Article extrait du Plein droit n° 9, décembre 1989
« Loi Joxe : qu’est-ce qui va changer ? »

Petite histoire de l’ordonnance de 1945

L’ordonnance de 1945 vient d’être remaniée pour la cinquième fois en moins de dix ans. Pour aider nos lecteurs à s’y reconnaître dans ce véritable patchwork fait de pièces et de morceaux qu’on a ajoutés ou remplacés au fil d’une évolution chaotique, nous leur proposons ici cette brève rétrospective historique.

Entre le moment de son édic- tion et 1980, l’ordonnance du 2 novembre 1945, qui était et de- meure le texte de base en ma- tière d’entrée et de séjour des étrangers en France, n’a subi aucune modifica- tion notable.

Jusqu’à la fin des années 60, il est vrai, les besoins de main-d’oeuvre sont tels que la réglementation n’est guère respectée, et cela avec l’assen- timent implicite des pouvoirs publics.

Ainsi, en dépit des textes qui con- fèrent à l’Office National d’Immigra- tion le monopole du recrutement et de l’introduction en France des tra- vailleurs étrangers et subordonnent le droit au séjour à la production d’un contrat de travail dûment visé par les services de l’emploi, l’immigration spontanée, qu’on appellera plus tard « sauvage », est la règle : les travailleurs étrangers entrent en France sous cou- vert d’un simple passeport de touriste, ou même clandestinement ; ils trouvent sans peine à s’embaucher, et obtien- nent ensuite aisément la carte de séjour et la carte de travail qui régularisent leur situation. Les seules interventions du pouvoir politique consistent à ex- pulser, sur le fondement de l’article 23 de l’ordonnance de 1945, les étrangers dont les actes délictueux (ou les activités politiques...) constituent « une menace pour l’ordre public ». Si les rédacteurs du Vè Plan (1966- 70) préconisent déjà un contrôle de l’immigration spontanée, la « maîtrise des flux migratoires » ne devient une préoccupation véritable qu’à partir du début des années 70. La première réaction des pouvoirs publics est de revenir à une application stricte de l’ordonnance de 1945, en donnant un coup d’arrêt à la procédure de régula- risation : tel est l’objet, en 1972, des circulaires Marcellin-Fontanet (res- pectivement ministre de l’Intérieur et ministre du Travail), qui seront d’ailleurs partiellement annulées par le Conseil d’Etat trois ans plus tard comme comportant des dispositions réglementaires excédant la compé- tence des ministres (C.E. 13 janvier 1975, Da Silva et CFDT).

La décision de suspendre l’immi- gration de travailleurs, prise en 1974 à la suite du premier choc pétrolier, conduit logiquement à renforcer le dispositif de contrôle aux frontières ainsi qu’à refuser la délivrance de nouvelles autorisations de travail. Tenant compte du rappel à l’ordre du Conseil d’Etat, le gouvernement pro- cède cette fois par voie de décrets, qui viennent réformer le régime des car- tes de travail et des titres de séjour et réglementer l’immigration familiale, qui était régie jusque là uniquement - et au mieux - par des circulaires.

Le décret du 21 novembre 1975 introduit notamment la possibilité pour l’autorité compétente de prendre en considération, pour décider de la déli- vrance ou du renouvellement d’une autorisation de travail, « la situation de l’emploi présente et à venir dans la profession demandée et dans la ré- gion » - disposition encore en vigueur aujourd’hui.

La loi Bonnet

Mais bientôt ces aménagements apparaissent comme insuffisants : c’est ainsi que l’on va, pour la première fois, toucher à l’ordonnance de 1945. La loi du 10 janvier 1980, dite « loi Bonnet », adoptée dans un contexte marqué autant par les préoccupations « sécuritaires » que par le souci de lutter contre l’immigration clandestine, ap- porte au texte initial des modifications importantes.

D’abord, elle rend plus strictes les conditions d’entrée sur le territoire : l’étranger qui ne vient en France ni pour travailler, ni dans le cadre du regroupement familial, doit désormais fournir des « garanties de rapatrie- ment » ; et l’étranger refoulé à la fron- tière qui n’est pas en mesure de quitter immédiatement le territoire français peut être « maintenu » dans des locaux ne relevant pas de l’administration pénitentiaire pendant le temps stricte- ment nécessaire à son départ.

Ensuite, la loi fait de l’entrée ou du séjour irréguliers un motif d’expul- sion au même titre que la menace pour l’ordre public, et permet par consé- quent d’éloigner du territoire les « clandestins » ou ceux dont le titre de séjour n’a pas été renouvelé (alors qu’il n’existait jusque là aucune pro- cédure permettant de procéder - du moins légalement...- à cet éloigne- ment, l’entrée et le séjour irréguliers étant simplement passibles de sanc- tions pénales).

Enfin, la loi donne aux pouvoirs publics les moyens d’assurer l’effec- tivité des mesures d’expulsion en prévoyant la double faculté de recon- duire l’étranger expulsé à la frontière et de le détenir dans un établissement pénitentiaire pendant un délai pou- vant aller jusqu’à sept jours s’il n’est pas en mesure de quitter immédiate- ment le territoire. En fait, ces deux dispositions visent à donner un fonde- ment légal à des pratiques qui s’opé- raient jusque là en marge de la loi, et qu’avait permis de dévoiler la décou- verte d’un camp clandestin à Arenc, près de Marseille, où étaient détenus les étrangers qui ne pouvaient repartir immédiatement dans leur pays.

Toutes ces mesures sont vigoureu- sement contestées par la gauche, alors dans l’opposition, qui dénonce le ca- ractère excessivement répressif du dispositif mis en place : il n’est donc pas surprenant qu’aussitôt arrivée au pouvoir elle décide de mettre en chan- tier une nouvelle réforme de l’ordon- nance de 1945. Un mouvement de balancier est ainsi amorcé, qui se poursuivra avec l’adoption de la loi du 9 septembre 1986 puis celle du 2 août 1989. Mais l’image du balancier ne doit pas tromper : le retour du balan- cier ne va jamais jusqu’au bout et laisse à chaque fois subsister une partie des dispositions adoptées par la majo- rité précédente.

1981 - 1984

La loi du 29 octobre 1981 prend sur beaucoup de points le contrepied de la loi Bonnet. Les étrangers en situation irrégulière ne peuvent plus être expul- sés par la voie administrative : ils doivent être déférés devant le juge correctionnel, et c’est au juge qu’il appartient de décider, en tenant compte de la situation personnelle et profes- sionnelle de l’intéressé, la reconduite à la frontière éventuelle de l’étranger coupable d’être entré ou d’avoir sé- journé illégalement sur le territoire.

La reconduite à la frontière change donc de nature pour devenir une peine complémentaire facultative, perdant du même coup son caractère d’automaticité. Toutefois, le juge peut, en vertu de l’article 43-1 du Code pénal, prononcer cette sanction comme peine principale, se substituant à la peine d’emprisonnement ou d’amende  ; dans ce cas, et conformément aux dispositions de la loi du 10 juin 1983, le juge peut déclarer la peine de re- conduite à la frontière immédiatement exécutoire, nonobstant appel, ce qui dans la pratique redonnera souvent à la procédure judiciaire un caractère expéditif.

L’expulsion, de son côté, ne peut plus désormais sanctionner qu’une menace grave pour l’ordre public, et elle est subordonnée à l’existence d’une condamnation pénale au moins égale à un an de prison ferme (la loi de 1984 transformera cette condition en  : une ou plusieurs condamnations pénales dont le total est égal à un an de prison ferme) ; les garanties de procé- dure qui l’entourent sont accrues ; enfin et surtout, les étrangers mineurs ou ayant des attaches personnelles ou familiales en France ne peuvent plus être expulsés, ni d’ailleurs reconduits à la frontière. Néanmoins, l’ensemble de ces garanties disparaissent en cas d’urgence absolue, lorsque l’expul- sion constitue « une nécessité impé- rieuse pour la sûreté de l’Etat ou pour la sécurité publique » (art. 26 de l’or- donnance).

Cette immunité contre l’expulsion concrétise la reconnaissance à certai- nes catégories d’étrangers d’un véri- table droit de demeurer sur le terri- toire français - un droit qui sera encore conforté par l’adoption de la loi du 17 juillet 1984. L’innovation la plus im- portante de cette loi, qui supprime la dualité des cartes de séjour et de tra- vail, réside dans la création d’une carte de résident valable dix ans, qui donne le droit d’exercer sans autorisa- tion sur l’ensemble du territoire la profession de son choix, et qui, dans la mesure où son renouvellement est automatique, confère à son titulaire un droit au séjour quasiment incondi- tionnel (aussi longtemps, du moins, qu’il ne menace pas l’ordre public).

L’impact de la réforme est d’au- tant plus important qu’elle concerne une très large majorité de la popula- tion immigrée : la loi prévoit en effet que tous les étrangers résidant en France régulièrement depuis plus de trois ans au moment de sa promulga- tion ainsi que les membres de leur famille seront mis d’office en posses- sion d’une carte de résident ; elle prévoit également, dans la logique des dispositions adoptées en 1981, que certaines catégories d’étrangers dont la liste recouvre en gros la liste de ceux qui sont protégés contre l’expul- sion et la reconduite à la frontière, obtiendront cette carte de plein droit, en raison de l’ancienneté de leur sé- jour en France ou des liens familiaux qu’ils y ont noués.

Les limites du changement

Mais, parallèlement à l’adoption de ces mesures qui transforment sen- siblement la situation des étrangers installés en France, la gauche main- tient en vigueur, en 1981, deux des dispositions les plus contestées de la loi Bonnet : l’exécution forcée des mesures d’expulsion, et surtout la « rétention » des étrangers en instance de départ forcé.

Reprenant à son compte l’objectif de fermeture des frontières et de lutte contre l’immigration clandestine, elle n’estime pas opportun de se priver d’un moyen supplémentaire d’assu- rer l’effectivité des mesures de recon- duite à la frontière ; elle se borne donc à entourer l’exercice de ces préro- gatives exorbitantes de quelques ga- ranties de procédure supplémentaires, souvent illusoires au demeurant.

La loi ajoute à l’ordonnance un article 35 bis, toujours en vigueur, qui unifie les conditions du maintien ad- ministratif. Celui-ci, qu’il soit consé- cutif à un refus d’entrée ou à une mesure d’éloignement du territoire - reconduite à la frontière ou expulsion
 a lieu désormais toujours en dehors des établissements pénitentiaires (c’est à dire en pratique dans des locaux de police ou de gendarmerie, dans des hôtels d’aéroports réquisitionnés à cette fin, ou encore dans des « centres de rétention » nouvellement créés à proximité des aéroports). Le magistrat du siège est saisi au bout de 24 heures et non plus de 48 heures, et la loi prévoit qu’il a le choix entre trois solutions : l’assignation à résidence, la mise en liberté avec remise des documents d’identité à un service de police ou de gendarmerie, enfin la prolongation du maintien forcé, mais à titre exceptionnel dit la loi. Enfin, le procureur de la République peut à tout moment venir vérifier la régularité des conditions dans lesquelles s’ef- fectue le maintien. L’expérience a montré que ce double contrôle n’était pas exercé sérieusement par les ma- gistrats, et que la prolongation du maintien forcé est non pas l’excep- tion, mais la règle.

De la loi Pasqua à la loi Joxe

Et ces remarques valent également en sens inverse. La loi du 9 septembre 1986, dite « loi Pasqua », revient sur un grand nombre de dispositions adoptées par la gauche : elle rend aux préfets, statuant seuls et sans aucune procédure permettant l’exercice des droits de la défense, le droit de prononcer la re- conduite à la frontière des étrangers en situation irrégulière ; elle rétablit le régime de l’expulsion tel qu’il existait antérieurement à la loi du 29 octobre 1981 ; elle restreint la liste des étran- gers protégés contre les mesures d’éloignement du territoire et par voie de conséquence la liste des étrangers qui obtiennent de plein droit une carte de résident. Pour autant, la loi ne re- met pas en cause un certain nombre de principes fondamentaux introduits dans la législation par les lois du 29 octobre 1981 et du 17 juillet 1984 (celle-ci avait d’ailleurs été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée natio- nale).

Au premier rang de ces principes, qu’on peut donc considérer comme acquis, figurent l’impossibilité d’ex- pulser les mineurs et la reconnais- sance à certaines catégories d’étran- gers d’un véritable droit de demeurer en France fondé sur l’ancienneté du séjour ou sur les liens familiaux noués avec des citoyens français.

A son tour, la loi du 2 août 1989 est loin d’abroger l’intégralité des dispo- sitions introduites par la loi Pasqua. La libéralisation des règles relatives au séjour et à l’expulsion tranche en effet avec le maintien en l’état des règles relatives à l’entrée sur le terri- toire français.

Quant au nouveau texte, qui vise à réparer les conséquences de l’annula- tion par le Conseil constitutionnel des dispositions prévoyant un contrôle judiciaire des mesures de reconduite à la frontière, il n’est hélas pas certain qu’il donnera en pratique les garanties escomptées.



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Dernier ajout : lundi 24 mars 2014, 23:29
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