Plein Droit
n° 45, mai 2000 « Double
peine »
Un rendez-vous manqué
Nathalie Ferré, maître
de conférence en droit privé
à l'Université Paris XIII et présidente du Gisti
A la suite des grèves de la faim menées
à Lyon en juin 1998 par plusieurs étrangers frappés
par la « double peine » (condamnation pénale
à laquelle vient s'ajouter une mesure d'éloignement du
territoire), la ministre de la justice avait chargé une commission
présidée par Christine Chanet, conseillère à
la Cour de cassation, de « mener un travail de réflexion
et d'études sur le prononcé des peines d'interdiction
du territoire à l'égard des étrangers ayant des
liens familiaux et privés forts avec la France ».
La circulaire qui en est issue un an après,
tout en reprenant certaines des recommandations du rapport, n'est pas
à la hauteur des espoirs qu'il avait fait naître.
Le rapport remis par Christine Chanet, à l'issue de l'étude
qu'elle a menée, à la demande du ministère de la
justice, sur les interdictions du territoire français (ITF),
se montre, de façon générale, assez critique à
l'égard du système actuel. Il ne va cependant pas jusqu'à
proposer la suppression de ces interdictions du territoire prononcées
par les tribunaux répressifs. Du reste, ses onze propositions
paraissent bien timides, voire en décalage, par rapport à
ses observations et critiques souvent pertinentes.
Le rapport suggère d'abord que cette peine complémentaire
ne soit plus prévue en cas de simple délit de séjour
irrégulier (ou entrée irrégulière), mais
qu'elle soit limitée « aux cas de récidive
en matière d'infractions à la législation sur les
étrangers ». Notons que 60 % des étrangers
condamnés à une interdiction du territoire français
l'ont été pour infraction à la législation
sur les étrangers, ces éléments statistiques cachant
d'énormes différences selon les juridictions saisies.
S'il n'est pas envisagé de supprimer la peine pour les infractions
de droit commun, la commission propose, en revanche, de « limiter
les interdictions définitives aux seules infractions pour lesquelles
la réclusion ou la détention perpétuelle est encourue ».
Le recours à cette peine qui équivaut à un bannissement
à vie ne serait plus prévu que pour les crimes les plus
graves. La commission reconnaît qu'une telle condamnation efface
la fonction de reclassement normalement attachée à la
peine. Pourquoi dès lors maintenir son existence ? La question
reste sans réponse.
Le respect de la vie privée
et familiale
La proposition n° 3 porte sur la clarification de l'état
du droit à l'attention des juridictions. Il s'agit ici d'informer
les magistrats et en particulier les parquets sur les textes applicables,
l'intention du législateur et la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l'homme. Les juridictions, lorsqu'elles entendent user
de cette peine complémentaire, doivent avoir en tête les
exigences de l'article 8 de ladite convention, garantissant le
respect de la vie privée et familiale, dans la mesure où
les étrangers qui peuvent alléguer de liens personnels
et familiaux forts avec la France (parenté avec un ressortissant
français, arrivée très tôt en France ou durée
de séjour supérieure à dix ans par exemple), ne
sont pas protégés d'une mesure judiciaire d'éloignement
du territoire. Dans le même ordre d'idée, il est suggéré
« de sensibiliser les barreaux à la question de
l'interdiction du territoire, ainsi d'ailleurs de manière plus
générale, qu'à la législation sur les étrangers »
(établissement d'une liste d'avocats volontaires prêts
à défendre les étrangers menacés par une
telle condamnation...).
Dans sa proposition n° 5, la commission préconise
d'« améliorer les modalités de la collecte
des éléments de personnalité ». C'est
le seul moyen de vérifier le respect de la vie privée
et familiale de l'intéressé. Une circulaire pourrait,
selon les rapporteurs, demander aux parquetiers de mener systématiquement
une enquête de personnalité ce qui inclut de
se renseigner sur les liens demeurant avec le pays d'origine
dès lors que le prévenu est susceptible d'être frappé
par une interdiction du territoire. Il faut, par ailleurs, et c'est
l'objet d'une autre proposition, favoriser dès le début
de la procédure le débat contradictoire. Combien d'étrangers
se retrouvent en effet dans le prétoire sans mesurer un instant
les risques d'une condamnation aussi lourde de conséquences ?
Ils ne s'y préparent pas, ce qui obère la qualité
de leur défense. Est-ce la remise d'un formulaire-type, rédigé
en plusieurs langues, qui va pouvoir corriger cet état de fait ?
Quand bien même les prévenus seraient clairement informés
l'enquête de personnalité uvre dans le
même sens de la possibilité de se voir condamnés
à une interdiction du territoire, ceux qui ont des attaches personnelles
et familiales en France ne peuvent imaginer que ces attaches soient
annihilées par une décision de justice. Comment peut-on
être condamné à ne plus vivre auprès des
siens, une fois la peine de prison purgée ?
« Un véritable bannissement »
Plus intéressante est la proposition n° 7 qui consiste
à prohiber l'interdiction du territoire français pour
les étrangers ayant suivi leur scolarité en France et
y résidant habituellement depuis lors. Ainsi la commission relève-t-elle
que « les difficultés que pose, au regard du respect
dû à la vie privée et familiale, le prononcé
d'une ITF concernent, au premier chef, cette catégorie de ressortissants
étrangers qui ont passé leur jeunesse en France, y ont
été scolarisés et, partant, sont devenus sociologiquement,
humainement, culturellement français sans pour autant le devenir
juridiquement ».
Pour ceux-là, la peine d'interdiction du territoire « équivaut
à un véritable bannissement », ce qui conduit
la commission à préconiser à leur encontre une
protection absolue face à l'éloignement judiciaire, quelle
que soit la gravité des actes commis. Les autres catégories
ceux arrivés tôt en France mais après
l'âge de six ans, les conjoints de Français ou encore les
étrangers ayant un long passé professionnel en France
ne trouvent pas grâce aux yeux de la commission pour bénéficier
du même traitement... Pour ces catégories, il faut juste
« renforcer l'efficacité de la protection relative ».
Le droit positif actuel prévoit, en effet, en ce qui les concerne,
le prononcé de la peine complémentaire d'interdiction
du territoire, à condition que le juge motive spécialement
sa condamnation. L'exigence d'une telle motivation, posée par
la loi du 11 mai 1998, serait suffisante ; du moins l'échec
du dispositif n'aurait-il pas encore été démontré.
Sur ce point, la commission propose qu'une circulaire soit adressée
aux parquets leur demandant de ne requérir la peine d'éloignement
forcée que « lorsque, compte tenu de la gravité
des faits reprochés au prévenu, cette mesure ne porte
pas au droit au respect de sa vie privée et familiale une atteinte
disproportionnée aux buts en vue desquels elle a été
prise ».
Or, de telles instructions ne constituent qu'un rappel de la loi, en
l'occurrence de l'article 131-30 du code pénal et de l'article 8
de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.
De la même façon, cette circulaire demanderait au ministère
public de faire appel quand la peine n'a pas été requise
en première instance.
La gravité de la peine d'interdiction du territoire français
vient pour partie de la difficulté de la remettre en cause. Il
appartenait donc à la commission de se pencher sur la voie de
recours offerte aux intéressés, à savoir la procédure
de relèvement. Rappelons que la juridiction qui a prononcé
l'interdiction du territoire est compétente pour revenir sur
sa décision et ainsi la relever. Il est suggéré
dans le rapport d'élargir les possibilités de relèvement.
Comment ?
Si elle n'entend pas supprimer la condition tenant à l'exigence
d'un séjour hors de France pour pouvoir utiliser ce recours condition
pourtant contestable , la commission est d'avis de permettre
les requêtes en relèvement d'interdiction du territoire
lorsque la mesure a été prononcée à titre
de peine principale, ce qui est actuellement impossible en vertu de
l'article 702-1 du code de procédure pénale.
Toujours dans le même domaine, il est proposé de définir
une politique toutes les requêtes en relèvement
doivent donner lieu à une instruction rapide du parquet, devant
s'accompagner de conclusions qui intégreraient les exigences
du respect de la vie privée et familiale et de prévoir
la motivation des jugements rendus en matière de relèvement
de l'éloignement forcé.
Il est certain que, si elles se concrétisaient, les propositions
contenues dans ce rapport amélioreraient sensiblement le sort
des étrangers menacés ou frappés par une peine
d'interdiction du territoire français. Mais beaucoup dépendent
de la bonne volonté des parquetiers et des juges répressifs,
et les réformes législatives préconisées
demeurent timides au regard de la pertinence des constats. Par ailleurs,
il est à craindre que le gouvernement estime avoir répondu,
avec la circulaire du 17 novembre 1999, aux attentes exprimées
dans le rapport. Or, cette circulaire de la garde des sceaux est bien
loin d'avoir atteint un tel objectif.
L'accouchement
d'une souris
La circulaire adressée aux parquetiers a pour objet « la
politique pénale relative au prononcé et au relèvement
des peines d'interdiction du territoire français ».
Si Elisabeth Guigou ne fait pas directement référence
au rapport Chanet, plusieurs instructions s'en inspirent assez nettement.
Notons que la garde des sceaux, à l'instar du ministre de l'intérieur
quelques semaines plus tôt, réaffirme, en introduction,
le souci de fermeté dans la maîtrise des flux migratoires.
La circulaire s'organise autour de trois points principaux, censés
reprendre les éléments les plus importants du rapport
Chanet :
-
le respect du principe de proportionnalité de la peine
d'interdiction du territoire français et la prise en compte
des exigences de l'article 8 de la Convention européenne
de sauvegarde des droits de l'homme et du citoyen ;
-
le développement de l'information des étrangers
prévenus d'infractions réprimées par une peine
d'interdiction du territoire, et l'amélioration des modalités
de recueil des éléments d'informations sur la situation
sociale de l'intéressé ;
- la définition des pratiques homogènes des parquets
en matière de traitement des requêtes en relèvement
d'interdiction du territoire français.
Tout d'abord, la garde des sceaux, comme le préconisait le rapport
Chanet, rappelle aux membres du ministère public les exigences
du droit français et de la Cour de Strasbourg quant au respect
de la vie privée et familiale, exigences qui doivent les guider
dans leurs réquisitions. Il est par ailleurs rappelé l'existence
du principe de nécessité des peines et demandé
que les parquetiers ne requièrent pas automatiquement la peine
d'interdiction du territoire français lorsqu'elle est prévue
pour l'infraction commise.
On pourra, concernant les infractions à la législation
sur les étrangers, faire usage de cette peine « si
le prévenu s'inscrit dans un processus de réitération,
voire de récidive ». Il eut été plus
clair de demander directement aux parquetiers de ne plus requérir
d'interdiction du territoire français quand la personne est seulement
poursuivie pour délit d'entrée ou de séjour irrégulier...
si telle était l'intention de la ministre. Le fait de rappeler,
en introduction, comme ont pu le faire bien d'autres circulaires, qu'il
« convient d'exercer les poursuites pénales visant
à l'interdiction du territoire en cas de réitération
de l'entrée et du séjour irrégulier... »
souffre pareillement d'un manque de fermeté.
La circulaire énumère ensuite les éléments
de la vie sociale devant être pris en compte pour la mise en balance
avec les impératifs de sécurité, déduite
de la seule gravité de l'infraction commise. Bref, il s'agit
d'inscrire dans les pratiques quotidiennes des parquetiers la voie tracée
par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme,
dont on sait qu'elle s'est durcie ces dernières années.
A ce titre, la garde des sceaux précise qu'« il
n'y a aucune commune mesure entre un étranger arrivé récemment
et conjoint de Français depuis peu et un étranger arrivé
en France en bas âge dont toute l'histoire personnelle, humaine,
culturelle et scolaire est indissociable de notre territoire ».
Faut-il déduire de cette formulation que le fait d'avoir grandi
en France devrait amener le ministère public à ne pas
requérir de peine d'interdiction du territoire français ?
La ministre de la justice n'a pas eu le courage politique de le dire
expressément.
De tels propos ne sauraient être qualifiés d'instruction.
Quoiqu'il en soit, seule une modification législative en ce sens,
comme le suggère le rapport Chanet, pourrait avoir l'efficacité
souhaitée.
Selon la circulaire, « l'exercice des droits de la défense,
le respect du principe du contradictoire et la nécessité
de recueillir auprès de l'étranger les éléments
les plus précis possibles sur sa situation familiale et privée
rendent primordiale l'organisation de l'information de l'étranger
sur les aspects spécifiques de la peine d'interdiction du territoire
français ».
Une peine
quasi-systématique
Un long développement est donc consacré à l'élaboration
d'un document, qui devra être nécessairement distribué
à l'intéressé pour lui permettre de préparer
une défense appropriée le moment venu. On ne dit pas qui
prend en charge la réalisation concrète de ce document
d'information qui devrait être complété par une
« explication orale ».
Cette information, qui ne viendra pas réparer les dégâts
déjà causés, n'aurait pas dû viser les seuls
intéressés. Il eut été également
pertinent de rappeler à cette occasion aux parquetiers et aux
magistrats du
siège les conséquences matérielles et humaines
produites par une telle peine.
Il s'agit d'une étape nécessaire pour la collecte d'éléments
utiles sur la vie sociale de l'étranger. La seconde étape
consiste à mener une enquête rapide de personnalité.
Toutefois, celle-ci doit être menée uniquement si « au
cours de l'enquête de police, des éléments particuliers
relatifs à la personnalité de l'intéressé
ont été recueillis ». On ne peut que regretter
son absence d'automaticité, eu égard à la gravité
de cette peine complémentaire et à la propension des juges
à la prononcer quasi-systématiquement.
Manque
de courage politique
Concernant enfin la procédure en relèvement d'une peine
d'interdiction du territoire, il est rappelé la nécessité
de respecter strictement les conditions ouvrant cette voie de recours.
La circulaire est muette sur le prononcé de cette peine à
titre principal fermant la porte à une requête en relèvement.
Elle énonce les quelques principes généraux qui
doivent guider les parquetiers dans le traitement des requêtes
déposées par les étrangers : prise en compte
de l'article 8 de la Convention européenne des droits de
l'homme, nécessité d'une enquête et, le cas échéant,
information précise et traduite de tout requérant dont
la demande est manifestement irrecevable, et nécessité
d'interjeter appel de tout jugement insuffisamment motivé et
de toute décision n'ayant pas donné lieu à une
appréciation équilibrée entre la gravité
des faits et le droit au respect de la vie privée.
Il faudra sans doute plus que cette circulaire pour changer les pratiques,
tant des parquetiers que des magistrats du siège, en matière
d'interdiction du territoire français. Tant que les gouvernements
successifs continueront d'afficher rigueur et sévérité
à l'égard des étrangers en situation irrégulière,
cette peine restera une arme facile pour se débarrasser des « indésirables »...
Pour les étrangers qui ont grandi en France et dont toutes les
attaches sont ici, aucun gouvernement n'a encore eu le courage de défendre
l'idée d'une protection absolue face à l'éloignement.
L'interdiction du territoire français constitue à la fois
et c'est là toute son ambiguïté
un instrument de lutte contre l'immigration irrégulière
et une mesure d'ordre public frappant ceux qui le menacent, faisant
ainsi concurrence à la reconduite à la frontière
décidée par voie préfectorale et à l'expulsion.
Dès lors est-ce bien une peine au sens du droit pénal ?
La position du Gisti, partagée par d'autres associations, est
de revendiquer la suppression pure et simple de cette peine complémentaire.
Si les situations humaines dramatiques auxquelles les interdictions
du territoire français ont conduit ne suffisaient pas à
convaincre, les arguments juridiques ne manquent pas en faveur de sa
disparition du champ de la répression.
Il s'agit d'une peine discriminatoire au sens où elle ne peut
frapper que les étrangers, lesquels, en plus de la peine d'emprisonnement
ou de l'amende, peuvent seuls se voir interdire le territoire français,
et d'une condamnation peu compatible avec la fonction d'amendement normalement
attachée à toute peine pénale. Le but de la peine
complémentaire accompagnant une peine principale ou s'y substituant,
est en principe de toucher le délinquant par là où
il a pêché. Ainsi existe-t-il un lien entre la peine dont
il est frappé et l'infraction commise. Un tel lien est absent,
concernant l'éloignement judiciaire forcé puisqu'il est
prévu pour des dizaines d'infractions.
Qu'y a t-il par ailleurs de commun entre un retrait du permis de conduire,
l'interdiction temporaire d'exercer l'activité à l'origine
de l'infraction ou d'utiliser une carte bancaire, et l'interdiction
de vivre, pendant des années, voire de façon définitive,
dans le pays où l'on a tissé des liens indélébiles ?
Combien d'étrangers, condamnés à partir, restent,
se cachent, sombrent dans le désespoir, replongent parfois dans
la délinquance du fait de la précarité de leur
situation administrative... Il serait temps de lier la réflexion
à l'adoption de mesures concrètes et courageuses.
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23-10-2001 16:43
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