Article extrait du Plein droit n° 47-48, janvier 2001
« Loi Chevènement : Beaucoup de bruit pour rien »

Eau et plomb à tous les étages

Cécile Veyrinaud

Membre de l’Association des familles victimes du saturnisme.
Dénoncé par plusieurs associations depuis plus de dix ans, le problème du saturnisme a pris, au cours de l’été 2000, une tournure dramatique. Dans un immeuble de la Ville de Paris, des travaux d’éradication du plomb ont été entrepris en présence des occupants, tous africains, provoquant une aggravation importante de l’intoxication des enfants. L’association des familles victimes du saturnisme dénonce l’incurie des pouvoirs publics.

« Gare au plomb dans la cervelle des enfants  », « Les méfaits du saturnisme dans les vieux quartiers de Paris  ». Ces titres sont extraits d’une revue de presse de mars 1988, réalisée par le collectif anti-plomb constitué après la mort de deux enfants intoxiqués dans le XIe arrondissement de Paris.

Douze ans plus tard, après la promulgation de la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions intégrant des mesures d’urgence contre le saturnisme, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Des enfants intoxiqués, un risque lié à l’habitat insalubre : c’est le constat fait par l’association des familles victimes du saturnisme (AFVS) [1], notamment rue du Rhin, dans le XIXe arrondissement de Paris où les événements de l’été ont pointé du doigt un scandale immobilier, sanitaire et humain.

Depuis deux ans, l’AFVS informe sur cette maladie connue depuis fort longtemps : sensibilisation des populations exposées, interpellation des pouvoirs publics, réalisation et distribution d’un dépliant sur les précautions à prendre dans les logements où les peintures s’écaillent, rédaction d’une brochure rappelant ce qu’est le saturnisme et commentant les mesures législatives et réglementaires récentes, signalement des immeubles saturés de plomb que l’association a pu recenser, courriers aux ministres en charge du dossier (restés à ce jour sans réponse), soutien des familles dans leurs actions et leurs démarches pour faire valoir leurs droits au logement et à la santé.

Après les événements des derniers mois, rue du Rhin, plus rien ne sera peut-être comme avant… Dans cet immeuble appartenant à la Ville de Paris où vivent vingt-trois familles, toutes africaines, des travaux d’éradication du plomb ont été entrepris, au mépris de la santé des occupants, provoquant une aggravation importante de l’intoxication des enfants. Aurait-on procédé de la même façon s’il s’était agi de familles françaises ? Plusieurs familles soutenues par l’AFVS, Médecins du Monde et le Gisti ont alors décidé de porter plainte contre X pour « délit d’atteinte à l’intégrité physique et omission de porter secours ». Ce sont en fait la Ville de Paris et la préfecture qui sont les autorités incriminées.

En effet, la mairie et la préfecture n’ont pas pris les mesures de nature à protéger la santé des familles vivant dans l’immeuble : or n’ont-elles pas la responsabilité de tout mettre en œuvre pour assurer des conditions de vie décentes et pour protéger la santé des individus et plus particulièrement celle des enfants ? Les droits à un logement décent, à la protection de la famille et de l’enfance sont assimilés à des libertés fondamentales par l’article premier de la loi du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions.

En portant plainte, il s’agit donc non seulement de faire sanctionner les manquements des pouvoirs publics, mais aussi d’obtenir l’indemnisation des familles victimes de cet empoisonnement, puisque les préjudices subis sont connus et les séquelles irréversibles notamment sur les enfants qui, du fait de négligences de ceux qui devraient les protéger, se voient amputés de chances d’insertion sociale et professionnelle.

La procédure de référé entamée dès cet été pour un relogement des familles est sur le point d’aboutir, puisque tous les occupants ont obtenu soit un logement en office HLM, soit un logement d’insertion, soit encore une promesse de relogement, y compris les femmes sans papiers et les célibataires sans enfant.

Mais la bataille juridique n’est pas terminée avec la plainte à instruire au niveau des juridictions pénales. Après le sang contaminé et l’amiante, la justice va devoir se pencher sur un autre dossier sanitaire, celui du saturnisme.

Qu’est-ce que le saturnisme ?



Le saturnisme est une maladie grave.

Elle est provoquée par l’ingestion de plomb et entraîne chez l’enfant des troubles irréversibles du système nerveux central. Elle touche essentiellement les enfants vivant dans les logements anciens et délabrés qui s’intoxiquent en absorbant les poussières en suspension ou en ingérant directement les fragments de peinture qui se détachent des murs et souillent aussi les aliments [2].

Les enfants sont les plus touchés parce qu’ils ont une absorption digestive supérieure, que leur système nerveux est en plein développement, et que les plus jeunes portent tout à leur bouche.

Le plomb circule dans le sang, il est stocké dans les os. Les fillettes intoxiquées aujourd’hui transmettront la maladie plus tard à leurs enfants, car dans vingt ans, la moitié du stock osseux sera encore présent et sera relargué dans le sang pendant la grossesse et l’allaitement.

La plombémie normale (taux de plomb dans le sang) est de 0 µg/litre. A partir de 100 µg/l, l’ensemble de la communauté scientifique s’accorde pour dire qu’il y a atteinte au développement psychomoteur ; au-dessous les études sont en cours. Au-delà de 250 μg/l, l’Inserm [3] parle d’urgence médicale. Selon ses estimations, en France, 35 000 enfants de moins de six ans auraient une plombémie supérieure à 100 µg/l et environ 10 000 enfants une plombémie supérieure à 250 µg/l ; beaucoup d’entre eux ne seraient pas dépistés.

Car, malgré les mesures d’urgence prises par le gouvernement (dispositif de signalement auprès des préfectures et des responsables de la santé publique, mise en œuvre de travaux d’urgence), et considérées, à juste titre, comme des avancées, c’est dans les textes eux-mêmes [4] que se trouvent les plus graves lacunes :

  • pas de dépistage systématique du bâti dégradé, alors qu’il faudrait que tous les vieux immeubles non entretenus d’avant 1948 soient répertoriés (logements et parties communes) ;
  • pas de suivi des enfants, à moyen et à long terme. Il serait pourtant indispensable que les médecins inscrivent les taux de plombémie dans les carnets de santé de manière à diminuer le nombre d’enfants que l’on perd de vue à l’occasion d’un déménagement ou du passage de la PMI à la médecine de ville. On sait que les conséquences de l’intoxication sont graves et irréversibles : il faut donc que le saturnisme soit inscrit, par la sécurité sociale, dans la liste des affections de longue durée ;
  • pas de contrôle à long terme des travaux d’urgence, ni de relogement définitif des familles exposées, puisque l’on parle de travaux palliatifs et, plus grave, pas de précaution prise lors de travaux lourds en milieu occupé (comme cela s’est passé rue du Rhin, mais peut-être ailleurs aussi) ;
  • une répartition des compétences pas toujours clairement établie entre les niveaux national et territorial, et une absence de coordination flagrante entre toutes les structures ayant un rôle à jouer dans ce domaine (préfecture, direction de l’action sanitaire et sociale, PMI, médecins libéraux, etc.).

Et depuis l’entrée en vigueur de ces textes, quels changements notables sont intervenus ? Combien d’immeubles ont encore du plomb accessible aux enfants et, parmi eux, combien sont en cours de réhabilitation ? Y a-t-il des logements sociaux en cours de construction pour remplacer ces centaines de milliers de « logements totalement inconfortables » comme le dit pudiquement le rapport de Nancy Bouché (en 1996, la France en compte encore quelque 935 000) [5] ? Rien n’est dit non plus sur le nombre de familles relogées, sur le nombre d’enfants intoxiqués ou qui risquent de l’être, ni sur ceux qui sont dépistés et éloignés de la source d’intoxication. Les actions de sensibilisation et de formation de tous les professionnels en contact avec les populations exposées ne semblent pas non plus à la hauteur du problème. Les pouvoirs publics se donnent-ils les moyens pour que l’information passe auprès des populations isolées, non francophones ou illettrées ? Jusqu’à présent, rien n’est fait dans les PMI, les mairies, les écoles. Le service de surveillance du saturnisme infantile en Ile-de-France avait rédigé un premier document en juillet 1999. Il est resté sans suite.

Qu’en est-il du droit au logement pourtant inscrit en tête de la loi de 1990 ? Ou de la transparence des critères d’attribution des logements sociaux, si souvent promise ? Les familles mal logées ont introduit des demandes de relogement depuis des années. Majoritairement étrangères, elles sont en général réduites à occuper des immeubles délabrés parce que le parc social public leur est souvent fermé. Quant au parc locatif privé, les prix y sont prohibitifs.

Et quand il se réalise, le relogement ne règle pas tout. S’il soustrait les populations à la source d’intoxication, les enfants intoxiqués le restent et un suivi médical s’impose.

A quelques pâtés d’immeubles de la rue du Rhin, de l’autre côté de l’avenue Jean Jaurès, au 1 rue de Thionville, trois familles vivent dans des conditions de péril extrême : du plomb à tous les étages, l’immeuble qui risque de s’effondrer, des escaliers qui ne sont retenus que par des étais de fortune. D’après la directrice de l’école maternelle toute proche, qui a rejoint l’AFVS, la poste ne distribue plus le courrier en raison du danger. Le constat est le même, îlot Petit, dans le 19e arrondissement également, ou dans le Bas-Belleville, dans le 20e arrondissement.

Combien y a-t-il d’immeubles ainsi « plombés » à Paris, en Ile-de-France, en province ?

Les effets du saturnisme sont connus à moyen et à long terme (voir encadré). Des chercheurs américains travaillent actuellement sur le saturnisme et ses ramifications possibles avec la maladie d’Alzheimer, preuve s’il en est que dépistage et suivi des personnes à risque sont des principes de précaution incontournables.

Pour quelques familles relogées ou en cours de relogement, rue du Rhin, combien restent en danger ? Les pouvoirs publics ne peuvent se contenter de réagir dans l’urgence et sous la pression, ils doivent proposer une véritable politique de santé publique et de logement social, et les associations sauront le lui rappeler. D’autres référés relogements suivront sans doute celui de la rue du Rhin. Plusieurs associations locales de quartier sur Paris et en province sont d’ores et déjà sensibilisées au problème du saturnisme : les textes promulgués ont entériné l’existence d’un grave problème trop longtemps sous-estimé. Il est temps maintenant de mobiliser les moyens pour éradiquer la maladie. ;

Dernière minute



A ce jour, toutes les familles, y compris les personnes isolées et les femmes sans papiers, ont obtenu un relogement. C’est une première victoire, mais il a fallu une forte mobilisation et une action devant les tribunaux pour l’obtenir.




Notes

[1L’association est constituée de familles victimes du saturnisme, d’associations de soutien telles que le Catred, le Gisti, la Bellevilleuse, Médecins du Monde, et de militants de quartier. Adresse : c/o La Bellevilleuse, 33 rue Ramponeau, 75019 Paris.

[2Extrait de la brochure de l’AFVS : « Le saturnisme infantile, une maladie de l’habitat insalubre », juillet 2000, 30 F.

[3Inserm : Institut national de la santé et de la recherche médicale. « Plomb dans l’environnement : quels risques pour la santé ? », janvier 1999.

[4Loi 98-657 du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions, article 123 (JO du 31/07/98). Décret 99-484 du 9 juin 1999 relatif aux mesures d’urgence contre le saturnisme prévues à l’article L32-5 du code de la santé publique (JO du 11/06/99). Circulaire DGS/BS3 n°99/533 et UHC/QC/18 n° 99-58 du 30/08/99 relative à la mise en œuvre et au financement des mesures d’urgence contre le saturnisme.

[5Expertise concernant les édifices menaçant ruine et les immeubles et îlots insalubres. Rapport remis en novembre 1998 par Nancy Bouché, inspectrice générale de l’Equipement au secrétariat d’Etat au logement.


Article extrait du n°47-48

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Dernier ajout : jeudi 24 avril 2014, 19:03
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