Article extrait du Plein droit n° 33, novembre 1996
« Des jeunes indésirables »

La liberté de l’esclave sans maître

Alain Bruel

Président du tribunal pour enfants de Paris
Préoccupés par le grave problème des jeunes en situation irrégulière, les magistrats de l’enfance et de la jeunesse en ont fait le thème de leur assemblée générale qui s’est tenue à Paris en janvier 1996 et au cours de laquelle a été présenté, en introduction, le texte que nous publions ci-dessous.

Le sujet dont je souhaite vous entretenir est assez scabreux s’agissant d’une problématique largement taboue qui, pour n’être relayée par aucun parti politique, n’en est pas moins préoccupante. Il revient en dernière analyse aux praticiens – et, plus particulièrement, aux juges du fait des responsabilités qui sont les leurs – d’en rendre compte.

Je dresserai donc, à partir de l’observatoire qui est le mien, un constat critique de l’application de la loi sur la maîtrise de l’immigration et des effets pervers d’aggravation de la fracture sociale qui en résultent. J’en étudierai les conséquences pour ceux qui, à tort ou à raison, ne se résignent pas à retourner dans leur pays alors que leur situation n’est pas régularisable. J’analyserai les répercussions de cet état de fait sur la protection judiciaire de la jeunesse. Je chercherai, enfin, le moyens juridiques les plus propres à renverser la mécanique de désaffiliation qui en résulte.

On sait que les mineurs d’origine étrangère ne sont pas tenus de présenter un titre de séjour. Ils ne peuvent faire l’objet des mesures administratives d’expulsion et de reconduite à la frontière.

Cependant, pour nombre d’entre eux, l’obtention de la majorité est synonyme d’impasse. Pour obtenir une carte de résident, ils doivent être entrés en France en vertu de la procédure de regroupement familial.

Or, les textes votés à l’été 1993 ont réduit les possibilités en la matière : le regroupement ne peut être partiel ; le parent demandeur doit justifier de deux ans de présence en France et de bonnes conditions de logement. La voie est désormais fermée aux enfants nés d’une seconde union polygamique, sauf si leur mère est décédée. Elle est réservée aux mineurs jouissant d’une filiation légalement établie ou d’une adoption régulièrement prononcée. En sont donc exclus tous les autres, et notamment ceux qui ont été envoyés en France par leurs parents pour être confiés à des membres de la famille élargie ou des compatriotes.

Les mineurs entrés hors regroupement familial régulier ne peuvent prétendre qu’à une carte de séjour temporaire ; encore faut-il qu’un de leurs parents soit titulaire d’une telle carte et qu’ils soient eux-mêmes entrés en France avant un certain âge.

L’âge exigé pour l’entrée effective sur le territoire a été abaissé de dix à six ans. Au-delà de dix-huit ans, et sous la seule réserve des dispositions transitoires permettant à certains de bénéficier encore de l’ancien seuil, les enfants étrangers entrés en France après six ans et hors regroupement familial n’ont plus droit au séjour.

Enfin, la carte de séjour temporaire peut être refusée à tout étranger dont la présence constitue une menace pour l’ordre public, cette notion étant interprétée de manière extensive (par exemple, mention d’une simple admonestation par le juge des enfants).

Avalanche de difficultés

Le jeune étranger né en France peut, par ailleurs, acquérir la nationalité française par simple déclaration. Il le fait pratiquement sans grande difficulté entre seize et dix-huit ans.

Au-delà, les délais rigoureux imposés par l’administration rendent toute négligence ou mauvaise information périlleuses. Une condamnation pénale est synonyme de refus. L’exigence de la résidence en France pendant les cinq années précédant la demande pose des problèmes de preuve et suffit à écarter la candidature de ceux qui auraient fait, pendant cette période, un séjour au pays d’origine.

L’obtention du statut de réfugié est soumise depuis déjà plusieurs années à un examen rigoureux quant à la réalité et à la nature des risques encourus en cas de retour au pays.

L’effet cumulé de ces règles place beaucoup de jeunes gens qui vivent depuis plusieurs années en France où ils ont noué des relations de tous ordres dans une situation intenable.

La seule voie qui leur soit proposée est le retour au pays suivi d’une nouvelle demande de visa. Les résultats fort aléatoires sont aussi de courte durée. Les visas long séjour accordés aux étudiants obéissent à des règles draconiennes de ressources et de réussite aux examens. La carte de séjour temporaire, mention « étudiant » ne peut être automatiquement convertie par la suite en titre de séjour pour salarié, et constitue, dans les faits, une impasse pour toute personne souhaitant se maintenir à demeure sur notre sol.

L’attribution des visas relève du pouvoir discrétionnaire du ministre des affaires étrangères. A l’inverse des règles habituelles en matière administrative, celui-ci n’a pas à motiver sa décision. Enfin, certains étrangers peuvent désormais faire l’objet d’une interdiction du territoire d’origine administrative d’un an, appréciée à partir de la « gravité » du comportement de l’intéressé.

Aussi paradoxal que cela paraisse, on peut très bien être protégé contre la reconduite à la frontière sans pouvoir pour autant obtenir le droit au séjour. Traduits devant les tribunaux, les irréguliers qui se trouvent dans cet espace juridique étroit en sont réduits à vivre d’expédients jusqu’au jour où un acte de délinquance constaté donne enfin à l’administration le moyen juridique de les expulser.

Le comble est atteint lorsque le clandestin affirme à tort ou à raison avoir perdu son passeport. Il peut alors fort bien être placé en rétention judiciaire et ensuite condamné pour infraction au séjour, alors même que l’impossibilité de justifier de son origine l’expose à se faire refouler à l’arrivée dans son propre pays. D’où un parcours où Ubu le dispute à Kafka.

Certains jeunes se trouvent considérés comme irréguliers alors que les autres membres de leur famille ainsi que leurs parents répondent aux exigences de la loi. Le retour à un endroit où ils n’ont en fait aucune attache est alors catastrophique.

Inversement, les parents en situation irrégulière peuvent avoir un enfant français et encourir la reconduite du seul fait que sa naissance est intervenue postérieurement à l’existence de l’irrégularité.

Ultime recours : les conventions internationales

Ces deux cas de figure posent le problème d’une séparation dramatique, non justifiée et donc contraire à la Convention de New York(1) qui reconnaît à l’enfant le droit de ne pas être séparé de ses parents. Mais on sait que la Cour de cassation n’a pas reconnu la possiblité, pour les particuliers, d’invoquer ce traité ratifié par la France devant les tribunaux, et qu’aucune juridiction internationale n’a été créée pour en suivre l’application.

Reste seulement la possibilité d’un recours sur le fondement de l’article 8-1 de la Convention européenne des droits de l’homme, si son aboutissement n’est pas trop tardif.

Nombre de préfectures n’accordent qu’un minimum de dérogations, la consigne étant plus de faire du chiffre en matière de reconduite que d’humaniser l’application de la loi. On assiste même à un véritable paradoxe : les démarches entreprises pour obtenir une régularisation, loin de valoir à leurs auteurs des égards particuliers, deviennent le moyen d’organiser plus facilement leur départ.

Ainsi, une législation appliquée au mépris des attaches nouées en France et des niveaux réels d’intégration conduit-elle à l’induration de la clandestinité et à son extension. La répression s’accroît, mais non le pourcentage des reconduites. S’agit-il d’ailleurs d’un simple problème de police ? L’ordre public ne devrait-il pas concerner aussi la santé, le travail, l’éducation ?

Le vide juridique qui est le lot des clandestins dans ces domaines témoigne d’un appauvrissement d’une notion pourtant survalorisée dans les discours officiels et de sa dissociation par rapport à celle d’intérêt général.

Sa réduction au sécuritaire met en lumière, comme le fait remarquer un publiciste, un véritable déficit de hiérarchisation des règles et se double d’une substitution du politique par la bureaucratie administrative.

Une situation qui fait tache d’huile

La tactique de la terre brûlée adoptée à l’égard des clandestins n’est pas sans répercussions sur les mineurs suivis par le juge des enfants. Pour peu qu’ils n’envisagent pas de quitter le pays à leur majorité, ils se trouvent d’ores et déjà privés de tout avenir prévisible par une législation qui s’analyse en une négation radicale, totalitaire et irréaliste de leur existence.

Leur scolarité, leur formation professionnelle, leur enracinement affectif sont mis en péril. Les enseignants, les travailleurs sociaux hésitent à leur venir en aide ; les foyers dont le fonctionnement normal ne se conçoit qu’articulé avec l’extérieur et orienté sur l’insertion répugnent à les accueillir.

Ils voient fondre les offres sociales au moment même où ils en auraient le plus besoin.

Lorsqu’ils parviennent au seuil fatidique de la majorité, les choses sont pires encore.

L’extension démesurée donnée par la loi de décembre 1994(2) à la pénalisation de l’assistance au séjour irrégulier a de quoi faire réfléchir les travailleurs sociaux, fussent-ils investis d’une mission de service public d’origine judiciaire…

En principe, pourtant, tout jeune majeur de dix-huit à vingt et un ans, en grave difficulté d’insertion sociale devrait pouvoir solliciter une mesure de protection judiciaire émanant du juge des enfants. Mais les décisions ainsi prises sur le fondement du décret du 18 février 1975(3) ne sont pas opposables lors d’une reconduite à la frontière, alors même qu’un délinquant placé sous contrôle judiciaire et astreint à une résidence en France pourrait y échapper.

Quant aux démarches entreprises par le juge auprès des services des étrangers, elles donnent lieu à de fréquentes tentatives de marchandage et sont rarement couronnées de succès.

Mais, dira-t-on, doit-on juger de l’efficacité d’une législation à quelques effets pervers ? Pourquoi se laisser hypnotiser par l’existence de quelques centaines ou même quelques milliers de clandestins ?

N’oublions pas qu’ils vont rejoindre la cohorte anonyme des personnes « sans domicile fixe ni identité certaine » dont des sociologues comme Jacqueline Costa-Lascoux dénoncent la multiplication inquiétante dans toute l’Europe : fugueurs, vagabonds, chômeurs devenus clochards, réfugiés, exilés de l’extérieur ou de l’intérieur, tous plus ou moins en rupture d’appartenance, à l’exception des populations nomades qui, de par leurs traditions et leur culture, conservent un ancrage propre.

Il serait également dangereux de ne pas voir que leurs caractéristiques rejoignent la description faite par Dubet(4) de la situation de galère qui est le lot d’un nombre croissant de jeunes, pas seulement en banlieue : privation de parole légitime, absence d’espace personnel et d’avenir vers lequel se projeter.

Ainsi, le problème des jeunes clandestins apparaît-il non comme une aberration isolée, mais comme un signe révélateur du sort réservé par notre société à sa jeunesse.

Devant l’effacement des repères, il arrive qu’une appartenance religieuse auparavant négligée redevienne, pour certains, une référence active, à la fois comme anxiolytique et comme valeur structurante de la personnalité. Il peut se faire aussi, et l’un n’exclut pas l’autre, qu’ils se laissent tenter par une dérive extrémiste. (…)

Des effets désastreux

Le cabinet du juge des enfants est un excellent point d’observation pour analyser le comportement de ces jeunes adultes « désencastrés », selon l’expression de Robert Castel, « par rapport aux collectifs protecteurs traditionnels ».

Ce sont d’abord des exclus, des éclopés laissés sur le bord du chemin de la croissance. Privés de toute surface sociale, ils en sont réduits, pour subsister, à entrer dans une économie de petits trafics et de délinquance larvée, de débrouille, de rapports de force et de chantage au sujet de laquelle ils se montrent en général évasifs.

Mais ce sont aussi des « électrons libres » désaffiliés par rapport à la société dite normale. Soumis à d’obscures influences ou livrés à leurs propres impulsions, ils occupent une place analogue à celle de ces esclaves sans maîtres qui embarrassaient les juristes romains.

Privés du minimum indispensable de considération sociale et n’ayant rien à perdre, ils n’ont également rien à ménager. Livrés à leur imaginaire, et avant tout soucieux de brouiller les pistes, ils racontent des histoires stéréotypées, s’inventent des appartenances et des âges à géométrie variable afin d’échapper à tout contrôle social. Aussi ne suscitent-ils, en réponse, qu’une approche déshumanisée.

Leur minorité, leur nationalité, leur état civil deviennent matière à suspicion, objets de vérifications déshonorantes. A force de cacher qui ils sont, d’utiliser des « alias », ils vivent une trajectoire désarticulée, caractérisée par la perte de l’identité narrative décrite par Paul Ricœur. Le réflexe d’évitement dégénère en amnésie. L’oblitération du passé, le futur improbable les enferment dans l’instant présent. Dans les cas les plus détériorés, on assiste à une véritable désintégration de la personnalité, à l’agonie d’un moi qui ne parvient plus à « creuser en lui l’espace de l’autre », selon la belle formule de Levinas. Alors, la machine judiciaire bégaye et s’affole.

Devant le juge des enfants, interprète de la loi et chantre de l’échange social, la réparation devient impossible. Les mots ne font plus trace, les promesses n’engagent pas, la demande impossible ne parvient pas à s’exprimer.

Dans les rares cas où le besoin parvient encore à se dire, magistrats et éducateurs doutent si fort de son authenticité qu’ils cherchent à en vérifier l’existence en engageant l’intéressé à se représenter librement le lendemain ; mais ils perdent du même coup le bénéfice psychologique d’une attitude d’accueil dénuée d’arrières pensées.

Le discrédit de la vérité, qui joue dans les deux sens, affecte la communication tout entière ; la parole se trouve frappée d’une irrémédiable perte de sens, son insignifiance provoquant à l’infini la répétition des mêmes propos dérisoires.

Comment s’étonner qu’à l’issue de l’entretien, chacun se sente envahi par le fatalisme ? Que le juge relâche son interlocuteur ou qu’il le retienne, il rend un simulacre de justice. N’ayant de prise que sur le corps de son interlocuteur, il ne peut, en effet, se situer dans le rapport d’interposition entre l’individu et la loi qui fonde son pouvoir d’interdire.

De cette rencontre confuse, ne résulte qu’une subversion supplémentaire de la notion d’interdit liée à l’inceste de langage décrit par Benslama aux journées de Chambéry en novembre 1993.

Désamorcer des situations dangereuses

A l’égard des clandestins, vient encore s’ajouter une perversion supplémentaire. Le mélange entre exclusion voulue et exclusion subie atteint là son paroxysme.

La loi elle-même punit de sanctions identiques ceux qui ont commis une transgression pénale délibérée et ceux que la politique d’immigration place arbitrairement hors communauté sociale. Dès lors, le juge dont c’est le métier d’apporter une protection, ne peut que trahir sa fonction d’institution du sujet. Si l’éradication du chômage et de la misère dépasse de très loin les possibilités judiciaires, si les phénomènes d’errance ne sont pas près de disparaître, il n’en est pas de même de la déliaison résultant de la loi. On pourrait parfaitement faire l’économie de ce contresens aux conséquences symboliques incalculables qui enlève toute crédibilité à la justice.

Renverser la mécanique de désaffiliation des clandestins, au moins en ce qui concerne les plus jeunes, ce serait désamorcer autant de situations dangereuses pour les intéressés comme pour le corps social.

La réaction humaniste est trop souvent disqualifiée au prétexte que les jeunes irréguliers, devenus nos protégés, ne cherchent qu’à nous manipuler.

Mais « la démocratie, dit Alain Finkielkraut, ce n’est pas aimer tout le monde ; c’est faire en sorte que tout le monde ait sa place. Il faut reconquérir ceux qui n’aiment pas la démocratie ».

Cette politique relève du rôle parental de l’État mis en lumière par Pierre Legendre et que Denis Salas définit comme une responsabilité sans réciprocité à l’égard des plus vulnérables. Le recours au droit, ajoute ce dernier, garantit seul un questionnement de la société sur ses propres règles.

Une première piste de travail pourrait être envisagée : elle consisterait à restaurer dans toute sa plénitude un ordre public aujourd’hui mutilé. L’attribution des dérogations individuelles à la législation sur l’entrée et le séjour des étrangers relève, pour l’instant, de la compétence exclusive du ministère de l’intérieur qui délègue aux préfets l’exercice de cette prérogative. Or, un jeune en situation irrégulière n’est pas simplement un individu en infraction par rapport au droit au séjour ; c’est aussi le ressortissant d’un pays étranger, une personne en grave difficulté d’insertion, un adolescent privé de l’appui naturel de ses parents, un chômeur, parfois un malade ou un délinquant.

Les régularisations éventuelles ou leur refus impliquant tout à la fois le pays d’origine et le pays d’accueil devraient donc, logiquement, résulter d’une appréciation globale émanant des instances concernées par chacune des facettes du même sujet : ministère de l’intérieur certes, mais aussi affaires étrangères, santé et justice. Une commission interministérielle serait la mieux à même pour statuer sur des demandes instruites au préalable par le juge des enfants.

Cette piste a le mérite de prendre en compte l’ensemble des composantes de chaque situation particulière et d’aboutir à une décision claire. Mais elle présente l’inconvénient majeur d’entretenir jusqu’au bout l’incertitude et de mettre le magistrat dans l’impossibilité d’en garantir l’issue, même en présence de gages évidents d’intégration.

Dès lors, on pourrait envisager une piste plus solide, qui consisterait à aménager aux irréguliers un statut évolutif. Aujourd’hui, la notion de gages d’intégration n’est pour ainsi dire jamais prise en compte. La loi s’y réfère pourtant en matière de naturalisation, et on ne voit pas pourquoi elle devrait être systématiquement écartée dans le domaine du séjour où les différents éléments du lien social constituent d’évidentes garanties.

Le phénomène de désinsertion que nous étudions comporte au fond deux aspects : disqualification sur le plan social, désaffiliation sur le plan subjectif. Ces deux aspects doivent être traités ensemble dans le cadre d’une trajectoire de vie qui peut conduire soit à un constat d’incompabilités justifiant un retour au pays, soit, au contraire, à une reconnaissance pouvant aller jusqu’à la citoyenneté française. Il s’agirait donc simplement de traiter les jeunes irréguliers entre dix-huit et vingt et un ans comme des sujets de droit vulnérables susceptibles d’obtenir la protection du juge des enfants.

Repérer des liens d’appartenance au corps social

La notion de sujet de droit, ainsi que le fait remarquer Denis Salas dans son livre consacré au transsexualisme dont j’emprunte ici les arguments, est un postulat anthropologique particulièrement opérant. Elle se réfère au contrat social qui transforme l’individu, solitaire, en partie d’un plus grand tout dont il reçoit en quelque sorte sa vie et son être. L’égalité qu’elle affirme peut aller de pair avec une inégalité de fait. Elle pose une aptitude de principe qui peut se concrétiser par des degrés d’actualisation correspondant à une pédagogie de l’altérité et de la responsabilité.

Quant à l’idée de tutelle judiciaire, elle a l’avantage de maintenir un rapport de personne à personne et d’induire un dialogue inter-générationnel entre personne réelle et personne potentielle. Elle a déjà permis d’humaniser la condition de sujets en situation provisoire de vulnérabilité comme l’enfant et l’aliéné.

Il s’agirait donc, pour le juge, de repérer systématiquement les liens d’appartenance déjà existants ou susceptibles de se créer entre le jeune irrégulier et le corps social et, parallèlement, de gérer une aire transitionnelle pouvant aller du sauf-conduit précaire à la naturalisation en passant par les divers titres de séjour que le sujet pourrait obtenir au fur et à mesure où il prouverait sa capacité de réparer son handicap d’origine et de s’insérer normalement.

Techniquement, il suffirait d’élargir le champ d’application de l’article 488, alinéa 2 du code civil, qui définit les majeurs protégés par la loi en ajoutant à l’altération des facultés personnelles celles des attaches sociales ; et en modifiant le décret du 18 février 1975 sur la protection judiciaire des jeunes majeurs pour donner au juge le pouvoir d’accorder, après débat et par décisions motivées, des dérogations auxquelles l’administration serait tenue de se conformer.

D’aucuns trouveront de telles propositions exorbitantes. A l’inverse, on pourrait s’offusquer de ce qu’elles obligent certains à mériter ce que d’autres trouvent d’emblée dans leur berceau. A quoi je répondrais que si l’enfant et l’aliéné doivent supporter des degrés d’autonomisation, il n’est pas inconcevable qu’à un certain degré de désocialisation, le corps social puisse rendre obligatoire un accompagnement judiciaire transitoire. Récemment, un avocat de mes amis me disait que les jeunes étrangers se présentant à son cabinet lui paraissaient le plus souvent en bonne voie d’intégration. A comparer nos impressions, nous mesurions la rapidité de la dégradation qui s’opère et l’impérieuse nécessité de renverser la situation.

Loin de nuire à l’application de la législation en vigueur, ce renversement viendrait plutôt la conforter en éliminant certains de ses effets pervers. Sa forte charge symbolique constituerait un premier élément de réponse à la désespérance de certains jeunes.


Notes

(1) Il s’agit de la Convention des Nations Unies sur les droits de l’enfant. Sur ce sujet, voir dans ce numéro article p. 3.

(2) Cf. article 21 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 qui prévoit les peines encourues pour le délit d’aide à l’entrée et au séjour irréguliers.

(3) Décret relatif à la protection judiciaire des jeunes majeurs.

(4) François Dubet, La galère : jeunes en survie, Paris, Fayard 1993.



Article extrait du n°33

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Dernier ajout : vendredi 21 mars 2014, 19:11
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