Article extrait du Plein droit n° 9, décembre 1989
« Loi Joxe : qu’est-ce qui va changer ? »

Le statut des ressortissants des pays tiers dans la Communauté : Plaidoyer pour un traitement égalitaire

Ina Kuiper

Centre Néerlandais pour Immigrés (NCB)

« Nous ne coalisons par des Etats, nous unissons des hommes », déclara Jean Monnet, l’un des fondateurs des Communautés européennes.

Le Conseil européen de Rhodes, en décembre 1988, a parlé d’ »une tentative historique de laisser à la prochaine génération un continent et un monde plus sûrs, plus justes et plus libres ». Ce but d’assurer un maximum de bien-être pour tous, comprend un élément de bien-être matériel important. L’article 2 du Traité de Rome le précise : par la réalisation du marché commun, la Communauté doit promouvoir l’amélioration du niveau de vie. Par l’entrée en vigueur de l’Acte Unique (1) le 1er juillet 1987, le processus de l’unification européenne s’est intensifié. Le marché unique européen est constitué par le grand espace sans frontières à l’intérieur duquel la libre circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux est assurée.

Mais au bénéfice de qui ? Quels sont, par exemple, le statut et les perspectives des ressortissants des pays tiers qui se sont installés en permanence dans l’Europe des Douze ? Autrement dit : est-ce que l’Europe se développe pour ses habitants ou uniquement pour ses ressortissants ?

Cet article indique que plus de dix millions de personnes installées légalement et en permanence, sont mises à l’écart, en marge de l’euphorie européenne. Ce qui non seulement va à l’encontre des beaux principes d’égalité et de fraternité, mais est contraire aux intérêts économiques de la Communauté.

En vertu des articles 48 et 49 du Traité CEE, la libre circulation des travailleurs, premier pas en direction de la libre circulation des personnes, a été réalisée. La libre circulation des travailleurs vise la rationalisation de la division du capital de main-d’oeu- vre disponible dans la Communauté (2). Le principal règlement dans ce domaine, le règlement 1612 datant de 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Com- munauté (3), concerne uniquement les travailleurs migrants de nationali- té communautaire, ainsi que les membres de leur famille. Les ressor- tissants des pays tiers ne sont touchés par ces dispositions que pour autant qu’ils soient membres de famille d’un travailleur migrant communautaire.

Il en va de même pour les disposi- tions relatives au droit d’établisse- ment (4). En tant que membres de famille, ils ont le droit de s’installer sur le territoire de l’Etat membre d’accueil, d’y accéder à toute activité salariée et à l’enseignement, dans les mêmes conditions que les nationaux et quelle que soit leur nationalité.

Pour ce qui concerne les migrants non communautaires qui ne sont pas membres de famille d’un communau- taire, l’ordonnance de la Commission du 8 juin 1988 a instauré une procé- dure de notification préalable et de concertation sur les politiques migra- toires vis-à-vis des Etats tiers (5). La Cour de justice de Luxembourg, dans son arrêt de juillet 1987 (6) avait dé- cidé que cette procédure obligatoire cadrerait avec la collaboration étroite entre les Etats membres dans le do- maine social, comme prévu par l’ar- ticle 118 du Traité CEE. Il avait été décidé à la même occasion que la compétence de la Commission se li- miterait à une compétence de procé- dure. Elle ne peut donc déterminer les buts à atteindre, et les Etats membres ne peuvent être contraints à ne pas appliquer des règlements qui ne con- cordent pas, à son avis, avec la politi- que de la Communauté. Aussi, les règlements relatifs à l’accès et au sé- jour des ressortissants des pays tiers relèvent-ils du droit national des Etats membres et non pas du droit commu- nautaire.

Par conséquent, plus de dix mil- lions de personnes demeurant de fa- çon légale et permanente dans la Communauté, sont enfermées à l’in- térieur des frontières de l’Etat mem- bre de résidence. Cette situation est contraire au principe fondamental de l’Europe sans frontières. L’abolition des contrôles aux frontières pour les ressortissants communautaires et le maintien de ces contrôles pour les ressortissants non communautaires, sont deux faits incompatibles. Sélec- tionner implique contrôler tout le monde.

Du point de vue économique, cet « internement » n’est pas non plus défendable. D’après le troisième « considérant » du règlement n° 1612/ 68, la mobilité de la main d’oeuvre dans la Communauté doit être pour le travailleur un des moyens qui lui ga- rantissent la possibilité d’améliorer ses conditions de vie et de travail et de faciliter sa promotion sociale, tout en contribuant à la satisfaction des be- soins de l’économie des Etats mem- bres. Le Conseil européen de Rhodes a parlé du « marché unique comme le moyen le plus efficace dans la lutte contre le chômage ». L’économie communautaire est en période de nouvelle expansion. Sur le marché de l’emploi, la pénurie de main d’oeuvre s’est déjà révélée dans certains sec- teurs, ce qui a d’ailleurs été signalé par le Comité économique et social dans son avis sur les évolutions socia- les dans la Communauté en 1988 (7).

Dans de telles conditions, il va de soi que là où il y a pénurie, le plus grand potentiel de main d’oeuvre se trouvant à l’intérieur de la Commu- nauté soit engagé. L’état actuel du régime communautaire exclut de la libre circulation des millions de tra- vailleurs installés en permanence dans les Etats membres. Il en résulte, par exemple, que des chômeurs résidant en Belgique doivent rester les bras croisés, alors que des employeurs français recrutent des travailleurs à l’extérieur de la Communauté. Ceci est semble-t-il contraire au sens du marché unique. Les politiciens sem- blent mettre de la mauvaise volonté à accorder aux ressortissants de pays tiers durablement installés, le droit d’exercer, comme leurs collègues communautaires, une activité profes- sionnelle partout dans la Communau- té. Mauvaise volonté qui va jusqu’à se nuire à soi-même.

Le Conseil scientifique gouverne- mental des Pays-Bas, dans son rap- port de mai 1989 (8) a déclaré : « L’im- migration des travailleurs en prove- nance de l’extérieur de la Commu- nauté doit être restreinte jusqu’au minimum ». Et plus loin : « Néanmoins, il est vrai que la Hollande, dans le contexte européen, devrait promou- voir l’obtention, par les ressortissants des pays tiers, après cinq ans de rési- dence, des mêmes droits relatifs à la libre circulation que les ressortissants des Etats membres ».

La politique sociale

Afin de rendre effective la libre circulation des travailleurs, le règle- ment 1408/71 relatif à la sécurité so- ciale des travailleurs migrants communautaires et des membres de leur famille (9) a été adopté. Ce règle- ment leur garantit la sécurité sociale sur une base de non-discrimination et rend possible l’exportation des pres- tations sociales vers les autres Etats membres. Le programme d’action en faveur des travailleurs migrants et de leurs familles du 18 décembre 1974 (10) stipule qu’en ce qui concerne les travailleurs des pays tiers, « l’égalité de traitement avec les travailleurs communautaires devrait être l’objec- tif vers lequel la Communauté tend progressivement... ». Cependant, de- puis 1974, peu de progrès ont été réalisés dans ce domaine. Les tra- vailleurs non communautaires et leurs familles relèvent toujours des accords de recrutement et des traités bilaté- raux ou multilatéraux en matière de sécurité sociale. De multiples cas de discrimination - directe ou indirecte - en découlent, ce qui va à l’encontre de l’article 26, à effet immédiat, de la Convention de New York (1966) rela- tive aux droits civils et politiques. Il s’agit tout de même de faire mention d’une influence parfois positive des règlements communautaires sur la sécurité sociale des travailleurs non communautaires. Notamment, à la suite des débats récents aux Pays-Bas concernant l’exportation des presta- tions sociales. Par analogie avec les dispositions communautaires en la matière (11), le gouvernement néer- landais a décidé de ne pas arrêter l’exportation des prestations sociales vers les pays d’origine non commu- nautaires et d’y payer les prestations au même niveau.

Vieillissement de la population

Du point de vue démographique, la situation financière future de la sécu- rité sociale des Etats membres est inquiétante. Le vieillissement de leurs populations autochtones amène un fort alourdissement des charges à payer par la population active relativement peu nombreuse. La Commission s’en soucie dans ses « Communications relatives à la politique familiale » du 8 août 1989 (12). La population non communautaire installée dans la Communauté est très jeune par rap- port aux autochtones et s’accroît dans tous les Etats membres. Les person- nes non communautaires dépassant les 45 ans sont fortement sous-repré- sentées, alors que le nombre de jeunes de moins de 20 ans est proportionnel- lement très élevé (13). Ce sera donc cette catégorie qui devra cotiser de façon de plus en plus importante, en vue du maintien de nos systèmes de sécurité sociale. La discrimination fondée sur la nationalité ne cadre pas avec cette vision.

C’est ici qu’il convient de signaler le problème du chômage dans la Communauté. Le taux de chômage des travailleurs non communautaires dans presque tous les Etats membres est disproportionné par rapport à celui des travailleurs communautaires. Compte tenu des basses qualifications des jeunes, on peut s’attendre à ce que l’ampleur et la durée du chômage s’intensifient encore largement (14). Il s’ensuit que la cotisation des res- sortissants des pays tiers sera insuffi- sante. A moins que ces tendances de vieillissement et de chômage élevé ne soient renversées, des problèmes fi- nanciers insurmontables se poseront dans l’avenir. C’est pourquoi cette problématique doit être reliée à la politique sociale communautaire, à effectuer par le Fonds social européen (FSE). Ce fonds subventionne des programmes de soutien à l’emploi, ainsi que des projets de formation professionnelle et de recyclage. Les ressortissants des pays tiers ne sont pas exclus de ces programmes, mais les critères de participation sont plus sévères (15) alors que c’est justement cette catégorie qui exige une approche approfondie.

Aussi est-il positif que le pro- gramme d’action communautaire concernant l’intégration profession- nelle et sociale des groupes de person- nes défavorisées, datant du 18 juillet 1989 (16), ne fasse pas de distinction entre communautaires et non communautaires. Par ailleurs, la Commission, à la demande du Con- seil, a fait effectuer début 1989, une étude comparative sur l’intégration sociale des ressortissants des pays tiers demeurant de façon légale et perma- nente dans les Etats membres (17). Les résultats de cette étude seront débattus au cours du sommet qui se tiendra à l’occasion de la conclusion de la présidence française à la fin de cette année.

Charte sociale

La portée des dispositions relatives à la libre circulation des travailleurs se limite en principe aux travaileurs communautaires et leurs familles. En revanche, dans le cadre de la politique sociale de la Communauté, une série de directives s’appliquant à tous les travailleurs a été adoptée, notamment en matière de santé et de sécurité sur les lieux de travail, et de l’égalité de traitement des femmes et des hommes (18). La portée des directives étant générale du fait de leur transition obligatoire en droit national, elles constituent un élément effectif de sauvegarde des droits des travailleurs non communautaires.

Le projet de Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux (19) n’en est pas encore là, bien que le préambule stipule que les travailleurs des pays tiers séjournant légalement dans un Etat membre de la Commu- nauté devraient pouvoir bénéficier d’un traitement comparable à celui dont bénéficient les travailleurs de l’Etat membre concerné. Quoi qu’il en soit, la Charte n’empêchera pas que les travailleurs non communau- taires se trouvent dans une position désavantagée. Les droits solides dé- coulant de la libre circulation des travailleurs, y compris la couverture sociale, ne s’appliquent qu’aux tra- vailleurs communautaires. Par con- tre, les droits moins bien définis con- cernant entre autres l’amélioration des conditions de vie et de travail, la for- mation professionnelle et l’adhésion aux syndicats, s’étendent à tous les travailleurs. Cette distinction rend confuse la terminologie, variant de « tous les travailleurs » et « toute per- sonne » à « tous les travailleurs com- munautaires », etc.

En outre, il est injustifiable de faire entrer en vigueur une Charte des droits sociaux fondamentaux qui n’apporte pas la même protection à tous les travailleurs au sein de la Communau- té. D’après le Comité économique et social, une protection sociale diffé- renciée provoquera l’exploitation de la catégorie la moins protégée et l’élargissement du circuit de travail au noir. Aussi le Comité fait-il valoir la nécessité d’un traitement égalitaire de tous les travailleurs quelle que soit leur nationalité (20).

Conclusions

Les migrants de nationalité non communautaire résidant de façon lé- gale et permanente dans la Commu- nauté, ont été défavorisés par le pro- cessus de l’unification européenne. Leur statut différent et faible par rap- port à celui des communautaires de- vient de plus en plus navrant. Tandis que l’Europe sans frontières se déve- loppe rapidement au bénéfice des ressortissants communautaires, les ressortissants des Etats tiers restent enfermés à l’intérieur des frontières nationales. Cette situation est loin de concorder avec le principe fondamen- tal du marché unique, grand espace sans frontières à l’intérieur duquel la libre circulation des personnes est assurée.

Mais ce n’est pas tout. Du point de vue socio-économique, cet état de choses est également contraire aux buts de la Communauté. Une flexibi- lité maximum du marché de l’emploi au niveau européen exige un maxi- mum de mobilité des travailleurs, y compris les travailleurs non commu- nautaires. De cette façon, on évitera le plus possible le recrutement des tra- vailleurs à l’extérieur de la Commu- nauté dans des périodes de pénurie de main d’oeuvre. Des programmes de formation professionnelle des jeunes et de recyclage des chômeurs doivent être subventionnés au niveau euro- péen par le Fonds social européen. Compte tenu du nombre dispropor- tionné de chômeurs non communau- taires et de leurs basses qualifications, il importe de prendre les mesures né- cessaires à l’insertion professionnelle de cette catégorie. Dans le cadre de l’évolution démographique en Europe, ces mesures prennent une nouvelle dimension. La participation à part entière au marché de l’emploi de la population non communautaire est nécessaire et exige sa protection so- ciale sur base d’égalité. En vue de la réalisation du marché unique, les ressortissants non communautaires, devront donc obtenir après cinq ans de résidence permanente, les mêmes droits relatifs à la libre circulation des personnes et à la sécurité sociale que les ressortissants communautaires. Ce traitement égalitaire est à réaliser par l’adaptation du règlement 1612/68 et du projet de Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux. Il faut espérer que l’Europe ne re- mette pas en cause ses propres buts : « ... un monde plus sûr, plus juste et plus libre... », avant tout dans l’Europe des Douze.


(1) J.O. L 169 du 29.6.87

(2) Social Europe 1/89, Twenty years of free- dom of movement for workers within the community, Jacques Werquin

(3) J.O. L 257 du 19.10.68

(4) Directive 73/148/CEE ; J.O. L 172 du 28.6.73

(5) J.O. L 183 du 14.7.88

(6) Cour de justice des Communautés du 9.7.87  ; Bull. hebd. 15/87

(7) J.O. C 201 du 7.8.89

(8)WRR, « Allochtonenbeleid », Rapporten aan de regering n° 36, SDU, La Haye 1989

(9) J.O. L 149 du 5.7.71

(10) Bulletin des CE, supplément 3/76

(11) Cour de justice des CE, l’arrêt PINNA I du 15.1.86 conc. l’article 73-2 du règl. 1408/ 71 ; Bull. hebd. 13-17 janvier 1986, n° 41/84

(12) COM (89) 363 déf. du 8.8.89“

(13) Rapport à la Commission des Commu- nautés européennes sur l’intégration sociale des ressortissants de nationalité non commu- nautaire demeurant de façon légale et perma- nente dans les Etats membres, par Walter Jansen, directeur-adjoint du Centre néerlan- dais pour immigrés, avec la participation de Ina Kuiper, Utrecht, le 25 avril 1989 (non publié) ; résumé par les services de la Com- mission SEC (89) 924 déf. du 22.6.89

(14) Idem

(15) Orientations conc. la gestion du FSE, J.O. C 5 du 10.1.84

(16) J.O. L 224 du 2.8.89

(17) Voir la note 12

(18) J.O. C 110 du 2.5.89

(19) COM (89) 471 DU 2.10.89

(20) Avis sur la politique méditérranéenne des CE, J.O. 221 du 28.8.89



Article extrait du n°9

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Dernier ajout : mercredi 26 mars 2014, 18:56
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