Article extrait du Plein droit n° 34, avril 1997
« Zéro or not zéro ? »

A Lille, les sans-papiers bousculent le milieu associatif

Gérard Minet

Membre de la Ligue des droits de l’homme, section de Lille
Depuis juin 1996, le problème des sans-papiers est au cœur de l’actualité lilloise, suscitant à la fois solidarité et conflits, espoirs et déconvenues au sein des associations. Le mois d’août constitue une ligne de partage : avant les vacances, l’euphorie et une large mobilisation, avec le succès à la clef ; depuis septembre, une phase difficile dominée par le doute.

Lille s’est dotée depuis plusieurs années d’un « Réseau » contre les lois Pasqua, rassemblant une quarantaine d’associations autour de la Ligue des droits de l’homme et du Mrap.

Quand, en juin 1996, sept Guinéens, parents d’enfants français, décident de se mettre en grève de la faim pour l’obtention de papiers, le Réseau devient naturellement le cadre de soutien au mouvement et réussit un remarquable travail : obtention d’un local, négociations avec la préfecture, contacts avec les personnalités, suivi médical, défense juridique.

Mouloud Aounit, secrétaire général du Mrap, et Madeleine Rebérioux, présidente d’honneur de la Ligue des droits de l’homme viennent ensemble soutenir les grévistes. Pierre Mauroy se rend sur le lieu de la grève avec les responsables des groupes municipaux, il fait voter une subvention par le conseil municipal ; Marie-Christine Blandin, présidente du Conseil général, fait sur place une journée de jeûne.

Un baptême républicain des enfants de grévistes est organisé en mairie, célébré par Bernard Roman, adjoint au maire de Lille (1er secrétaire de la Fédération socialiste), et avec une brochette de personnalités parrains et marraines, dont Jean-Claude Casadesus, directeur de l’orchestre national de Lille. Manifestations et pétitions rassemblent un large soutien populaire.

Cette intense mobilisation conduit le préfet à céder et à signer avec le Réseau un protocole d’accord très favorable au mouvement :

  • titre de séjour d’un an pour les grévistes et engagement d’accorder la carte de dix ans si la commission de séjour, réunie début juillet, ne s’y oppose pas absolument ;
  • examen ou réexamen des cas de 269 parents d’enfants français recensés dans le département sur la base de l’attribution de la carte de dix ans.

Le 10 juillet, la commission de séjour se prononce pour la carte de dix ans pour la totalité des familles de grévistes (14 personnes). C’est la joie !

Le protocole entre en application, lentement mais sûrement, durant les vacances. Les 269 dossiers sont traités au rythme d’une soixantaine par mois. En décembre, 250 cas ont été régularisés et une centaine de nouveaux dossiers sont mis à l’étude.

Ce bilan positif doit cependant être nuancé. Le 12 juillet, la circulaire Debré est publiée. Les conditions de régularisation qu’elle propose sont nettement moins favorables que le protocole signé à Lille.

Durant les vacances, une soixantaine de cartes de dix ans sont accordées, mais à partir de la fin août, le préfet, M. Ohrel, opère le glissement exigé par le ministre – il le reconnaîtra implicitement lors d’une audience à la rentrée. Lille retombe dans la règle commune : on n’attribue plus que des cartes d’un an et les cartes de dix ans ne se comptent plus que sur les doigts de la main.

Vient le coup de hache de Saint-Bernard et la rentrée. Se constitue alors un comité de sans-papiers. De nombreux étrangers sortent de l’ombre. Le succès de juin est incitatif. Le comité voit affluer des dossiers émanant de toutes les catégories : plus de deux cents cas sont recensés. Après négociation, le comité trouve refuge dans une petite salle prêtée par l’évêché, puis, après une tentative avortée à la Bourse du travail, dans une grande salle gérée par l’Église réformée.

La situation se complique : durcissement de l’attitude de la préfecture, difficultés et retard dans le traitement, par le comité, de dossiers très divers et souvent complexes, problèmes de locaux inadaptés à un mouvement permanent de grande ampleur, débats et suspicions sur les rôles respectifs du comité, du réseau associatif, des soutiens individuels, mise en cause des élus locaux.

Une nouvelle grève de la faim se déclenche en octobre dans ce contexte peu favorable. Elle est suspendue après vingt-cinq jours et une négociation à la préfecture dont les résultats sont décevants : une régularisation pour une déboutée somalienne, onze autorisations provisoires de séjour, douze sursis à exécution pour les grévistes sous le coup d’un arrêté de reconduite à la frontière, quatre cas soumis au procureur. Sur les deux cent dix dossiers déposés, une centaine sont jugés « régularisables ». Un vague engagement d’étude prioritaire de dossiers soumis par le comité est également pris, mais il ne sera suivi que d’une application très partielle.

Les sans-papiers, et plus spécialement les grévistes, sortent de cet épisode encore plus fragilisés et désespérés. Aigris même. Le dialogue du comité avec la préfecture est rompu ; il ne reprendra formellement qu’à la mi-janvier.

L’administration fait traîner les choses, les régularisations se font au compte-goutte. Tous les titulaires d’une autorisation provisoire de séjour ne sont même pas convoqués pour entamer les procédures. Des divergences se font jour sur la stratégie. Le local doit être abandonné pour laisser place aux Restaurants du cœur qui l’utilisent chaque année.

L’occupation de la Maison de la nature et de l’environnement (MNE) qui avait accueilli la première grève de la faim se fait dans de mauvaises conditions. Les fêtes de fin d’année sont difficiles à passer pour les sans-papiers lillois : lassitude physique, désespoir de ceux qui n’ont plus ni travail ni logement ni ressources et qui ont fait de la MNE leur seul hâvre de paix. Fatalisme de certains – « on va se laisser mourir… » puisque la préfecture ne veut pas nous reconnaître.

Les projets Debré, le durcissement des mesures par les députés provoquent cependant un sursaut. Ceux qui n’ont plus rien à perdre se lancent, le 14 janvier, dans une troisième grève de la faim. Les associations de soutien se remobilisent pour une manifestation le 25 janvier. Les contacts sont renoués, plus sereinement, avec les politiques. On rencontre les sénateurs. La manifestation du 25 janvier réunit plus d’un millier de personnes et constitue incontestablement un retour à l’unité. Le mois d’août a vu naître un mouvement nouveau d’auto-organisation des sans-papiers. Mouvement spécifique, hors des normes traditionnelles, et dont l’action ne peut être que de longue haleine. Élément nouveau dans le paysage politique et associatif, il était évident que le comité allait créer au sein du réseau de soutien et au sein même des associations des interrogations, des débats, des conflits. Le deuxième semestre a correspondu, à Lille, à cette situation de crise. Sans tomber dans un optimisme excessif, on peut penser que la situation a maintenant suffisamment mûri pour déboucher sur une nouvelle définition des rôles et des actions. Mais le problème de l’intransigeance et de l’incompréhension gouvernementales face à la misère et au désespoir reste entier.



Article extrait du n°34

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Dernier ajout : vendredi 21 mars 2014, 23:28
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