Article extrait du Plein droit n° 1, octobre 1987
« Immigrés : la dérive de l’État de droit »
Comment perdre la nationalité française en se mariant et sans le savoir
Le témoignage que nous publions ci-dessous illustre de façon saisissante les pratiques administratives actuelles en matière de nationalité.
Non contente de dresser arbitrairement de multiples obstacles devant les requêtes les plus légitimes d’acquisition de la nationalité française (par naturalisation ou déclaration) et de chercher n’importe quel prétexte pour éluder les demandes de reconnaissance de cette nationalité et refuser, par exemple, l’attribution des certificats de nationalité à des enfants nés en France d’un parent lui-même né en France (Code de la nationalité, art. 23), l’administration vient de retirer sans préavis la nationalité française à des ressortissants français dont le seul crime est d’avoir épousé des ressortissants tunisiens…
Le processus est le suivant : on exhume, en juillet 1986, un ancien texte franco-tunisien de 1955, qui n’a jamais été appliqué et qui est explicitement abrogé depuis 1982, et on décide, à l’insu de la personne intéressée, sans le moindre avertissement, sans la moindre explication, sans même une notification, qu’elle n’est plus française…
Monsieur Le Pen lui-même n’en demandait pas tant !
« L’article 15, alinéa 2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme stipule que "nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité…". C’est pourtant ce qui m’arrive.
Voici les faits : je suis Française de naissance, mariée à un Tunisien depuis 1970, et nous vivons en Tunisie depuis 1975.
Conformément à l’article 87 du Code de la nationalité française du 9 janvier 1973, stipulant que "toute personne majeure de nationalité française, résidant habituellement à l’étranger, qui acquiert une nationalité étrangère, ne perd sa nationalité française que si elle le déclare expressément", j’ai acquis la nationalité tunisienne en 1979 par déclaration, avec la certitude, confirmée par le Consulat général de France à Tunis, que je conservais ma nationalité d’origine pour moi et mes deux enfants.
J’ai pris la nationalité tunisienne pour pouvoir continuer à travailler dans ma profession.
Jusqu’à ces derniers mois, j’étais considérée comme française par le Consulat de France à Tunis, où je suis immatriculée avec mes enfants. On a renouvelé mon passeport en mai 1980 et l’on m’a inscrite sans problème sur les listes électorales en 1981 et pour les élections législatives en 1986.
À ma grande surprise, il y a un mois, alors que je demandais le renouvellement de ma carte d’identité nationale et l’établissement de cartes d’identité pour mes enfants, le Consulat m’a informée que l’une de mes filles et moi-même avions perdu la nationalité française.
J’ai appris à cette occasion que d’autres personnes, binationales comme moi, qui avaient demandé un certificat de nationalité française se l’étaient vu refuser en juillet 1986 par le tribunal d’instance de Marseille habilité à les délivrer. Pour justifier sa décision, le juge de Marseille s’est basé sur la Convention franco-tunisienne du 3 juin 1955 dont l’article 8c stipule que le gouvernement français s’engage à ne pas revendiquer comme ses ressortissants les nationaux français résidant en Tunisie, qui acquerront la nationalité tunisienne par voie de naturalisation individuelle.
Consultée par le Consulat général de France à Tunis sur ce problème, la direction des Affaires civiles et du Sceau du ministère de la Justice a répondu début février 1987 que cette convention, bien que non respectée par la Tunisie n’a été abrogée que par l’entrée en vigueur de la convention franco-tunisienne du 18 mars 1982 relative aux obligations du service national en cas de double nationalité et que par suite toute personne ayant acquis la nationalité tunisienne entre le 19 janvier 1973 et le 18 mars 1982 avait perdu la nationalité française.
Or, cette convention franco-tunisienne de 1955 a été signée peu avant l’indépendance de la Tunisie. Elle n’a jamais été appliquée par la Tunisie parce que certaines de ses dispositions vont à l’encontre de la loi tunisienne. De ce fait, elle est caduque conformément à l’article 55 de la Constitution française qui précise que "les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve pour chaque accord ou traité de son application par l’autre partie."
Dans sa lettre du 9 février 1987, le ministère de la justice confirme que cette convention n’a jamais été appliquée par la Tunisie.
Par ailleurs, dans des instructions datant de juillet 1986 établies par la Division des conventions judiciaires et de la nationalité, dépendant du ministère des Affaires étrangères, on peut lire dans le paragraphe "Traités internationaux" : "Dans la pratique… il subsiste très peu d’accords en matière de nationalité soit parce qu’ils sont trop anciens… soit parce qu’ils ont été expressément abrogés… soit parce qu’ils ont été abrogés de fait par la non application de l’autre partie (Convention franco-tunisienne.
Donc, aussi bien le ministère de la Justice que celui des Affaires étrangères savent que cette convention est caduque et l’on a attendu juillet 1986 pour l’exhumer et l’utiliser dans le but de rejeter hors de la communauté nationale des personnes qui lui sont très attachées, qui ont gardé avec la France des liens très étroits, tant familiaux que culturels et pour certains, professionnels, pour qui l’appartenance à la communauté française représente une source de réconfort.
De plus, l’article 8c de cette convention franco-tunisienne de 1955 stipule que :
I. "Le gouvernement français s’engage à ne pas revendiquer comme ses ressortissants…" : ne pas revendiquer ne signifie pas déchoir de leur nationalité les personnes concernées, sans même les en avertir.
2. "… Les nationaux français… qui acquerront la nationalité tunisienne par voie de naturalisation individuelle".
Or, moi-même, comme les autres personnes concernées, j’ai acquis la nationalité tunisienne non par naturalisation (prévue par l’article 19 du Code de la nationalité tunisienne avec parution dans le journal officiel) mais par simple déclaration conformément aux dispositions de l’article 14 du même code.
Dans sa réponse du 9 février 1987 au Consul général de France à Tunis, le ministère de la Justice assimile cette acquisition de la nationalité tunisienne par déclaration au titre de l’article 14 à une naturalisation de faveur. Je ne pense pas qu’il appartienne au ministère de la Justice français d’interpréter à sa façon la loi tunisienne qui a prévu deux modes distincts d’acquisition de la nationalité tunisienne.
D’autre part, je ne pense pas que "ne pas revendiquer" signifie exclusion de la nationalité française.
En conséquence, j’estime être arbitrairement et injustement privée de ma nationalité française avec laquelle je suis venue au monde, en violation de la loi française et de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par l’Organisation des Nations-Unies dont la France est membre. »
À la suite de la levée de boucliers et des multiples protestations provoquées, tant en France qu’en Tunisie, par ces décisions de retrait de la nationalité française, et après la visite à Tunis de M. Seguin, ministre des Affaires sociales, un réexamen de la situation s’est opéré entre la Direction des naturalisations et les services du ministère de la Justice, remettant en cause l’interprétation des textes que ces derniers avaient abusivement imposée. La fausse manœuvre a donc été corrigée et les intéressés ont pu finalement rentrer dans leurs droits et récupérer leur nationalité française…
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