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Plein Droit
n° 56, mars 2003
« Les spoliés de
la décolonisation »
Pour en finir avec la double peine
(1989-1992)
Mogniss H. Abdallah
Agence IMmédia
Des comités anti-expulsion des années
soixante-dix au mouvement de limmigration et des banlieues (MIB)
en passant par la création du comité national contre la
double peine et les grèves de la faim, les combats contre la
double peine nont pas cessé, depuis trente ans, dattirer
lattention sur les drames quelle provoque et linjustice
quelle représente. Malgré les luttes menées,
parfois de façon désespérée, la double peine
existe toujours, symbole dune discrimination institutionnelle
flagrante à légard des non-nationaux.
À la fin des années soixante-dix, les expulsions
de jeunes issus de limmigration de nationalité étrangère
se multiplient. La société française na pas
encore pris conscience du caractère familial et pérenne
de limmigration, mais les enfants devenus grands sont déjà
souvent stigmatisés comme chômeurs indésirables
et délinquants. Beaucoup de jeunes expulsés résistent,
individuellement ou collectivement. Des comités anti-expulsion
se constituent autour deux avec les familles et des amis, parfois
rejoints par des personnalités ou des militants dassociations
anti-racistes. De jeunes expulsés qui se considèrent chez
eux en France se maintiennent sur le territoire ou reviennent clandestinement.
Quelques uns obtiennent lannulation de leur expulsion. Mais la
situation dexpulsé en sursis peut durer des années
(certains ne sont toujours pas régularisés aujourdhui,
vingt-cinq ans après !). Dautres senferment
sur eux-mêmes ou craquent. En 1980, Ali, de Colombes, simmole
par le feu gare Saint-Lazare, à une heure de grande affluence.
Ces drames provoquent un début de prise de conscience, et des
réseaux informels de jeunes immigrés commencent à
se constituer.
Cest dans ce contexte que des hommes déglise comme
François Lefort à Nanterre ou Christian Delorme et Jean
Costil à Lyon, tentent dattirer lattention de lopinion
publique et des pouvoirs publics sur la situation des jeunes expulsés.
En 1981, la grève de la faim à Lyon de Delorme, Costil
et Ahmed Boukhrouma propulse la question sur le devant de la scène,
en pleine période électorale. Le nouveau gouvernement
socialiste sengage à suspendre les expulsions en cours
et à faire revenir les expulsés au sein de leur famille.
La loi du 27 octobre 1981 définit des « catégories
protégées » de léloignement parmi
lesquelles les mineurs protégés en toute circonstance
, les étrangers nés en France, ceux arrivés
avant lâge de dix ans ou qui résident en France depuis
plus de dix ans ; léloignement reste cependant possible
en cas durgence absolue, cest-à-dire sil y
a « nécessité impérieuse pour la sûreté
de lÉtat ou pour la sécurité publique »
ou en cas de condamnation à une peine égale ou supérieure
à un an de prison ferme.
1983 - 89 : de la remise en cause
des « catégories protégées »
à loubli des expulsés
Mais sous la pression de syndicats de policiers qui, notamment aux
Minguettes (Lyon), dénoncent larrêt des expulsions
de délinquants, la gauche de gouvernement revient peu à
peu sur les dispositions quelle avait prises et qui sont jugées
« excessivement protectrices ». Avec ladoption
de la loi du 17 juillet 1984, elle avalise la possibilité
dexpulser pour « récidive » les « délinquants
dhabitude ». Dans les coulisses du pouvoir, il se dit
que lopération de régularisation et larrêt
des expulsions ont été des erreurs, susceptibles de coûter
cher à la gauche lors des prochaines consultations électorales.
La droite revenue au pouvoir aura les coudées franches. Malgré
la grève de la faim de Djida Tazdaït et de Nacer Zaïr
des JALB (Jeunes Arabes de Lyon et banlieue), en juin 1986, pour « le
maintien des catégories protégées et des garanties
judiciaires «, soutenue par le réseau national « Jy
suis, jy reste », malgré lintervention
de Mgr Decourtray et du Pape auprès de la « deuxième
droite » incarnée par Philippe Séguin alors
aux affaires sociales, le ministre de lintérieur Charles
Pasqua renoue avec les expulsions médiatisées à
grande échelle. Il fera même usage de larticle 10
de laccord franco-algérien du 28 décembre 1968 qui
permettait dexpulser des jeunes de nationalité algérienne
« oisifs de leur propre fait depuis plus de six mois ».
La gauche et les associations, elles, se remobilisent contre « les
expulsions arbitraires » et le « collectif des 120 »
se réunit régulièrement à la Ligue des droits
de lhomme. Le rétablissement de dispositions législatives
plus favorables est à lordre du jour, et le président
de la République déclare, le 9 janvier 1989, à
la Sorbonne, que les étrangers condamnés ne doivent pas
subir par lexpulsion « une exclusion supplémentaire ».
La loi Joxe du 2 août 1989, brocardée comme « la
loi des associations », restaure en partie les garanties
contre lexpulsion des personnes ayant des attaches personnelles
ou familiales en France. Elle laisse pourtant à leur sort les
nombreux « expulsés Pasqua », et ne revient
ni sur lexpulsion en « urgence absolue »,
ni sur le caractère définitif de certaines interdictions
du territoire prononcées par des juges en vertu de la loi du
31 décembre 1970, articles L-627 et L 630-1 du code de la santé
publique en matière dinfraction à la législation
sur les stupéfiants. Ce « bannissement à vie »,
aggravé par la loi du 31 décembre 1987 (dite loi Chalandon)
stipulant que le relèvement de linterdiction définitive
du territoire français (IDTF) est impossible, avait commencé
à faire débat. Le collectif des 120 se dissoud, et on
entend ici et là des affirmations selon lesquelles « on
ne peut quand même pas défendre des drogués et des
violeurs » ou que, de toute façon, la question des
expulsés est un problème « résiduel »
amené à se tarir tout seul dans la mesure où les
jeunes issus de limmigration ont vocation à devenir français.
Un profond et amer sentiment dabandon se diffuse alors parmi les
personnes directement concernés. Elles ressentent la « hagra »,
mélange dindifférence, de mépris et dinjustice.
Le Comité national contre la double peine
Début 1990, plusieurs expulsables sortis de prison font le tour
des associations à la recherche de soutiens, mais on leur fait
comprendre que leurs cas sont indéfendables, ou à tout
le moins que les associations ne sont pas compétentes en la matière.
Ils se mettent alors en tête de se défendre eux-mêmes.
Mohamed Hocine des Mureaux, jeune de nationalité algérienne
né en France, et Boualem, père denfants français,
tous deux touchés par ce quils appellent une « double
peine », se mobilisent aux côtés des militants
de Résistance des banlieues, un collectif inter-villes de la
banlieue de Paris animé entre autres par des acteurs de la Marche
pour lEgalité de 1983 ou de Convergence 84. Ces derniers,
qui ont aussi participé en 1989 à la campagne de Djida
Tazdaït pour son élection au parlement européen (sur
la liste des Verts), mettent à profit les réseaux tissés
pendant le « mouvement beur » et une certaine
expertise juridique.
Ils se retrouvent dans la capitale, place de la Réunion, où
ils fraternisent avec les mal-logés en lutte et avec des militants
des squatts. Ils trouvent là les conditions (hébergement,
nourriture, etc.) pour vivre une clandestinité relative
ils sont sous le coup dun arrêté dexpulsion
tout en sexprimant publiquement à visage découvert.
Ils interviennent aussi dans lémission de radio Parloir
Libre, très écoutée par les détenus. Pour
répondre à lafflux de cas particuliers qui leur
parviennent en retour, ils décident de créer le Comité
national contre la double peine et, quelque temps après, lassociation
de soutien aux expulsés et à leur famille (ASEF). Demblée,
lobjectif est de donner une dimension collective aux démarches
de recours, à la fois pour mutualiser les frais engagés
jusque-là à titre individuel et pour poser la question
de la double peine sur le terrain politique. Les discussions
animées ! avec le Mrap, Mémoire Fertile, la
Cimade, la Fasti et le Gisti permettent de constituer, le 13 juin 1990,
un collectif des associations contre la double peine autour dune
plate-forme commune. Celle-ci demande des modifications législatives
pour rendre inexpulsables les étrangers titulaires dune
carte de résident : abrogation de larticle 26 sur
« lurgence absolue » et de la loi Chalandon,
abrogation des expulsions antérieures, et mise en place dune
grâce collective pour les personnes appartenant aux « catégories
protégées » sous le coup dune ITF.
Une campagne dinterpellation pugnace des associations institutionnalisées
faisant la politique de lautruche par rapport à la double
peine est lancée avec, en particulier, loccupation de SOS-Racisme.
Le comité fait aussi une irruption spectaculaire à la
tribune officielle des Assises « Banlieue 89 »
à Bron (Rhône). Simultanément, il dépose
au ministère de lintérieur les premiers dossiers
sous forme de « fiches techniques » et reçoit
ses premières réponses positives : des assignations
à résidence avec droit au travail, quelques abrogations
ou grâces, ainsi que lengagement de petites subventions
pour tenir une permanence juridique à lASEF. En un an,
plus de mille dossiers sont traités par un petit groupe renforcé
avec larrivée de nouveaux « double peine »
comme Alberto, grand malade [1]
ou Fatiha, femme de détenu, qui se révéleront de
redoutables « juristes de terrain ».
Des rencontres ont lieu à plusieurs reprises avec le ministre
de la justice, Henri Nallet, le directeur des libertés publiques
ou le Haut conseil à lintégration. En dépit
dune réelle volonté daborder la double peine
sur le fond, les interlocuteurs du comité font preuve de frilosité
politique en opposant constamment le contexte politique marqué
par la hantise du Front national. Pour le HCI, la modification souhaitée
de la loi « est juridiquement, techniquement facile »,
(...) mais « associer, politiquement, les trois mots de drogue,
détrangers et dindulgence (ou de laxisme), dans le
contexte actuel, comporte des risques, notamment médiatiques,
quil faut peser avec une balance dapothicaire ». [2]
Le comité considère, lui, que des modifications législatives
techniques et partielles adoptées en catimini ne seraient pas
mises en application par les préfets et les juges. Il préconise
au contraire une large campagne publique afin dexpliquer pourquoi
il faut abolir définitivement le principe même de la double
peine. « Yen a marre den avoir marre ! »
scandent plus de cinq cents personnes lors dune rencontre nationale
des double peine le 14 décembre 1991 à la bourse du travail
de Saint-Denis. Une grève de la faim collective y est décidée.
Philippe Marchand, ministre de lintérieur, annonce alors
aux futurs grévistes sur un plateau de télévision :
« la double peine, cest fini ! » La
loi Sapin, adoptée le 31 décembre 1989, rend effectivement
inexpulsables certaines « catégories protégées »,
se mettant ainsi en conformité avec larticle 8 de la Convention
européenne des droits de lhomme relatif au respect de la
vie privée et familiale, et ouvre la possibilité de faire
une demande de relevé dITF auprès du tribunal qui
la prononcé. Elle permet aussi de revenir sur des arrêtés
dexpulsion antérieurs. Mais elle ne remet pas en cause
le principe même de la double peine, et sen remet au pouvoir
dappréciation des juges. Les expulsions restent dactualité
selon la gravité des infractions commises ou en vertu de larticle
26, « lurgence absolue » étant de
plus en plus invoquée pour contourner les garanties inscrites
dans la loi. Et elle noffre aucune garantie quant à labrogation
des arrêtés dexpulsion Pasqua et le retour des expulsés
au sein de leur famille avec délivrance automatique des papiers
de plein droit [3].
2 janvier - 22 février 1992 :
une grève de la faim nationale
Le 2 janvier 1992, dix-neuf personnes entament donc une grève
de la faim dans les locaux de la Cimade à Paris. Cinq lyonnais
passent plusieurs jours avec eux, puis sept double peine se mettent
en grève à Lyon avec les JALB, du 14 janvier au 8 février.
La députée européenne Djida Tazdaït elle-même
suit le jeûne. A Lille, 21 personnes observent un jeûne
de solidarité les 22 et 23 janvier. A la prison de Fresnes, Ahmed
Boukechiche, un Algérien sous le coup dune expulsion en
urgence absolue, cesse de salimenter dès le début
du mouvement. Dautres prisonniers suivront, parmi lesquels soixante
femmes de la maison darrêt de Fleury. Les femmes, concubines,
mères, surs ou filles des expulsés montent en première
ligne. Avec lopération « Drapeau blanc des femmes
de la double peine », elles multiplient les actions pour
affirmer leur solidarité avec les grévistes emprisonnés
soumis à lisolement, se rendent à lÉlysée
pour appuyer une demande de grâce collective, et occupent le siège
du Parti socialiste. Lapparition au grand jour des femmes et des
proches modifiera limage publique des double peine : il ne
sagit plus de quelques jeunes délinquants marginaux, mais
de personnes dâge mûr et de familles entières
dont la vie se trouve brisée.
Les grévistes de la faim, quant à eux, ne tiennent plus
en place. Ils ne supportent pas de rester allongés sur leur matelas,
à voir le défilé des soutiens. Ils sortent de léglise
réformée des Batignolles où ils ont transféré
leur QG, pour participer en groupe à des actions de rue. Des
observateurs en tireront la conclusion que leur grève de la faim
est un simulacre. Quimporte. Le 1er février, ils manifestent
place Saint-Augustin, revêtus dune camisole de bagnards,
sous le mot dordre : « On se rend ou rendez-nous
nos papiers ! » Certains grévistes sont portés
sur des brancards. Le 9, ils se présentent au tribunal de Créteil
pour soutenir un des leurs, Hocine Elab, qui comparaît pour refus
dembarquer. Et le 16 février, ils manifestent avec plusieurs
centaines de personnes en direction du commissariat de police de Barbès
(18e arr). Puisquils sont considérés comme des délinquants
en situation irrégulière, trois délégués
des grévistes demandent au commissaire qui les reçoit
dêtre arrêtés sur le champ. Ils ressortent
du commissariat libres, provoquant lhilarité générale.
Quelque temps après, un motard apporte un pli du ministère
qui annonce labrogation des arrêtés dexpulsion
de plusieurs grévistes, ou des assignations à résidence.
Il y a aussi quelques refus. Au 52e jour, la grève est arrêtée
sur ce résultat mitigé.
Par la suite, le comité obtiendra, à force dobstination,
quelques centaines de régularisations avec la restitution des
papiers. Mais la double peine existe encore, et de nombreux étrangers
censés faire partie des « catégories protégées »
sont toujours menacés dexpulsion faute de régularisation
définitive. Contrairement à une idée fort répandue,
ces militants ne se focalisent pas exclusivement sur la double peine.
Ils se battent aussi, et avant tout, sur les différents fronts
de la « hagra » en banlieue (discriminations en
matière de logement, violences policières, droit à
la santé, au travail ou à la scolarité etc.). Au
point, trop souvent, de négliger leur situation personnelle.
Cette implication, juridique et politique, les amènera, trois
ans plus tard, à la création du MIB, mouvement de limmigration
et des banlieues. Cependant, pour le comité national contre la
double peine et le MIB, la double peine reste emblématique dune
discrimination institutionnelle flagrante à légard
des non-nationaux que seule une détermination politique forte
pourra abolir.
Notes
[1] Le CNCDP participe
à la création en septembre 1991 du collectif contre
lexpulsion des grands malades avec Act Up.
[2] HCI, note sur
les aspects juridiques de la « double peine »,
1er juillet 1991.
[3] Le 22 janvier
1992, une circulaire dapplication de la loi Sapin est adressée
aux parquets afin de pouvoir relever, au cas par cas, les mesures
dITF des personnes antérieurement touchées.
Dernière mise à jour :
15-01-2004 13:50
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