Article extrait du Plein droit n° 47-48, janvier 2001
« Loi Chevènement : Beaucoup de bruit pour rien »

La commission alibi

Marie Hénocq

Permanente au service Migrants de la Cimade Ile-de-France.
Le rétablissement, par la loi Chevènement, de la commission du titre de séjour aurait pu constituer une garantie face à l’arbitraire de l’administration dans l’attribution ou le renouvellement des titres de séjour. La composition, le rôle purement consultatif, mais surtout la liberté qui est laissée aux préfets de convoquer ou non cette commission, font douter sérieusement de sa raison d’être.

Créée en 1989 par la loi Joxe, la commission départementale de séjour était chargée de contrôler l’application de la législation en matière d’entrée et de séjour des étrangers par l’administration. Par sa composition (uniquement des magistrats) et par l’autorité de ses avis qui liaient l’autorité préfectorale, la commission de séjour constituait un véritable garde-fou face au pouvoir d’appréciation des administrations.

L’obligation qui pesait sur les préfets de saisir la commission de séjour, pour avis conforme, avant toute décision de refus de délivrance ou de renouvellement de titre de séjour bien souvent trop hâtivement décidée, constituait indéniablement une soupape de sécurité face au pouvoir discrétionnaire de l’autorité administrative.

Hélas, ce nouveau dispositif n’a pas eu le temps d’asseoir son autorité et de devenir, à l’instar de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), une institution autonome et indépendante par sa composition et par la qualité et l’impartialité de ses avis. En effet, le changement de majorité gouvernementale qui, en 1993, a amené les lois Pasqua et Méhaignerie et qui, en matière de législation sur l’immigration, demeure une des plus sombres périodes depuis 1945, a mis à bas tout ce dispositif susceptible de garantir et de préserver les droits des ressortissants étrangers. Le caractère contraignant de leurs avis ayant été supprimé, les commissions départementales de séjour ont vu leur champ de compétence considérablement réduit, laissant place à un système où le pouvoir discrétionnaire et l’arbitraire régnaient en maître.

Fort de ce constat, c’est avec une aisance manifeste que Jean Louis Debré, ministre de l’intérieur, a, par la loi du 24 avril 1997, supprimé cette institution. Peu ou pas de parlementaires s’en sont émus. Seules quelques associations de défense du droit des étrangers ont vainement manifesté leur indignation, car, même sérieusement amputées par la loi Pasqua, les commissions départementales de séjour n’en demeuraient pas moins une garantie, certes mince mais ultime, pour certaines catégories d’étrangers, en particulier ceux abusivement dénommés « non expulsables mais non régularisables ».

Amnésie

Après avoir mené campagne pour l’abrogation des lois Pasqua/ Méhaignerie, la gauche nouvellement installée au pouvoir est rapidement atteinte d’amnésie. Faisant fi des promesses tenues, le nouveau ministre de l’intérieur, Jean-Pierre Chevènement, se contente d’un simple toilettage de la loi Debré. Il décide néanmoins de rétablir le dispositif créé par la loi Joxe. Rétablir ? Pas tout à fait. Sous une nouvelle appellation, les commissions départementales « version Chevènement » du titre de séjour n’ont qu’un lien de parenté très éloigné avec les commissions départementales Joxe. Leurs avis sont dépourvus de toute autorité puisqu’ils ne lient nullement les autorités préfectorales, qui peuvent passer outre allégrement. La qualité et l’impartialité de leurs avis restent sérieusement compromises du fait de leur nouvelle composition. Deux magistrats au lieu de trois (un magistrat relevant de l’ordre administratif et un autre relevant de l’ordre judiciaire), assistés d’une personnalité choisie par le préfet lui-même.

Aux antipodes de la réalité

Il n’en reste pas moins que le « rétablissement » des commissions du titre de séjour par la loi du 11 mai 1998 apparaissait comme une garantie contre l’arbitraire omniprésent de l’administration à l’égard des étrangers, et se voulait être un dispositif protecteur des droits et libertés individuels.

Mais une fois encore, le discours est aux antipodes de la réalité. Selon l’article 12 quater, la commission du titre de séjour doit être saisie par les préfets pour les délivrances et renouvellements litigieux de titres de séjour attribués « de plein droit ». En effet, dans ces cas, le préfet ne devant pas, en principe, exercer son pouvoir d’appréciation, il doit pouvoir recueillir un avis extérieur préalablement à sa décision. L’ingérence qui est alors à l’œuvre dans son pouvoir exclusif en matière de séjour des étrangers devrait être acceptable puisqu’elle ne porte que sur des conditions objectives (vérification d’une entrée régulière, d’une durée de présence en France, de la réalité d’un trouble à l’ordre public…).

Or, l’obligation que semble a priori imposer cet article à l’autorité administrative n’est interprétée, en pratique, que comme une simple faculté puisqu’elle n’est assortie d’aucun moyen de contrainte. Aussi, les préfets n’en usent-ils que très parcimonieusement et rechignent à convoquer devant la commission les personnes qui remplissent les conditions légales pour bénéficier de cette garantie. Ils sont d’ailleurs confortés dans cette pratique restrictive par les termes mêmes de la circulaire ministérielle d’application de la loi Chevènement qui les invite à ne saisir la commission « que pour les demandes émanant d’étrangers relevant effectivement des articles 12 bis et 15 de l’ordonnance, et pour lesquels [ils] envisag[ent] de prendre une décision de refus en raison d’une menace pour l’ordre public, ou d’une irrégularité des conditions d’entrée et/ou de séjour des intéressés. […] [Ils] pourr[ont] donc [s’]abstenir de saisir la commission dans les autres cas, c’est-à-dire lorsque l’étranger ne remplit pas, de manière certaine, une condition de fond de ces articles. » On pourrait donc ne jamais saisir la commission car soit la demande comprend tous les éléments pour qu’un titre de séjour soit délivré, et le titre est délivré, soit ce n’est pas le cas, et le titre est refusé sans recours à la commission. Celle-ci perd, dans ces conditions, jusqu’à sa raison d’être.

Il semble alors qu’il faille s’interroger sur la personne compétente pour définir si la demande entre ou non dans le champ d’application des articles qui donnent lieu à saisine de la commission en cas de litige : la préfecture ou l’étranger ?

L’avis de l’étranger

Soit la préfecture considère qu’il ne s’agit pas d’une demande de carte délivrée de plein droit et peut requalifier cette demande : elle refusera alors sans saisir la commission au motif que « les conditions de fond » ne sont pas remplies. Soit les termes mêmes de la demande faite par l’étranger à la préfecture font référence à une carte délivrée de plein droit, et la préfecture ne peut pas refuser sans saisir la commission.

C’est cette seconde interprétation qui a été retenue par plusieurs tribunaux administratifs. Ainsi, le tribunal de Montpellier a-t-il décidé à plusieurs reprises que, tant que la demande n’est pas « manifestement infondée » ou « manifestement irrecevable », le préfet est tenu de saisir la commission, même quand il estime que le demandeur n’a pas droit à une carte délivrée de plein droit. Le tribunal de Lyon s’est également prononcé dans ce sens.

On ne peut donc que regretter que le conseil d’État, amené à se prononcer en la matière, n’ait fait qu’entériner le principe que l’étranger devait remplir les « conditions de fond » pour être convoqué devant la commission sans préciser davantage la notion.

En tout état de cause, tant que le préfet pourra seul apprécier l’obligation qui lui est faite de saisir la commission du titre de séjour, la garantie restera toute relative. Pour que cette garantie de procédure soit réelle, il aurait fallu que l’étranger qui estime pouvoir prétendre à un titre de séjour en raison de ses liens personnels et familiaux en France puisse saisir lui-même la commission en cas de décision de refus.

Mais, outre que le champ de compétence du nouveau dispositif est ainsi notablement réduit, on peut légitimement douter de son efficacité compte tenu de sa composition et de son fonctionnement. En effet, la présence d’une personnalité choisie par le préfet, à la fois juge et partie, au sein des nouvelles commissions du titre de séjour conduit à s’interroger sur les garanties d’indépendance et d’impartialité qui devaient les caractériser.

Énormes disparités

Par ailleurs, quand la commission est enfin mise en place – ce qui a demandé parfois des mois –, force est de constater les disparités de fonctionnement d’un département à l’autre, chaque préfet appréciant souverainement les cas qu’il entend soumettre ou non à l’avis de la commission. Ne serait-ce qu’en Ile-de-France…

A Paris, outre le fait que les étrangers sont convoqués dans les locaux des chambres correctionnelles du tribunal de grande instance sans plus d’explication sur le caractère non-judiciaire de la procédure, ce qui a pour effet au mieux de les effrayer, au pire de les dissuader de se présenter, la commission du titre de séjour semble avoir trouvé son rythme de croisière.

Elle est saisie à hauteur d’une trentaine de dossiers par semaine. Ses avis, motivés, sont presque toujours suivis par la préfecture. Ainsi, la situation familiale des personnes convoquées (article 12 bis 7°) est réellement examinée, les efforts d’insertion des étrangers ayant troublé l’ordre public sont pris en compte, et l’impossibilité de retourner chercher un visa dans un pays dont la situation politique est manifestement instable est reconnue. En bref, le droit y est respecté.

Les membres de la commission se permettent même de soupirer lorsque la préfecture ne les saisit que pour l’aider à vérifier qu’un étranger présent en France depuis plus de dix ans a produit un nombre suffisant de preuves de séjour : « ne pouviez-vous pas faire cette appréciation vous-mêmes ? » semblent-ils penser tout bas.

On ne peut pas en dire autant de la commission du Val-de-Marne : au-delà de son rôle, elle donne l’impression de garantir l’interprétation la plus restrictive qui soit du droit. Elle se déclare systématiquement incompétente pour les ressortissants algériens, malgré la jurisprudence du Conseil d’État ; elle soupçonne les conjoints de Français mariés depuis plus d’un an, et donc devenus « inexpulsables » d’avoir été « trop bien conseillés » et refuse par là même de passer outre l’absence de visa, malgré les instructions ministérielles.

Une simple formalité

En Seine-Saint-Denis, deuxième département après Paris par le nombre d’étrangers qui y vivent, la commission conserve jusqu’à aujourd’hui un caractère particulièrement fantomatique. Annoncée comme devant se réunir une fois par mois, « pas plus, faute de moyens », la fréquence de ses saisines est en pratique bien plus espacée. Il va donc sans dire que, dans un département où 70 % des demandes de titre de séjour déposées dans le cadre de la loi Chevènement sont refusées, la garantie que représente la commission du titre de séjour n’est pas respectée.

Quand, exceptionnellement, la commission se réunit, le président s’ennuie et le cache difficilement ; la réunion de la commission n’est qu’une formalité et il est soulagé quand, à la fin de la séance, il se lève, suivi des deux autres membres, pour délibérer ; trois quarts d’heure après, il réapparaît avec, sous le bras, une pile de vingt dossiers qu’il dépose auprès de la greffière, et c’est à peine s’il accorde un regard à la salle pour dire, avant de se retirer : « Je vous rappelle que la commission ne donne qu’un simple avis et qu’il vous reste toujours la possibilité de faire un recours gracieux auprès de la préfecture  ». Faut-il le remercier d’un si précieux conseil ? La greffière notifie alors les avis un par un : sur vingt dossiers seuls trois ont reçu un avis favorable…

Dans tous les départements où la commission du titre de séjour a été prévue mais où elle n’est pas saisie spontanément par le préfet, il est possible d’obtenir une rectification de cette violation de la loi lorsque, après une décision de refus de séjour, on forme un recours devant le même préfet en invoquant l’absence de saisine de la commission : on obtient alors une saisine après la première décision négative (débouchant souvent sur un avis positif… suivi par la préfecture). Mais cette convocation a posteriori, non seulement allonge la procédure, mais n’est rien d’autre qu’un détournement de procédure. ;



Article extrait du n°47-48

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Dernier ajout : jeudi 24 avril 2014, 16:11
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