Article extrait du Plein droit n° 68, avril 2006
« (Dé)loger les étrangers »
« Si on ouvrait mille places demain, il y aurait un terrible appel d’air »
28 décembre 2005
Trente à quarante Afghans à peu près se pressent, vers 19 heures, ce mercredi 28 décembre 2005, dans l’espace étroit d’un couloir défini par des barrières métalliques. Ils attendent, devant l’église Saint-Laurent, la soupe nocturne de l’Armée du Salut qui, stand monté, les fait patienter sans raison apparente dans le froid. Année après année, le matériel métallique de classement et de rangement des pauvres s’enrichit de nouveaux éléments. Les Afghans ont leur enclos, celui des jeunes où ils forment une masse marine, de la couleur des blousons plus ou moins matelassés qu’on a dû leur donner. Vingt ans sans doute de moyenne d’âge, ils se serrent entre eux pour rire et pour se réchauffer. Au centre de la place, comme une île solitaire, l’enclos des vieux, beaucoup moins nombreux, ne sourit pas. Le mot « SÉCURITÉ » brille en blanc dans le dos bleu-marine de vigiles humanitaires qui ne font rien que le montrer à tout hasard. Tout est en ordre.
L’un des Afghans franchit la barrière pour se faire expliquer où il doit aller pour ses démarches. Il montre un prospectus imprimé de France terre d’asile (FTDA) [1] qui lui conseille d’aller à la préfecture. Et c’est tout. Il voudrait bien en savoir davantage pour pouvoir s’y rendre, par exemple le nom du service et son adresse. Pourquoi ça n’y est pas, on pourrait se le demander. Ce qui y est, en revanche, c’est qu’il dispose de deux semaines pour accomplir la démarche. En deux semaines, on a tout le temps nécessaire à la découverte des lieux les moins signalés.
Pourquoi l’indication de ces deux semaines à partir de la date apposée sur le prospectus par FTDA ? A coup sûr, c’est la durée du coupe-file accordé par la préfecture aux « affiliés » de cette association. Pendant ce laps de temps, inutile de piétiner des nuits entières devant le « centre de réception des étrangers », à la différence des autres et à leur détriment, avant de pouvoir éventuellement pénétrer dans les locaux. Un passe comme à Carrefour donnant accès aux caisses rapides. Les grandes associations de l’asile ont droit à ce privilège à condition d’être gentilles avec l’autorité préfectorale. On se tient ainsi par la barbichette dans le marché de l’asile.
Deux ou trois heures plus tard, de l’autre côté du boulevard de Strasbourg, face à l’église. Vers 22 heures, c’est le moment du départ du bus supplémentaire du « plan Atlas » [2] de niveau 2 activé en raison de l’intensité du froid. Quinze à vingt personnes qui n’ont pu ou voulu bénéficier des précédents l’attendent avec impatience. Ce soir, tous y montent, y compris les Afghans manifestement mineurs qui, selon la réglementation, devraient être séparés des majeurs. Les agents de la RATP savent que, s’ils appliquent la règle, les plus jeunes resteront sur le carreau. Ils ferment donc les yeux.
Il y a une semaine, le mercredi 21 décembre 2005, il avait manqué de place pour dix-sept SDF.
9 janvier 2006
Il y avait beaucoup de gens (une bonne cinquantaine) du côté de la poste des allées de Verdun, peut-être du fait du rendez vous avec les moudjahiddin du peuple, l’organisation politique iranienne qui « drague » les SDF afghans de façon à les ajouter, pour le prix d’un repas offert, à ses manifestations où ils gonflent les effectifs.
Parmi les exilés présents, une bonne dizaine vus ces deux dernières semaines à Saint-Laurent et une quinzaine de mineurs dont le plus jeune a dit avoir quatorze ans. Visiblement ce qu’on a appris aux mineurs a porté. Plusieurs sont allés à l’association Aux Captifs la Libération [3]. Cependant, comme ils ont toujours l’idée de partir en Angleterre, ils ne font que passer Aux Captifs et prendre le repas du midi. [...]
Les échanges ont été un peu perturbés par la présence du bus des moudjahiddin qui étaient là pour les emmener « faire la fête » et qui prévoyaient de les ramener vers 23 heures, une heure après le départ du dernier bus Atlas ! La grande majorité des exilés présents sont montés dans le bus.
Discussions avec quelques mineurs sur leur possible prise en charge en France, s’ils décident de ne pas partir en Angleterre. Discussions aussi sur les bus Atlas. De mercredi à samedi, ils sont une vingtaine à être restés après le dernier bus. Ils expliquent que ce sont toujours les Afghans qui restent, que les autres passent avant. Ils nous ont raconté avoir rejoint le centre d’hébergement à pied jeudi dernier et avoir été refoulés par des policiers que le centre avait appelés ; ils ont été renvoyés vers un hypothétique bus situé je ne sais où dans Paris qu’ils n’ont pas trouvé. Résultat des courses ou plutôt de la course effrénée dans le froid des rues de Paris : retour vers deux heures du matin avenue de Verdun où ils sont allés s’entasser dans les tentes.
Voici le quotidien des exilés du Xème qui n’ont pas la chance de prendre les bus Atlas. Dès que le froid descend d’un ou deux petits degrés, le plan « grand froid » descend lui au niveau 1 ce qui le prive aussitôt d’un troisième bus et crée des laissés-pour-compte supplémentaires.
10 janvier
J’ai rencontré quatre Afghans qui sont nés et ont grandi au Pakistan. Ils ont entre dix-huit et vingt ans et sont à Paris depuis trois jours. Ils ont raté les bus et n’avaient aucun endroit pour dormir. J’ai appelé le 115, les gars sont venus pour nous annoncer que, finalement, il n’y avait plus de place en centre d’accueil, et ils leur ont donné des duvets. Ces jeunes sont donc retournés au square. Entre-temps, nous avons aussi rencontré quatre jeunes Iraniens qui venaient de débarquer. C’était leur première nuit sur Paris et ils ne savaient pas non plus où aller. Ils ont quitté l’Iran il y a environ quatre mois, et ont vécu trois mois en Grèce avant de venir ici. Grosse désillusion (comme d’habitude). Ils pensaient qu’une fois en France, ils n’auraient plus de soucis et malheureusement ceux-ci ne font que commencer. Nous avons tenté de les accompagner à l’Agora (accueil de nuit de l’Association Emmaüs près de Châtelet), mais c’était saturé. Autant dire qu’hier soir tous, Afghans et Iraniens, s’en sont retournés abattus au square Verdun. Je crois que tous veulent tenter de passer en Angleterre.
Il y avait aussi un autre Iranien qui a obtenu l’asile en Angleterre depuis 1998, et qui est venu passer quelques vacances à Paris et se rendre compte de la situation des réfugiés. Il était choqué de la manière dont les étrangers sont accueillis ici. Il m’a expliqué le fonctionnement en Angleterre. D’abord, il m’a assuré que la prise en charge est immédiate dès que la demande d’asile est formulée auprès des autorités. De plus, ils semblent avoir là-bas ce qui nous fait défaut ici, c’est-à-dire un organisme (qui relève de la municipalité !!) qui est chargé d’orienter et d’informer en plus d’aider, les réfugiés lors de leurs démarches. Il a cité deux organismes à Londres : Le British Council [4] et le National Asylum Support Service (NASS) [5].
11 janvier
18 heures 30 devant l’église St Laurent, sous la pluie une cinquantaine de personnes attendent le camion de l’Armée du salut qui n’arrivera en retard qu’après 19 heures.
De l’autre côté, près de la banque, une vingtaine d’exilés qui attendent le bus Atlas de 22 heures, le troisième et dernier, car ils n’ont pas réussi à monter dans les précédents. Ils disent préférer ne pas manger et prendre leur place dans la queue le plus rapidement possible pour ne pas rester dehors cette nuit.
A 20 heures, ils sont toujours là, serrés les uns contre les autres, collés contre le mur de la banque, tout trempés, quelques-uns assis recroquevillés sous des cartons mouillés, pour la plupart très jeunes. Ils ne tentent pas de traverser le trottoir et observent à distance la bousculade pour l’embarquement dans le premier bus de ceux dont on appelle les noms : « Ils sont très disciplinés, ils savent qu’ils ne pourront monter que dans le troisième bus car ils sont pas inscrits », commente l’un des responsables des bus Atlas.
La majorité sont à Paris depuis plus d’une semaine et on les a déjà rencontrés plusieurs fois. Les jeunes qui étaient allés dans les locaux de l’association Aux Captifs sont toujours décidés à partir en Angleterre. Comme nous disait celui qui nous servait d’interprète (ils étaient deux à parler anglais) : « En France, on est mal accueilli ; en Angleterre ce sera mieux, on espère ». C’est vrai que, quand on voit la file de ces jeunes, frigorifiés et mouillés, on comprend qu’ils rigolent quand on leur parle d’asile en France. Compréhensible quand ils constatent ce qui se passe pour ceux qui ont demandé l’asile et qu’on retrouve, comme ce jeune Tibétain arrivé le 27 décembre, encore à la rue dix jours après ses premières démarches car FTDA n’a pu trouver un lieu où le loger, ou comme ce Kurde de Turquie qui serait tombé sur un interprète (?) turc qui lui aurait dit que, sans papier et sans document, il ne pouvait pas demander l’asile. (Peut-être que le guide en cours de rédaction sur la demande d’asile, quand on l’aura, leur facilitera les choses et leur permettra d’échapper aux conseils incompétents ou malveillants). [...]
Vers 23 heures, aux allées de Verdun, sous les trois tentes, il y avait une douzaine de jeunes (quelques uns arrivés depuis trois ou quatre jours) dont certains avaient déjà reçu des duvets hier soir (par le 115). Nous avons donné aux autres trois couvertures. Un d’entre eux nous a accompagnés vers le pont sous lequel, ces derniers soirs, un certain nombre de « refusés » des bus s’étaient logés (au niveau de la rue Louis Blanc). Cependant le dernier bus ayant pu apparemment prendre une grande partie des exilés qui attendaient (comme cela avait été le cas lundi, heureusement pour eux), il n’y avait personne. Les jeunes n’avaient pas attendu le bus ce soir, échaudés par leur échec de la veille.
Celui qui nous a accompagné souhaite demander l’asile et doit nous revoir samedi.
17 janvier
Personne n’est resté dehors ce soir. Non ne vous inquiétez pas !! la DDASS ne s’est pas apitoyée sur le sort des sans abris et des exilés du Xème un jour de pluie en mettant un quatrième bus. Il y avait seulement moins de monde.
Il y a eu en effet beaucoup de mouvements ces derniers jours et il y en aura encore dans les jours à venir. Certains arrivés depuis vendredi sont déjà repartis vers Calais (dont les trois mineurs vus hier soir) et une grande partie du groupe que nous voyons depuis début janvier va partir soit vers l’Allemagne et la Norvège soit vers Calais cette semaine.
Mais quelques-uns se posent encore la question : rester ou essayer de passer en Angleterre, d’où des discussions autour de ce qui attend les exilés dans les mois à venir. Ce que je leur dis, notamment de la dernière réunion de Vienne (voir ci-dessous), est loin de les réjouir. Et la politique du gouvernement français non plus. Difficile dans le contexte actuel de donner des certitudes sur le devenir de leur dossier à ceux – majeurs ou mineurs – qui veulent rester en France.
Extrait de la dépêche Reuters du 13 janvier « Tous les pays sont prêts à organiser des vols groupés pour éloigner les étrangers en situation irrégulière, pratique actuellement limitée à certains États membres, et à adopter une liste de “pays d’origine sûrs” : les demandes provenant des ressortissants de ces pays seront rejetées a priori. “Il y a vraiment une volonté d’établir cette liste, a déclaré le ministre français de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, c’est une idée qui progresse fortement”. La France a également proposé de limiter l’octroi de visas aux pays qui refusent de “réadmettre” leurs ressortissants après que leur demande d’asile a été rejetée dans un pays de l’UE. Mais les Européens veulent aussi traiter le problème à la racine en finançant la création de “programmes de protection régionaux” (PPR) près des pays d’origine de l’immigration. Le concept original – le mot de “camp” avait été utilisé – a été modifié et il s’agit maintenant d’enregistrer les réfugiés dans les pays voisins tout en assurant que les droits de l’homme seront bien protégés et en fournissant une formation. Il reviendrait ensuite au Haut Commissariat de l’Onu pour les réfugiés (HCR) de trouver la meilleure solution : intégration sur place, rapatriement ou réinstallation dans un pays sûr. »
19 janvier
Beaucoup de changement encore une fois : beaucoup moins de monde attendant le bus Atlas. Tout le monde est monté et, hier soir, il y avait même une vingtaine de places libres dans le bus (soit une quarantaine de personnes en moins). En une semaine, les deux tiers (à mon avis) des exilés ont changé. Ce soir encore beaucoup de têtes nouvelles dont quatre ou cinq mineurs, vus par « Aux Captifs » lors de leur maraude d’aujourd’hui. Je les ai mis en contact avec les autres jeunes qui connaissent cette association. On verra samedi s’ils y sont allés.
Quelques départs prévus demain (des mineurs, ceux avec lesquels j’avais pas mal discuté ces deux dernières semaines), si l’argent du transport pour Calais arrive. Je me demande si ces départs rapides ne sont pas liés à ce que ceux qui sont arrivés récemment (ceux dont je parlais le 16 janvier) racontent. En effet, l’un de ceux qui était là ce soir m’a dit qu’ils leur avaient indiqué que la France préparait des expulsions. Ce serait la rumeur qui court à Calais. Ceci pourrait expliquer leur volonté de quitter rapidement la France et donc les départs de ces derniers jours.
Je suis allé avec six mineurs (dont certains doivent partir demain) à la Croix-Rouge dans le XVIIIème. Ce premier contact avec le vestiaire permettra aux exilés d’aller de temps en temps chercher des vêtements gratuitement... Ce n’est pas un luxe car certains n’ont ni pull, ni blouson, et parfois même pas de chaussettes.
21 janvier
Hier soir, plus d’une quinzaine d’exilés n’ont pas pu monter dans le bus d’après ce qu’ils m’ont dit ce matin. Ils se seraient entassés, au moins certains d’entre eux, dans les trois tentes de l’allée de Verdun. Vu que la semaine derrière, ils étaient déjà quatre par tentes, ça n’a pas dû être évident.
Aux Captifs ce samedi matin, il y avait vingt-cinq mineurs ; parmi eux, un très jeune (quatorze ans) qui était parti à Calais en début de semaine après avoir passé une nuit dans une cabine téléphonique et qui est déjà revenu cette nuit.
Certains de ces jeunes se posent des questions : rester ou partir. Ils sont un peu perdus et surtout se demandent ce qui se passera quand ils auront atteint leurs dix-huit ans [...]
Samedi après midi nous avons rencontré une quinzaine d’Afghans près des cabines, avenue de Verdun. Un seul jeune qui avait manqué le départ des vingt-cinq autres ce matin pour les Captifs.
Les discussions ont surtout porté sur l’asile d’autant plus qu’il y avait parmi eux deux demandeurs d’asile en France depuis trois ou quatre ans. L’un d’eux revenait d’un mois de détention. Il avait un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière (APRF) datant du jour même je crois. Un autre était malade et avait fait une demande de séjour d’un an à la préfecture avec les papiers du médecin stipulant la nécessité pour lui de rester en France. Il lui manque juste une domiciliation pour continuer ses démarches, mais il a été refusé partout. Il a fallu lui expliquer pourquoi ces associations ne pouvaient le domicilier. On lui a donné le papier du Collectif avec l’adresse de l’association Aux Captifs et d’une autre association qui pourraient le domicilier. C’est quand même mal foutu ce système. J’ai un peu halluciné en apprenant que FTDA ne domiciliait que les premières demandes d’asile. Déjà, c’est difficile de s’y retrouver dans toutes les procédures administratives, mais si, en plus, les associations qui sont censées aider et faciliter se mettent à compliquer les choses… [...]
Sinon, un garçon qui a obtenu le statut de réfugié politique et qui a sa carte de dix ans, nous a demandé quelle aide l’État pouvait lui fournir pour se mettre un peu sur les rails, emplois, logement… On lui a dit qu’en gros une fois qu’il a sa carte, il doit se débrouiller. Il est à la rue depuis qu’il a obtenu son statut ! Il m’a assuré qu’en Angleterre on ne lâchait pas les gens comme ça et qu’il y avait un suivi et des aides suite à l’obtention de la carte. Il y aurait une enquête à faire sérieusement sur le fonctionnement de l’asile dans ce pays !
Apparemment, tous estiment que les conditions offertes en Angleterre avant et après sont nettement plus favorables. On a renvoyé ceux qui voulaient avoir plus de détails sur les conditions de demande d’asile vers les maraudes de FTDA du lundi soir et du vendredi matin.
Nous avons tenté de leur donner un maximum d’infos et de leur expliquer le nouveau projet de loi du gouvernement, ainsi que l’histoire des pays sûrs. Il est important qu’ils sachent que, même si aujourd’hui certains pays comme l’Angleterre semblent être plus accueillants que d’autres, bientôt tous vont s’aligner sur les mêmes lois, et entrer en Europe relèvera d’un exploit !
Trop peu d’entre eux sont informés sur les lois actuelles, comme le fait, par exemple, qu’il est obligatoire de demander l’asile dans le premier pays dont on foule le sol, et qu’on ne peut demander l’asile que dans un seul pays d’Europe. Des choses de base qui ont besoin d’être mises sur papier et largement diffusées auprès des exilés. Ces choses ont besoin d’être connues par ces gens qui croient encore que l’Europe a beaucoup à leur offrir. Ils doivent prendre conscience des réalités politiques et juridiques le plus vite possible. [...] ;
Notes
[2] Pour une description du dispositif « Atlas », www.paris.fr/portail/ accueil/Portal.lut ?page_id=5777
[3] Association qui fait notamment un accueil de jour de mineurs.
[4] British Council : « We are the UK’s international organisation for educational opportunities and cultural relations. Our purpose is to build mutually beneficial relationships between people in the UK and other countries and to increase appreciation of the UK’s creative ideas and achievements ». www.britishcouncil.org/home-about-us.htm
[5] Département de l’asile au ministère anglais de l’intérieur. www.ind.homeoffice.gov.uk/ind/en/home/applying/national_asylum_ support.html
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