Article extrait du Plein droit n° 33, novembre 1996
« Des jeunes indésirables »
Placer les enfants pour mieux reconduire les parents
L’aide sociale à l’enfance (ASE) est un élément charnière de la protection administrative de l’enfance. Placé sous l’autorité du président du conseil général, le service ASE, dont les missions sont définies par l’article 40 du code de la famille et de l’aide sociale et que l’on peut regrouper sous les génériques vocables de prévention, assistance et protection, est volontiers vu par les professionnels de l’action sociale comme l’outil privilégié d’une politique locale au service des plus défavorisés ou des plus fragilisés.
Une sorte de providence, au fond, des pauvres et des enfants, pour le meilleur et pour le pire puisque l’ASE intervient aussi dans le cadre des placements d’enfants étrangers lorsque leurs parents ne peuvent entrer sur le territoire français ou lorsqu’ils sont soit mis en détention administrative, soit expulsés.
Seule l’autorité judiciaire (procureur de la République, juge pour enfants) peut confier ces enfants à l’aide sociale à l’enfance sans l’accord des parents.
Concrètement, quand une famille se présente à la frontière sans être en possession des documents nécessaires à son entrée en France, les parents sont maintenus en zone internationale.
Si la durée de l’attente n’est pas compatible avec l’accueil d’enfants en bas âge, la DICCILEC (direction centrale du contrôle de l’immigration et de la lutte contre l’emploi des clandestins) prévient le procureur de la République qui peut prendre une ordonnance de placement provisoire confiant l’enfant à l’ASE, ou saisir le juge des enfants de permanence qui peut également prendre cette même décision de placement.
La séparation de l’enfant d’avec ses parents est gérée par la DICCILEC qui conduit l’enfant au foyer d’accueil d’urgence de l’ASE du département. Aucune précaution n’est prise pour aménager ce stress de la séparation. L’enfant arrive à l’ASE sans que soient transmises les informations essentielles à sa prise en charge : son prénom, son âge, sa nationalité, la langue qu’il parle ou qu’il comprend, son régime alimentaire et, surtout, s’agissant d’un nourrisson, s’il est sevré ou allaité par sa mère.
L’accueil de l’enfant se fait donc dans des conditions inadmissibles d’urgence, de violence institutionnelle. L’enfant est confié à l’ASE comme un bagage à une consigne, sans aucun élément de son histoire qui permettrait un accueil plus humain. On a pu observer ainsi des bébés tellement stressés par la séparation d’avec leur mère et leur arrivée dans un monde inconnu, qu’ils ont refusé toute nourriture et tout abandon dans le sommeil. Ils ont hurlé leur désespoir pendant plusieurs jours sans que le personnel éducatif de l’ASE ne sache comment les rassurer, quelle langue leur parler ni comment leur expliquer l’insoutenable, l’absence de leur mère.
Il arrive également que des parents étrangers en situation irrégulière soient arrêtés et mis en rétention administrative sans que l’accueil de leur enfant soit préparé et organisé avec d’autres membres de la famille ou des amis. Dans ces cas également, les enfants peuvent être confiés par l’autorité judiciaire à l’ASE.
Les circonstances de ces placements sont également violentes pour les enfants dont les parents ont été arrêtés dans la journée et qui sont restés seuls à la maison, ou qui sont à l’école, voire même qui sont hospitalisés. Les parents se sont présentés à la préfecture pour effectuer les démarches de régularisation, parfois sur convocation. Ils sont arrêtés au guichet. Qui se soucie de leurs enfants qui les attendent en vain à l’école, à la maison ?
Des placements injustifiables
Cette préoccupation semble effleurer tardivement les policiers et les agents de la préfecture. La saisine du procureur de la République se fait à la dernière minute sans laisser le temps aux parents ou aux travailleurs sociaux de trouver des solutions familiales ou amicales.
C’est alors le placement à l’ASE dans les mêmes conditions d’urgence et d’impréparation, où l’enfant bascule, solitaire, dans un monde inconnu où rien ne justifie qu’il y vive si ce n’est l’absence de carte de séjour de ses parents.
Injuste aux yeux de l’enfant, le placement est injustifiable pour le travailleur social, l’assistante maternelle qui accueillent l’enfant.
Mais ce placement est-il provisoire ?
Quand le magistrat qui a placé l’enfant est régulièrement averti du départ des parents expulsés, il peut lever le placement et permettre le retour de l’enfant auprès de ses parents. Mais la solution n’est pas si évidente. Le juge pour enfants est censé remettre un enfant à ses parents quand il n’existe plus de danger pour lui à vivre avec sa famille.
Autant l’enfant a été placé alors que ce danger n’existait pas, autant le retour d’un enfant avec ses parents dans un pays étranger peut présenter un danger certain, dans le cas où ces derniers risquent la mort ou la prison et où lui-même risque des mutilations sexuelles ou de vivre dans des conditions alimentaires ou d’hygiène incompatibles avec son jeune âge ou son état de santé.
Quelle décision doit prendre le juge pour enfants ? Permettre la réunion de la famille au risque de mettre l’enfant en danger ? Garantir les conditions de vie de l’enfant mais perpétuer la séparation d’avec les parents ?
Encore faudrait-il que le magistrat puisse évaluer la situation de chaque enfant pour prendre la bonne décision. Quelle mesure d’enquête, d’observation peut-il mettre en œuvre dans un contexte étranger pour avoir les garanties qu’un retour au pays est compatible avec la protection de l’enfant ?
La brièveté de la procédure qui réitère le caractère urgent, donc violent, des décisions ne permet pas la mise en œuvre de toutes les garanties habituelles dans le cadre de la protection de l’enfance.
Si l’enfant reste placé, comment maintenir des liens avec sa famille retournée dans son pays d’origine ou déjà revenue clandestinement en France ? Les traces se perdent, se perd ainsi la mémoire d’une mère, d’un père, d’une langue, d’une histoire.
Et pour autant, à sa majorité, cet enfant, élevé par l’ASE, n’obtiendra pas de droit un titre de séjour si son arrivée en France a eu lieu après l’âge de six ans. Il pourrait cependant souscrire une déclaration de nationalité française auprès du tribunal d’instance si le temps d’accueil à l’ASE est assez long pour considérer qu’il a bien été élevé par l’aide sociale à l’enfance(1).
Actuellement, le ministère de la justice s’oppose à ces déclarations de nationalité française si l’ASE n’exerçait pas l’autorité parentale pendant le placement. Ce qui revient à limiter l’accès à la nationalité française aux seuls enfants orphelins, ou à ceux dont les parents ont été déchus de leur autorité parentale ou qui ont été déclarés judiciairement abandonnés dès lors que leurs parents se sont manifestement abstenus, pendant un an, de toute démarche maintenant le lien affectif.
On mesure la perversité du système qui conditionne l’obtention de la nationalité française par des enfants élevés en France par l’ASE à l’absence de lien avec leurs parents qui ont été préalablement expulsés et donc séparés de force de leurs enfants !
Ainsi, les jeunes étrangers élevés par l’ASE peuvent, au lendemain de leur majorité, se retrouver clandestins sur le sol de France, sans aucun ailleurs qui ait un sens.
Comment mieux définir l’impossibilité totale de donner une justification à ces placements qui séparent, sans rien réparer dans l’avenir de l’injustice qu’ils mettent en œuvre ?
Comment cautionner, pour les professionnels de l’enfance chargés de leur protection, de leur éducation, une telle utilisation policière et judiciaire de la protection de l’enfance ?
Notes
(1) En vertu de l’article 21-12 du code civil : « Peut (…) réclamer la nationalité française : 1°) l’enfant recueilli en France et (…) confié au service de l’aide sociale à l’enfance ; (…) ».
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