Article extrait du Plein droit n° 46, septembre 2000
« D’autres frontières »
Travailleurs sans frontières
L’effectif total de migrants dans le monde dépasse aujourd’hui 120 millions – 75 millions de plus qu’en 1965 – et continue d’augmenter. Tel est l’un des constats qui se dégagent de cette récente étude des effets de la mondialisation sur les migrations internationales.
« Dans un monde de gagnants et de perdants, les perdants ne disparaissent pas comme par enchantement, ils tentent leur chance ailleurs », fait observer l’auteur, Peter Stalker.
De nos jours, c’est essentiellement l’attrait de meilleurs emplois et de meilleurs revenus qui pousse les gens à émigrer.
- D’après les résultats d’une enquête réalisée en 1996 auprès de 496 Mexicains sans papiers aux États-Unis, ceux-ci gagnaient en moyenne 31 dollars par semaine dans le dernier emploi qu’ils avaient occupé au Mexique, alors qu’aux États-Unis, ils percevaient 278 dollars par semaine, soit neuf fois plus.
- En 1997, un manœuvre indonésien gagnait 0,28 dollar par jour dans son pays alors qu’il gagnait 2 dollars de plus par jour dans la Malaisie voisine.
- Selon une étude citée par l’auteur, en 1995, le coût horaire de la main-d’œuvre de l’industrie manufacturière était de 0,25 dollar en Inde et en Chine, 0,46 en Thaïlande, 0,60 en Russie, 1,70 en Hongrie et 2,09 en Pologne contre 13,77 au Royaume-Uni, 14,40 au Canada, 17,20 aux États-Unis, 19,34 en France, 23,66 au Japon et 31,88 en Allemagne.
- La baisse des prix du transport et la rapidité des communications ont changé la nature des migrations internationales, qui sont désormais moins permanentes. Ainsi, en 1990, les prix du transport aérien par mile ont baissé de 20 % par rapport à leur niveau de 1930. De 1930 à 1996, le coût de trois minutes de conversation téléphonique entre Londres et New York est tombé de 300 dollars à 1 dollar.
« Ces changements ont rendu moins effrayant et moins angoissant le départ vers des terres inconnues », constate P. Stalker. « Du même coup, les flux migratoires se sont complexifiés et diversifiés ».
L’évolution a été caractérisée par l’augmentation du nombre de pays qui sont des pays d’émigration, d’immigration, ou les deux à la fois. Une analyse de la structure actuelle des mouvements migratoires dans 152 pays a montré qu’en vingt ans, de 1970 à 1990, le nombre de pays classés comme grands pays d’accueil de travailleurs migrants a augmenté de 39 à 67. Pendant la même période, le nombre de pays appartenant à la catégorie des pays d’émigration est passé de 29 à 55.
La complexité croissante du phénomène migratoire est soulignée par le fait que, dans le même temps, le nombre de pays fonctionnant à la fois comme pays d’émigration et pays d’immigration est passé de 4 à 15.
P. Stalker fait observer que les flux migratoires sont sensibles aux pressions politiques et sociales qui apparaissent lorsque des communautés hôtes deviennent réticentes face à l’afflux de nouveaux immigrants. Les gouvernements, qui interviennent très peu en ce qui concerne les flux commerciaux et financiers, « manifestent une beaucoup plus grande détermination lorsqu’il s’agit de personnes ». Cela a peu d’effets sur les effectifs globaux de migrants, mais influe sur la direction que prennent les flux migratoires. Cela a favorisé l’apparition d’une véritable « industrie » qui aide, contre rémunération, les migrants à obtenir des visas, à voyager et à trouver des emplois. Cela a également favorisé l’augmentation du travail clandestin.
Une opération très lucrative
« En 1993, en Europe, 15 à 30 % d’immigrants sans papiers auraient fait appel aux services de trafiquants », affirme l’auteur. « Dans le cas des demandes d’asile, le pourcentage est encore plus élevé : 20 à 40 % ».
Commercialement parlant, le trafic de migrants est une opération extrêmement lucrative. Faire passer clandestinement une frontière d’Europe de l’Est en voiture ou celle qui sépare le Maroc de l’Espagne en bateau peut valoir 500 dollars, mais un voyage plus compliqué pour un migrant sans papiers allant de Chine aux États-Unis peut coûter jusqu’à 30 000 dollars. L’auteur cite une étude selon laquelle le trafic de migrants sans papiers représenterait un chiffre d’affaires de 5 à 7 milliards de dollars par an.
« Ces mouvements de travailleurs clandestins ont donné naissance à un immense marché de faux papiers ». Bangkok est ainsi devenue un grand centre de fabrication de documents, surtout de passeports coréens et japonais – valant environ 2 000 dollars pièce – utilisés par des émigrants chinois pour se rendre dans d’autres régions du monde.
Certains aident à financer les flux migratoires en offrant des facilités de crédit. Il peut s’agir de prêts à long terme remboursables en plusieurs années. Mais il existe aussi des crédits à court terme. Par exemple, les paysans boliviens qui veulent entrer en Argentine comme touristes doivent montrer aux services de l’immigration qu’ils sont en possession d’un montant équivalant à 1 500 dollars. « Cela a donné des idées à des intermédiaires financiers d’un type nouveau, qui pratiquent le taux d’intérêt probablement le plus élevé au monde : des entreprises de transport et autres prêtent l’argent nécessaire aux migrants le temps de passer la frontière, c’est-à-dire plus ou moins une heure – et retiennent pour cela 10 % ».
Comme toujours, les mouvements migratoires sont déterminés par les différentes de niveaux de vie. P. Stalker indique, par exemple, qu’entre les États-Unis et le Mexique, la différente de PIB par habitant est de 6 à 1. Entre l’Allemagne et la Pologne, elle est de 11 à 1.
Autre indicateur, plus parlant, de l’incitation au départ : la différence de salaire pour les métiers auxquels peuvent prétendre les migrants. Ceux-ci varient énormément d’un pays à l’autre bien que, presque partout, les immigrants soient concentrés dans certaines branches d’activité.
« Aux États-Unis, c’est dans le secteur agricole que l’on trouve le plus d’immigrants », indique l’auteur. « En Belgique et aux Pays-Bas, c’est dans l’extraction et le traitement des minerais ; au Danemark, en Allemagne, en Australie et au Canada, c’est dans l’industrie manufacturière ; en France et au Luxembourg, c’est dans le bâtiment et les travaux publics ; au Royaume-Uni, c’est dans les services ».
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L’auteur du livre rappelle que, dans le passé, le monde a connu des migrations d’une beaucoup plus vaste ampleur et cite deux exemples : la traite des esclaves et l’émigration vers le Nouveau Monde et l’Australie. C’est la traite des esclaves qui a provoqué les déplacements de population les plus brutaux. Environ quinze millions d’esclaves ont été transférés d’Afrique vers les Amériques avant 1850 et, pendant le siècle qui a suivi l’abolition de l’esclavage, plus de trente millions de personnes ont été déplacées pour effectuer des travaux forcés.
Des millions d’autres se sont déplacées volontairement. De 1846 à 1939, cinquante neuf millions de personnes ont quitté l’Europe, généralement pour se rendre dans les Amériques, mais aussi en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Afrique du Sud.
Alors que certains s’inquiètent aujourd’hui de ce qu’ils perçoivent comme une expansion récente des migrations internationales, il convient de rappeler que les mouvements les plus importants se sont produits de 1815 à 1915, année durant laquelle sont arrivés aux États-Unis 1,2 million d’immigrants, soit 1,2 % de la population américaine de l’époque. En 1996, les États-Unis ont reçu 996 000 immigrants, soit à peine 0,35 % de la population.
Notes
(1) Article paru dans Travail, Le magazine de l’OIT (organisation internationale du travail, n° 34, avril/mai 2000). Cette revue est publiée cinq fois par an par le Bureau international du travail, CH-1211, Genève 22 (Suisse).
(2) Workers without frontiers – The impact of globalization on international migration, Peter Stalker, BIT, Genève, et Lynne Rienner Publishers, 2000. Pour passer commande en Suisse, s’adresser au Service des publications du BIT, 4 route des Morillons, 1211 Genève 22.
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