Article extrait du Plein droit n° 65-66, juillet 2005
« Étrangers en Europe, étrangers à l’Europe »

Convergence 84 : retour sur un échec

Albano Cordeiro

Membre de la Coordination nationale de Convergence 84 pour l’égalité
Dans la variété d’initiatives des années 80 que l’on classe dans le « mouvement beur », Convergence 84 pour l’égalité est une expérience atypique et, de ce fait, rarement abordée. Les faits sont pourtant révélateurs du contexte de l’époque, en particulier de la crise dans laquelle se trouvait ce mouvement qui, un an auparavant, organisait la « Marche des Beurs »(1).

Convergence 84 pour l’égalité est parfois citée lorsque l’on énumère les marches des années 80. Cela se résume à l’intitulé de cette initiative ou à ajouter une date : le 1er décembre 1984, jour où environ 30 000 personnes ont défilé à Paris, avec les « rouleurs » en tête. Ces mentions extrêmement sommaires, sans entrer dans des détails, laissent supposer que cette initiative partage les caractéristiques de ces marches.

La difficulté à mieux en rendre compte ne tient pas uniquement au fait qu’elle est tombée dans l’oubli. C’est aussi parce que, par ses objectifs, bien que parfaitement intégrables dans ceux dudit « mouvement beur », cette initiative tenta d’infléchir ce mouvement dans une autre direction. Parler de Convergence équivaut à revenir sur des débats internes que la littérature sur les marches évite en général d’aborder.

D’abord, cette initiative avait comme but, entre autres, de changer l’image du mouvement « des jeunes issus de l’immigration » que la « Marche des Beurs » de 1983(1) avait laissée : celle d’un mouvement anti-raciste porté par des jeunes d’origine algérienne, voire maghrébine, en tant que cibles de ce même racisme.

La reconnaissance de la paternité du mouvement revenant formellement « aux beurs », cela circonscrivait la thématique au racisme. A travers cette présentation des choses, c’était bien la société française qui se rachetait de l’accusation de raciste, en reconnaissant aux victimes le droit d’être porteuses du sentiment anti-raciste également présent dans la société française.

La Marche de 1983 était partie de Marseille dans l’indifférence des médias. A son départ, elle affichait ses objectifs sur la banderole de front (« Marche pour l’Égalité et contre le Racisme »). L’événement qui projeta la Marche sur le devant de la scène médiatique se produisit un peu plus de deux semaines avant son arrivée à Paris, lorsque la défenestration d’un jeune Algérien du train Bordeaux-Vintimille par des jeunes militaires français, souleva une vague d’indignation dans toute la France. Le gouvernement et le parti socialistes décidèrent d’apporter un soutien appuyé à la Marche, vue comme un symbole du rejet du racisme en France. Sollicités, récupérés, les leaders du « mouvement beur » vont s’entre-déchirer, après le défilé des 100 000 à Paris. A Paris également, le « Collectif jeunes » qui avait préparé et mobilisé les militants de la région parisienne, éclata dans les premiers mois de 1984.

Une des analyses faites sur la cause de cet échec est justement le fait d’avoir laissé la Marche devenir un symbole de l’anti-racisme, au détriment de l’affirmation du principe d’égalité, ce qui ouvrait la porte à la récupération, en particulier par les forces politiques au pouvoir. Convergence 84 va essayer de mettre l’accent sur l’égalité et éviter ainsi l’étiquetage en tant que mouvement exclusivement anti-raciste. Ceci passait par le refus d’une forme de soutien qui pouvait provenir du parti socialiste alors au pouvoir. Ce soutien, si tant est qu’il se présentait, devait être discret et non-récupérateur.

Après quelques percées aux élections municipales de 1983, l’année 1984 est celle de la prise de conscience du danger de la montée du Front national. Une montée qui défiait directement le « mouvement beur » : celui-ci semblait bien, dans le contexte d’alors, une force issue de la société civile qui se devait de faire face à ce danger qui menaçait directement les valeurs pour lesquelles il se battait. Or, la crise du « mouvement beur » devint notoire aux Assises des jeunes issus de l’immigration à Villefranche-sur-Saône à la Pentecôte 1984, alors même que le Front national confirmait sa percée aux élections européennes de juin 1984. Déchiré, le mouvement va s’avérer incapable d’apporter une réponse. C’est en réaction à cette incapacité qu’un petit groupe issu des divisions qu’a connues le « Collectif jeunes » se propose de faire une marche, prenant comme slogan de ralliement « La France c’est comme une mobylette, pour avancer il lui faut du mélange », phrase affichée par un manifestant anonyme à la manifestation du 3 décembre 1983. D’où l’idée de parcourir la France en mobylette. Les marcheurs deviennent des « rouleurs ».

L’accent mis sur l’idée d’« égalité » était un point majeur. Mais Convergence se voulait aussi une démarche visant à populariser l’idée que la France était devenue un pays multi-ethnique et pluri-culturel, battant en brèche le républicanisme jacobin qui présuppose que la France est « à ses nationaux » puisque la France est et doit rester un État-nation englobant des populations non-françaises pour les franciser. Au contraire, les « rouleurs » étaient les messagers d’une France appartenant à ses résidents de toutes nationalités et origines culturelles. C’est bien de là qu’est venue l’idée de faire cinq trajets convergeant vers Paris. A chaque trajet était associée une communauté (ou plus) de la France d’aujourd’hui : le trajet français-maghrébin, le trajet portugais, le trajet africain, asiatique, turc, etc. Ces trajets symbolisaient les diverses composantes du peuplement de la France. L’objectif était de rendre une représentation proche de la France-pays réel d’aujourd’hui et de la France de demain.

L’initiative de la marche de 83 s’inscrivait dans un conflit qui concernait, au premier chef, une partie de la population de France. Certes, les valeurs pour lesquelles les marcheurs se mobilisaient étaient universelles et, à ce titre, l’initiative concernait bien d’autres segments de la population de France, et l’image même de la France. L’explicitation de ces valeurs pour qu’elles soient plus largement répandues et produisent des résultats politiques intéressant toute la société française était nécessaire mais problématique.

Paradoxalement, la crise dudit « mouvement beur » allait faciliter cette diffusion de la thématique de l’égalité et de l’antiracisme auprès d’autres composantes de la population française susceptibles de s’y reconnaître et d’y adhérer. Il y avait là une suite logique à l’initiative de la « marche des beurs ». De fait, cette démarche fut aisément comprise par des militants provenant de divers horizons, peu mobilisés ou mobilisés très tardivement pour le succès de la marche de 1983.

Si Farida Belghoul, du « Collectif jeunes » de la région parisienne alors en pleine crise, est partante pour une nouvelle initiative en 1984, elle n’a pas réussi à réunir autour d’elle un groupe suffisamment significatif d’anciens marcheurs de 1983 et de ceux qui s’étaient mobilisés pour le succès de l’opération, comme par exemple le père Christian Delorme et le pasteur Jean Costil, et avec eux les réseaux paroissiaux ou simplement chrétiens qu’ils avaient su stimuler en 1983. Delorme et Costil ont fait le choix de rester aux côtés de la majorité des anciens marcheurs qui, faute d’entente large entre eux, resteront en retrait de l’initiative « de Farida ».

Malgré ce handicap, Farida et le petit groupe favorable à une nouvelle initiative, réussissent à constituer une équipe et une coordination pour lancer Convergence 84. Y seront représentées des organisations déjà présentes comme soutiens dans la préparation de la manifestation du 3 décembre 1983, des militants sympathisants de la démarche du « mouvement beur », et de nouveaux apports presque absents de l’initiative précédente. C’est le cas, par exemple, des associations communautaires nationales (AMF, ATMF, UTIT, ATF, ATT(2)). Des organisations « franco-immigrées » de solidarité et de défense des droits des étrangers, déjà présentes (MRAP, LDH) dans la mobilisation de 1983, s’impliqueront également. Sont aussi présents des militants d’organisations politiques de la gauche extraparlementaire française, des travailleurs sociaux de sensibilité de gauche et des militants anti-racistes.

Parmi ces apports, celui de militants portugais a été déterminant. Ils constituaient potentiellement des relais pour une mobilisation plus large et plus diversifiée que celle de décembre 1983, puisqu’ils étaient insérés dans la plus importante communauté étrangère de France. Mobilisés par l’intermédiaire de deux associations franco-portugaises, le CEDEP et Centopeia(3), ils auront un rôle important dans l’organisation de Convergence et dans la préparation des cinq trajets. José Vieira est le principal organisateur de ces cinq trajets, et il devient ainsi une des chevilles ouvrières de Convergence 84.

Parmi les jeunes d’origine algérienne, au premier plan lors de la marche de 1983, nombreux sont ceux qui, tout en étant socialisés en France, avaient des obstacles d’ordre psychologique à assumer l’identité française. Leurs parents et tout un peuple, celui auquel ils avaient appris à se sentir appartenants, avaient lutté et sacrifié des centaines de milliers de vies pour que leurs enfants ne soient pas français. Et si l’identité française leur était offerte, le racisme auquel ils étaient confrontés leur rappelait que, même s’ils étaient prêts à la prendre et à l’assumer, il n’était pas certain que cette situation serait bien acceptée par les Français, du moins par une partie d’entre eux.

D’un autre côté, la communauté portugaise – et grâce, en partie, à l’émergence du racisme anti-maghrébin qui va la faire oublier – avait connu des circonstances exceptionnelles pour construire une « invisibilité » propice à l’objectif du maintien à long terme de leur identité collective sur le territoire français. Pour les jeunes portugais socialisés en France, et au regard de cet effort gigantesque mené par les parents, la logique était de ne pas liquider sans résistance un tel acquis.

Entre la fin des années 70 et la moitié des années 80, ces deux grandes communautés du nouveau peuplement de la France issu de l’immigration étaient en situation – au moins au plan théorique – de poser les termes d’un débat sur le dépassement de la conception centraliste, unitaire et jacobine de l’organisation sociale et politique française. Mais, comme on vient de le voir, les facteurs qui y contribuent dans chacun des deux cas sont de nature totalement différente.

Les jeunes militants portugais qui ont rejoint Convergence sont nés au Portugal dans les années cinquante et soixante. Ils ont le même âge que les militants « beurs » du début des années quatre-vingts. Mais, démographiquement, ils sont relativement peu nombreux. Ceux qui se rapprochent du mouvement sont fils et filles de militants associatifs ou antifascistes, de militants de la gauche catholique, eux-mêmes ont milité dans des associations plus ou moins politisées et des organisations catholiques, comme la JOC ou la JEC(4). S’ils se sentaient concernés par le mouvement beur, ils n’y voyaient pas bien leur place. Convergence 84 allait leur donner une opportunité de s’impliquer.

Les objectifs de Convergence pour l’égalité étaient définis dans l’Appel de l’été 84. Il y était fait référence au repli des communautés minoritaires croyant par là « défendre [leur] statut et [leur] identité  » . Il y était question également de l’intolérance croissante indiquée par la montée du Front national. Mais c’est autour de l’idée de « mélange », comme fondement de la nécessité de l’égalité, que s’était créée la dynamique principale. Le slogan « vivons égaux avec nos ressemblances, quelles que soient nos différences » exprimait également cette aspiration. Ce slogan devait signifier que nous nous positionnions d’égal à égal face à l’Etat français et dans les débats de société ; la logique était celle de changer la représentation de la nation française où un « pacte républicain » ne concernerait que des citoyens-nationaux et tendrait à ne pas reconnaître la diversité culturelle du pays. L’insistance sur une nécessaire « intégration », de nature culturelle, en était la démonstration.

Toutefois, à la réunion de la coordination nationale de Convergence du 15 novembre 1984, Farida Belghoul et une partie de la coordination proposèrent de donner un autre contenu à la manifestation d’arrivée à Paris le 1er décembre, et ce, malgré les engagements de l’Appel et en dépit du fait que l’initiative avait été prise en charge par de multiples composantes et par des militants d’origines diverses. Le contenu et le message de Convergence seraient désormais l’« autodéfense des quartiers » et la dénonciation des « faux anti-racistes ».

Dans la crise qui s’en est suivie, la préparation matérielle de la manifestation de l’arrivée à Paris fut compromise et celle-ci faillit être déprogrammée. C’est devant la perspective d’un échec irrécupérable que des militants se sont mobilisés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à quelques jours de la date de cette manifestation. Les militants portugais ont fourni une contribution majeure pour assurer un minimum de réussite à celle-ci.

Quelle est l’origine de cette volte-face ? En fait, Farida et ses compagnons du trajet franco-maghrébin venant de Marseille, avaient subi de plein fouet les conséquences de la désaffection des réseaux les plus actifs qui avaient apporté le soutien à la Marche de 1983. Si le trajet était à peu de choses près identique à celui de l’année précédente, cette fois, en revanche, ces réseaux s’étaient peu mobilisés. Les « anti-racistes » n’ont pas fait la publicité nécessaire et les « rouleurs » s’entendront dire que, « de toute façon », s’adresser aux militants anti-racistes ne valait pas la peine, puisqu’ils étaient des « convaincus ».

A la veille du défilé, Farida Belghoul a fait connaître le texte de son intervention place de la République à Paris, terminus de la manifestation. Intitulé « Lettre aux Convaincus » – il fallait lire, naturellement « Lettre aux Cons Vaincus » – le texte non seulement confirmait l’orientation du 15 novembre, mais allait même au-delà, dénonçant les « faux anti-racistes », alors qu’en tout état de cause, il s’agissait d’alliés dans la lutte anti-raciste, au-delà et en dépit de tous les reproches d’engagement mou ou d’opportunisme qui pouvaient leur être adressés.

Si la plupart des militants engagés jusque-là dans l’organisation, quoiqu’en désaccord avec la nouvelle orientation de dernière minute, participèrent à la manifestation, certains cependant n’ont pas pu cautionner la volte-face. Parmi ceux-ci, l’organisateur des trajets en province, José Vieira qui, ce jour-là, resta introuvable.

Cette initiative aurait pu être le point de départ d’un travail commun entre jeunes militants associatifs maghrébins et portugais, en faveur d’une conception nouvelle de la France. A un moment historique particulièrement propice à cette « convergence », la manière dont elle s’est terminée, en a fait une occasion ratée. D’autres raisons, comme l’entrée en jeu de SOS Racisme dont la petite main jaune « Touche pas à mon pote  » sera massivement distribuée le 1er décembre, jour même de l’arrivée de la Marche, ou comme la crise prolongée du mouvement beur qui ne s’en remettra pas, écarteront durablement cette possibilité.

D’une manière plus générale, ce fut aussi une occasion perdue de valoriser la diversité du peuplement de la France et des atouts variés qu’elle apporte. Certes, il n’est guère possible d’affirmer que le succès de Convergence aurait modifié substantiellement l’état de la société, mais le mouvement aurait pu participer à accroître la contestation de l’idéologie de l’« intégration », devenue plus difficile. L’enjeu qui consistait à faire reconnaître que les migrations du XXe siècle avaient changé significativement le peuplement de la France avec des composantes « non-françaises » d’origine, est resté irrésolu. La reconnaissance de cette nouvelle identité de la France était nécessaire pour que tous se sentent partie prenante du même pays.

L’échec de Convergence, même s’il fut relativement camouflé, ne pouvait pas aider le « mouvement beur » à se relever de la crise dans laquelle il avait plongé en 1984. Le vide sera ainsi rempli par SOS Racisme qui a repris à son compte un type de « lutte anti-raciste » qui « dénonce » des « faits concrets » type « l’ascenseur en panne » et oppose un discours antitétique à celui du Front national, sans remettre en cause les représentations en cours dans la société française. Au delà de SOS Racisme, plus généralement, la « lutte anti-raciste », dont on sera témoin, conjuge un militantisme de proximité, par récupération des « leaders de quartier », le grand spectacle (les Concerts), les « fêtes interculturelles » et une valorisation béate des « valeurs de la Nation française », au premier rang desquelles celle d’une République généreuse ayant vocation à intégrer « tous ceux qui viennent chez elle ».



Article extrait du n°65-66

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Dernier ajout : lundi 28 avril 2014, 13:26
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