Article extrait du Plein droit n° 34, avril 1997
« Zéro or not zéro ? »

Les réfugiés vietnamiens en Asie du sud-est : Le temps des retours

Didier Lauras

 
Trois sœurs vietnamiennes reviennent à Hô Chi Minh-Ville (ex-Saigon), après avoir passé cinq ans dans un camp de réfugiés en Indonésie. Après l’espoir du départ, la résignation du retour dans la crainte de représailles.

Vers 11 heures le matin, les premiers clients de la cantine du numéro…, rue Ly Tu Trong prennent position sur les tabourets le long du mur, dans l’axe des ventilateurs. Juste devant la grille d’entrée, l’une des tables basses est protégée d’un vieux parasol en toile noire, indispensable pendant la saison sèche, lorsque le soleil brûle le bitume défoncé du trottoir.

Coincé dans une impasse de trois mètres de large, le petit restaurant est le repaire quotidien des commerçants du coin, employés des bâtiments administratifs et ouvriers des chantiers voisins. A gauche d’un long couloir qui mène vers la cuisine et la maison délabrée des propriétaires, cinq tables sont alignées sous une tôle ondulée attaquée par la rouille, la moisissure et les toiles d’araignée.

(…) Autour gravite en permanence une petite clique de mendiants, non moins réguliers que les clients, qui quêtent au moment de l’addition et s’emparent des assiettes mal terminées dont ils emportent le contenu dans des sacs plastiques.

(…) A la saison des pluies, les orages qui s’abattent sur la tôle plongent la cantine dans un vacarme assourdissant qui réduit les conversations au strict minimum. L’eau crasseuse dégouline du toit le long de l’impasse, la gouttière de l’hôtel voisin crache sans interruption un épais filet d’eau qui s’accumule dans la ruelle, tandis que les clients en poncho arrivent en courant pour se protéger sous l’auvent. Parfois, sous le meuble de la cuisine, apparaît un gros rat, membre de la colonie établie dans les égouts voisins, tout entier acquis à la cause d’un squelette de poisson et insensible aux coups qu’il reçoit presque par inadvertance de la part des employés.

(…) Depuis quelques mois, trois nouvelles employées se sont adjointes au personnel habituel de la petite cantine. Trois sœurs, assurément, dans des pyjamas rose ou bleu pâle, le visage gracieux quoique avare de sourire (…). Ce sont des cousines éloignées de la patronne, revenues fin 1994 d’un camp de réfugiés d’Indonésie, après y avoir passé cinq ans. En 1989, avec huit autres membres de leur famille, elles décident de s’enfuir pour rejoindre père et mère partis dix ans plus tôt par le même moyen et arrivés depuis au Danemark. La tâche n’est pas compliquée pour cette famille de pêcheurs de la province de Vinh Long, dans le delta du Mékong. Tout le monde se cotise pour payer la construction du bateau et permettre le rassemblement de vivres suffisantes pour les quarante deux candidats au départ. La route n’est pas très sûre, même si le capitaine est habitué à frayer de nuit dans les eaux interdites.

Il leur faut d’abord tromper la surveillance des garde-côtes avant de mouiller sur une des petites îles côtières et demander aux autochtones la direction du sud. Pendant dix jours, ils naviguent en mer de Chine essuient quelques tempêtes, échappent aux bateaux de pirates et aux requins qui avaient décimé tant de leurs prédécesseurs quelques années plus tôt.

Lorsqu’ils parviennent enfin à accoster en Indonésie, ils sont recueillis dans un camp de réfugiés dans lequel sont déjà rassemblés vingt mille Vietnamiens. Ils s’installent là, dans un campement qu’ils estiment provisoire, à cinq dans trois mètres carrés.

(…) Le camp survit grâce à l’intervention des organismes internationaux et des organisations non gouvernementales investies dans le soutien aux réfugiés depuis la grande vague des boat-people des années 1978-1984. Ils reçoivent chaque semaine de quoi manger, trois kilos de riz par personne, trois cents grammes de sucre, des paquets de nouilles chinoises, un peu de soja, des boîtes de tomates et de poisson, un litre d’huile par mois. Jamais de viande.

Dès leur arrivée, on leur explique que les départs pour les États-Unis sont de plus en plus limités, la bienveillance des pays occidentaux s’essouffle pour ces derniers boat-people en retard sur l’histoire. Avec huit mille dollars(1), on peut acheter quelques fonctionnaires et faire avancer un dossier. Mais aucun d’entre eux ne dispose de cette somme.

Il se passera ainsi un an, puis deux, puis trois, puis quatre, avant que les sœurs ne perdent espoir de voir leur requête jamais aboutir. La rumeur se répand alors au sein du camp que l’Australie vient de recueillir sept réfugiés trouvés sur une plage des côtes du nord. Voilà l’occasion tant attendue.

La famille rachète un bateau à un pêcheur indonésien, verse encore mille dollars par personne et s’embarque pour traverser l’Océan Indien, entassés à plus de vingt dans une coque de noix de huit mètres de long. Cette fois-ci, les calculs sont moins justes que la première fois. A quelques miles des côtes, la nourriture vient à manquer et le moteur tombe en panne. A la dérive et sans ressources, les passagers brûlent vêtements et toiles pour donner l’alerte, sont remorqués par un gros bateau de pêche australien qui les livre à la police.

Au terme de deux semaines de camp provisoire sur la côte australienne, ils sont rapatriés en Indonésie dans un avion affrété par les autorités locales. Retour à la case départ. Nous sommes en novembre 1994.

Le second camp dans lequel les trois sœurs aboutissent est plus dur que le premier. Moins d’espace, moins de sécurité, plus de violences de la part des gardes indonésiens. Surtout, les sœurs sont séparées de leur frère aîné. Seules, démunies, paniquées par l’absence de cette autorité familiale indispensable, elles décident de renoncer et font une demande de rapatriement volontaire.

Elles se joignent ainsi au flux croissant de boat-people qui, conscients du blocage de leur situation, entreprennent de rentrer chez eux avec l’aide financière de la communauté internationale et la garantie de leur gouvernement qu’ils ne seraient pas maltraités.

Soixante-treize mille réfugiés au total reviennent de leur propre chef entre 1989 et 1995, pour le plus grand plaisir de leurs pays d’accueil. Les camps, supposés être provisoires coûtent cher, empoisonnent les relations entre le Viêtnam et ses voisins et se justifient de moins en moins au fur et à mesure que la compassion s’atténue pour des exilés dont la cause commence à dater.

Le régime viêtnamien n’est certes pas très clair sur ses intentions. Les discours officiels affirment que rien ne sera reproché aux volontaires pour le retour, mais certains officiels ne cachent pas leur mépris pour ces « traîtres qui ont quitté la patrie dans des moments critiques ». Aucune preuve de mauvais traitements manifestes à l’égard des rapatriés n’est toutefois enregistrée.

Certains ne bénéficient pas d’un tel choix. En 1995, les autorités de Hongkong se lancent dans les rapatriements forcés, sous la pression de la Chine qui exige l’évacuation des camps avant le changement de souveraineté prévu pour le mois de juillet 1997.

Les autorités de l’île – qui héberge encore plus de vingt mille réfugiés – usent de formules très diplomatiques pour expliquer que les Viêtnamiens seraient incités à rentrer volontairement et que ceux qui refuseraient seraient rapatriés de force. Les réfugiés sont ainsi embarqués par avion ou par bateau pour regagner la terre natale. Des scènes d’émeutes éclatent dans le camp, les crises de nerfs se multiplient d’individus désespérés, menottes aux mains, poussés par des agents des Nations unies dans le charter de ce qu’ils vivent comme le retour vers l’enfer.

(…) En janvier 1996, une réunion à Bangkok tente de trouver une solution viable et dresse un bilan des opérations. Depuis 1989, outre les soixante-treize mille rapatriés(2), les programmes successifs ont permis l’accueil à l’étranger de quatre vingt mille Viêtnamiens, dont une majorité aux États-Unis. Mais les trente-sept mille réfugiés(3) encore dans les camps asiatiques ne seront pas les plus faciles à replacer.

Dans la masse, en effet, se trouvent des criminels en fuite, des brigands, des voleurs et, surtout, une majorité d’immigrants clandestins incapables de prouver une quelconque filiation avec le régime du sud-Viêtnam avant 1945. Ceux-là n’ont aucune chance d’émigrer vers les États-Unis et le savent pertinemment. Beaucoup sont passibles de poursuites judiciaires et préfèrent, à tout prendre, l’enfer du camp à celui des prisons viêtnamiennes.

Bon gré, mal gré cependant, les retours continuent. Régulièrement, la presse vietnamienne salue le retour de cent ou cent cinquante réfugiés, souvent en bateau par le port de Vung Tau, à quatre-vingt kilomètres de Saïgon. C’est l’occasion, pour l’agence officielle Viêtnam News, d’expliquer avec un sens aigu de l’exagération, que la plupart des rapatriés sont tout de suite employés par des compagnies d’État et privées, après avoir reçu des cours de formation professionnelle.

Pour les trois sœurs de la cantine, l’État n’a pourtant pas été si généreux. Hors la gratification de cinquante dollars au départ d’Indonésie, et les deux cent quarante dollars touchés le jour de leur arrivée sur le sol viêtnamien, elles n’ont reçu ni subventions ni formation de la part du gouvernement. Depuis, leur vie ne sort presque plus du cadre de la rue Ly Tu Trong, sauf une ou deux fois l’an lors de la visite à la famille restée au village natal. L’une d’entre elles suit des cours de coiffure payés par la famille, l’autre est repartie vivre à Vinh Long ; la troisième restera encore quelque temps à travailler à la cantine. Mais l’espoir n’est pas mort. Leur frère est encore en Indonésie. Peut-être parviendra-t-il à obtenir un visa pour un pays étranger. Quant à elles, elles laissent passer l’orage, se font oublier un peu, et feront une demande officielle plus tard pour aller rejoindre leurs parents au Danemark.

En juin 1996, vingt-cinq nouveaux retours de réfugiés sont organisés au Viêtnam. La communauté internationale est impatiente de mettre un terme à l’épisode des boat-people qui entretient des modèles de crispations politiques caduques.

Le Viêtnam est aujourd’hui membre à part entière de l’Association des nations de l’Asie du sud-est (ASEAN), dont font partie aussi la Malaisie, l’Indonésie et la Thaïlande, tous mêlés à la question des réfugiés dans les années quatre-vingt et quatre-vingt dix et actuellement passablement impatients d’en finir. Le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations-Unies souhaite, quant à lui, se débarrasser le plus rapidement possible de cet encombrant fardeau, à l’heure où d’autres foyers de réfugiés apparaissent en divers points de la planète et en Afrique notamment. En juillet dernier, la Malaisie avait fermé ses camps. Il restait alors quelques milliers de Viêtnamiens à Hongkong, en Thaïlande et en Indonésie.


Notes

(1) 40 000 francs.

(2) 916 en 1989, puis 6300 en 1990, 12 000 en 1991, 17 000 en 1992, 19 000 en 1993, 12 000 en 1994 (chiffres de la Far Eastern Economic Review, janvier 1995).

(3) 37 000, 38 000, 42 000… les chiffres varient d’une source à l’autre. Nous avons retenu le plus couramment utilisé.

Ce texte est un extrait du livre Saigon, le chantier des utopies, paru le 3 janvier 1997 aux Éditions Autrement (Paris, 256 pages, 120 F). Il est publié ici avec l’autorisation de l’éditeur et quelques modifications effectuées par l’auteur pour la bonne compréhension des lecteurs.

Dans la presse : le rapatriement forcé des réfugiés vietnamiens



1996

– Le président Ramos renonce à rapatrier les 2 500 Viêtnamiens réfugiés aux Philippines (le Monde, 27 février)

– Malaisie : dernier rapatriement de boat-people (Libération, 10 mai)

– évasion de boat-people à Hongkong (Libération, 11-12 mai)

– Week-end d’émeutes à Hongkong (Libération, 13 mai)

Les réfugiés viêtnamiens protestent contre leur rapatriement forcé.

– Les autorités de Hongkong veulent rapatrier les boat-people viêtnamiens (le Monde, 15 mai)

– Les autorités de Hongkong accélèrent le rapatriement des boat-people viêtnamiens (le Monde, 7 juin)

18 000 réfugiés illégaux devraient être expulsés de la colonie avant sa rétrocession à la Chine en 1997.

– L’Asie du Sud-Est rapatrie les boat-people viêtnamiens (le Monde, 25 juin)

1997

Hongkong : le plus grand camp de réfugiés viêtnamiens de Hongkong a été fermé, vendredi 3 janvier, près de vingt ans après le début de l’exode des boat-people. La fermeture du camp de haute sécurité de Whitehead a suivi le transfert vers des camps de transit du dernier groupe d’environ 530 détenus viêtnamiens, qui seront rapatriés dans leur pays les 7 et 14 janvier (Brève, le Monde, 5-6 janvier)



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Dernier ajout : vendredi 21 mars 2014, 23:30
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