Article extrait du Plein droit n° 9, décembre 1989
« Loi Joxe : qu’est-ce qui va changer ? »

Reconduite : beaucoup de bruit pour rien ?

L’invalidation, par le Conseil constitutionnel, de la disposition de la loi Joxe qui confiait au juge judiciaire le soin de contrôler les arrêtés de reconduite à la frontière, ont abouti à laisser momentanément en vigueur un des points les plus contestés de la loi Pasqua. Et la nouvelle mouture du texte proposée au vote du Parlement pourrait bien, à l’usage, s’avérer moins protectrice qu’il n’y paraît.

Pendant longtemps il a paru aller de soi qu’au moment de réformer la loi Pasqua, on re- viendrait au système de la loi du 29 octobre 1981 qui confiait au juge pénal le soin de prononcer la reconduite à la frontière, comme en témoigne la déclaration du président de la République dans son débat té- lévisé avec Jacques Chirac, le 28 avril 1988 : « Je pense certainement qu’il faudra restituer au pouvoir judiciaire la compétence qui est la sienne chaque fois qu’il s’agit du droit des person- nes ». L’expérience, pourtant, n’avait pas été entièrement concluante. Les condamnations à la reconduite à la frontière étaient devenues quasiment automatiques, de sorte que la procé- dure avait fini par se transformer en un système de justice à la chaîne n’of- frant plus de réelle protection à l’étranger et faisant de l’institution judiciaire le simple auxiliaire de la po- lice : celle-ci n’en était pas sortie gran- die, et les magistrats eux-mêmes n’étaient guère désireux de se voir confier à nouveau ce cadeau empoi- sonné. Un autre défaut de la procé- dure était de transformer les étrangers poursuivis pour entrée ou séjour irré- guliers en clientèle habituelle des tri- bunaux correctionnels et des prisons, et de les assimiler - à leurs propres yeux comme à ceux de l’opinion pu- blique - à des délinquants de droit commun (Voir Plein Droit n° 5 : « Le juge ou le préfet ? »).

D’où l’idée de conserver à la recon- duite à la frontière son caractère ad- ministratif, tout en l’entourant de garanties supplémentaires. En amont, on pouvait penser à soumettre la re- conduite à la frontière à une procédure analogue à celle qui prévaut en matière d’expulsion ; mais la lourdeur du dispositif à mettre en place, compte tenu du nombre de reconduites à la frontière prononcées (15.837 en 1987, contre un millier d’expulsions), ex- cluait par avance toute solution de ce type. En aval, il fallait remédier au caractère purement fictif du recours pour excès de pouvoir : en effet, les intéressés sont rarement, faute de temps, en mesure d’exercer un recours qui, en tout état de cause, n’est pas suspensif ; et le sursis à exécution lui- même ne peut pas matériellement être prononcé avant l’exécution de la dé- cision de reconduite.

Le garant d’une bonne reconduite

Si l’on voulait laisser au juge ad- ministratif, juge « naturel » des déci- sions administratives, le contrôle de la reconduite à la frontière, sans que ce contrôle soit platonique, il fallait donc d’une part conférer un caractère suspensif au recours en annulation ou à la demande de sursis à exécution, et d’autre part accélérer l’examen des requêtes en prévoyant une procédure d’urgence. C’est en ce sens qu’allait le projet mis au point par le Syndicat de la juridiction administrative, et c’est pour cette solution que penchait éga- lement la Chancellerie. C’est à une solution de ce type que l’on va finale- ment aboutir, compte tenu des con- traintes imposées par le Conseil cons- titutionnel.

Le gouvernement n’a pas choisi au départ cette solution, qui supposait un renforcement sérieux des moyens et des effectifs des tribunaux adminis- tratifs. La solution retenue, on le sait, conservait à la reconduite à la fron- tière son caractère de mesure admi- nistrative tout en la soumettant au contrôle du juge judiciaire ; elle se recommandait de considérations pra- tiques non dépourvues de pertinence : proximité du juge, possibilité de sta- tuer en urgence, etc... Mais en faisant ce choix, et en permettant au juge judiciaire d’annuler, et non pas seule- ment de suspendre, l’exécution de la décision préfectorale de reconduite à la frontière, le gouvernement s’expo- sait à une invalidation par le Conseil constitutionnel de la disposition liti- gieuse. Et c’est effectivement ce qui s’est produit.

Le nouveau texte se plie donc aux exigences du Conseil : ce n’est plus le président du tribunal de grande ins- tance, mais le président du tribunal administratif ou un conseiller délégué par lui qui sera compétent pour statuer sur le recours dirigé contre la mesure de reconduite. Pour le reste, le système est très proche de celui qui était primitivement prévu : le recours, qui doit être intenté dans les 24 h à compter de la notification de la décision du préfet, en suspend l’exécution ; de son côté, le juge a 48 h pour statuer et sa décision est susceptible d’appel devant le Conseil d’Etat, sans que cet appel soit suspensif ; si la décision préfectorale est annulée, l’intéressé est muni d’une autorisation provisoire de séjour jusqu’à ce que le préfet ait à nouveau statué sur son cas. L’audience est publique et se déroule en présence de l’intéressé (sauf si, dûment con- voqué, il ne se présente pas) ; il est assisté de son conseil, s’il en a un, et peut demander la désignation d’un avocat d’office.

Des obstacles insurmontables

Mais si l’ordre des compétences est ainsi respecté, et si l’on peut faire au moins autant confiance au juge ad- ministratif qu’au juge judiciaire pour contrôler la légalité des décisions de reconduite à la frontière, l’attribution de compétence au juge administratif pose toute une série de questions d’ordre pratique, qui risquent fort de priver cette nouvelle procédure, à bien des égards intéressante et novatrice, de tout effet utile pour la protection des intéressés. Sans que cette énumération soit exhaustive, on notera par exemple qu’aux termes du décret d’application en préparation, la requête doit être écrite et contenir l’exposé sommaire des faits, des moyens et des conclusions du requérant : exigence plutôt difficile à satisfaire, on en conviendra, quand on est étranger et qu’on ne dispose que de 24 heures ! Sans doute l’intéressé peut-il avoir recours à un avocat : hélas, s’il est en rétention, comme cela a toutes les chances d’être le cas, il n’aura l’oc- casion d’entrer en contact avec un avocat qu’au moment où il sera pré- senté au juge chargé d’autoriser la prolongation de la rétention, soit - précisément - juste avant l’expiration du délai fatidique de 24 heures...

Mais les obstacles ne s’arrêtent pas là : car à supposer qu’il arrive néan- moins à rédiger sa requête, il faudra encore qu’il parvienne à la déposer au greffe du tribunal administratif, où elle doit être enregistrée avant l’expi- ration du délai de 24 heures (du moins est-ce ce que prévoit le décret d’appli- cation actuellement en préparation, dans la rédaction dont nous avons eu connaissance). Comment réussira-t-il ce véritable exploit ? Mystère ! Tout ceci est d’autant plus gênant que l’existence de ce recours fantomatique risque bien d’être interprétée par le juge comme exclusive du recours pour excès de pouvoir normal, exercé dans le délai de deux mois, mais non sus- pensif.

A énumérer tous ces obstacles, on finit par se demander si les décisions de reconduite pourront un jour être véritablement contrôlées. Dans ces conditions, le fait que la loi écarte l’application de ces dispositions dans les DOM pendant cinq ans, quoique parfaitement contestable au plan des principes, comme nous l’avons mon- tré par ailleurs (voir Plein Droit n° 8, p. 28), n’a peut-être plus autant d’im- portance pratique...

La voie pénale, encore et toujours

Pour confirmer encore cette im- pression pessimiste, on remarquera que la loi ne remet pas en cause l’exis- tence d’une double procédure, admi- nistrative et pénale, permettant de sanctionner l’entrée et le séjour irré- guliers : l’étranger en situation irrégu- lière peut, comme précédemment, soit faire l’objet d’une mesure administra- tive de reconduite à la frontière, soit être déféré au parquet ; si celui-ci décide de poursuivre, le tribunal cor- rectionnel peut prononcer une peine de prison et/ou d’amende assortie, lecas échéant d’une interdiction du territoire pouvant aller jusqu’à trois ans et qui emporte de plein droit re- conduite du condamné à la frontière une fois accomplie sa peine d’empri- sonnement. On sait qu’en pratique, cette procédure est utilisée dans trois hypothèses : lorsque, dans le délai de la garde à vue, l’administration n’a pas eu matériellement le temps de prendre un arrêté de reconduite ; lors- que l’intéressé est poursuivi parallè- lement pour un autre délit ; ou encore lorsqu’il ne peut faire l’objet d’une mesure administrative de reconduite à la frontière en vertu des articles 22 et 25 de l’ordonnance.

Dans ce dernier cas, toutefois, la loi du 2 août 1989 prévoit que le juge ne pourra plus prononcer d’interdiction du territoire : ainsi prendra fin une pratique courante des juges qui n’hé- sitaient pas à prononcer des interdic- tions du territoire à l’encontre de personnes que la loi protège contre la reconduite à la frontière (étrangers entrés en France avant l’âge de dix ans ou résidant en France depuis plus de dix ans, parents d’enfants français, etc...) : pratique paradoxale et contes- table, puisque l’interdiction du ter- ritoire a des effets beaucoup plus graves que la simple reconduite à la frontière. En revanche, cette protec- tion ne joue pas lorsque l’interdiction du territoire est prononcée sur le fon- dement de l’article L 630-1 du Code pénal à la suite d’une infraction à la législation sur les stupéfiants.



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Dernier ajout : lundi 24 mars 2014, 23:39
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