Article extrait du Plein droit n° 46, septembre 2000
« D’autres frontières »
Et si on faisait payer les étrangers ?
Serge Slama
Enseignant-chercheur à l’Université Paris X-Nanterre
1697. Louis XIV règne. S’achève une énième guerre laissant la France exsangue. Le pouvoir royal cherche à renflouer les caisses du royaume. Lui vient alors l’idée : « Et si on faisait payer les étrangers ? »(1). Par déclaration royale du 22 juillet 1697, complétée par un arrêt du conseil du roi du 30 juillet 1697, une nouvelle taxe est créée, venant s’ajouter aux nombreuses autres impositions auxquelles sont assujettis les étrangers et descendants d’étrangers sous l’Ancien régime.
1997. Un arrêté interministériel du 17 mars 1997 augmente le montant de la « redevance » que les étrangers désireux d’obtenir un premier titre de séjour doivent verser à l’occasion de la visite médicale qu’ils subissent. Alors que tous les autres contrôles médicaux, organisés dans un souci de protection de la santé publique (à l’école, à l’armée ou au travail) sont gratuits, celui-ci – qui ne concerne que les étrangers – est payant et, qui plus est, fixé par un « simple » arrêté interministériel, alors que le pouvoir de créer une imposition nouvelle appartient constitutionnellement au seul législateur.
Autre temps, mœurs similaires ? En tout cas, cette anecdote est significative de l’attitude constante des pouvoirs publics à l’égard des étrangers. Lorsqu’ils résident en France, non seulement ils contribuent à l’imposition commune comme tout national mais, de plus, il n’est pas rare qu’on leur demande un effort supplémentaire.
C’était donc le cas pour cette visite médicale à laquelle sont tenus de se soumettre les étrangers qui souhaitent obtenir un premier titre de séjour en France (lors de leur entrée ou lors d’une régularisation), en application d’articles du code du travail et du décret de 1946 portant statut des étrangers. Cet examen, qui peut avoir lieu à l’étranger, mais qui est pratiqué le plus souvent, en France est assuré par les médecins de l’Office des migrations internationales (OMI) ou par des médecins agréés auprès de cet office ou auprès des représentants diplomatiques français.
A l’origine, cette visite avait comme objectif premier de contrôler « l’aptitude » des travailleurs étrangers recrutés en nombre par l’Office national de l’immigration (auquel s’est substitué l’OMI). La politique d’arrêt de l’immigration décidée dans les années soixante-dix a fait disparaître cette justification. Le contrôle a, cependant, été maintenu et réorienté prioritairement vers des objectifs de santé publique. Il a été étendu à toutes les catégories d’étrangers. Ce contrôle, dont les modalités sont fixées par un arrêté ministériel du 6 juillet 1999, comprend un examen sommaire (vue, poids, taille, analyse d’urine), une consultation médicale et une radiographie des poumons.
Cette visite donnait lieu à la perception d’une somme fixée, par des arrêtés ministériels du 17 mars 1997, à un forfait de 1750 francs pour les familles (dans le cadre du regroupement familial), à 360 francs pour les étudiants et les réfugiés, et à 1050 francs pour les « autres étrangers » (« visiteurs », « vie privée et familiale » ; etc.). Pour les travailleurs « salariés », l’employeur s’acquitte de cette redevance en versant la « contribution spéciale » lors de leur embauche.
Épinglé par la Cour des Comptes
Toutefois, dans le cadre de la régularisation de dizaines de milliers d’étrangers, suite à la circulaire de 24 juin 1997, le taux de 1050 francs a, dans un premier temps, été appliqué à tous les étrangers régularisés, même lorsqu’une carte « salarié » leur était délivrée. Par instructions ministérielles du 27 février 1998, le ministère de l’intérieur a cependant admis que « compte tenu des difficultés rencontrées par un certain nombre de familles pour acquitter des sommes parfois supérieures à 10 000 francs(2) […], lorsque la demande [de régularisation] concerne plusieurs membres d’une même famille, […] l’ensemble du groupe sera assujetti au versement unique d’un montant de 1750 francs ».
Ces sommes ne sont pas négligeables pour des personnes aux revenus souvent modestes. Elles s’ajoutent à d’autres dépenses nécessaires pour obtenir un titre de séjour : taxe de chancellerie (650 francs pour un visa de long séjour ou 1300 francs pour une régularisation sur place) et timbre fiscal (220 francs) jusqu’à une période récente. Rapportées aux prestations fournies, ces sommes apparaissaient tout simplement prohibitives.
Dans son rapport annuel au Président de la République, publié en novembre 1997, la Cour des comptes avait vigoureusement critiqué le montant des sommes exigées par l’OMI. Elle relevait notamment que « le niveau de cette redevance s’avère très supérieur au service rendu » et que « cette situation est d’autant plus choquante que l’OMI justifie de ressources excédant largement ses besoins ».
Ce rapport révélait en effet que « l’OMI bénéficie de recettes dont le montant est lié non à ses charges mais à l’importance des flux migratoires. […] La dissociation structurelle entre les charges et les recettes de l’organisme et le fait que celles-ci soient le produit de taxes et redevances diverses dont les montants ont été régulièrement accrus pour freiner l’emploi de nouveaux travailleurs immigrés, ont au total assuré des résultats annuels nets toujours supérieurs à 50 millions de francs de 1987 à 1993, bien qu’une surestimation régulière des charges à payer en minore l’importance ». En termes moins technocratiques, l’OMI s’enrichissait sur le dos des étrangers, ce qui permettait notamment de financer les actions en faveur des Français à l’étranger, autre mission assurée par l’OMI.
Face à cette situation, en janvier 1998, quatre-vingts médecins ont saisi le conseil national de l’ordre pour lui demander de condamner fermement la pratique en vigueur à l’OMI : « En tant que médecins, il nous paraît particulièrement choquant et contraire à notre déontologie que l’on demande une telle somme à des patients en général démunis. D’autant plus que cet examen fait pour des motifs de santé publique devrait être gratuit » (Le quotidien du médecin, 21 janvier 1998).
Ces dispositions n’étaient pas seulement choquantes. Elles paraissaient illégales, et ce pour au moins deux raisons.
Il semblait tout d’abord que cette redevance n’avait pas lieu d’être. Certes, il n’existe pas de principe général de gratuité des services publics. Mais il est constant, en revanche, que si l’organisation d’un service public administratif est légalement obligatoire pour une personne publique, et que ce service fonctionne dans un intérêt général qui dépasse celui de ses « bénéficiaires » apparents, ce service doit être gratuit.
Un impôt déguisé
C’est bien le cas en l’espèce, où la visite n’est pas imposée principalement dans l’intérêt des étrangers, mais pour des motifs de santé publique (détection de maladies présentant des risques pour la santé publique conformément à des règlements sanitaires internationaux). Certes, les étrangers qui subissent ce contrôle en retirent des informations sur leur état de santé. Mais s’ils le jugeaient utile, ils pourraient obtenir les mêmes informations auprès de leur médecin habituel, pour des sommes beaucoup plus modiques et remboursées par le sécurité sociale.
En deuxième lieu, à supposer même que cette redevance puisse être payante, son coût ne devrait pas excéder celui du service rendu, en application d’une jurisprudence traditionnelle du Conseil d’État. Or, il a été rappelé par la Cour des comptes que le taux de 1050 francs représentait plus du double du coût réel du service rendu. De plus, alors que le taux de cette redevance a constamment progressé ces dernières années, le service rendu aux étrangers, lors de cette visite, a diminué puisque certains examens ont été supprimés (notamment la prise de sang). Cette « redevance » a donc varié en proportion inverse du service rendu…
Il ne s’agissait donc pas d’une redevance, mais d’un impôt qui n’aurait pu être instauré que par le législateur en application de l’article 34 de la Constitution.
C’est pourquoi, le Gisti a demandé, en juillet 1998, aux ministres de l’emploi et de la solidarité et de l’économie la suppression d’un des arrêtés du 17 mars 1997 (celui relatifs aux étudiants, réfugiés et autres étrangers) fixant le montant de cet « impôt déguisé ».
Une décision qui fera date
Suivant les conclusions de son commissaire du gouvernement(3), le conseil d’État a, dans un arrêt du 20 mars 2000, entièrement suivi l’argumentation développée par le Gisti en relevant que « ce contrôle médical […] n’a pas été institué dans le seul intérêt de ces personnes [les étrangers], mais a essentiellement pour objet la protection de la santé publique ; que dès lors, ce contrôle médical ne constitue pas un service rendu pouvant donner lieu à la perception d’une redevance ». Il a donc annulé le refus des ministres concernés d’abroger l’arrêté contesté et, en outre, donné injonction à ces ministres d’abroger ces arrêtés dans un délai de quinze jours de la notification de cette décision.
Qui plus est, le commissaire du gouvernement relevait, dans ses conclusions, que si le conseil d’État ne suivait pas l’argument principal du Gisti (gratuité de ce contrôle organisé dans un motif de santé publique), il devrait « encore annuler l’arrêté attaqué, pour l’un des motifs suivants, tenant l’un au quantum [c’est-à-dire la disproportion] de la redevance, l’autre à l’incompétence de l’auteur de l’acte » (c’est-à-dire qu’il accueillait favorablement l’ensemble des moyens développés par le Gisti).
Cette décision fera date. D’abord du strict point de vue juridique : en décidant que cette jurisprudence serait « publiée au Lebon(4) », le conseil d’État lui a accordé l’importance qu’elle méritait(5).
Ensuite, du point de vue pratique : les étrangers obtenant un premier titre de séjour n’ont légalement plus à verser cette somme à l’OMI, puisque les ministres concernés ont abrogé l’arrêté en cause le 10 mai 2000 (paru au Journal officiel du 20 mai 2000), comme le leur avait enjoint le conseil d’État.
Or, chaque année, ce sont près de 80 000 étrangers qui sont soumis à cette visite médicale – sans compter les 75 000 étrangers admis au séjour dans le cadre de la procédure de régularisation de 1997. En outre, en application des règles de droit public, l’ensemble des étrangers qui se sont acquittés à tort de cette somme depuis quatre ans(6) peuvent en demander le remboursement. Malheureusement, en cas de refus, il leur faudra un avocat pour déposer un recours devant un tribunal administratif et obtenir la condamnation de l’OMI.
Toutefois, étant donné l’importance de la perte de recettes pour l’Office, les pouvoirs publics réfléchissent actuellement à la possibilité de donner un fondement juridique légal à ce prélèvement. Il a d’abord été envisagé d’insérer dans le projet de loi de « modernisation sociale » une disposition modifiant un article du code du travail afin de créer une taxe parafiscale, qui consiste, pour le législateur, à renvoyer au décret la fixation du montant du prélèvement.
Se rendant peut-être compte de l’incongruité d’insérer une telle disposition dans un texte comportant plusieurs mesures visant à lutter contre les discriminations, la disposition en question a finalement disparu du projet délibéré en conseil des ministres le 25 mai 2000, après avis du conseil d’État.
Espérons que le gouvernement, qui affiche régulièrement la volonté de combattre les discriminations frappant les étrangers, abandonne définitivement ce projet, car aucune raison ne justifie que la République fasse arbitrairement payer les étrangers comme… la royauté en son temps.
Notes
(1) Cette phrase et cette anecdote sont issues de l’intéressant ouvrage historique de Jean-François Dubost et Peter Sahlins, Et si on faisait payer les étrangers ? Louis XIV, les immigrés et quelques autres, Flammarion, 1999.
(2) En effet, dans le cadre de la procédure de régularisation de 1997, certaines familles d’étrangers étaient initialement assujetties au paiement pour chaque membre de la famille de la redevance médicale de 1050 francs à laquelle s’ajoutait la « taxe de chancellerie » pour la régularisation du visa d’entrée (1300 francs) et le timbre fiscal (220 francs).
(3) Le commissaire du gouvernement est un membre du conseil d’État qui ne représente pas le gouvernement mais donne de façon indépendante son avis sur l’affaire et donne lecture de ses conclusions en séance publique.
(4) Il s’agit d’un recueil de jurisprudences du conseil d’État qui a pour particularité que c’est le conseil d’État lui-même qui décide si un de ses arrêts sera « mentionné » ou « publié » au Lebon.
(5) Il faut également noter que cette décision n’est pas seulement intéressante pour le moyen de fond retenu par le conseil d’État mais également pour un argument de recevabilité de la requête. En effet, par un oubli malencontreux, le Gisti a déposé ce recours après l’expiration du délai de deux mois suivant le rejet opposé par les ministres concernés. Mais comme ceux-ci n’ont pas accusé de réception de la demande d’abrogation, les délais de recours ne sont pas opposables en application de l’article 5 du décret du 28 novembre 1983.
(6) Pour comptabiliser ce délai, il faut prendre comme point de départ le 1er janvier suivant le paiement de cette somme à l’OMI. Pour plus de détails sur les modalités de remboursement, voir la note pratique du Gisti sur ce sujet.
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