octobre 2010 impose que toute personne poursuivie qui ne parle pas ou ne comprend pas la langue de la procédure se voit proposer les services d’un interprète. À tout le moins, avant que l’officier de police judiciaire ne décide de la compréhension suffisante de la langue française, il serait nécessaire que les services d’un interprète soient expressément proposés à la personne gardée à vue. Afin d’éviter toute contestation et de garantir utilement les droits des étrangers, l’officier de police judiciaire devrait en outre avoir l’obligation de prendre attache systématiquement avec un interprète parlant la langue maternelle du gardé à vue afin de vérifier si la présence de celui-ci apparaît nécessaire ou même souhaitable dès le début de la garde à vue. Ce n’est qu’à cette condition que le doute sur la compréhension des actes pourra être définitivement levé. En tout cas, le système selon lequel le fonctionnaire de police qui diligente la poursuite apprécie souverainement, au terme d’un procès-verbal faisant foi, qu’un étranger comprend suffisamment la langue française n’est pas satisfaisant.
Exception d’illégalité
Si le contrôle juridictionnel des actes d’enquête est une première étape permettant de rappeler le caractère essentiel des garanties de la liberté individuelle, il ne doit pas occulter le contrôle que le juge opère sur le fond. On a parfois le sentiment que le juge répressif devant lequel comparaît un étranger pour infraction à la législation sur les étrangers n’aura d’autre choix que d’entrer en voie de condamnation dès lors que la matérialité des faits sera suffisamment établie par la seule circonstance que l’intéressé est démuni de toute autorisation de séjour. L’absence de justification d’un titre de séjour ne démontre pas, pour autant, que l’intéressé est véritablement en situation irrégulière car, comme nous l’avons précédemment évoqué, cette situation peut résulter avant tout d’une décision illégale de l’administration.
La répression du séjour irrégulier ou de la méconnaissance des mesures d’éloignement appelle d’abord une première interrogation relative à la légalité des décisions administratives constituant le fondement de la situation administrative de l’étranger ou la source du délit. Le juge répressif dispose en effet de la possibilité d’apprécier la légalité d’un acte administratif, si la solution du procès en dépend, en application de l’article 111-5 du code pénal. À l’occasion d’un procès, le prévenu peut, avant tout débat au fond, exciper de l’illégalité d’une décision de refus de délivrance ou de renouvellement d’un titre de séjour ou d’une mesure d’éloignement.
La plénitude de juridiction se trouve toutefois circonscrite à l’examen des actes étroitement liés à la prévention, en rapport direct soit avec la régularité du séjour, soit avec la nature de l’acte administratif ordonnant l’éloignement. Ainsi, le juge répressif ne peut s’appuyer utilement sur l’illégalité d’une décision fixant le pays de renvoi, celle-ci n’ayant pas d’incidence directe sur la régularité du séjour mais seulement sur la détermination du pays à destination duquel l’étranger peut être renvoyé [349]. La juridiction pénale n’est pas non plus compétente pour reconnaître la qualité de réfugié, quand bien même l’intéressé apporterait les preuves des risques de persécution [350].
Le juge répressif peut statuer sur la légalité de l’acte administratif quand bien même une juridiction administrative se serait prononcée antérieurement sur cette question. La chambre criminelle a jugé en effet que le rejet d’un recours devant le tribunal administratif ne faisait pas nécessairement obstacle à ce qu’il soit fait droit à l’exception d’illégalité devant les tribunaux judiciaires [351].
Ainsi, le mécanisme de l’exception d’illégalité devrait être mis en œuvre dans la plupart des poursuites pour infraction à la législation sur les étrangers. Cette proposition se heurte à deux obstacles. D’une part, le juge ne se saisit pas d’office de l’exception d’illégalité laquelle doit être soulevée par l’étranger ou son avocat. Or, ce réflexe, qui peut s’avérer salutaire, n’est pas encore ancré dans l’esprit des avocats qui pratiquent régulièrement le contentieux pénal lequel est bien étranger au droit administratif. D’autre part, les juges eux-mêmes, magistrats de l’ordre judiciaire, ne sont pas familiers du droit administratif. Dans un procès en comparution immédiate, ils ne peuvent prendre le temps de faire des recherches sur la pertinence des moyens soulevés, ce qui aboutit souvent au rejet. Si le droit a mis en place un système d’appréciation de la légalité des actes administratifs par le juge répressif, la pratique ne s’y prête guère.
Le contrôle juridictionnel peut alors se renforcer en dehors de l’exception d’illégalité, sur les éléments constitutifs de l’infraction.
Sur réserve de la portée de la jurisprudence de la CJUE, s’agissant de l’infraction à la législation sur les étrangers, l’article L. 621-1 punit le fait de ne pas justifier d’un visa pour entrer sur le territoire ou d’un titre de séjour pour y résider. Le Conseil d’État a jugé qu’indépendamment des démarches ou des demandes faites par un étranger, si celui-ci justifie entrer dans la catégorie des étrangers pouvant bénéficier de plein droit d’un titre de séjour, il ne peut faire l’objet d’une mesure de reconduite à la frontière [352]. De la même façon, le juge répressif, qui doit apprécier la matérialité de l’infraction, doit vérifier si, indépendamment de la justification d’un titre de séjour, un étranger remplit ou non les conditions de délivrance de plein droit d’un titre de séjour, circonstance empêchant de le considérer comme étant en séjour irrégulier. La notion « de plein droit » neutralise le pouvoir discrétionnaire de l’administration et rend le droit au séjour opposable à l’autorité publique, sauf si une menace pour l’ordre public était démontrée.
Le droit au séjour est donc un droit subjectif devant être reconnu en considération d’éléments tirés de la situation personnelle (maladie) ou familiale (conditions d’entrée sur le territoire au cours de la minorité, conjoint de ressortissant français, parent d’enfant français, liens personnels et familiaux). C’est donc une question de fait que le juge répressif doit apprécier pour conclure à la matérialité de l’infraction, car l’appréciation de la culpabilité implique nécessairement le contrôle des éléments de la situation personnelle et familiale du prévenu.
Ceci intéresse par exemple le cas de l’étranger qui a fait l’objet d’une décision administrative illégale de refus de délivrance ou de renouvellement de carte de séjour mais qui n’a pas contesté cette décision devant une juridiction administrative. Cette hypothèse n’est pas un cas d’école, bien que non quantifiable ; certaines personnes ne contestent pas les décisions dont elles font l’objet, souvent par méconnaissance des voies de droit, bien qu’elles soient sommairement exposées en annexe des décisions litigieuses. L’isolement ou la peur dissuadent parfois l’exercice de recours utiles.
Les étrangers déboutés de leurs demandes devant le juge administratif peuvent également se prévaloir d’un droit au séjour. Ils peuvent d’abord avoir été déboutés faute d’avoir présenté un recours recevable ou bien argumenté. Leur situation en fait peut avoir également évolué dans un sens les faisant entrer dans cette catégorie de bénéficiaires de plein droit sans qu’ils aient pu entreprendre des démarches en ce sens. Tel est le cas d’un étranger ayant fait l’objet d’une mesure d’éloignement et qui, dans le délai d’exécution forcée de la décision, voit sa situation changer. Se présenter à l’administration serait suicidaire car, quand bien même il serait dans une situation qui le protégerait, il ne disposerait alors d’aucun recours pour faire échec à la mise en œuvre de l’exécution de la mesure d’éloignement.
Les refus d’embarquement doivent être examinés également au regard des motifs pour lesquels l’acte a été commis. Les craintes et les risques en cas de retour dans le pays d’origine doivent être appréciés souverainement par le juge, indépendamment des décisions rendues à cet égard par les organes spécialisés. Un demandeur d’asile peut en effet être débouté d’une demande de réexamen à l’appui de laquelle il a présenté des pièces nouvelles se rapportant aux faits qu’il avait évoqués dans sa première demande. Ces pièces qui ne constituent pas des éléments nouveaux rendant recevable la demande sont néanmoins des preuves nouvelles que le juge doit pouvoir prendre en considération. La contrainte ou l’état de nécessité peuvent alors être utilement invoqués à l’appui d’une demande de relaxe.
L’ajournement de la peine est également un mécanisme utile permettant à l’étranger, reconnu coupable de l’infraction, de bénéficier d’un seconde chance pour déposer une demande de titre de séjour et justifier de ses démarches auprès du tribunal. L’introduction d’une interdiction de retour va probablement modifier l’usage de cette prérogative.
Ainsi, les outils permettant de lutter contre ce mouvement de criminalisation des étrangers ne sont plus à chercher dans les lois et les codes mais sont à imaginer. Ils peuvent parfois être là où on ne les attend pas (comme l’a illustré le contentieux relatif à la « directive retour » au bénéfice des étrangers reconduits), mais sont surtout à construire à partir des matériaux existants, tâche incombant aux praticiens. Ces efforts seront vains si les juges oublient que, dans un état démocratique, les droits de la personne doivent être une considération primordiale et sous-tendent nécessairement l’interprétation des lois répressives.
Sigles et Abréviations
Agdref : Application de gestion des dossiers des ressortissants étrangers
AJ : Actualité juridique
AJDA : Actualité juridique de droit administratif
Anafé : Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers
ANVP : Association nationale des visiteurs de prison
APRF : Arrêté préfectoral de reconduite à la frontière
ASGI : Associazione per gli studi giuridici sull’immigrazione
Assfam : Association service social familial migrants
Bull. civ. : Bulletin d’une chambre civile de la Cour de cassation
Bull. crim. : Bulletin de la chambre criminelle de la Cour de cassation
CA : Cour d’appel
Cada : Centre d’accueil pour demandeur d’asile
Cass. civ. : Chambre civile de la Cour de cassation
Cass. crim. : Chambre criminelle de la Cour de cassation
Cass. Ass. plén. : Assemblée plénière de la Cour de cassation
CE : Conseil d’État
CEDH : Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales
Cour EDH : Cour européenne des droits de l’Homme
CEE : Communauté économique européenne
Ceseda : Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile
CFDA : Coordination française pour le droit d’asile
Cimade : Comité inter-mouvements auprès des évacués
Civi : Commission d’indemnisation des victimes d’infractions
CJUE : Cour de justice de l’Union européenne
CNCDH : Commission nationale consultative des droits de l’Homme
CNCDP : Comité national contre la double peine
cons. : Considérant
CP : Code pénal
CPP : Code de procédure pénale
CRA : Centre de rétention administrative
CRS : Compagnie républicaine de sécurité
D : Dalloz
DC : Décision du Conseil constitutionnel
DUDH : Déclaration universelle des droits de l’Homme
Eloi : Fichier éloignement
FAED : Fichier automatisé des empreintes digitales
Fasti : Fédération des associations de solidarité avec les travailleurs immigrés
FN : Front national
FIJAIS : Fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles
FMA : Français musulman d’Algérie
FNAEG : Fichier national automatisé des empreintes génétiques
FNSP : Fondation nationale de sciences politiques
FPR : Fichier des personnes recherchées
FSU : Fédération syndicale unitaire
Gisti : Groupe d’information et de soutien des immigrés
HCI : Haut Conseil à l’intégration
ILE : Infraction à la législation sur les étrangers
ITF : Interdiction du territoire français
JALB : Jeunes Arabes de Lyon et banlieue
JLD : Juge des libertés et de la détention
Judex : Système judiciaire de documentation et d’exploitation
LDH : Ligue des droits de l’Homme
Loppsi : Loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure
Mrap : Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples
MTA : Mouvement des travailleurs arabes
OCLTI : Office central de lutte contre le travail illégal
Ocriest : Office central pour la répression de l’immigration irrégulière et de l’emploi d’étrangers sans titre
OCRTEH : Office central pour la répression de la traite des êtres humains
OCRVP : Office central pour la répression des violences aux personnes
Ofii : Office français d’immigration et d’intégration
Ofpra : Office français de protection des réfugiés et apatrides
OIT : Organisation internationale du travail
ONG : Organisation non gouvernementale
OQTF : Obligation de quitter le territoire français
Oscar : Outil de statistique et de contrôle de l’aide au retour
Paf : Police aux frontières
Parafe : Passage automatisé rapide des frontières extérieures
PSEM : Placement sous surveillance électronique mobile
Pnud : Programme des Nations unies pour le développement
Rec. Cons. const. : Recueil des décisions du Conseil constitutionnel
Req. : Requête
RESF : Réseau éducation sans frontières
RFID : Radio Frequency Identification
RPR : Rassemblement pour la République
RSA : Revenu de solidarité active
Saf : Syndicat des avocats de France
Sis : Système d’information Schengen
SNU-TEFI : Syndicat national unitaire-Travail, emploi, formation, insertion
Stic : Système de traitement des infractions constatées
TFUE : Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
UE : Union européenne
VIS : Visa Information System (système d’information sur les visas)
Visabio : Base de données biométriques
ZA : Zone d’attente
Zus : Zone urbaine sensible
Avec le soutien de l’école de formation
du barreau de paris ET DE l’ordre des avocats
au Conseil d’État et à la Cour de cassation Ont participé à la conception de cet ouvrage :
Michèle Bornarel, Pauline Boutron,
VIOLAINE CARRÈRE, Marc Fromentin,
Élisabeth graf, ANNE GUTTMANN,
Noura Kaddour, Claire Rodier
et Hélène Spoladore Directeur de publication :
Stéphane maugendre conception graphique par
Malte Martin atelier graphique
ASSISTé par Adeline Goyet
Stagiaire graphique LÆtitia Costes imprimerie Expression II
10 bis rue Bisson, 75020 Paris
Immigration, Un régime pénal D’exception Les contributions réunies dans ce deuxième volume de la collection « Penser l’immigration autrement » renvoient à une triple préoccupation : proposer une analyse critique de la condition d’étranger encadrée de façon croissante par le droit pénal et les sanctions afférentes ; dénoncer l’application de réponses de plus en plus punitives aux infractions à la réglementation de l’entrée et du séjour des étrangers ; montrer comment cette double évolution induit une criminalisation de l’ensemble des étrangers et des étrangères.
Ces trois processus sont inextricablement liés, mais les distinguer permet de rendre compte des multiples sphères de la pénalisation de la population étrangère. Elles colonisent ainsi jusqu’aux pratiques les plus intimes, en particulier en matière matrimoniale.
Le « régime pénal d’exception » des étrangers n’est donc ni exceptionnel, ni cantonné à une minorité de la population : son halo et ses répercussions touchent potentiellement chacun·e d’entre nous. |
Ont participé à cet ouvrage : Emmanuel Blanchard | Jean-Claude Bouvier Nathalie Ferré | Nicolas Fischer | Nawel Gafsia | Patrick Henriot, Luca Masera | Stéphane Maugendre | Laurent Mucchielli, Christophe Pouly | Claire Saas | Serge Slama | Johanne Vernier.
[1] Certaines parties de cet article ont été publiées auparavant par les éditions Dalloz qui en ont accepté la réutilisation : Claire Saas, « Les avatars de la pénalisation du droit des étrangers », Actualité juridique pénale, novembre 2011, n° 11, p. 492-496.
[3] Jean-Louis Halpérin, Histoire des droits en France de 1750 à nos jours, coll. Champs, Flammarion, 2004, p. 318.
[4] Christine Lazerges, « Chronique de politique criminelle : la tentation du bilan 2002-2009 : une politique criminelle au gré des vents », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2009, p. 689-699.
[5] Günther Jakobs, « Kriminalisierung im Vorfeld einer Rechtsgutsverletzung », ZStW 97 (1985), p. 751.
[6] Rapport du Conseil d’État, Sécurité juridique et complexité du droit, La documentation française, 2006.
[7] Rapport de la Cour de cassation, Incertitude et sécurité juridique, 2005 [en ligne].
[8] Olivier Rozenberg, « Nicolas Sarkozy législateur. La loi du plus fort ? », in Jacques de Maillard, Yves Surel, Les politiques publiques sous Sarkozy, Presses de la FNSP, 2012, p. 111-132.
[9] Ceseda, art. L. 623-1 al. 1er.
[10] Bruno Aubusson de Cavarlay, « Lieux de privation de liberté en France : éléments de chiffrage », in Rapport d’activité 2009 du contrôleur général des lieux de privation de liberté, Dalloz, 2009, p. 261.
[11] Statistique trimestrielle de la population prise en charge en milieu fermé, direction de l’administration pénitentiaire.
[12] Il y a plus de « reconduites à la frontière » depuis les départements d’outre-mer (en particulier la Guyane – environ 10 000 par an – et surtout Mayotte – plus de 20 000 chaque année – où elles s’apparentent à de véritables déplacements forcés de population) que depuis la métropole. Les données disponibles ne permettent cependant pas de faire des comparaisons au-delà de ces toutes dernières années.
[13] Olivier Legros, Vitale Tommaso (dir.), « Roms migrants en ville : pratiques et politiques en France et en Italie », Géocarrefour, vol. 86, n° 1, 2011 [en ligne].
[14] Nicolas Carrier, « Sociologies anglo-saxonnes du virage punitif ». Champ pénal/Penal Field, vol. VII, 2010 [en ligne] ; Emma Bell, « Anglo-Saxon Sociologies of the Punitive Turn : A Reply », Champ pénal/Penal field, vol. VII, 2010 [en ligne].
[15] Sur toutes ces questions voir les deux numéros de Plein droit (n° 81, juillet 2009 ; n° 82, octobre 2009) consacrés à « La police et les étrangers ».
[16] Depuis plus de deux ans, le Gisti est ainsi engagé auprès de l’Open Society et du Syndicat des avocats de France dans une campagne de contestation, notamment juridique, des contrôles d’identité discriminatoires.
[17] Pour une analyse critique de ces usages, Colette Guillaumin, L’idéologie raciste, Gallimard, coll. Folio Essais, 2002.
[18] Grégoire Chamayou, Les chasses à l’homme, La Fabrique, 2010 ; Fabien Jobard, « Le gibier de police. Immuable ou changeant ? », Archives de politique criminelle. 2010, vol. 32, p. 95 – 105.
[19] Wendy Brown, Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, Les Prairies ordinaires, 2009.
[20] Const., déc. n° 2011-217 QPC du 3 février 2012.
[21] Avis de la chambre criminelle du 5 juin 2012, n° 9002.
[22] La liberté de circulation, un droit, quelles politiques ?, Gisti, coll. Penser l’immigration autrement, 2011.
[23] Simona Cerutti, Étrangers. Étude d’une condition d’incertitude dans une société d’Ancien Régime, Bayard, 2012
[24] Sophie Wahnich, L’impossible citoyen : l’étranger dans le discours de la Révolution française, Albin Michel, 1997
[25] Gérard Noiriel (dir.), L’identification. Genèse d’un travail d’État, Belin, 2007
[26] Jean-François Dubost, Peter Sahlins, Et si on faisait payer les étrangers : Louis XIV, les immigrés et quelques autres, Flammarion, 1999.
[27] Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1972.
[28] Jean-Marc Berlière, Naissance de la police moderne, Perrin-Tempus, 2011. Voir aussi le dossier « Histoire de la police » sur le site Criminocorpus.
[29] Daniel Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Fayard, 2003, p. 397.
[30] Ibid, p. 371.
[31] Jean-François Wagniart, Le vagabond à la fin du xixe siècle, Belin, 1999.
[32] Laurent Dornel, La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie (1870-1914), Hachette, 2004.
[33] Gérard Noiriel, Le massacre des Italiens. Aigues-Mortes, 17 août 1893, Fayard, 2009.
[34] Laurent Lopèz, « Les archives contre la statistique officielle ? Retour sur les brigades du Tigre (Dijon, 1908-1914) », Genèses, 2008, n° 71, p. 106-122.
[35] Jean-Charles Bonnet, Les pouvoirs publics français et l’immigration dans l’entre-deux-guerres, Centre d’histoire économique et sociale de la région lyonnaise, 1976.
[36] John Torpey, L’invention du passeport : États, citoyenneté et surveillance, Belin, 2005.
[37] Nicolas Fischer, « Les expulsés inexpulsables. Recompositions du contrôle des étrangers dans la France des années 1930 », Cultures & Conflits, n° 53, 2004, p. 5-41.
[38] John Merriman, Dynamite Club. L’invention du terrorisme moderne à Paris, Taillandier, 2009.
[39] Les cartes d’identité d’étrangers des années 1930 sont par exemple frappées d’un macaron coloré selon le secteur économique où son porteur est autorisé à travailler – vert pour l’agriculture, brun pour l’industrie.
[40] Alain Dewerpe, « En avoir ou pas. À propos du livret d’ouvrier dans la France au xixe siècle », in Alessandro Stanziani (dir.), Le travail contraint en Asie et en Europe, xviie-xxe siècles, éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2010, p. 217-239.
[41] C’est en tout cas l’expression utilisée par Pierre-Etienne Flandrin, l’un des principaux instigateurs de ce texte.
[42] Emmanuel Aubin, « La liberté d’aller et venir des nomades : l’idéologie sécuritaire », Études tsiganes, n° 13, p. 31.
[43] Emmanuel Blanchard, La police parisienne et les Algériens, 1944-1962, Nouveau Monde, 2011.
[44] Fabien Jobard, « Le gibier de police. Immuable ou changeant ? », Archives de politique criminelle, vol. 32, p. 95-105.
[45] Nicolas Fischer, Alexis Spire, « L’État face aux illégalismes », Politix, n° 87, 2009, p. 7-20.
[46] Sylvie Thénault, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale. Camps, internements, assignations à résidence, Odile Jacob, 2012.
[47] Marc Bernardot, Camps d’étrangers, Bellecombe-en-Bauges, éd. du Croquant, 2008.
[48] Jean-Claude Farcy, Les camps de concentration français de la Première Guerre mondiale, Economica, 1995.
[49] Gilbert Badia (dir.), Les Barbelés de l’exil . Études sur l’émigration allemande et autrichienne, 1938-1940, Presses universitaires de Grenoble, 1979.
[50] William Walters, « Deportation, Expulsion, and the International Police of Aliens », Citizenship Studies, n° 6, 2002, p. 265-292.
[51] Mary D. Lewis, Les frontières de la République. Immigration et limites de l’universalisme en France, 1918-1940, Agone, 2010.
[52] Un seul de ces « centres » sera mis en place par un décret de janvier 1939 à Rieucros, en Lozère. S’il reçoit effectivement des étrangers expulsés, il est également utilisé dès le printemps 1939 pour la réception improvisée d’interbrigadistes fuyant la répression franquiste en Espagne, puis durant la « drôle de guerre » pour l’internement de femmes allemandes et autrichiennes raflées dans la région parisienne. Après juin 1940, Rieucros reçoit finalement des femmes juives et tsiganes déportées, avant d’être « liquidé » en 1942.
[53] Marc Bernardot, op. cit. ; voir également Henri Courau, Ethnologie de la forme-camp de Sangatte. De l’exception à la régulation, Éd. des archives contemporaines, 2007.
[54] Voir notamment la proposition de loi de Xavier Vallat à la Chambre des députés en 1937, qui contient cette disposition mais n’est en définitive pas votée. L’utilisation des prisons comme substitut aux centres de rétention pour les étrangers en fin de peine dont les derniers mois de détention servent à organiser l’éloignement est du reste une pratique courante au sein du système carcéral français contemporain.
[55] Nicolas Fischer, « Les expulsés inexpulsables », op. cit. La mise en œuvre du décret-loi du 12 novembre 1938 est du reste confiée conjointement au ministre de l’intérieur et au ministre des colonies.
[56] Alexis Spire, Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France, 1945-1975, Grasset, 2005.
[57] Choukri Hmed, Loger les étrangers « isolés » en France. Socio-histoire d’une institution d’État : la Sonacotra (1956-2006), thèse de science politique, université Paris I, 2006.
[58] Liora Israël, L’arme du droit, Presses de Sciences Po, 2009.
[59] À partir de 2008, la volonté affichée par le ministre de l’immigration d’alors de multiplier le nombre d’associations présentes dans les centres de rétention – tout en s’assurant que les nouvelles équipes associatives ne bénéficieraient pas de la même liberté d’expression que la Cimade précédemment – a finalement débouché sur l’extension de la mission associative en rétention à quatre autres groupes (l’Assfam, l’Ordre de Malte, Forum réfugiés et France terre d’asile), la Cimade continuant à intervenir dans environ la moitié des centres.
[60] Chowra Makaremi, Zone d’attente pour personnes en instance. Une ethnographie de la détention frontalière en France, Thèse d’anthropologie, université de Montréal, 2010.
[61] Philippe Bonditti, « Biométrie et maîtrise des flux : vers une “géo-technopolis” du vivant-en-mobilité ? », Cultures & Conflits, n° 28, 2005, p. 131-154.
[62] Didier Bigo, « Identifier, catégoriser et contrôler. Police et logiques proactives », in Laurent Bonelli, Gilles Sainati, (dir.), La machine à punir. Pratiques et discours sécuritaires, l’Esprit frappeur, 2001, p. 53-85.
[63] Günther Jakobs, « Kriminalisierung im Vorfeld einer Rechtsgutsverletzung », ZStW 97 (1985), p. 751.
[64] Günther Jakobs, « Feindstrafrecht ? – Eine Untersuchung zu den Bedingungen von Rechtlichkeit ? », HRRS, August/September 2006, p. 289. L’auteur précise que l’ennemi, tel qu’il le conçoit, n’est pas l’hostis de Carl Schmitt, l’adversaire dans la guerre, mais plutôt un ennemi intime, un inimicus. Nous laisserons de côté la controverse autour des écrits de G. Jakobs qui, pour certains auteurs, semblerait justifier l’existence même d’un droit pénal de l’ennemi.
[65] Michèle Papa, « Droit pénal de l’ennemi et de l’inhumain : un débat international ? », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé 1/2009, p. 3, part. p. 4.
[66] La Déclaration universelle des droits de l’Homme et le Pacte international pour les droits civils et politiques consacrent le droit à « quitter tout pays, y compris le sien ».
[68] Loi du 2 mars 2010, article 222-14-2 du code pénal – L’une des premières applications de cette loi est intéressante : lors d’une manifestation dénonçant l’enfermement, le 28 mars 2010, deux fusées de détresse sont lancées, dont l’une en direction des CRS. 57 gardes à vue ! Le Monde, 28 mars 2010.
[69] La dissimulation du visage est parfois érigée en circonstance aggravante de certaines infractions.
[70] Voir cependant la circulaire du 2 avril 2010 (NOR IMIA1000106C) : la mutilation peut faire soupçonner une « fraude délibérée » permettant de refuser l’admission en France d’une personne demandant l’asile en application de l’article L. 714-4, 4° du Ceseda.
[71] « Immigration légale et répression de l’immigration illégale », rapport du Sénat, janvier 2011, particulièrement p. 30.
[72] Voir les justifications avancées pour prohiber le port de la burqa.
[73] Dans la Loppsi II, le dispositif concernant l’occupation de terrain et censuré par le Conseil constitutionnel reposait sur la protection de la salubrité publique.
[74] Les rapports d’ONG et certains travaux de recherche évoquent les idées de « parcours du combattant », de « guerre contre les migrants ». Voir par exemple Emmanuel Blanchard, Anne-Sophie Wender, Guerre aux migrants, le livre noir de Ceuta et Melilla, Syllepse, 2007.
[75] Radio Frequency Identification.
[76] Migreurop, Aux frontières de l’Europe – Contrôles, enfermements, expulsions, Rapport 2009-2010.
[77] Ibid.
[78] TFUE, article 67 § 3.
[79] Circ. du 2 mars 2011 relative à la mise en œuvre de la loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public (NOR PRMC1106214C).
[80] Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) - Avis sur la traite et l’exploitation des êtres humains en France, 18 décembre 2009, part. p. 14.
[81] Idem pour Wallis-et-Futuna, ordonnance n° 2000-371 du 26 avril 2000 modifiée par l’article 128 de la Loppsi II.
[82] Ceseda, art. L. 562-1.
[83] Citons le contre-exemple réjouissant d’une ordonnance rendue par un JLD bordelais le 15 septembre 2011, n° minute 36/2011.
[84] DC n° 2005-527, 8 décembre 2005.
[85] La mesure est imposée après une infraction. Sont ainsi pris en compte la nature de la mesure, son but, sa qualification en droit interne, les procédures associées à son prononcé et à son exécution, sa gravité.
[86] Thomas Léonard, « Ces papiers qui font le jugement », Champ pénal/Penal field, vol. VII, 2010.
[87] Les groupes d’infractions sont définis de façon très globale, sans entrer dans la finesse des infractions. Les périodes et échantillons ne sont par ailleurs pas identiques, juridiction par juridiction.
[88] Yasmine Bouagga, « Rentrer dans le droit commun ? », Champ pénal/Penal field, vol. VII, 2010 [en ligne].
[89] Cour EDH, 7 décembre 2010, Jakobski c/Pologne req. n° 18429/06.
[90] Nombreuses sont apparemment les hypothèses dans lesquelles le placement en garde à vue sert principalement à maintenir l’étranger à disposition aux fins d’éloignement.
[91] Virginie Gautron, « Usages et mésusages des fichiers de police : la sécurité contre la sûreté ? », AJ Pénal, n° 6, 2010, p. 266 et s.
[92] Emmanuel Blanchard, Olivier Clochard, Claire Rodier, « Sur le front des frontières », Plein droit, n° 87, décembre 2010.
[93] Militante au comité contre la double peine et au mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), décédée le 23 novembre 2009.
[94] La chambre criminelle de la Cour de cassation considère que la peine d’ITF n’est pas une double peine au regard du principe « nul ne peut être puni deux fois pour une même infraction » (30 mai 2011, pourvoi n° 99-84867 ; 18 décembre 2002, pourvoi n° 02-80944).
[95] Voir pour plus de détails L’interdiction du territoire français : la double peine judiciaire, Gisti, coll. Les cahiers juridiques, décembre 2008.
[96] Lois du 28 avril 1832, 1er mai 1834, 3 décembre et 30 mai 1854, et 27 mai 1885.
[98] « De la clandestinité à la reconnaissance », Plein droit n° 11, juillet 1990, et « Décès de Saïd BOUZIRI, militant des droits de l’homme, président de l’association Génériques »,28 juin 2009, Combats pour les droits de l’homme (CPDH).
[99] « Les sans-papiers, d’hier à aujourd’hui, pour une mémoire collective de l’immigration », Mogniss Abdallah, 1er décembre 2003. http://1libertaire.free.fr/Mogniss23.html
[101] Voir page 8 du rapport Chanet, Les peines d’interdiction du territoire, La documentation française, janvier 1998, et le rapport Mignon (cf. infra).
[102] Loi n° 81-973.
[105] Voir toutefois Plein droit n° 5, « Immigrés : police, justice, prisons », novembre 1988.
[106] Loi n° 89-548.
[107] Voir Plein droit n° 45, « Double peine », mai 2000.
[108] Voir « L’histoire de Fatiha », Plein droit n° 45, mai 2000.
[109] On peut citer parmi d’autres Fatiha Damiche, Mohamed Hocine, Tarek Kawtari, Lahlou Sissi et Norredine Iznassni.
[110] « L’art de convaincre ? », Plein droit n° 15-16, novembre 1991.
[112] « Pleins feux sur la double peine », Plein droit n° 15-16, novembre 1991.
[113] « Pour en finir avec la double peine (1989-1992) » Mogniss H. Abdallah, Plein droit n° 56, mars 2003.
[114] Il est à noter que le premier projet de nouveau code pénal tel que présenté par Robert Badinter le 19 décembre 1985 ne prévoyait d’interdiction du territoire que pour les infractions de proxénétisme et les infractions assimilées, et, concernant les stupéfiants, ne visait que les cas de trafic.
[116] Loi n° 97-396 portant diverses dispositions relatives à l’immigration.
[117] Selon le rapport parlementaire Sauvaigo-Philibert (n° 2699 de l’Assemblée nationale) du 9 avril 1996 sur l’immigration clandestine et le séjour irrégulier 5 500 ITF ont été prononcées en 1987, 6 700 en 1988, 7 200 en 1989, 8 600 en 1990, 8 700 en 1991, 10 800 en 1992, 10 200 en 1993, 10 800 en 1994 et 7 900 en 1995. Selon le rapport Chanet, 14 290 peines d’ITF ont été prononcées en 1996 et 11 997 en 1997.
[119] Nathalie Ferré, « Un rendez-vous manqué », Plein droit n° 45, mai 2000.
[121] « L’ultime attente de Lila, entre grâce ou bannissement. Cette semaine, Jacques Chirac doit se prononcer sur le recours en grâce qu’elle a sollicité pour son compagnon. » Béatrice Bantman.
[122] Voir Lilian Mathieu, « Les grèves de la faim lyonnaises contre la double peine : opportunités militantes et opportunités politiques », L’Homme et la société, 2006/2-3 (n° 160-161).
[123] Circulaire du 17 novembre 1999 relative à la politique pénale relative au prononcé et au relèvement des peines d’interdiction du territoire français.
[124] Article 131-30 applicable après la loi Reseda.
[125] Voir Plein droit, n° 45, mai 2000, et le colloque du SAF, « Interdiction du territoire français : l’impasse ? », mars 2001.
[126] « Double peine : la France qui bannit », tribune signée par Patrice Chéreau, Philippe Corcuff, Jean Costil, André Gérin et Bertrand Tavernier, Le Monde, 6 juillet 2000.
[127] Michael Faure, « Les bannis de la double peine », Le Monde diplomatique, novembre 1999 ; Lilian Mathieu et Florence Miettaux, « Pour en finir avec la double peine », Mouvements, n° 13, 2001. Voir aussi Florence Miettaux, « Une punition injuste et inhumaine », Mouvements, 2001/1 (n° 13), p. 88-92.
[128] Les Bannis, Citoyen K, réalisé par C. Poveda, A. Klarsfeld, C. Ardid, M. Charrat, Capa télévision, 2000. Un autre documentaire est au même moment produit sur le même thème : Valérie Casalta, Double Peine, les exclus de la loi.
[129] Michael Faure, Voyage au pays de la double peine, L’esprit frappeur, 2000.
[130] Lilian Mathieu, La double peine : Histoire d’une lutte inachevée, La Dispute, 2006.
[131] La plate-forme d’« Une peine . / ».
[133] En finir avec la double peine, L’esprit frappeur, 2002.
[134] Emmanuelle Mignon était alors conseillère au cabinet du ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy.
[135] On n’est pas des marques de vélos, Portrait d’un danseur de hip hop victime de la double peine, Réal : Jean Pierre Thorn, co-production Arte/Mat Film-Sony.
[136] « La double peine est morte, vive la double peine ! », Mouvement, n° 35, mai 2004 ; Stéphane Maugendre, « Double peine : une réforme de dupes », Plein droit n° 59-60, mars 2004 ; Le livre noir de la double peine, ANVP, Cimade, Gisti, LDH, Mrap, mars 2006.
[137] Voir « Santé des étrangers : l’autre double peine », Plein droit, n° 86, octobre 2010, et Entrée, séjour et éloignement : ce que change la loi du 16 juin 2011, Gisti, coll. Les cahiers juridiques, 2011.
[138] Toutefois, la Cour de cassation se montre de plus en plus exigeante (Cass. crim., 27 février 2001, pourvoi n° 00-80789, et Cass. crim., 11 septembre 2002, pourvoi n° 01-86830).
[139] Voir La double peine judiciaire. L’interdiction du territoire français, Gisti, coll. Les cahiers juridiques, 2008.
[141] Maud Hoestland et Claire Saas, « L’ITF : une peine injustifiable », Plein droit n° 45, mai 2000.
[142] Chloé Fiaschi, mémoire de master Droits de l’Homme, Université de Nanterre, 2011.
[143] Cour EDH], 2 oct. 1980, Guzzardi c/Italie, 22 fév. 1994, Raimondi c/Italie, 25 juin 1996, Amuur c/France.
[144] « Le traitement de l’immigration, entre logique administrative et logique pénale », Champ pénal, Nouvelle revue internationale de criminologie, vol. VII/2010.
[145] Agence Frontex : quelles garanties pour les droits de l’Homme ? Les Verts/ALE au Parlement européen ; novembre 2010.
[146] Lettre du camp de rétention de Lukavica (Bosnie-Herzégovine), mars 2011.
[147] Pushed back, pushed around, Human Rights Watch, septembre 2009
[148] Aux frontières de l’Europe : contrôles, enfermement et expulsions, Rapport de Migreurop 2009-2010
[149] Loi du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité.
[150] Amnesty International, Migrants en situation irrégulière et demandeurs d’asile : des solutions pour éviter la détention, 2009 (en ligne : Index AI : POL 33/001/2009).
[152] La loi des « jungles », Coordination française pour le droit d’asile, septembre 2008,
[153] Calais : cette frontière tue, Rapport d’observation des violences policières à Calais depuis juin 2009, No Border de Calais, Migrant Solidarity, 2010.
[154] Voir les bilans ZA 2008, 2009, 2010 sur le site de l’Anafé.
[155] Entrée, séjour et éloignement : ce que change la loi du 16 juin 2011, Gisti, coll. Les cahiers juridiques, septembre 2011.
[156] « Les sages capitulent », Plein droit n° 90, octobre 2011, p. 29.
[157] Cass. crim., 30 avril 1980, pourvoi n° 79-94 077 ; bull. crim. n° 127.
[158] Cass. crim., 25 mars 1987, pourvoi n° 86-96 595 ; bull. crim. n° 143.
[159] Cass. crim., 6 mars 2002, pourvoi n° 01-85 914 ; bull. crim. n° 59.
[160] C’est ce volet que le gouvernement utilise pour faire la promotion de sa réforme : la loi met fin, dit-on, à la double peine.
[161] Notons qu’il est possible d’infliger à un étranger à la fois une peine d’emprisonnement assortie du sursis avec mise à l’épreuve et une peine d’interdiction du territoire français ; si la peine principale d’emprisonnement est réputée non avenue au terme du délai de mise à l’épreuve, la peine complémentaire d’interdiction du territoire français l’est également. L’objectif du législateur est de créer une interdiction du territoire français conditionnée, permettant à la fois d’en conserver le caractère dissuasif et de laisser une chance à l’étranger pouvant avoir des liens avec la France de s’amender et de voir sa peine non exécutée à l’issue du sursis (compris entre dix-huit mois et trois ans).
[163] Je remercie Ferielle Kati et Henri Braun, avocats, pour leur relecture, observations et propositions
[164] Voir les prorogations visées par l’article L. 222-2 du Ceseda.
[165] Office français de protection des réfugiés et apatrides.
[167] CE, 27 sept. 1985, n° 44484, France terre d’asile, Rec. CE, p. 263.
[168] DC n° 86-216, 3 sept. 1986, J.0. 5 sept., Rec. Cons. const., p. 135. Dans cette décision le Conseil constitutionnel déclare que le principe du droit d’asile est mis en œuvre par la loi et les conventions internationales avec l’autorité supra-législative reconnue aux traités par l’article 55 de la Constitution.
[169] Ceseda, art. L 741-4, alinéa 4.
[171] Le système Eurodac est un système automatisé d’identification des empreintes digitales des demandeurs d’asile et de certaines catégories d’immigrés arrivant dans les États membres.
[172] Circulaire interministérielle crim. 6.5/E1 du 21 février 2006, confirmée par celle du 4 décembre 2006. Ces deux circulaires ont été remplacées par la circulaire du 12 mai 2011 à la suite de l’arrêt El Dridi de la CJUE du 28 avril 2011 qui condamne la pénalisation du séjour irrégulier en l’absence d’un refus d’exécution d’une mesure d’éloignement, conformément à la directive « retour ». L’arrêt Achughbabian du 6 décembre 2011 de la CJUE est venu confirmer cette position.
[174] Ceseda, art. L. 313-11, alinéa 7.
[175] Notre expérience nous a permis de constater que les hommes autant que les femmes peuvent être abandonnés par leur conjoint français.
[177] Circ. 8 mars 1994.
[178] Circ. 8 févr. 1994.
[179] Code de sécurité sociale, art. L. 115-7, al. 1 et 2.
[180] Emmanuel Blanchard, [« Le fichage des émigrés d’Algérie (1925 -1962) », in Fichés. Photographie et identification, 1850-1960, Perrin, 2011, p. 235-242.
[181] CE, 5 juin 1987, n° 59674, Kaberseli : JCP éd. G 1988, II, 20 997, note Laveissière.
[182] Situation de plus en plus fréquente qui a donné naissance à l’association « Les Amoureux au ban public »
[183] Ces deux délits ont été créés respectivement par la loi n° 2003-1119 du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité et par la loi du 24 juillet 2006. L’article L. 623-1 du Ceseda punit de cinq ans d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende le fait de contracter un mariage ou de reconnaître un enfant afin d’obtenir un titre de séjour ou la nationalité française, ou encore de se protéger contre une mesure d’éloignement. La loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 a ajouté : « Les peines sont également encourues lorsque l’étranger qui a contracté mariage a dissimulé ses intentions à son conjoint ». Cette dernière évolution traduit la pénalisation de ce que l’on a appelé « les mariages gris ».
[184] C’est le cas lorsque le législateur, sous couvert d’examen de la réalité du consentement, ne vise qu’à contrôler la situation administrative des époux.
[185] Selon l’article 14 du code de procédure pénale, la police judiciaire « est chargée […] de constater les infractions à la loi pénale, d’en rassembler les preuves et d’en rechercher les auteurs tant qu’une information n’est pas ouverte ».
[186] Arrêt n° 292607, publié au recueil Lebon.
[187] Ligue des droits de l’homme, Fasti, Gisti, Mrap, Syndicat des avocats de France et Syndicat de la magistrature.
[188] Voir en particulier Cour EDH 14 octobre 2010, Brusco, requête n° 1466/07 : la Cour condamne le droit français au motif qu’il ne permet pas à l’avocat d’assister son client dès le placement en garde à vue.
[189] Cass. crim., 19 octobre 2010, pourvoi n° 10-82902.
[190] DC n° 2010-14/22, QPC, 30 juillet 2010. Sont jugés contraires à la Constitution les articles 62, 63, 63-1 et 77, et les alinéas 1 à 6 de l’article 63-4 du code de procédure pénale.
[191] Code de procédure pénale, art. 63.
[192] CJUE, Première chambre, 28 avril 2011, El Dridi, c-61/11 PPU.
[193] Directive 2008/115 du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier. Il est reproché à la réglementation en cause de ne pas avoir respecté le principe de graduation des mesures de contrainte et de proportionnalité en prévoyant d’emblée un emprisonnement.
[194] Circulaire du 12 mai 2011 relative à la portée de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 28 avril 2011 portant sur l’interprétation des articles 15 et 16 de la directive 2008/115/CE, dite « directive retour ».
[195] Ceseda, art. L. 624-1.
[196] Par exemple, CA Toulouse, 13 mai 2011, n° 11/265 ; CA Metz, 11 mai 2011, n° 11/00132 ; CA Nîmes, 6 mai 2011, ord. n° 218, 11/00186 ; CA Douai, 10 mai 2011, n° 11/00248.
[197] La personne qui n’est pas exposée à une peine d’emprisonnement peut être retenue quatre heures dans les locaux de la police dans le cadre d’une procédure de vérification d’identité.
[198] Par exemple, CA Versailles, 9 mai 2011, n° 243 RG 11/03638 ; CA Paris, 7 mai 2011, B 11/0250.
[199] Pourvoi n° 98-500007 ; bull. crim. n° 257.
[200] Voir les célèbres arrêts Bogdan et Vukovic, Cass. crim., 25 avril 1985, bull. crim. n° 159.
[201] On entend par « zone frontalière » à la fois la zone comprise entre la frontière terrestre de la France avec les États parties à la convention de Schengen et une ligne tracée à 20 km en deçà, et les zones des ports, aéroports et gares ouverts au trafic international.
[202] CJUE, 22 juin 2010, Melki, C-188/10. Selon la Cour, les opérations de vérification produisent un effet équivalent au rétablissement des frontières intérieures, ce qui contrarie le droit communautaire. Voir Cass. civ. 1re, 23 février 2011, pourvoi n° 09-70462. Selon la Cour de cassation, tous les contrôles fondés sur l’alinéa 4 de l’article 78-2 du code de procédure pénale sont irréguliers.
[203] Article 69 de la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (disposition non censurée par le Conseil constitutionnel par sa décision n° 2011-625 très remarquée du 10 mars 2011). En vertu de cette disposition, les contrôles sont aléatoires et les opérations ne peuvent pas durer plus de six heures consécutives.
[205] Ces déclarations sont le fait successivement d’André Gérin, Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin (Voir « Passeurs d’étrangers », Plein droit, n° 84, mars 2010,).
[206] Éric Besson, alors ministre de l’immigration, en avril 2009 à Calais.
[207] Loi n° 2003-239 pour la sécurité intérieure.
[208] Voir le protocole additionnel à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants (2000), et la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, adoptée le 16 mai 2005 à Varsovie.
[209] Rapport intitulé Traite et exploitation des êtres humains, 2010.
[210] Voir la Convention de 2005 prévoyant que les victimes de traite ou d’exploitation soient exonérées de toute responsabilité pénale dès lors qu’elles ont adopté un comportement illicite sous la contrainte.
[211] Voir l’article du Gisti, « Des passeurs bien commodes », [Plein droit, n° 84.
[212] Le point d’orgue de la politique européenne fut, en attendant de nouvelles innovations, la création de l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures – Frontex – (Règlement CE n° 2007/2004 du Conseil du 26 octobre 2004).
[213] Loi n° 2005/882 du 2 août 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises.
[214] Le travail illégal a représenté, en 2009, 1,8 % des infractions constatées par l’inspection du travail (voir Rapport d’activité de l’inspection du travail, 2009).
[215] Code du travail, art. L. 8256-2. Le délit d’emploi d’étranger sans titre l’autorisant à travailler expose son auteur à un emprisonnement de cinq ans et à une amende de 15 000 euros.
[216] Directive 2009/52/CE du Parlement européen et du Conseil du 18 juin 2009 prévoyant des normes minimales concernant les sanctions et les mesures à l’encontre des employeurs de ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier.
[217] Loi n° 2011-672 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité. Les modifications opérées par la loi sont entrées en vigueur le 30 septembre 2011.
[218] L’emploi illégal consiste en « l’emploi d’un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier » (art. 2).
[219] Si l’article L. 8252-2 assimile le travailleur sans papiers à un travailleur régulièrement engagé pendant la période d’emploi illicite, la disposition suivante précise les droits du premier, à savoir le droit à percevoir les salaires et accessoires et à bénéficier d’une indemnité forfaitaire en cas de rupture de la relation de travail.
[220] Circulaire interministérielle du 2 juin 2010, relative à la lutte contre le travail illégal intéressant des ressortissants étrangers et à la mise en œuvre d’opérations conjointes en 2010, NOR IMIMI000102NC. Le titre de la circulaire trahit sa finalité réelle puisque le travail illégal ne mettant pas en cause des étrangers ne suscite pas d’intérêt de la part des ministres.
[221] Communiqué SNU-TEFI FSU du 7 avril 2009.
[222] Conférence internationale du travail, 100e session, 2011, Rapport de la commission d’experts pour l’application des conventions et des recommandations. Il s’agit du troisième rappel à l’ordre sur le même sujet à destination du gouvernement français.
[223] L’article 13 de la loi de 2011 n’envisage cette possibilité que lorsque l’infraction d’emploi d’étrangers sans titre s’est accompagnée de conditions de travail particulièrement pénibles ou qu’elle a concerné des mineurs.
[224] Cet article résume un chapitre du livre L’invention de la violence. Des peurs, des chiffres, des faits, Fayard, novembre 2011.
[225] Yves Breem, « Les descendants d’immigrés », Infos Migrations, 2010, n° 15.
[226] Les chiffres clefs de la justice 2010, ministère de la justice, p. 25.
[227] Voir Suzanne Citron, Le mythe national, l’histoire de la France revisitée, Éditions de l’Atelier, 2008.
[228] Par exemple : Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècles). Discours publics, humiliations privées, Fayard, 2007 ; Erwan Lecœur (dir.), Dictionnaire de l’extrême droite, Larousse, 2007 ; Jean-Paul Gautier, Les extrêmes droites en France : de la traversée du désert à l’ascension du Front national, 1945-2008, Syllepse, 2009.
[229] Régis Guyotat, « Le débat sur l’immigration. Le maire de Paris : "Il y a overdose" », Le Monde, 21 juin 1991.
[230] Arnaud Parmentier, « Sécurité : une offensive préparée à l’Élysée depuis l’échec des régionales », Le Monde, 7 août 2010. Voir aussi Jérôme Chapuis, Yaël Goosz, Les étés meurtriers. Les politiques ne prennent jamais de vacances, Plon, 2011.
[231] Stéphane Lemercier, Victimes du devoir. Les policiers français morts en service, Éditions du Prévôt, 2011.
[232] Voir nos chroniques du site Internet du Monde, reprises dans Laurent Mucchielli, Vous avez dit sécurité ?, Champ social, 2012.
[233] Pour plus de détails, voir Laurent Mucchielli, Sophie Nevanen, « Délinquance, victimation, criminalisation et traitement pénal des étrangers en France », in Salvatore Palidda (dir.), Migrations critiques, Karthala, 2011, p. 303-328.
[234] Serge Slama, « Politique d’immigration : un laboratoire de la frénésie sécuritaire », in Laurent Mucchielli (dir.), La frénésie sécuritaire, op. cit. p. 64-76.
[235] Fabien Jobard, René Lévy, Police et minorités visibles : les contrôles d’identité à Paris, Open Society, 2009.
[236] Voir un état des lieux des recherches dans Fabien Jobard, Sophie Névanen, « "La couleur du jugement". Discriminations dans les décisions judiciaires en matière d’infractions à agents de la force publique (1965-2005) », Revue française de sociologie, 2007, 2, p. 243-272.
[237] Laurent Dornel, La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie en France (1870-1914), Hachette Littératures, 2004 ; Gérard Noiriel, Le massacre des Italiens. Aigues-Mortes, 17 août 1893, Fayard, 2010.
[238] Véronique Le Goaziou, Laurent Mucchielli, La violence des jeunes en question, Champ social, 2009, p. 92 et suiv.
[239] Voir par exemple Nadine Roudil, Usages sociaux de la déviance. Habiter la Castellane sous le regard de l’institution, l’Harmattan, 2 011.
[240] Voir Laurent Mucchielli, L’invention de la violence. Des peurs, des chiffres, des faits, Fayard, 2011.
[241] Véronique Le Goaziou, Laurent Mucchielli, La violence des jeunes en question, op.cit.
[242] François Chesnais, La finance mondialisée. Racines sociales et politiques, configuration, conséquences, La Découverte, 2004 ; Michel Aglietta, Antoine Rebérioux, Dérives du capitalisme financier, Albin Michel, 2004.
[243] Joël Plantet, « L’éducation populaire a-t-elle un avenir ? », Lien social, 2005, n° 770.
[244] Olivier Masclet, La Gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, La Dispute, 2003 ; Henri Rey, La Gauche et les classes populaires. Histoire et actualité d’une mésentente, La Découverte, 2004.
[245] Céline Braconnier, Jean-Yves Dormagen, La démocratie de l’abstention, Gallimard, 2007.
[246] Laurent Mucchielli, « Pour une sociologie politique des émeutes en France », in Jean-Louis Olive, Laurent Mucchielli, David Giband (dir.), État d’émeutes, État d’exception : retour à la question centrale des périphéries, Presses de l’université de Perpignan, 2010, p. 127-174.
[247] Yvan Gastaud, L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Seuil, 2000.
[248] Nonna Mayer, Ces Français qui votent Le Pen, Flammarion, 1999.
[249] Stéphane Beaud, Olivier Masclet, « Des "marcheurs" de 1983 aux "émeutiers" de 2005. Deux générations sociales d’enfants d’immigrés », Annales, 2006, n° 4, p. 809-843.
[250] Henri Rey, La peur des banlieues, Presses de Sciences Po, 1996.
[251] Didier Lapeyronnie, Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Robert Laffont, 2008, p. 333 et suiv.
[252] Marwan Mohammed, La formation des bandes. Entre la famille, l’école et la rue, PUF, 2 011.
[253] Maryse Esterle-Hedibel, « La marque de l’étranger. La construction d’identités délinquantes chez des jeunes d’origine maghrébine », in Jean-Michel Bessette, Crimes et cultures, L’Harmattan, 1999, p. 141.
[254] Philippe Robert, Pierre Lascoumes, Les bandes de jeunes. Une théorie de la ségrégation, Éditions ouvrières, 1974.
[255] Marwan Mohammed, Laurent Mucchielli, « La police dans les “quartiers sensibles” : un profond malaise », in Laurent Mucchielli, Véronique Le Goaziou (dir.), Quand les banlieues brûlent. Retour sur les émeutes de l’automne 2005, La Découverte, 2007, p. 98-119 ; Manuel Boucher, Les internés du ghetto. Ethnographie des confrontations violentes dans une cité impopulaire, L’Harmattan, 2010 ; Didier Fassin, La force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Le Seuil, 2011.
[256] Éric Marlière, La France nous a lâchés ! Le sentiment d’injustice chez les jeunes des cités, Fayard, 2008.
[257] Gérard Mauger, Les bandes, le milieu et la bohème populaire (1975-2005), Belin, 2006.
[258] Jacques Barou (dir.), De l’Afrique à la France. D’une génération à l’autre, Armand Colin, 2 011.
[259] Hugues Lagrange, Le déni des cultures, Seuil, 2010. Voir sur notre site internet un dossier sur ce livre (www.laurent-mucchielli.org).
[260] Auteure de l’étude La traite et l’exploitation des êtres humains en France, coll. Les études de la CNCDH, La Documentation française, 2010.
[261] Voir le droit international des droits de l’Homme, en particulier la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH), ainsi que les textes spécifiques à la traite, en particulier le protocole de Palerme (2000), la convention de Varsovie (2005) et la directive 2011/36/UE du 5 avril 2011.
[264] Texte adopté par les Nations unies en 2000 et faisant référence depuis en matière de traite.
[265] Art. 11 à 13 de ces deux protocoles.
[266] Ceseda, art. L. 622-1 ; code du travail, art. L. 8211-1.
[268] Pour aller plus loin : Antoine Pécoud, Paul de Guchteneire (dir.), Migrations sans frontières. Essais sur la libre circulation des personnes, 2007 ; Pnud, Rapport mondial sur le développement humain. Lever les barrières : mobilité et développement humains, 2009 ; Liberté de circulation : un droit, quelles politiques ?, Gisti, coll. Penser l’immigration autrement, 2010.
[269] Ce principe est consacré par la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille (1990). La France ne l’a pas ratifiée.
[270] Johanne Vernier, La traite et l’exploitation des êtres humains en France, coll. Les études de la CNCDH, La Documentation française, 2010, p. 172.
[271] Ibid., chapitre 4.
[272] Ibid., p. 277-295 et 326-333.
[273] Parti politique qui a fait partie des gouvernements conduits par Silvio Berlusconi presque sans interruption depuis 2001.
[274] Procédure simplifiée applicable lorsque la police procède à une arrestation en flagrance et qui, dans le système judiciaire italien particulièrement lent, est le seul moyen de parvenir à une conclusion rapide.
[275] Articles 15 et 16.
[276] Puisque l’intervention du législateur national n’est pas nécessaire à leur application.
[277] Dans certaines régions, la police continue à arrêter les sans-papiers, dans d’autres non.
[278] Associazione per gli studi giuridici sull’immigrazione.
[279] Au cours de la discussion il paraissait clair que le président, M. Tizzano, hésitait à considérer la norme italienne comme illégale.
[280] CEDH, art. 5.1 (f) : « Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf […] s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. »
[281] Voir Luca Masera, Francesco Vigano, « Addio art. 14 », Diritto penale contemporaneo, 4 mai 2011 [en ligne]. Ces avocats italiens, membres de l’Asgi (le « Gisti » italien), sont à l’origine de la question préjudicielle dans l’affaire El Dridi.
[282] Michel Aubert, Emmanuelle Broussy et Francis Donnat, « Chronique de la jurisprudence de la CJUE », AJDA, 2012, 310.
[283] Serge Slama et Marie-Laure Basilien-Gainche, « L’arrêt El Dridi : la nécessaire remise à plat du dispositif de pénalisation de l’irrégularité », AJ Pénal, 2011, 36 ; Ghislain Poissonnier, Étranger en simple situation irrégulière : il y a urgence à légiférer, Dalloz, 2012, 333.
[284] Karine Parrot, L’éloignement : la garde à vue, Dalloz, 2012, chron. 390.
[287] Luca d’Ambrosio, « Les politiques criminelles en matière d’immigration irrégulière à l’épreuve du droit de l’Union européenne : quelques réflexions sur l’après El Dridi au regard des expériences italienne et française », AJ pénal, 2011, 502.
[288] « Sans préjudice de l’arrestation initiale opérée par les autorités chargées de l’application de la loi, régie par la législation nationale, la rétention devrait s’effectuer en règle générale dans des centres de rétention spécialisés ».
[289] Voir affaires n° B119250, Chérif Belroumi c/préfet de la Haute-Garonne et n° R1119378, Sérigne Thioune c/préfet des Pyrénées Orientales, avis de Dominique Sarcelet, avocat général.
[290] Dans ce cas, cela suppose, à notre sens, une régularisation au moins temporaire de l’étranger.
[291] APRF/OQTF prononcées : 50 771/46 263 en 2007 ; 43 739/42 130 en 2008 ; 40 116/40 191 en 2009 ; 32 519/39 083 en 2010.
[292] APFR/OQTF exécutées : 11 891/1 807 en 2007 ; 9 844/3 050 en 2008 ; 10 422/4 914 en 2009.
[293] DC n° 2011-631, 9 juin 2011, cons. 48.
[294] Le Conseil constitutionnel a déclaré cette durée supplémentaire de douze mois en tout état de cause contraire à l’article 66 de la Constitution (DC n° 2011-631, 9 juin 2011, cons. 75 et 76).
[295] Une seconde question préjudicielle posée par une juridiction italienne porte sur la question de savoir si une amende pécuniaire constitue un « mécanisme coercitif » conforme à la directive (Sagor, C-430/11)
[296] Voir Ceseda, art. R. 561-1 à 4. L’assignation peut être assortie d’une autorisation de travail. Le Gisti a contesté cette disposition concernant les modalités de rétention du passeport et de « tout autre document d’identité » y compris ceux délivrés par le pays d’origine.
[297] Sur les modalités précises des assignations électroniques, voir Ceseda, art. R. 571-1 à 7.
[298] DC n° 2011-631, 9 juin 2011, cons. 61.
[300] Cour EDH, 1re Sect., 12 octobre 2006, Mubilanzila Mayeke et Kaniki Mitunga c/Belgique, req. n° 13178/03 ; Cour EDH, 2e Sect., 19 janvier 2010, Muskhadzhiyeva et autres c/Belgique, req. n° 41442/07 ; Cour EDH, 2e Sect., 13 décembre 2011, Kanagaratnam c/Belgique, req. n° 15297/09.
[301] Sur l’arrêt Popov voir Serge Slama, « Voici venu le temps d’en finir avec la rétention arbitraire des enfants (à propos de l’arrêt Popov) », AJ Pénal, mai 2012.
[302] Unicef Belgique, « La détention des enfants migrants en centres fermés », Policy paper, mai 2011.
[303] Lettre de François Hollande du 20 février 2012 à l’attention de l’Observatoire de l’enfermement des étrangers et du Réseau éducation sans frontières.
[304] DC n° 2011-631, 9 juin 2011, préc., cons. 52.
[305] Christine Lazerges, « La tentation du bilan 2002-2009 : une politique criminelle au gré des vents », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2009, p. 689.
[306] Mireille Delmas-Marty, Libertés et sûreté dans un monde dangereux, Seuil, 2010, p. 25.
[307] Ceseda, art. L. 621-1.
[308] Ceseda, art. L. 623-1.
[309] Ceseda, art. L. 624-1 à L. 624-4.
[310] Ceseda, art. L. 622-1.
[311] Code du travail, art. L. 5224-1 et suiv.
[312] Jean-Philippe Feldman, « La séparation des pouvoirs et le constitutionnalisme, Mythes et réalité d’une doctrine et de ses critiques », Revue française de droit constitutionnel, 2010, p. 488.
[313] Directive n° 2008/115/CE dite « directive retour ».
[314] Directive 2002/90/CE du Conseil du 28 novembre 2002.
[315] Directive 2001/51/CE du Conseil du 28 juin 2001.
[316] Directive n° 2009/52/CE du Parlement européen et du Conseil du 18 juin 2009.
[317] CJUE, 28 avril 2011, aff. C-61/11, El Dridi.
[318] DC n° 2000-433, 27 juillet 2000.
[319] Jean-Pierre Delmas Saint-Hilaire, « Sans nécessité loi pénale ne vaut », Politeia, 2004, n° 5, p. 120.
[320] DC n° 81-127, 19 et 20 janvier 1981.
[321] DC n° 75-76, 23 juillet 1975.
[322] DC n° 81-127 précitée.
[323] Par exemple sur le racolage passif : DC n° 2004-492, 2 mars 2004.
[324] DC n° 2003-484, 20 novembre 2003, cons. 43.
[325] Xavier Labbée, « La liberté de contracter mariage de l’étranger de bonne foi », Recueil Dalloz, 2006, p. 709.
[326] Cass. crim., 4 nov. 1992, bull. crim. 1992, n° 357 ; Cass. crim., 29 avril 1997, n° 95-85.689.
[327] Cass. crim., 4 nov. 1992, précité.
[328] DC n° 2011-63, 9 juin 2011, cons. 40.
[329] DC n° 93-325.
[330] DC, n° 2011-631, cons. 52.
[331] Code de procédure pénale, art. 723-7.
[332] Code pénal, art. 131-36-9 et suiv.
[333] Christine Lazerges, « L’électronique au service de la politique criminelle : du placement sous surveillance électronique statique au placement sous surveillance électronique mobile », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2006, p. 183.
[334] DC n° 93-325, cons. 3.
[335] Jérôme Leroux, « Au regard de quelles normes soulever la question prioritaire de constitutionnalité », in La question prioritaire de constitutionnalité, Lextenso, 2010, p. 45.
[336] Cass. crim., 13 juin 2007, n° 06-86065, bull. crim. n° 162.
[337] CJUE, 28 avril 2011, aff. El Dridi, n° C-61/11.
[338] DC n° 2011-217, QPC, 3 février 2012.
[339] Traité de Lisbonne, art. 77 à 80.
[340] DC n° 93-323, 5 août 1993.
[341] DC n° 93-325,13 août 1993.
[342] DC n° 93-323 précitée.
[343] Cour EDH, 23 nov. 2010, Moulin c/France, req. n° 37104/06.
[344] CJUE, 22 juin 2010, Melki, n° C-188-10.
[345] Cass. Ass. plén., 29 juin 2010, n° 10-40.001 et n° 12132.
[346] Cass. civ. 1re, 23 février 2011, n° 09-70.462.
[347] Cass. civ. 1re, 25 novembre 2009, n° 08-20.294.
[348] Cass. ch. mixte, 7 juillet 2000, bull. crim., n° 257.
[349] Cass. crim., 28 avril 1998, bull. crim. n° 141.
[350] Cass. crim., 12 juin 2002, bull. crim. n° 134.
[351] Cass. crim., 24 fév. 1976, bull. crim. n° 70.
[352] CE, 23 juin 2000, Diaby.
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