Article extrait du Plein droit n° 47-48, janvier 2001
« Loi Chevènement : Beaucoup de bruit pour rien »
Une vie familiale « subsidiaire » ?
Olinda Pinto et Haoua Lamine
Juriste ; Juriste
Par la création de la carte de séjour temporaire portant la mention « vie privée et familiale », le législateur a entendu intégrer dans la législation sur les étrangers les exigences posées par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH), qui reconnaît à toute personne le droit « au respect de sa vie privée et familiale ».
Nous étions nombreux à penser que cet article 12 bis allait, comme l’affirmaient ses auteurs, protéger la vie privée et familiale des étrangers ayant des « liens personnels et familiaux incontestables en France ». En particulier, le 7° alinéa, pensait-on, allait apporter enfin une solution à de nombreuses situations jusque là inextricables.
Nous étions bien loin du compte : cette transposition a semé un vent de panique dans toutes les préfectures de France et de Navarre.
- « Il vous faut calme garder, mes chers préfets, un texte ça s’exploite, quand il nous plaît, et ça se dénature quand il nous déplaît. Pour bénéficier de la carte de séjour mention « vie privée et familiale » sur la base de l’article 12 bis 7° vous exigerez une ancienneté de séjour en France d’au moins cinq années [1]. A titre exceptionnel, la durée de résidence en France pourra être inférieure, je m’en remets ici à votre pouvoir d’appréciation. Vous devez toujours vous assurer de l’existence des liens personnels et familiaux, de leur réalité et de leur stabilité, ainsi que de leur intensité et effectivité, mais surtout vous n’oubliez pas que seuls pourront prétendre au bénéfice de l’article 12 bis
7° les étrangers qui ne rentrent pas dans les catégories définies aux alinéas 1°, 2°, 3°, 4°, 5° et 6° de l’article 12 bis, pas plus que ceux qui peuvent bénéficier de la procédure du regroupement familial (article 29). Autrement dit, vous n’appliquerez que très rarement cet article 12 bis 7°, disons… “subsidiairement” » !
Et voilà comment se trouve complètement dénaturée et vidée de tout son sens une disposition qui, à l’origine, était fort prometteuse pour la reconnaissance et la promotion d’un droit trop fréquemment malmené par une administration hermétiquement hostile à reconnaître aux ressortissants étrangers le droit de mener une vie privée et familiale « normale », c’est-à-dire de vivre aux côtés de leur famille et/ou de leurs amis.
Quels étrangers ?
C’est ainsi que, par exemple, les étrangers conjoints de résidents et leurs enfants mineurs entrés hors regroupement familial sont priés de faire leurs bagages, pour ces derniers d’interrompre leur scolarité, et de repartir au pays en attendant que l’interminable procédure du regroupement familial arrive à son terme [2]. Dans ce cas de figure, la prise en compte de la vie privée et familiale des intéressés est quasi- systématiquement écartée au profit de l’application aveugle d’une procédure lourde et destructurante pour les familles. L’administration considère, en effet, que le 7° alinéa de l’article 12 bis n’a qu’une valeur subsidiaire, c’est-à-dire qu’il ne peut s’appliquer que si aucune autre disposition ne peut être invoquée. Or, contrairement aux alinéas précédents, ce fameux 7° ne détermine pas de manière précise la catégorie d’étrangers pouvant s’en prévaloir. Il stipule en effet que :
« Sauf si sa présence constitue une menace pour l’ordre public, la carte de séjour temporaire portant la mention “vie privée et familiale” est délivrée de plein droit : […] à l’étranger, ne vivant pas en état de polygamie, qui n’entre pas dans les catégories précédentes ou dans celles qui ouvrent droit au regroupement familial, dont les liens personnels et familiaux sont tels que le refus d’autoriser son séjour porterait atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard des motifs du refus ».
Quelles sont donc les personnes visées ?
S’agit-il des étrangers répertoriés dans les « catégories précédentes » mais qui ne remplissent pas les conditions exigées pour avoir un droit au séjour (par exemple, le conjoint d’étranger en situation régulière qui ne remplit ni les conditions de ressources ni celles de logement, et ne peut, de ce fait, bénéficier du regroupement familial) ? Ou alors s’agit-il uniquement de ceux qui ne sont pas expressément désignés dans les alinéas précédents de cet article 12, comme, par exemple, le concubin ou l’ascendant ?
Apparemment, les préfectures adoptent le plus souvent la seconde interprétation [3], nettement plus restrictive, et éliminent ainsi d’emblée toute possibilité de « repêcher » des étrangers considérés comme devant obtenir de plein droit une carte de séjour, mais n’en remplissant pas totalement les conditions.
Dans la majorité des cas, elles estiment que la situation de l’intéressé ne relève pas de l’article 12 bis 7°, et que, par conséquent, il n’y a même pas d’appréciation de sa vie privée et familiale.
Or, pour rester fidèle à l’esprit du législateur qui a transposé les dispositions de l’article 8 de la CEDH, les catégories d’étrangers mentionnés dans les premiers alinéas de l’article 12 bis mais qui ne remplissent pas toutes les conditions requises devraient automatiquement voir leur situation examinée au regard de l’article 12 bis 7°.
Une formidable régression
Certaines de ces considérations avaient d’ailleurs été soulevées par le Gisti dans son recours en annulation pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État contre la circulaire du 12 mai 1998. A l’appui de son recours, le Gisti faisait valoir que « la circulaire fait une fausse interprétation de la loi, dès lors que l’intention du législateur était bien d’obliger l’administration, mieux que dans le passé, à respecter le droit au respect de la vie privée et familiale ».
Le Gisti a notamment soutenu dans son recours que, d’une part, la circulaire litigieuse « interprète de façon abusivement restrictive la notion de vie privée et familiale », en totale contradiction avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et avec la jurisprudence des juridictions internes. D’autre part, que cette circulaire exclut toute prise en compte de la « vie privée ».
Le Gisti souligne bien que l’interprétation à laquelle se livre la circulaire attaquée constituerait une formidable régression des principes qui ont animé le législateur lors de la conception de l’article 12 bis 7°, régression également dans l’application de l’article 8 de la CEDH.
Le Conseil d’État, dans un arrêt du 30 juin 1998, n’a suivi que très partiellement l’argumentation du Gisti. Le grief tiré du caractère subsidiaire de l’article 12 bis 7° est totalement passé sous silence, ce qui ne peut que conforter les pratiques discrétionnaires de l’administration. En ne donnant à l’article 12 bis 7° qu’un champ d’application par défaut, c’est l’article 8 de la CEDH qu’on réduit à un rôle subsidiaire, ce qui revient à galvauder le droit fondamental de vivre en famille.
Par ailleurs, l’examen des situations concrètes montre que l’administration [4] masque en fait sa mauvaise foi à reconnaître aux ressortissants étrangers et à leurs familles le droit de mener une vie privée et familiale normale derrière une accusation de détournement de procédure.
Evidente mauvaise foi
Or, il est patent que la majorité des familles qui demandent à bénéficier des dispositions de l’article 12 bis 7° de l’ordonnance sont celles qui, des années durant, ont attendu une réponse favorable à leur demande de regroupement familial. C’est la sévérité des conditions de cette procédure qui les a contraintes à passer outre et non leur volonté délibérée de la contourner.
Refuser ainsi l’application des dispositions de l’article 12 bis 7° aux membres de famille de résidents en leur opposant sa « subsidiarité » et en les soupçonnant de détourner la procédure du regroupement familial, c’est mettre de toute évidence les étrangers au banc des accusés, coupables, aux yeux de l’administration, de vouloir mener une vie familiale normale. En réalité, le caractère subsidiaire dudit article n’est qu’un cynique subterfuge qui permet à l’administration, en toute quiétude, de méconnaître le droit fondamental de vivre en famille et de faire fi des dispositions à valeur constitutionnelle de l’article 8 de la CEDH.
La situation de ce ressortissant cap verdien, loin d’être un cas isolé [5] en est une illustration éclatante.
Entré en France en 1992, vivant maritalement depuis 1993 avec la mère de leur enfant, né en 1995 à St Denis (93), ce ressortissant cap verdien s’est vu rejeter sa demande d’admission au séjour dans le cadre de la circulaire de juin 1997 alors que sa concubine avait pu obtenir un titre de séjour en tant que mère d’un enfant né en France. Ne comprenant pas cette différence de traitement, il sollicite du préfet de Bobigny un réexamen de sa demande au regard de l’article 12 bis 7°. Suite au silence de la préfecture, il se déplace pour s’entendre dire que cet article ne s’applique pas à sa situation, et que la seule possibilité d’obtenir un titre de séjour est de se marier. Fin janvier 1999, il se marie. Aussitôt, il se rend à la préfecture avec le livret de famille, la carte de séjour de son épouse, les preuves de sa présence en France et obtient alors une convocation pour quelques mois plus tard.
Le jour du rendez-vous, il fournit tous les documents demandés, et alors qu’il pensait qu’un récépissé lui serait délivré, il repart avec un nouveau rendez-vous. Il compte les jours et attend avec impatience que soit collée sur son passeport cette vignette verte qui lui donnera la liberté de circulation, le droit de travailler légalement, la possibilité de s’épanouir. Mais c’est une grande page d’écriture qu’on lui demande de signer, sur laquelle il est indiqué que sa demande de carte de séjour vie privée et familiale au titre de l’article 12 bis 7° est rejetée, qu’il est invité à quitter le territoire français, que toutefois son épouse a la possibilité de déposer pour lui une demande d’introduction sur le territoire français en passant par la procédure du regroupement familial.
Aberrations
Ce ressortissant cap verdien n’entrait pas dans les catégories définies aux alinéas 1°, 2°, 3°, 4°, 5°, 6° de l’article 12 bis, pas plus qu’il ne remplissait les conditions qui ouvrent droit au regroupement familial. Eu égard à l’existence de ses liens personnels et familiaux dont la réalité, la stabilité, l’effectivité et l’intensité n’étaient pas contestées, l’application de l’article 12 bis 7° paraissait donc évidente. Elle ne l’a pas été pour le préfet.
L’administration va parfois jusqu’à considérer que cet article ne s’applique pas aux régularisations, c’est-à-dire à des personnes qui se trouvent en situation irrégulière sur le territoire français. C’est ainsi que la préfecture de police de Paris a répondu, le 11 mai 2000, à un couple de concubins qui sollicitaient une régularisation sur le fondement de l’article 12 bis 7° que :
« Compte tenu du caractère récent de votre relation de concubinage, vous ne pouvez vous prévaloir d’une vie privée et familiale ancienne sur le territoire français. De plus, je porte à votre connaissance qu’il est constant que les demandes faites au titre de l’article 12 bis 7° doivent être écartées dès lors que cette famille réside sur le territoire français dépourvue de tout document de séjour, ce qui est votre cas ».
En fait, personne n’avait compris que la particularité de l’article 12 bis 7° c’est qu’il est réservé aux étrangers en situation régulière… ;
Notes
[1] Circulaire NOR/INT/D/98/00108C du 12 mai 1998 (application de la loi du 11 mai 1998).
[2] Cf. argumentaire sur l’article 12 bis 7° de la Coordination française pour le droit des étrangers à vivre en famille intitulé « Une vie privée et familiale. L’inaccessible droit », disponible au CNAFAL, 108 avenue Ledru-Rollin, 75011 Paris.
[3] Il convient d’émettre ici quelques réserves, car nous n’avons pas encore recensé de cas de régularisation de ces catégories d’étrangers sur le fondement de l’article 12 bis 7°. Nous effectuons cette déduction parce que ceux de la première catégorie sont systématiquement rejetés.
[4] Il convient de préciser qu’en ce qui concerne l’articulation entre l’article 12 bis 7 et l’article 29 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 relatif au regroupement familial, il ressort, sans qu’on puisse toutefois dégager une ligne jurisprudentielle, que le juge administratif adopte une position globalement plus souple que celle des préfectures. Plusieurs décisions concluent en effet à l’application de 12 bis 7° parce que le regroupement familial est impossible.
[5] Cf. note (2).
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