Article extrait du Plein droit n° 46, septembre 2000
« D’autres frontières »
Les gens du voyage en mobilité surveillée
Violaine Carrère et Christophe Daadouch
Ethnologue ; Juriste
Les « gens du voyage » présents sur le territoire français peuvent, sur bien des points, alors même que la majorité d’entre eux sont français, être assimilés aux étrangers : leur statut est un statut largement dérogatoire au droit commun, leur citoyenneté est limitée, ils sont victimes d’un régime policier répressif et de politiques locales ségrégatives. Symbolisant comme nul autre la liberté de circulation, ils font sauter les frontières nationales et locales.
Il n’est alors pas étonnant que les pouvoirs publics tentent de les astreindre à résidence, de les sédentariser, parfois au mépris des droits fondamentaux. Cependant, cette volonté se heurte non seulement à la résistance des gens du voyage eux-mêmes mais encore à l’hostilité d’une large part de la population et des élus locaux.
Toute l’histoire des relations entre nomades et sédentaires est une histoire violente, en Europe comme ailleurs, et le XXe siècle finissant n’échappe pas à la règle. La France, bien loin d’assouplir et d’adapter la réglementation qui régit l’existence des nomades – qu’ils soient Roms, Tsiganes, Gitans, étrangers ou français – tend à renforcer l’aspect répressif de cette réglementation et, malgré tous les rapports rédigés sur la question durant les dernières décennies, à exacerber les contraintes qui pèsent sur la vie des itinérants.
A chaque fois, la problématique est la même : il s’agit de limiter leurs déplacements pour mieux les contrôler, de nier les réalités de la vie nomade, et de tenter de la faire « coller » avec les fonctionnements de la vie sédentaire. Une circulaire récente du ministre de l’intérieur sur la domiciliation vient encore une fois de l’illustrer.
Depuis 1912, tous les textes s’appliquant aux personnes qu’on a successivement dénommées « nomades », « sans domicile ou résidence fixe », et « gens du voyage » ont prévu l’obligation, pour elles, de détenir un « titre de circulation ». Ce document est à la fois un justificatif d’identité, une attestation d’exercice d’une activité professionnelle ambulante ou tout simplement la preuve d’un mode de vie itinérant.
L’obligatoire sédentarisation
La loi du 3 janvier 1969 a instauré la notion de « commune de rattachement ». Les textes qui ont suivi – loi du 10 juillet 1985, loi Besson du 31 mai 1990 – ont gardé ce principe de rattachement à une commune des nomades et de toute personne sans domicile fixe.
La façon dont s’organise ce rattachement est plus qu’intéressante pour saisir – au-delà de la situation faite aux seuls nomades – ce que la société française conçoit comme lien entre la citoyenneté et le territoire, entre habiter un lieu, résider, et appartenir à une collectivité.
Être rattaché à une commune, a priori, pourrait signifier être assimilé à un membre de cette entité socio-politique. Un tel rattachement serait alors, par nature, source de droits.
La loi de 1969, qui prend soin de spécifier que ce rattachement « ne vaut pas domicile fixe et déterminé », précise également qu’il produit « tout ou partie des effets attachés au domicile ». Si, de fait, ce rattachement permettra de jouir de certains droits, tout montre qu’il est d’abord une contrainte, un moyen de surveillance et, finalement, de sédentarisation symbolique.
Un premier signe de cela peut déjà se voir dans le caractère obligatoire du rattachement à une commune. La loi ne présente pas formellement l’absence de rattachement comme punissable, mais est punissable le fait, pour toute personne « désireuse d’exercer une activité ambulante ou de circuler », de ne pas détenir un titre de circulation. Or, la demande de titre de circulation doit être déposée « en préfecture ou sous-préfecture de l’arrondissement de la commune à laquelle [cette personne] désire être rattachée ». Le non-respect de cette obligation, passés six mois sans domicile fixe, est passible d’un an d’emprisonnement.
D’ailleurs, illustrant le caractère contraignant de ce rattachement communal, l’article 9 précise que toute demande de changement de commune de rattachement « doit être accompagnée de pièces justificatives, attestant l’existence d’attaches que l’intéressé a établies dans une autre commune de son choix ». Selon l’article 26 du décret du 31 juillet 1970, ces liens réels peuvent être la scolarité des enfants, l’acquisition d’un terrain, un contrat de travail ou la présence de membres de famille. En toute hypothèse, ce ne peut être une simple convenance personnelle, ou un choix libre tel que peut l’exercer tout citoyen.
Ainsi, le rattachement est effectué pour une durée minimale de deux ans et ce n’est que si « des circonstances d’une particulière gravité le justifient » qu’il peut être dérogé à cette règle de durée minimale.
Égalité d’obligations
On voit que le mot « choix » qu’utilisent les textes doit s’entendre en fait comme un choix tout relatif. L’élection de ce domicile qui n’en est pas un, en même temps qu’elle est obligatoire, est complètement encadrée.
On ne sera donc pas surpris de constater que ces « effets attachés au domicile » sont surtout des obligations : l’accomplissement des obligations fiscales, l’accomplissement des obligations prévues en matière de sécurité sociale et l’obligation du service national.
La « domiciliation » dans une commune de rattachement permet donc de garantir l’égalité entre nomades et sédentaires pour ce qui concerne les obligations du citoyen. On notera d’ailleurs que ce souci a été très loin, puisque c’est dès l’âge de 16 ans, et non à la majorité, que s’impose le rattachement à une commune.
L’égalité des droits est-elle de même garantie ? En France, la jouissance de droits sociaux est étroitement liée à un domicile. Pour les sédentaires et les personnes disposant d’un domicile fixe, l’affaire est en général simple : on dépend de telle caisse de sécurité sociale, de telle caisse d’allocations familiales, etc. Les démarches s’effectuent donc dans des lieux proches du domicile.
Les gens du voyage, au fil du temps, et parce que rien dans les textes ne l’interdisait, ont vu leurs divers droits ouverts là où ils « résident » ou stationnent au moment de l’ouverture de ces droits : naissance d’un enfant, obtention d’un emploi (un peu) durable ou départ d’un emploi, arrivée à l’âge de la retraite, etc. De nombreux nomades ont donc couplé le rattachement communal à des domiciliations variées et changeantes.
On peut s’inquiéter des difficultés causées aux administrations par cette situation. Cependant, elle n’est pas différente de ce qui se passe pour de très nombreux « sédentaires » contraints par la précarité de leur emploi et de leurs ressources à des déménagements successifs très fréquents. Lorsqu’il s’agit de gens du voyage pourtant, plus encore que pour l’ensemble des « sans domicile fixe », l’instabilité du domicile suscite de la suspicion, malgré toutes les possibilités de contrôle dont dispose l’administration.
Les difficultés liées à l’absence d’un domicile fixe ont pourtant été l’un des soucis qui ont présidé au vote de la loi du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions. Le législateur a pris en compte ces difficultés et prévu que les personnes « sans domicile fixe » puissent produire, pour se voir délivrer des pièces administratives, une attestation émanant d’une association ou d’un organisme d’accueil.
Quelle domiciliation ?
Dans une circulaire du 3 août 1999 (NOR/int/9/99/00177/C), le ministre de l’intérieur vient de donner ordre aux préfets d’exclure les gens du voyage de cette procédure de domiciliation associative. Il indique qu’il « y a lieu de rejeter les attestations de domicile émanant d’associations qui seraient produites par des personnes remplissant les conditions de délivrance des titres de circulation prévus par la loi du 3 janvier 1969 ».
Bref les « gens du voyage » ne peuvent produire une attestation émanant d’une association ou d’un organisme d’accueil à l’appui d’une demande de délivrance de pièces administratives (carte nationale d’identité et inscription sur la liste électorale), mais aussi pour l’exercice de leurs droits sociaux. Une fois de plus, un pas est franchi dans la tentative de contraindre ces sans domicile fixe considérés comme un peu spéciaux que sont les gens de culture nomade à n’avoir d’autre lien juridique et administratif avec la France que via une certaine commune, la commune à laquelle ils sont « rattachés », même si celle-ci se trouve à 1 000 kms du lieu où, l’année X, ils travaillent, circulent, vivent.
Dans le même temps où s’exerce cette pression pour « fixer » les nomades, se sont multipliés les obstacles à leur stationnement ou à leur installation.
L’échelon municipal est un rouage essentiel dans l’exercice des droits des personnes sans domicile fixe. Le pouvoir principal des élus locaux réside dans l’aménagement ou non d’aires d’accueil des gens du voyage. Sur ce point, et sans forcer le trait, tout montre que les gens du voyage ne sont guère les bienvenus sur l’espace communal.
La loi Besson de 1990 prévoyait, aux termes d’un article 28 pris par amendement, sans véritable débat, que les communes de plus de 5 000 habitants devaient aménager des aires de stationnement. Cette loi purement incitative, dépourvue de toute sanction pour les maires et les départements défaillants, n’a été appliquée que de façon très marginale.
Des aires de relégation
Un bilan réalisé à la fin 1999, soit presque dix ans après le vote de la loi, dresse un constat accablant : seulement 47 départements ont élaboré un schéma d’accueil et 17 parmi les 47 l’ont adopté définitivement. Sur les 1 739 communes de plus de 5 000 habitants, seules 358 ont une aire de stationnement et encore, bien souvent une simple aire de passage, peu aménagée, alors que les textes évoquent la nécessité d’aires destinées à un stationnement prolongé.
Les aires de stationnement, qu’elles soient créées par des communes de plus de 5 000 habitants ou par des communes plus petites, sont qualifiées par les nomades, comme par les observateurs, d’aires de relégation : elles sont situées à proximité de décharges, de bretelles d’autoroute, dans des zones inondables ou aux confins de zones industrielles. Ce qui rend évidemment difficile l’exercice d’une activité professionnelle, l’accès aux commerces et aux infrastructures publiques, la scolarisation des enfants.
La loi relative à l’accueil des gens du voyage, qui vient d’être adoptée par le parlement(1), ne bouleversera qu’à la marge les règles applicables en matière d’aménagement d’aires. Si les instruments de contrainte sont certes plus importants, si les incitations financières ne sont pas négligeables (prise en charge par l’État de frais d’investissement liés à l’aménagement d’une aire, participation aux frais de fonctionnement, augmentation de la dotation globale de fonctionnement des communes concernées), la toile de fond reste plus le désir de contrôler, voire d’exclure, que d’accueillir.
De manière constante depuis la fin des années soixante, la création de lieux de stationnement réservés coïncide avec le renforcement des réglementations et la limitation significative des possibilités de stationnement spontané. Comme le faisait remarquer le rapporteur du texte, la loi vise à « répondre à la préoccupation, exprimée par de nombreux élus locaux, d’éviter les installations illicites des gens du voyage sur le territoire de leur commune […]. La lassitude de certains élus est compréhensible du fait des problèmes répétitifs posés par le stationnement des gens du voyage... »
Du coup, l’un des articles clés de ce projet de loi consiste à renforcer les pouvoirs du maire en cas d’occupation illicite dès lors que la commune s’est dotée d’une aire d’accueil.
Comme la loi reste silencieuse sur la qualité des aires, sur leur localisation, il est par ailleurs à craindre que les communes continuent d’aménager des pseudo-aires dans des zones insalubres et excentrées pour répondre aux obligations légales et donc sanctionner les contrevenants.
Au nom du principe de libre administration des collectivités locales, le Sénat, sous la pression de la puissante Association des maires de France, ne fait que pousser à son terme la logique implicite du projet de loi. L’essentiel des amendements vise à renforcer plus encore les pouvoirs des maires : en étendant par exemple leurs pouvoirs de police administrative et en leur permettant d’ordonner eux-mêmes l’expulsion sans décision du juge.
Consensus politique
Il est par ailleurs souhaité que les maires soient exonérés de toute responsabilité civile ou pénale pour les voies de fait qu’ils auraient accomplies dans le cadre des procédures d’expulsion.
Sur ce terrain, les clivages politiques ne sont pas essentiels et on doit par exemple à Michel Charasse d’avoir proposé de retirer au juge –au profit du maire et du préfet – les pouvoirs d’expulsion. Pour compléter, le même sénateur a défendu l’idée de procédures collectives d’expulsion et proposé qu’en l’absence d’identification des gens du voyage concernés par la mesure d’expulsion, une astreinte soit prononcée au seul vu des numéros d’immatriculation des caravanes !
Les élus locaux qui cherchent à éviter la présence de nomades sur le territoire de leur commune, ont également le pouvoir de restreindre leur présence « virtuelle », c’est-à-dire le fameux « rattachement » évoqué plus haut.
Il faut rappeler que les gens du voyage qui veulent être rattachés à une commune relèvent d’un régime d’autorisation préalable et doivent obtenir l’accord du maire. Surtout, ils ne peuvent, aux termes de la loi de 1969, représenter plus de 3 % de la population municipale. Le texte précise que « lorsque ce pourcentage est atteint, le préfet ou le sous-préfet invite le déclarant à choisir une autre commune de rattachement ».
Cette limite de 3 % a été souhaitée par crainte que des communes ne gonflent artificiellement leur population électorale par l’ajout de nomades, censés être vulnérables et donc manipulables !
L’inscription sur les listes électorales fait en effet partie des rares « effets attachés au domicile » produits par le rattachement à une commune qui ne soient pas des obligations. Mais une restriction très forte a été mise à l’octroi de ce droit, en contradiction flagrante avec le principe de l’égalité des citoyens : cette inscription sur les listes électorales ne peut se faire qu’au bout d’un rattachement ininterrompu de trois ans dans la même commune. Ce délai a été voulu, lui aussi, pour empêcher des maires de « monnayer » l’accueil de nomades contre un bulletin de vote.
On prive ainsi, dans les faits, du droit de vote une grande part des nomades : ceux qui changent de commune de rattachement et les jeunes majeurs. Au total, selon un rapport de 1990 du préfet Delamon au Premier ministre, cette obligation a pour effet de priver 75 % des gens du voyage du droit de vote. Ceci s’ajoutant aux difficultés liées à la distance, au moment d’un scrutin, entre la résidence et la commune de rattachement, la possibilité réelle d’exercer le droit de vote est bien faible pour les gens du voyage.
Finalement donc, le rattachement à une commune n’ouvre que très peu aux nomades l’accès à la citoyenneté et aux droits qui y sont attachés.
En dehors de la tenue de l’état civil, ce rattachement a peu d’incidences sur leur vie. La loi de 1969, d’ailleurs, excluait les droits sociaux des effets attachés à une commune de rattachement. Ceci avait pour avantage de ne pas entraver la mobilité des gens du voyage, susceptibles, on l’a vu, d’être « accueillis » par un organisme ou une association agréés proche de leur résidence du moment pour bénéficier de leurs droits sociaux.
Le ministre de l’intérieur, par la circulaire citée plus haut qui exclut les gens du voyage de la faculté de jouir d’une domiciliation associative, les oblige à ne relever que de leur commune de rattachement pour bénéficier du RMI, des prestations familiales, des diverses aides sociales.
Critère ethnique ?
Il a été contredit par sa collègue, la ministre des affaires sociales, qui, dans une réponse au Sénat(2), énonce que « rien ne s’oppose bien entendu à ce que le bénéficiaire de RMI soit domicilié dans sa commune de rattachement, mais celle-ci n’est pas légalement opposable pour la domiciliation au regard du RMI, la liberté de choix étant laissée aux intéressés ». Dans un courrier à des associations en date du 15 décembre 1999, elle ajoute que les gens du voyage doivent être considérés comme sans résidence stable au sens de la loi de 1988 relative au RMI et peuvent être domiciliés afin d’exercer leurs droits et obligations.
On ne voit en effet pas au nom de quoi le principe d’égalité serait rompu, distinguant, parmi les sans domicile fixe, les personnes de culture nomade des autres. Un critère ethnique ? Le très républicain Chevènement nous offre là une attitude plus que surprenante. En tout état de cause, bien des arguments peuvent être apportés à l’encontre de cette circulaire.
Elle donne une interprétation erronée des lois de 1969 (relative au régime applicable aux personnes circulant en France sans domicile ni résidence fixe), de 1988 (loi du 1er décembre 1988 relative au revenu minimum d’insertion) et de 1998 (loi du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions).
Par ailleurs, elle porte atteinte à la liberté d’aller et venir, principe fondamental reconnu par les lois de la République en astreignant les gens du voyage à leur seule commune de rattachement pour l’exercice de leurs droits. Cette restriction est également contraire au protocole n° 4 de la Convention européenne des droits de l’homme en date du 16 décembre 1963 relatif au droit de circuler et de choisir sa résidence librement. Enfin, en ce qu’elle peut viser des ressortissants d’États membres de l’Union européenne, elle viole l’un des principes du traité instituant la Communauté européenne qui prévoit, en son article 18, le droit pour les citoyens de circuler librement.
Si autant de principes et de textes sont bafoués, c’est bien parce que les gens du voyage interpellent les pouvoirs publics exactement sur un point névralgique : ils posent la question de l’étroite imbrication entre résidence, domicile et citoyenneté, laquelle paraîtrait, sans eux, une évidence, alors qu’elle ne l’est pas.
Tribunal administratif de Clermont-Ferrand
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Tribunal administratif de Clermont-Ferrand
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Notes
(1) Loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000 relative à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage (JO du 6 juillet 2000).
(2) N° 18128 JO Sénat Q, 6 janvier 2000, p. 47.
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