Article extrait du Plein droit n° 1, octobre 1987
« Immigrés : la dérive de l’État de droit »
Visas : le verrouillage des frontières
Cette mesure brutale, prise parfois en violation des accords de circulation existants, fut annoncée à l’opinion publique comme une réponse d’urgence destinée à juguler la montée du terrorisme. Explication sans doute vraie pour une part ; mais personne n’est cependant dupe de la volonté de nos gouvernants, déjà annoncée dans leur plate-forme électorale, de saisir ainsi l’occasion de renforcer le contrôle des frontières, devenues des « passoires » à leurs yeux sous la gestion « laxiste » des prédécesseurs.
Faux procès s’il en fut d’ailleurs, parce que deux accords signés justement par le précédent gouvernement en 1984 avec l’Allemagne fédérale et les pays du Bénélux prévoyaient déjà l’harmonisation des conditions d’admission des étrangers dans les pays signataires et faisaient injonction à la France de réviser ses conventions de circulation jugées « trop libérales et inopérantes pour lutter contre l’immigration illégale ».
Ces mesures présentées comme exceptionnelles et de courte durée étaient, on le voit bien, faites pour durer ; le Premier ministre ayant du reste, dès la fin février 1987, annoncé leur prorogation sine die.
Le parcours du combattant
Neuf mois après leur instauration, qu’en est-il de la délivrance de visas dans la pratique ? Les interminables délais d’attente, le chevauchement des niveaux de contrôle, l’arbitraire et souvent l’illégalité de certaines décisions, couvertes par le secret du pouvoir discrétionnaire nouvellement laissé aux fonctionnaires consulaires, font aujourd’hui de l’entrée en France un véritable parcours du combattant.
Une des manœuvres réussies de l’opération visa est l’instauration d’un double contrôle des admissions en France : le premier par le Consulat de France à l’étranger et le second par la voie habituelle de la Police de l’air et des frontières (PAF).
Secret de la politique extérieure
En effet, l’étranger qui dépose une demande de visa consulaire se voit réclamer non seulement les documents strictement nécessaires à cette demande, mais aussi la justification de l’ensemble des conditions d’entrée en France prévues par l’article 5 de l’ordonnance du 2 novembre 1945. Du certificat d’hébergement visé par le maire aux garanties de rapatriement, tout y passe… jusqu’aux moyens-d’existence : 3 000 F au Sénégal, 150 F par jour séjourné pour l’Algérie ! Peu d’argent, pas de visite !
Il faut dire que la condition des moyens d’existence, introduite dans la loi depuis septembre 1986, pour autant qu’on puisse la prendre en considération dans une demande de visa, n’est devenue légalement exigible, que depuis le 8 août 1987, date de parution au Journal officiel du décret portant application des conditions d’entrée en France.
Passe encore si les tracasseries s’arrêtaient là. Eh bien, non. Le même contrôle, encore plus minutieux est effectué à nouveau par la PAF, y compris sur le visa, alors qu’elle n’a aucune compétence en cette matière exclusivement dévolue par la loi aux postes consulaires.
C’est ainsi qu’en mars 1987, des visiteurs maliens et sénégalais se sont vu refuser l’accès du territoire alors qu’ils étaient régulièrement détenteurs de visas. La PAF estimait qu’ils étaient manifestement candidats à l’immigration clandestine !
Toute demande de visa déclenche immédiatement, selon que les pays du demandeur est classé « sensible » ou non, l’interrogation de trois fichiers : personnes recherchées, visas refusés et documents de voyage.
Il eût été judicieux, pour le fichier des personnes recherchées, de procéder à une mise à jour minimale qui éviterait, comme naguère en Algérie, le rejet de demandes émanant de personnes frappées de mesures d’interdictions anciennes et caduques depuis très longtemps.
Ces fichiers sont en cours d’informatisation et, à ce jour, la CNIL que nous avons interrogée n’a reçu aucune demande d’avis sur cette opération. Et voudriez-vous connaître l’acte réglementaire portant création de ces fichiers, que la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs), prompte à confirmer les refus que le ministère de l’Intérieur oppose systématiquement à toute demande d’information, vous répondra, comme elle l’a déjà fait au Gisti, « secret de la politique extérieure » !
Ailleurs, secret-défense ; ici, secret de la politique extérieure ; et dans les deux cas, un même mépris de la transparence minimale que l’on doit aux justiciables. Ainsi va la politique de ce gouvernement qui, c’est le moins qu’on puisse dire, a une bien curieuse conception des libertés et du droit à l’information des gens.
Le visa de sortie, une illégalité flagrante
N’est-il pas d’ailleurs à l’origine d’une nouvelle disposition qui libère l’autorité consulaire de toute obligation de motiver ses décisions de refus de visa [1] ? Cette dérogation, qui est un moyen bien commode de couvrir l’arbitraire administratif, joue aussi en ce qui concerne la délivrance de visas de très courte durée et le refus de visa aux personnes ayant séjourné plus longtemps que le terme autorisé.
Comment concilier par ailleurs la délivrance de visas de 6, 10 ou 20 jours – qui est une pratique courante – avec le droit, clairement exprimé par la loi, qu’a tout étranger régulièrement entré en France d’y rester s’il le désire pendant trois mois sans aucune obligation de solliciter un titre de séjour ? C’est pourtant cette contradiction absurde que l’administration impose chaque jour à des visiteurs étrangers qui, bien souvent, ont dit leur souhait de séjourner plus longtemps que les quelques jours accordés.
Mais que l’étranger ne s’avise pas de rester – quoi qu’en le faisant, il n’enfreindrait aucun texte dans la limite des trois mois de séjour – car le pouvoir discrétionnaire du consul s’abattra inexorablement sur lui à la prochaine demande de visa d’entrée.
La dernière absurdité de ce train de mesures est l’instauration du visa de sortie pour certains étrangers résidant régulièrement en France. Elle concerne 74 nationalités. Comment ont-elles été choisies ? Sur quel fondement juridique s’appuie cette mesure [2] ?
Il semblerait, pour ce qui est des nationalités, que les pouvoirs publics veuillent appliquer la loi du talion contre les États qui imposent aux Français établis chez eux des visas de sortie. Outre que nous sommes ici très loin des impératifs de la lutte antiterroriste, présentés comme mobile principal de cette nouvelle politique, rien n’oblige la France à prendre des mesures autoritaires et restrictives des libertés parce que tel autre pays, de surcroît totalitaire, en fait sa politique.
Quant au fondement juridique du visa de sortie, le gouvernement n’a pu fournir à ce jour aucun texte, ni aucune jurisprudence sérieuse pouvant étayer la légalité de la mesure.
Il apparaît ainsi clairement que l’administration confisque chaque jour une parcelle nouvelle de nos libertés :
- l’étranger désargenté ne peut visiter sa famille en France ;
- l’autorité consulaire limite arbitrairement la durée des séjours selon son bon vouloir à une, deux, ou trois semaines ;
- si l’on est citoyen d’un pays que la DST a déclaré « sensible », on est interdit de séjour en France sans même qu’il y ait des faits que l’on puisse personnellement se voir reprocher. Et l’administration estime n’avoir de compte à rendre à personne au nom de « l’intérêt supérieur de l’État » ;
- enfin, le résident régulier en France ne peut aller en week-end à Madrid ou Amsterdam sans dire au préfet quand, comment, pourquoi et pour combien de temps il y va.
On se demande dans quel pays on est. Ne se croirait-on pas dans un de ces pays que l’on désigne quotidiennement du doigt pour leur comportement particulier vis-à-vis des droits de l’homme ?
Visa consulaire
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Notes
[1] Art. 16 de la loi du 9 septembre 1986.
[2] Le Gisti a déposé en mai 1987 un recours en Conseil d’État contre la circulaire du ministère de l’Intérieur du 28 novembre 1986 relative au régime d’entrée et de sortie des étrangers.
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