Article extrait du Plein droit n° 33, novembre 1996
« Des jeunes indésirables »

A propos du projet de loi « Debré » : Contre le droit des gens, les libertés et l’intégration

Le projet de loi modifiant l’ordonnance du 2 novembre 1945, que le ministre de l’intérieur, Jean-Louis Debré, a fait adopter par le conseil des ministres du 6 novembre 1996, est présenté par les pouvoirs publics comme une tentative de régler « des difficultés réelles de mise en œuvre » de la loi Pasqua. A cet aspect supposé purement technique, s’ajoutent les leçons tirées « de certaines affaires (qui ont) plus spécialement défrayé la chronique ».

Que le gouvernement juge innommable la lutte des sans-papiers de Saint-Ambroise – Saint-Bernard et de leurs homologues de banlieue et de province donne une petite idée de son désir réel d’agir sur les causes de cette révolte. Il n’empêche que cette évocation gênée de l’actualité lui permet de présenter son projet comme une innovation équilibrée, caractérisée par un savant dosage entre fermeté et libéralités, et susceptible de répondre aux principales revendications de bon nombre des sans-papiers. Une partie de la presse a un peu rapidement fait sienne cette appréciation.

En réalité, le projet de loi Debré repose sur un véritable parti pris en faveur de la précarité des étrangers. Il n’hésite pas à porter atteinte aux libertés des Français et des étrangers en situation régulière. Il s’efforce de rendre plus difficile le rôle du juge judiciaire en matière d’éloignement. Enfin, malgré des évidences statistiques de notoriété publique qui prouvent le contraire, il entretient délibérément l’assimilation entre travail illégal et présence en France d’étrangers en situation irrégulière.

Option en faveur de la précarité

S’il est vrai que le projet de loi prévoit la régularisation de certains jeunes entrés en France hors de la procédure du regroupement familial, d’étrangers en situation irrégulière depuis plus de quinze ans, de conjoints de Français et de parents étrangers d’enfants français, il prend explicitement le parti de placer les uns et les autres dans la précarité. La solution trouvée à l’impasse juridique créée par les lois Pasqua, en particulier à la création des catégories d’étrangers ni éloignables ni régularisables (sauf dérogation, toujours possible), repose, en effet, sur la délivrance de titres de séjour provisoire, dont le renouvellement est moins que jamais assuré.

De toute évidence, le gouvernement n’a plus le moindre souci de l’insertion. C’est d’ailleurs, pour la première fois depuis bien longtemps, une notion totalement absente – y compris à titre de clause de style – de l’exposé des motifs. Il est vrai que Jean-Louis Debré s’est rattrapé depuis lors (le Figaro, 7 novembre 1996) en substituant massivement l’« assimilation » à l’intégration.

Nouvelles atteintes aux libertés de tous

Une fois encore, la lutte contre l’immigration clandestine se retourne contre les libertés individuelles. Elles avaient déjà souffert de rudes coups portés par Charles Pasqua dans les domaines des contrôles d’identité et des mariages. Voilà que son successeur permet aux maires de refuser de délivrer des certificats d’hébergement aux Français et aux étrangers en situation régulière qui n’auraient pas certifié que leur invité étranger est reparti au terme de la durée de validité de son visa. A la faveur de cette innovation, qui invite à la délation et peut en légitimer d’autres, les premiers magistrats de nos cités ne pourront pas identifier les « fautifs » pour les punir sans les avoir, d’une manière ou d’une autre, inscrits dans un fichier. A partir de là, n’est-il pas imaginable que de nombreuses communes entreprennent de tenir un registre ou un fichier de tous les demandeurs de certificats d’hébergement ?

Que dire encore de ce curieux privilège qui, si le projet était adopté, conférerait un caractère suspensif au seul appel formé par le ministère public contre la remise en liberté, décidée par le juge de première instance, d’un étranger placé en rétention ? Ce qui reviendrait à prolonger la privation de liberté d’un individu qui viendrait pourtant d’être libéré par la justice.

La liberté d’aller et de venir ne sort pas non plus renforcée du projet de loi, puisqu’il prévoit que les « véhicules circulant sur la voie publique, à l’exclusion des voitures particulières », pourront désormais subir des « visites sommaires (…) en vue de rechercher et constater les infractions relatives à l’entrée et au séjour des étrangers en France » dans une zone de vingt kilomètres à partir de la frontière avec les états signataires de la Convention de Schengen (actuellement tous les pays frontaliers, sauf la Suisse). Même si ces nouveaux contrôles impliquent l’accord du conducteur ou l’autorisation du procureur de la République, ils étendent les pouvoirs de la police sur les citoyens.

Il en est de même de la possibilité pour la police d’entrer bientôt dans des lieux professionnels pour contrôler l’identité de ceux qui y travaillent de façon à vérifier s’il ne s’agit pas de travail illégal.

Amalgame entre travail illégal et étrangers

Même si le projet de loi vise en principe les seuls employeurs, on peut craindre des dérapages. Mais il y a pire. Le texte permettant à la police de pénétrer dans des ateliers figurait initialement, sous la forme d’un article 3, dans le projet de loi préparé par le ministre du travail et des affaires sociales, Jacques Barrot. Il en a été retiré, le 16 octobre, par le conseil des ministres (et non par le Conseil d’état, comme une rumeur tenace tend à l’établir) qui a préféré l’insérer dans le projet du ministre de l’intérieur « relatif à l’immigration ». Comme si le gouvernement souhaitait entretenir l’idée qu’il y a un lien de cause à effet entre travail illégal et présence des étrangers en France. Il sait pourtant qu’ils y participent à hauteur de 10 %, et qu’on relève la présence d’étrangers en situation irrégulière dans 6 % seulement les procès verbaux de police relatifs à ce type d’affaires.

Faut-il que le gouvernement veuille marginaliser les étrangers et les exposer à la vindicte pour avoir en plus rebaptisé le projet du ministre du travail ? Avant son adoption, il s’intitulait « Projet de loi relatif au renforcement de la lutte contre le travail illégal ». Après cette adoption, il est devenu « Projet de loi relatif au renforcement de la lutte contre le travail clandestin ». Tout un programme quand on sait la connotation de la clandestinité par les temps qui courent.

Minimisation du rôle du juge judiciaire dans la procédure d’éloignement

« Le bras séculier » de la volonté du ministre de l’intérieur étant « l’exécution des reconduites à la frontière » (le Figaro, 7 novembre 1996), son projet n’hésite pas à proposer que le contrôle du juge judiciaire sur le maintien en rétention des étrangers en voie d’éloignement s’exerce quarante huit heures après le début de la rétention au lieu de vingt quatre heures actuellement. Il sera ainsi possible de renvoyer dans leurs pays des étrangers qui sont aujourd’hui remis en liberté, surtout depuis que – et peut-être bien parce que – la Cour de cassation a autorisé le juge à examiner la légalité des conditions d’interpellation.

Communiqué du Gisti,
le 8 novembre 1996



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Dernier ajout : vendredi 21 mars 2014, 19:24
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