Article extrait du Plein droit n° 68, avril 2006
« (Dé)loger les étrangers »
Migrants et logement : une histoire mouvementée
Claire Lévy-Vroelant
Professeure de sociologie à l’Université de Paris 8 – Chercheure au Centre de Recherche sur l’Habitat, chercheure associée au Centre de Sociologie Urbaine.
Longtemps ignorée des pouvoirs publics, la question du logement des migrants est, paradoxalement, éternellement d’actualité, constamment reformulée et retravaillée par le discours politique : dispersion ou regroupement, insalubrité et contagion, production et reproduction du taudis, gestion des mobilités et de l’insertion dans la cité. Accueillir ou ne pas accueillir : la réponse est loin d’être immuable. L’histoire montre que la conjoncture économique et l’état du marché du travail sont déterminants. Aussi n’est-il pas étonnant que l’action publique ne cesse de se redéfinir, intervenant ou s’abstenant, innovant ou accompagnant, selon des doctrines elles-mêmes en mouvement. Autour du logement des migrants, se nouent d’importantes questions, au premier rang desquelles la place que la société française entend réserver à ceux et celles qui viennent du dehors – et aujourd’hui, à ses enfants.
L’immigration est l’objet d’une politisation outrancière depuis quelques années. Pourtant, la question du logement des migrants a longtemps semblé incongrue. Depuis les débuts de la première révolution industrielle, les migrants de l’intérieur, puis venus du dehors – tous confondus longtemps dans l’appellation « étrangers » – ne s’étaient mis en mouvement que dans l’espoir d’un travail et d’une meilleure situation. De passage, ils semblaient n’être que provisoirement et superficiellement concernés par la fonction d’habiter, nécessité malheureuse avec laquelle ils étaient censés s’arranger. Comme l’écrit Abdelmalek Sayad, « un migrant avec des meubles, ça n’existe pas ». Contrairement au travail qui est censé être le tenant et l’aboutissant des migrations, le logement a longtemps été pensé comme relevant tout entier de la sphère privée (la famille) ou des initiatives privées (patronales et philanthropiques). Outre les visées hygiénistes et urbanistiques, les préoccupations économiques et démographiques dominent dès la fin du XIXème siècle : la contribution des immigrés à la production industrielle et à la démographie française focalise l’attention, y compris dans leurs aspects polémiques, voire exclusifs ou xénophobes : concurrence avec la main-d’œuvre locale, puis nationale, critique du « creuset français ». De logement, il n’est guère question. Les émigrations intérieures, souvent désignées sous le terme dramatisant d’exode rural, retiennent par contre l’attention des autorités : on redoute les troubles à l’ordre public consécutifs à l’arrivée d’une main-d’œuvre plus docile mais plus frustre, et les façons d’habiter des nouveaux venus sont stigmatisées comme celles des pauvres. On estime à environ quatorze millions le nombre de personnes ayant effectué une migration interne entre 1806 et 1911. En un siècle, la mobilité a doublé : entre les générations nées vers 1820 et celles nées un siècle plus tard, le pourcentage de personnes résidant, à quarante-cinq ans, hors de leur département de naissance passe d’environ 20 % à près de 40 %.
Soixante ans de forte immigration
La présence d’étrangers en France augmente fortement entre 1851 et 1911, passant de 380 000 personnes à plus de 1,1 million en 1911. Après la première guerre, pendant laquelle « coloniaux » et étrangers furent mobilisés dans les usines et au front, une importante émigration eut lieu vers la France : en 1926, on recense près de 2,5 millions d’étrangers, soit 6,1 % de la population totale, et près de 2,9 millions en 1931, soit 7 %. Après la Seconde Guerre mondiale, dès les années 1950, des entrées massives de travailleurs étrangers ont lieu, avec l’encouragement plus ou moins explicite, par les pouvoirs publics, de stratégies patronales visant à contourner la tutelle de l’Office national d’immigration créé en 1945, en particulier concernant les Algériens, à l’époque Français musulmans d’Algérie.
Au cours des « trente glorieuses », la répartition par nationalité des immigrants connaît aussi des changements importants : les deux faits marquants des années 1960 et 1970 sont l’arrivée massive des Portugais et des Algériens, qui, en 1975, représentent respectivement 22 et 21 % du total des étrangers. Par la suite, de nouvelles causes de migration et de nouvelles provenances apparaissent (Afrique sub-saharienne, Asie). On le sait, l’immigration de travail est arrêtée en 1974, et les entrées au titre du regroupement familial prennent le dessus. La stabilisation de la population immigrée a entraîné l’émergence, sur le sol français, d’une « deuxième génération ».
Mais revenons aux migrants du « premier âge », du milieu du XIXème siècle à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Comment étaient-ils logés ? L’hébergement « naturel » était celui que pouvait offrir l’habitant des villes (et des campagnes, dans ce cas souvent la grange ou le grenier), logeur professionnel ou occasionnel, dans des chambres et chambrées en garni [1]. Parfois, le logement était fourni par le patron : soupente chez le maître ou logements groupés des cités industrielles. Les migrants pouvaient être réduits à trouver un abri dans une baraque édifiée sur des espaces laissés vacants, ou encore un lit dans une institution caritative. Ils étaient nombreux dans les quartiers populaires, qu’il s’agisse des maisons de rapport et des hôtels du quartier de la Porte d’Aix à Marseille, des courées de Lille et Roubaix, des rues à garnis de la Guillottière à Lyon ou des quartiers populaires parisiens.
Notons bien que l’habitat des classes populaires jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale ne différait pas beaucoup de celui des migrants. Simplement, les derniers arrivés étaient les plus mal lotis, surtout lorsqu’ils arrivaient dans des conjonctures de pénurie particulièrement marquée de logements à bon marché (années 1880, 1920/30), et lorsque le contexte était favorable à une xénophobie active. Si la capacité de recours des migrants était alors nulle, les pouvoirs publics étaient, quant à eux, enclins à tolérer des situations que la loi aurait permis de sanctionner : il eut fallu jeter à la rue trop de monde !
Délimitation d’« îlots insalubres »
Par ailleurs, les migrants devaient compter sur les réseaux familiaux ou de connaissance, et c’est pourquoi, dans un premier temps, ils se regroupaient dans les bas-quartiers et les rues à garnis. D’où l’observation récurrente de « villages », de « pays », bien visibles dans l’espace urbain, situés dans les centres anciens ou dans les anciens faubourgs ouvriers jouant le rôle de sas protecteurs. Du côté des autorités, le logement des masses ouvrières n’était généralement vu que sous l’angle des dangers potentiels pour l’ordre et la santé publics.
A Paris et dans les grandes villes, c’est la terreur causée par les épidémies de choléra, puis la peur de la tuberculose qui ont été à l’origine des premières actions hygiénistes « contre les taudis ». La délimitation des « îlots insalubres » à partir des années 1890, dans lesquels les migrants étaient particulièrement nombreux, a procédé de la même logique. Dans la capitale, le contrôle des hôtels et des garnis, plaques tournantes accompagnant la mobilité de la main-d’œuvre, était affaire du préfet de police.
Partout, dès que la conjoncture devenait politiquement ou économiquement défavorable – répression des libertés après le coup d’État de Napoléon III ou pendant la Grande Guerre, crise économique des années 1930, régime de Vichy – le contrôle des circulations se faisait plus rapproché et plus sévère. Ce n’était pas le logement en lui-même, quel qu’il fut, qui était surveillé – droit de propriété oblige – mais bien les mouvements de population et les risques qu’ils pouvaient entraîner. Aussi peut-on dire que le logement des migrants ne se confond pas entièrement avec la question du logement des travailleurs ou des pauvres. Certes, les « modèles culturels » peuvent différer, mais c’est surtout l’appartenance à tel ou tel « âge » de la migration et le contexte précis de l’accueil qui sont déterminants. L’approche historique a ici un intérêt majeur, celui de permettre de faire la distinction entre les périodes et les politiques plus ou moins hospitalières.
De fait, le déroulement de l’histoire n’est pas linéaire, dans ce domaine du logement comme dans d’autres. Depuis le début du mouvement d’industrialisation et d’urbanisation et jusqu’aux années 1970, différents types de logements ont coexisté. Ainsi, les hôtels meublés et garnis parisiens ont pu, dans les années 1927- 1928, loger jusqu’à 11 % de la population – toutes origines confondues – de la capitale. Les différents logements où se retrouvent les immigrés ont aussi pour caractéristique de se transformer tout en gardant certains de leurs traits : on peut prendre comme exemple le cas des bâtiments publics désaffectés (casernes, hôpitaux, etc.) qui furent transformés en foyers de travailleurs migrants, des asiles de nuit devenus des centres d’hébergement d’urgence (CHU) ou de réinsertion sociale (CHRS) ou encore, plus récemment les foyers destinés, à terme, à se transformer en « résidences sociales » (1994).
Aussi, même s’il apparaît que, depuis les années 1950, les formes institutionnelles de l’hébergement des migrants sont de plus en plus présentes (foyers, cités de transit), il ne faudrait pas en conclure que les formes privées (meublés, hébergement dans des ménages, bidonvilles) sont en voie de disparition. A situation illégale, logement illégal, à situation précaire, logement hors normes : les mêmes causes dans ce domaine produisent toujours les mêmes effets.
D’une façon générale, la question du logement n’émerge que tardivement en terme de politiques publiques. C’est seulement dans les années 1920 que l’État finance un important programme de logements destinés aux classes populaires. Ce premier effort de construction de logements à bon marché favorise le relogement de certaines familles en provenance de logements précaires, mais les améliorations ne concernent pas les immigrés qui s’entassent généralement dans les quartiers les plus médiocres. Les observateurs les plus hostiles ne manquent d’ailleurs pas d’insister sur leur concentration géographique qu’ils jugent dangereuse.
Ainsi, malgré les velléités de quelques dirigeants gagnés à l’idée d’une augmentation du recours à la main-d’œuvre immigrée, aucune politique de l’immigration, et encore moins du logement des migrants, n’est à l’ordre du jour. Aussi, comme pendant la période précédente, l’initiative privée assure l’essentiel de l’aide sociale, tandis que certaines grandes entreprises consentent un effort – qui rencontre leur intérêt – pour loger leurs ouvriers. Une enquête effectuée en 1929 auprès d’un millier d’établissements de plus de cinq cents salariés montre que plus des deux tiers des employeurs avaient pris des initiatives en matière de logement. Il n’est donc pas question d’une politique spécifique du logement des migrants.
Après la Seconde Guerre mondiale, la question de l’immigration est de plus en plus liée à l’évolution des politiques familiales. Avec la création, en 1945, d’un ministère de la population, les étrangers relèvent de la direction de la population, ce qui témoigne du processus d’élargissement de l’action de l’État hors des sphères traditionnelles de la police et du travail, ainsi que la volonté politique d’intégration des immigrés. Cette politique assimilatrice est largement inspirée par le courant populationniste, conduit par des personnalités comme Alfred Sauvy ou Michel Debré, convaincus de la nécessité d’une stabilisation de la classe ouvrière d’origine étrangère dans les grands bassins industriels. Pourtant, le logement ne suit pas.
Les priorités en matière de logement des immigrés (comme d’ailleurs pour le logement en général, qui est loin d’être la préoccupation première des gouvernements) découlent bien davantage des priorités économiques que des principes affichés : il apparaît crucial d’élargir les capacités d’accueil pour les travailleurs isolés qui, entre 1945 et 1955, ont massivement trouvé refuge dans les formes d’habitat les plus précaires et les plus dégradées. Dans son enquête publiée en 1956 sur les travailleurs algériens en France [2], Andrée Michel indique qu’un quart des 178 334 travailleurs recensés sont logés par l’employeur, et 6,4 % grâce à l’intervention de la puissance publique !
La grande époque des foyers
Avec l’augmentation des arrivées, la situation du logement des immigrés devient intenable. Les pouvoirs publics renouent avec l’approche traditionnelle concédant à l’initiative privée des pans entiers de l’action sociale destinée aux immigrés, quitte à financer tout ou partie des organismes mis en place dans ce but : Fas (fonds d’action sociale) créé en 1958, Sonacotra en 1956, à côté d’une multitude d’associations de soutien aux travailleurs immigrés (accueil, logement, alphabétisation, aide juridique, etc.) animées par des bénévoles, et de plus en plus intégrées à l’action de l’État. La fin des années 1950 et la décennie 1960 est la grande époque de la construction des foyers, qui atteint son apogée au milieu des années 1970 : 264 800 lits au recensement de 1975, c’est le chiffre le plus élevé (180 960 en 1968, 203 920 en 1982 et à peine 151 000 en 1999).
A la fin des années 1960, les conditions de logement des immigrés sont encore bien mauvaises. Très peu de réalisations concernent les familles, un ménage sur cinq vit dans des logements de fortune ou à caractère provisoire. Certaines nationalités sont particulièrement défavorisées : parmi les Algériens, 32 % vivent en hôtel meublé ou en garni, 8,5 % dans des bidonvilles ; 12 % des Portugais vivent en hôtel ou en garni, et près de 10 % en bidonville.
Quant aux Africains d’Afrique sub-saharienne, 35 % d’entre eux vivent dans des foyers ou en meublé. La part des entrées au titre du regroupement familial augmente et la solution du logement dans les foyers s’avère à la fois insuffisante et contestée. Dans le même temps, différents textes de loi s’appliquent à rendre plus efficace la lutte contre l’habitat insalubre : loi du 14 décembre 1964 dite loi Debré (résorption des bidonvilles), loi du 10 juillet 1970 dite loi Vivien votée au vu des échecs de la lutte contre les bidonvilles et de la mobilisation de l’opinion suite aux incendies et asphyxies ayant entraîné la mort de plusieurs personnes.
En 1973, la population des bidonvilles a diminué de moitié, mais ils comptent encore 60 % d’étrangers. De plus, la fin des bidonvilles ne signifiait pas que leurs habitants avaient pour autant accédé à des logements confortables : ils allaient demeurer dans des cités de transit ou dans des taudis et des habitations de fortune éparses [3]. Des mesures pour assurer l’accès des travailleurs étrangers et de leurs familles aux HLM sont prises, mais au regard des besoins grandissants, la situation ne comporte pas de véritable amélioration.
Le début des années 1980 voit-il la fin des politiques spécifiques à l’égard du logement des immigrés ? Certes, le cantonnement dans des logements ou des filières « à part » n’est plus à l’ordre du jour. Compte tenu des changements structurels de l’immigration, la question réside moins désormais dans l’amélioration des conditions d’accueil que dans le développement d’une politique d’insertion qui donne aux membres des différentes communautés les mêmes chances qu’aux Français.
Malheureusement, la crise économique, la montée du chômage aggravent les tensions. Les « agents naturels » de l’insertion qu’étaient les employeurs n’ont plus le même intérêt à participer à cette insertion. Les chantres de la « préférence nationale » rencontrent un écho certain dans l’opinion. Dans le même temps, la récurrente résistance des collectivités locales vis-à-vis de l’implantation de logements pour les immigrés ou susceptibles de les accueillir se nourrit de la crainte des ghettos, en particulier en banlieue parisienne. Paradoxalement, les opérations de réhabilitation HVS (Habitat et vie sociale), dont l’objectif était de réduire la concentration des populations étrangères et des pauvres au nom de l’« équilibre des peuplements » ont contribué à renforcer les dynamiques ségrégatives. L’injonction renouvelée à la « mixité sociale » est aussi un signe manifeste de l’échec d’un partage équilibré des territoires.
Effets ségrégatifs
Ainsi, l’augmentation massive de l’immigration au cours des trois décennies de l’après-guerre a entraîné des politiques de logement, dont certaines ont concerné uniquement les immigrés. Des dispositifs et des filières particuliers ont permis le relogement, mais ont aussi eu des effets ségrégatifs. Ces effets se sont combinés ensuite avec l’apparition d’un chômage de masse et la montée d’une opinion xénophobe, tandis que la stabilisation de la population immigrée rendait plus visible la présence, sur le sol français, d’une « deuxième génération ». Il apparaît que l’« origine immigrée » induit, individuellement et collectivement, une position spécifique par rapport à l’habitat. Ce qui ne laisse pas d’interroger, à nouveau, sur la place faite à ces Français que l’on dit « issus de l’immigration »…
Plusieurs questions subsistent aujourd’hui. Les conditions de logement des immigrés sont-elles en voie de normalisation ? L’amélioration globale du confort des logements le laisserait penser. De 1975 à 1990, la proportion de ménages étrangers résidant dans un logement précaire passe de 10 % à 4 %, et les logements inconfortables ne représentaient plus que 15 % de ceux occupés par les étrangers (48 % en 1975). L’accès au logement social est désormais ouvert : plus d’un ménage immigré sur trois est aujourd’hui locataire en HLM (un sur deux pour les Maghrébins), la proportion étant inférieure à 1/6 dans l’ensemble des ménages. Cependant, outre qu’ils sont plus souvent en location, les logements occupés par les immigrés sont toujours plus densément occupés. Le surpeuplement caractérise en moyenne 18 % des logements en France. Il touche plus de 40 % des logements occupés par des Maghrébins, Africains et Turcs. Les ménages « très mal logés » sont quatre fois plus nombreux chez les personnes originaires d’Algérie, de Turquie, d’Afrique noire et du Maroc (entre 45 et 50 %) que pour la moyenne nationale (11 %) [4].
Comment expliquer la persistance de ce mal logement qui touche plus particulièrement les immigrés, et parmi eux certaines nationalités plus que d’autres ? S’il n’est pas de vagues migratoires qui n’ait, au début, connu le stade du taudis, toutes n’en sortent pas dans les mêmes délais ni dans les mêmes conditions. Les Portugais et les Algériens qui vivaient dans les bidonvilles des années 1960 ont connu des types de sortie très différents : les premiers sont plutôt allés vers les petites maisons de zones périurbaines tandis que les seconds étaient dirigés vers les foyers et les cités de transit. Quant au parc locatif social, il faut bien constater qu’il ne s’est ouvert aux immigrés que dans des localisations peu attractives et seulement lorsque les ménages français ont commencé à les quitter. Simultanément, les immigrés en voie d’installation occupent les espaces délaissés dans les quartiers anciens, tandis qu’une dynamique soutenue d’accession à la propriété dans les nouvelles zones pavillonnaires s’enclenche pour les ménages français des classes moyennes et quelques ménages immigrés parmi les mieux intégrés.
Quant aux migrants plus récents d’Afrique noire, les conditions d’une « inclusion durablement marginale » [5] sont réunies : le phénomène de ségrégation spatiale est si intense qu’on peut dire que la majorité absolue des familles issues de cette immigration vit dans une trentaine de quartiers d’Ile-de-France.
La localisation des immigrés montre une accentuation de la ségrégation socio-spatiale. Ils sont concentrés dans les parties les plus anciennes et les plus excentrées du parc de logement social, et le délai d’attente après le dépôt de la demande est en moyenne double par rapport à l’ensemble des ménages. Les immigrés sont, dans le domaine du logement, désavantagés en raison de leur origine et non de leur position socioprofessionnelle ni même de leurs revenus [6].
La présence « disqualifiante » des ménages immigrés
Ces processus discriminants reposent sur l’idée, développée par les gestionnaires, de « risque sociologique », le ménage immigré étant représenté comme apportant avec lui non pas tant un risque d’impayés de loyers que de disqualification symbolique du patrimoine immobilier et du quartier. Le principe de mixité sociale, mis en avant par la loi Besson du 31 mai 1990 et la loi d’orientation de lutte contre les exclusions du 29 juillet 1998 repose sur l’idée que le brassage est favorable à l’intégration des populations défavorisées. Mais ce principe débouche sur des pratiques contradictoires avec le droit au logement, qui visent à doser les candidatures pour un logement HLM selon des critères parmi lesquels intervient l’origine nationale, voire ethnique. L’effet paradoxal est de limiter encore le choix du logement et de sa localisation. A l’échelle du quartier, voire de l’îlot, la concentration est plus forte en 1999 qu’au recensement précédent pour toutes les nationalités. Le regroupement des immigrés dans les mêmes lieux d’habitat n’est certes pas une nouveauté ni d’ailleurs en soi un problème. S’il est aujourd’hui signe de fragilité et d’exclusion, c’est parce qu’il obéit à des processus de relégation sociale et spatiale.
Le Conseil national de l’habitat vient de rendre un rapport intitulé « Face à la crise, une obligation de résultat » (décembre 2005). Ce rapport relève que l’importance des discriminations en matière de logement est attestée notamment à travers la surreprésentation des personnes immigrées ou issues de l’immigration dans l’hébergement d’urgence et l’ensemble des dispositifs d’aide au logement. On le sait, le dernier arrivé est le plus mal loti : mais cette vérité de tous les temps prend des colorations différentes selon les périodes. Ainsi, les périodes de pénurie de logements bon marché favorisent l’inflation d’une offre ambiguë, sous-marché plus ou moins mafieux qui s’étoffe aujourd’hui de dispositifs institutionnels d’hébergement. Leur fonction est néanmoins dévoyée si, de logement de passage, ils deviennent les lieux d’un séjour qui s’éternise. Le maintien durable de leurs occupants – telles ces familles originaires d’Afrique noire qui survivent à l’hôtel – révèle les dysfonctionnements qui affectent l’ensemble du parc « ordinaire ».
« La ségrégation se nourrit des comportements individuels et des carences de l’action publique » [7] : la ségrégation spatiale résiste donc à la volonté politique de mixité sociale et à vingt ans de politique de la ville. La place faite aux populations immigrées est un des aspects de l’aggravation de la crise sociale que traverse notre société. S’étendant aux « générations issues de l’immigration », elle est aussi le symptôme inquiétant de la régression de la solidarité nationale. ;
Notes
[1] Hôtel ou maison d’hôtes proposant à la location, et généralement à bon marché, des chambres meublées, particulières ou collectives. Si le terme est aujourd’hui désuet, « vivre en garni » était une réalité largement partagée dans la classe ouvrière jusqu’aux années 1950. Voir Dictionnaire de l’habitat et du logement, Marion Segaud et al. dir., Article « Garni » p. 195, Colin, 2002.
[2] Andrée Michel, Les travailleurs algériens en France, éditions du CNRS, 1956.
[3] Patrick Simon, « Le logement et l’intégration des immigrés », in Logement et habitat, l’état des savoirs, M. Ségaud, C. Bonvalet, C. Brun dir., La découverte, 1998.
[4] Voir, dans ce numéro, article p. « Pour en finir avec le provisoire qui dure ».
[5] L’expression est de Christian Poiret. « Ségrégation, ethnicisation et politiques territorialisées : les familles originaires d’Afrique noire en région parisienne », in Immigration, vie politique et populisme en banlieue parisienne, L’Harmattan, 1995.
[6] GELD (Groupe d’étude et de lutte contre les discriminations). Les discriminations raciales et ethniques dans l’accès au logement social, Note du GELD n° 13, mai 2001.
[7] Rapport cité, 2005.
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