Édito extrait du Plein droit n° 33, novembre 1996
« Des jeunes indésirables »

« Les enfants d’abord »

ÉDITO

Dans son sens commun, l’expression s’entend comme une invitation à faire primer l’intérêt de l’enfant, à lui accorder, en raison de sa plus grande vulnérabilité, une protection particulière. Mais lorsque les enfants sont étrangers, le sens commun n’a hélas plus cours. « Les enfants d’abord » ne fait plus qu’exprimer un constat amer et douloureux : les enfants sont les premiers touchés, sinon les premiers visés par les mesures qui, sous couvert de lutter contre l’immigration clandestine, ont pour effet ou pour objet de rendre toujours plus précaire la condition des étrangers, adultes et enfants confondus. Ils sont victimes, au même titre que leurs parents, d’une politique toute entière fondée sur la dissuasion, la répression, la suspicion, la menace.

Même si on laisse de côté les discriminations et les vexations dont sont quotidiennement victimes les jeunes issus de l’immigration, qu’ils aient ou non la nationalité française, pour s’en tenir aux seuls effets des lois et de leur application, le constat est accablant. Car ce sont bien les droits des enfants qui, directement ou par ricochet, sont remis en cause.

Peut-on contester que les enfants sont les premiers visés par la loi qui, lorsqu’ils sont nés en France, leur enjoint de manifester leur volonté de devenir français et leur ferme les portes de la nationalité française s’ils ont commis certains délits ?

Peut-on contester que les enfants sont les premiers visés par la disposition de la loi Pasqua qui a supprimé la double garantie qu’avaient les jeunes entrés en France avant l’âge de dix ans d’obtenir à dix-huit ans une carte de résident et de ne pouvoir être expulsés ?

Et lorsqu’on met de nouvelles entraves au regroupement familial, n’est-ce pas tout autant le droit des enfants – le droit de vivre avec ses deux parents – qui est bafoué, autant que celui des parents ? Lorsqu’on fait pression sur l’étranger établi en France, en le menaçant de lui retirer son titre de séjour, pour qu’il fasse repartir les membres de sa famille qui n’ont pas respecté la procédure du regroupement familial, n’est-ce pas, toujours, ce droit de l’enfant qui est violé ? Lorsque la loi interdit à un père ou une mère séparé de son conjoint de faire venir son enfant en France parce que l’autre parent est resté au pays et peut s’en occuper, n’est-ce pas encore le droit de l’enfant à conserver des relations avec ses deux parents qui est en cause ?

Lorsqu’on refuse de verser les allocations familiales ou le complément du RMI au titre des enfants entrés hors regroupement familial, n’est-ce pas le droit de l’enfant de vivre dans des conditions décentes que l’on nie ? De même qu’on lui dénie le droit à la santé lorsque ses parents, en situation irrégulière, n’ont plus accès à la sécurité sociale. Et à quoi peut servir de proclamer le droit à l’instruction, à quoi servent les directives – pour une fois claires et précises – du ministère de l’Éducation nationale insistant sur l’obligation d’inscrire les enfants à l’école quelle que soit la situation de leurs parents si ceux-ci n’osent accomplir les formalités nécessaires de peur d’être dénoncés ?

Et puis il y a, planant en permanence au-dessus de la tête de l’enfant, la menace d’être contraint à partir ou celle, non moins angoissante, d’être séparé de ses parents. Certes, les enfants sont et demeurent protégés contre toute mesure d’éloignement. Mais cette immunité cesse à dix-huit ans. Et même avant cet âge, s’ils sont entrés hors regroupement familial, ils sont en quelque sorte assignés à résidence : car s’ils commettent l’imprudence de sortir de France, ils risquent fort, à leur retour, d’être bloqués à la frontière puisque, au regard de la loi et aux yeux de l’administration, ils n’ont aucun droit à revenir en France même si toute leur famille y réside.

On sait bien, au demeurant, que l’interdiction de renvoyer les mineurs est un faux semblant : car les parents reconduits à la frontière restent « libres » d’emmener leurs enfants avec eux… comme ils sont « libres » de les abandonner ici. A tel point que le juge, lorsqu’on invoque devant lui l’argument tiré de l’atteinte portée à la vie familiale, le rejette, précisément au motif que rien n’empêche les enfants de repartir avec leurs parents pour aller poursuivre leur vie familiale dans le pays d’origine. Le juge ne se préoccupe pas beaucoup plus que l’administration de l’intérêt de l’enfant : peu importe que la reconduite à la frontière d’un de ses parents ou des deux ne lui laisse d’autre choix que d’être séparé d’eux ou d’interrompre sa scolarité.

Et à supposer que les enfants réussissent à se maintenir sur le territoire français, avec ou sans le reste de leur famille, quel avenir prépare-t-on à ces jeunes qui auront pendant toute leur minorité partagé l’angoisse de leurs parents, auront vécu dans la précarité, et ne sont pas assurés eux-mêmes d’obtenir le droit au séjour à leur majorité ?

Si l’enfant est français, sa situation n’est pas toujours plus enviable. Dans la mesure où ses parents sont inexpulsables, il court moins le risque d’être séparé d’eux. Mais ces derniers ne sont pas assurés pour autant - et c’est un euphémisme - d’obtenir un titre de séjour : sans moyens d’existence, sans protection sociale, comment subviendront-ils aux besoins de cet enfant… français ?

On dira que la condition faite aux enfants étrangers n’est que le reflet, la conséquence logique de celle faite aux adultes. Mais on croyait, justement, naïvement sans doute, que d’avoir affaire à des enfants entraînait des obligations spécifiques, celles-là mêmes que rappelle la Convention sur les droits de l’enfant, ratifiée par la France. On y lit par exemple : – que les États veillent à ce que l’enfant ne soit pas séparé de ses parents contre son gré ; – que toute demande faite en vue d’entrer dans un État aux fins de réunification familiale est considérée « dans un esprit positif, avec humanité et diligence » ; – que les États s’engagent à respecter le droit de l’enfant à préserver ses relations familiales ; – que dans toute décision concernant les enfants « l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale ».

Quand il s’agit des adultes, on a coutume de se réfugier, pour justifier la dénégation de leurs droits, derrière l’argument commode quoique fallacieux qu’ils ne respectent pas « nos lois ». Lorsque les enfants sont en cause, l’argument est encore moins recevable. A moins d’admettre que la « faute » des pères doive retomber sur les enfants.



Article extrait du n°33

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Dernier ajout : vendredi 21 mars 2014, 19:00
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