Article extrait du Plein droit n° 1, octobre 1987
« Immigrés : la dérive de l’État de droit »

Haro sur les mariages « mixtes »

Une des principales catégories d’étrangers victimes de la nouvelle politique gouvernementale sont les conjoints de ressortissants français. On se rappelle en effet que la loi du 9 septembre 1986, sous prétexte de lutter contre les mariages dits de complaisance, a réduit considérablement les droits et garanties qu’ils tenaient de la loi du 29 octobre 1981 et de la loi du 17 juillet 1984.

L’étranger marié avec un Français, en effet ne reçoit de plein droit la carte de résident qu’après un an de mariage et à la condition que la communauté de vie des deux époux soit effective ; mais il peut, tout au long de la première année de mariage, être reconduit à la frontière pour entrée ou séjour irréguliers, ou expulsé pour motif d’ordre public, puisque la protection contre l’expulsion et la reconduite ne prend elle aussi effet qu’au bout d’un an de mariage et de vie commune.

L’entrée en France

Les premiers mois d’application de ces nouvelles dispositions ont malheureusement confirmé, et au-delà, les craintes que l’on pouvait avoir. L’interprétation stricte – mais néanmoins variable selon les préfectures – que l’administration a donnée de la loi enferme souvent les intéressés dans des situations absurdes et inextricables, au mépris du droit de toute personne à mener une vie familiale normale.

Les principaux obstacles surgissent d’une part au moment de l’entrée en France, d’autre part au moment de la demande d’un premier titre de séjour.

Le problème se pose même si le mariage a lieu en France, dès lors que le conjoint soit a laissé passer le délai pendant lequel il pouvait déposer une première demande de titre de séjour, soit n’est pas pourvu de visa de long séjour alors qu’il y est assujetti. Dans ces hypothèses, il n’a guère d’autre choix que de quitter le territoire français s’il ne veut pas risquer une reconduite à la frontière qui hypothéquerait encore plus ses chances de pouvoir revenir ultérieurement en France.

Mais quelles formalités doit-il accomplir pour venir rejoindre son conjoint français ? Bizarrement, il est difficile d’obtenir des préfectures une réponse claire et univoque à cette question pourtant simple, et évidemment capitale pour les intéressés.

– L’une des réponses souvent entendues est : les intéressés doivent entamer une procédure de « regroupement familial »… simplifiée, ajoute-t-on parfois. L’idée de recourir à la procédure de regroupement familial est curieuse en soi, puisqu’elle ne concerne normalement pas les Français, mais seulement les étrangers résidant en France désireux de faire venir leur famille (ressortissants de la CEE exclus). À supposer que l’on puisse parler de regroupement familial, au moins doit-il être entendu que les règles de fond – conditions de logement et de ressources, notamment – ne sont pas ici applicables. On note pourtant que certaines préfectures refusent parfois la délivrance d’un titre de séjour à un conjoint étranger déjà en France en faisant une application à l’évidence abusive des nouvelles règles régissant l’immigration familiale et qui interdisent toute régularisation sur place.

– Mais si l’on rejette l’hypothèse du regroupement familial, l’entrée en France comme visiteur ou touriste, sous le couvert d’un simple passeport, risque d’entraîner une série de difficultés :

  1. Compte tenu des contrôles exercés aux frontières, on lui demandera de justifier de l’objet de son séjour et de ses moyens d’existence.
  2. Depuis le 16 septembre 1986, il devra se munir d’un visa consulaire (voir article p. 9).
  3. Lorsqu’il demandera à obtenir une carte de séjour, il risque de se voir opposer un refus au motif que toute nouvelle admission est désormais impossible. Motif contestable, certes, puisqu’il revient à obliger le conjoint d’un Français à effectuer des démarches (mais lesquelles ?) avant d’entrer en France, mais que les préfectures n’hésitent pas à invoquer.

Si, par ailleurs, il n’appartient pas à une catégorie d’étrangers qui en sont dispensés en raison de leur nationalité, on lui demandera de présenter un visa de long séjour (actuellement, certaines préfectures poussent même le zèle incompétent jusqu’à l’exiger des ressortissants de pays qui n’y sont pas soumis !) Le risque, on le voit, ne réside pas tant dans l’impossibilité de pénétrer sur le territoire français que dans les répercussions possibles des conditions dans lesquelles on est entré en France sur l’obtention ultérieure d’un titre de séjour.

L’hypothèse la plus favorable est celle où le conjoint étranger est déjà titulaire d’une carte de séjour temporaire comme salarié ou à un autre titre (étudiant, visiteur). Il peut alors en obtenir le renouvellement, voire même obtenir en remplacement de ce titre une carte de résident.

Dans les autres hypothèses, il peut espérer obtenir au mieux une carte de séjour temporaire. La circulaire du 17 septembre 1986 précise que les conjoints « pourront se voir attribuer une carte de séjour temporaire s’ils satisfont aux conditions législatives et réglementaires pour l’obtenir 2 ».

En ce qui concerne la délivrance du titre de séjour, la circulaire est claire sur un point : « l’irrégularité du séjour d’un étranger qui sollicite son admission constitue en soi un motif d’irrecevabilité de sa demande. Pour ce seul motif, vous pourrez refuser l’examen de la demande de titre de séjour d’un étranger en situation irrégulière qui sollicite son admission à quelque titre que ce soit » (voir article p. 26)

Autrement dit, si l’intéressé a laissé passer le délai fatidique de trois mois au-delà duquel il ne peut plus résider en France sous le couvert de son seul passeport avant de déposer sa demande, il se verra opposer un refus de séjour. Le refus de séjour entraînant l’obligation de quitter le territoire, on se trouve ramené au point de départ : comment revenir en France ?

Et dans la pratique ?

Cependant, si la demande a été déposée en temps utile l’intéressé doit normalement se voir délivrer une carte de séjour temporaire. (Normalement, mais pas obligatoirement, puisque la délivrance d’une carte temporaire n’est jamais de droit.) Mais reste à savoir quel droit va lui donner cette carte ?

S’il demande une carte de séjour portant la mention « salarié », la seule qui lui donne le droit de travailler, il risque de se la voir refuser, comme l’atteste la pratique suivie par les préfectures. L’autorisation de travail, en effet, peut être refusée en considération de la situation de l’emploi. La situation est évidemment paradoxale puisque les conjoints de travailleurs étrangers installés en France, qui sont entrés au titre du regroupement familial, ne peuvent, eux, se voir opposer la situation de l’emploi.

On peut toutefois penser que le refus d’accorder un titre de séjour avec mention « salarié » est illégal, bien que ne contredisant aucun texte, dans la mesure où il va à l’encontre du droit de mener une vie familiale normale, reconnu par le Conseil d’État dans l’arrêt Gisti de 1978. Il faut rappeler, en effet, que le Conseil d’État a, dans cet arrêt, annulé un décret de 1977 qui, précisément, interdisait aux membres des familles rejoignantes de travailler en France, et qui, pour cette raison, violait un principe général du droit applicable à toute personne, française ou étrangère. En l’occurrence, à chaque fois qu’elle refuse au conjoint étranger l’autorisation de travailler, l’administration compromet la possibilité pour le couple, et le cas échéant, pour ses enfants, de vivre dans des conditions matérielles non précaires.

S’il demande une carte de séjour portant la mention « visiteur », on va lui demander de prendre l’engagement de ne pas travailler (ce qui sera parfois ressenti comme humiliant puisque cela implique de rester à la charge de son conjoint) ; on va lui demander également de faire la preuve qu’il dispose de moyens d’existence suffisants ; en pratique, on va examiner les ressources du conjoint français. Et si le conjoint français ne travaille pas, s’il est au chômage ou s’il est étudiant, il y a fort à craindre que l’intéressé ne se heurte à un refus. La situation paraît alors inextricable, puisqu’à l’impossibilité de mener une vie familiale normale (ou plutôt, une vie familiale tout court) dans l’immédiat, s’ajoute l’impossibilité de remplir la condition fatidique d’un an de vie commune qui permettrait de sortir enfin de la précarité.

Certaines préfectures vont, semble-t-il, plus loin encore, en estimant qu’elles ne peuvent en aucun cas « régulariser » le conjoint étranger, comme si l’on était dans l’hypothèse d’un regroupement familial. En face d’un tel comportement, il ne faut pas hésiter à saisir le ministère par la voie hiérarchique, puisque la circulaire indique bien que les étrangers qui se marient en France dans les trois premiers mois de leur séjour peuvent obtenir une carte de séjour temporaire.


1. Cf. circulaire du 17 septembre 1986, p. 40 de la brochure du Gisti sur « la loi du 9 septembre 1986 ».

2. Art. 7 du décret n° 84-1 078 du 4 décembre 1984.



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Dernier ajout : mercredi 2 avril 2014, 12:58
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