Article extrait du Plein droit n° 65-66, juillet 2005
« Étrangers en Europe, étrangers à l’Europe »

Principes généreux et pratiques restrictives

Christian Andersson

Journaliste suédois.
La politique suédoise d’asile est plutôt paradoxale. Très peu de décisions accordent le statut de réfugié et la plupart des permis de séjour délivrés aux demandeurs d’asile sont motivés par des « raisons humanitaires », lesquelles sont souvent la conséquence de la longue attente imposée aux demandeurs. En Suède aussi, le climat européen défavorable aux demandeurs d’asile et les problèmes économiques et sociaux internes tirent « vers le bas » la politique d’asile.

Amir Heidari a voué sa vie à assister des gens afin de les aider à s’enfuir. Il est arrivé en Suède en 1979 comme réfugié politique d’Iran. Depuis, il travaille comme « assistant de réfugiés », selon sa propre définition, ou comme « contrebandier de réfugiés » selon la définition des autorités. Il a passé au total treize ans dans les prisons suédoises. Il est menacé d’expulsion vers l’Iran en attendant l’avis de la commission de torture de l’ONU. « D’après ma propre statistique, j’ai aidé environ 200 000 personnes dans le monde entier à s’enfuir. Environ 37 000 d’entre elles sont venues en Suède », dit-il au quotidien national Dagens Nyheter le 7 février 2005. Un représentant de la Direction nationale de la police judiciaire qui s’exprime dans le même article ne doute pas de la véracité de ce chiffre. Aujourd’hui, il a cessé son activité. « Il est devenu trop difficile d’obtenir un statut de réfugié en Suède  », dit-il.

Selon Amir Heidari, ce sont les mesures européennes visant à diminuer les flux d’immigration qui expliquent cette chute. Les principales sont le système de comparaison des empreintes digitales – Eurodac – et la responsabilisation des transporteurs, c’est-à-dire la pénalisation des compagnies aériennes et maritimes si elles transportent des personnes sans documents valides. La politique commune visant à restreindre les délivrances de visas joue un plus grand rôle encore.

Une situation paradoxale

La statistique officielle en fournit une illustration très claire. Le nombre de demandeurs d’asile ayant effectivement reçu un permis de séjour en Suède a diminué, passant de 8 493 en 2002 à 6 140 en 2004. Les demandeurs en provenance d’Iran ont, en particulier, très peu de chances d’être admis au titre de l’asile : ils n’étaient que quelques centaines en 2004 contre 4 323 en 1990.

Il y a dix ans, la situation se présentait autrement. En pleine guerre balkanique, en 1992, la Suède a reçu 84 000 demandeurs d’asile dont plus de la moitié a été admise au séjour, ce qui a fait de la Suède le pays le plus accueillant après l’Allemagne. Dix ans plus tard, en 2002, sur 33 000 demandes d’asile, 20 % ont été acceptées. Encore faut-il étudier ces chiffres avec attention. Parmi les personnes auxquelles un titre de séjour a été délivré, seule une petite partie a été admise dans le cadre de la convention de Genève. La plupart d’entre elles – 80 à 90 % – ont reçu leur permis de séjour en vertu de ce que les autorités suédoises appellent des « raisons humanitaires », c’est-à-dire des raisons qui en fait sont souvent liées à la longueur de la procédure, aux problèmes psychologiques rencontrés par les demandeurs d’asile et au danger qu’il y aurait à retirer les enfants de l’école. La situation est donc plutôt paradoxale  : la Suède accorde l’asile à des demandeurs, non pas à cause des dangers qu’ils encourent dans leur pays d’origine mais à cause de la fragilité de leur situation en Suède.

En 2003, 31 000 demandes d’asile ont été déposées, dont au total 15 % ont été acceptées, notamment celles déposées par des ressortissants de l’ex-Yougoslavie, de la Somalie, d’Irak et de l’Afghanistan. En 2004, d’après les chiffres de l’Agence des migrations (Migrationsverket), sur les 23 161 demandes enregistrées, on se dirigerait encore vers une proportion de réponses positives de 15 %. Le gouvernement social-démocrate prétend que sa politique d’asile est généreuse. Il affirme que la législation est entièrement basée sur les conventions internationales, que des paragraphes entiers des conventions sont repris dans les textes suédois. Le gouvernement suédois compare aussi sa politique avec celle des autres pays de l’Union et la comparaison est bien sûr flatteuse pour la Suède.

Proportionnellement à leur nombre d’habitants, la Suède, l’Autriche et Chypre reçoivent davantage de demandeurs d’asile que les autres pays membres. Les grands pays comme l’Italie et l’Espagne sont loin derrière, de même que les cousins nordiques, le Danemark et la Finlande. Au Danemark, le gouvernement de centre-droit a réduit de manière drastique le nombre de demandeurs d’asile de 12 500 en 2001 à 3 200 en 2004 par une politique très restrictive. Le nombre de demandes acceptées a chuté de manière encore plus dramatique : de 53 % en 2001, il est passé à 10 % en 2004. La Finlande a toujours été une société plus fermée avec seulement 2 à 3 % de citoyens nés à l’étranger contre 14 % en Suède et 7 % au Danemark.

Il est fort probable que l’intégration de la politique d’asile et d’immigration dans la politique européenne a entraîné une « course vers le bas », une tendance, de la part des pays membres, à s’aligner sur les normes d’asile les plus restrictives.

Pour une harmonisation a minima

2 Cependant, il y a peu de références à l’Europe dans le discours du gouvernement suédois. La raison en est bien simple. Le gouvernement social-démocrate a toujours défendu une ligne inter-gouvernementale et a toujours eu du mal à accepter les contraintes communautaires. Il s’accroche à une image de l’Union européenne où la souveraineté nationale l’emporte sur la supra-nationalité. La raison en est, entre autres, le fort scepticisme concernant l’Europe, notamment dans l’électorat social-démocrate. En septembre 2003, une écrasante majorité de Suédois a rejeté la monnaie unique.

Au printemps 2005, une campagne pour l’organisation d’un referendum sur la Constitution européenne a battu son plein et, d’après les sondages, celui-ci pourrait conduire à une large réponse négative. Après le « non » français et néerlandais c’est l’État-nation qui est revenu en force. Dans ce climat, il n’est sans doute pas opportun de prétendre que l’Union puisse imposer une politique d’immigration à la Suède. En général, Stockholm préfère des normes minimales au principe d’harmonisation des lois soutenu par le couple franco-allemand. Les normes minimales permettent en principe une évolution « vers le haut », ce qui reste cependant à démontrer dans la vie réelle.

Évidemment, le climat de plus en plus défavorable dans l’environnement européen vis-à-vis des demandeurs d’asile ne facilite pas les choses en Suède non plus. Mais la pratique de la politique d’asile de plus en plus restrictive a avant tout des causes intérieures. Sans doute le modèle social suédois se heurte-t-il à des problèmes économiques et sociaux qui sont aussi présents dans d’autres pays membres, notamment le chômage et le malaise social. En Suède, chaque jour, 14 % des actifs sont en arrêt maladie. La nostalgie du modèle social est peut-être plus forte ici qu’ailleurs du seul fait qu’il a été porté beaucoup plus loin par le passé. La nostalgie est particulièrement sensible au sein de la classe ouvrière et de la fonction publique qui forment l’électorat traditionnel de la social-démocratie.

Les attitudes racistes et xénophobes ne sont pas plus développées en Suède qu’ailleurs. Les sondages répétés de l’Eurobaromètre indiquent que les Suédois sont parmi les plus tolérants envers les minorités ethniques. Il n’existe pas de partis politiques qui essaient d’exploiter la xénophobie, comme on le voit dans beaucoup d’autres pays de l’Union, notamment au Danemark où le parti du peuple danois, Dansk Folkeparti, progresse dans les élections.

Mais cette tolérance n’est pas nécessairement la conséquence de la politique suédoise envers les immigrés. Elle s’explique peut-être plutôt par le fait qu’il y a très peu de contacts entre les Suédois et les nouveaux arrivants. Ces derniers sont tenus à l’écart de la société suédoise, dans les banlieues où les Suédois ne veulent de toute façon pas habiter, et ils ont des possibilités limitées de trouver leur place sur le marché de travail. L’intégration des immigrés est un des plus grands défis pour la société suédoise. Paradoxalement, jusqu’à présent, les Suédois semblent avoir préféré payer la facture des frais sociaux de plus en plus lourde du maintien de la ségrégation réelle que d’intégrer économiquement et socialement les nouveaux arrivants. Un rapport gouvernemental, présenté en juin 2005, constate le développement d’une « discrimination structurelle » qui s’exercerait principalement sur le marché de travail, dans l’accès au logement et dans le système scolaire.

La politique d’asile du gouvernement – de même que sa politique d’intégration – est vivement critiquée par ses petits partis partenaires, le parti de gauche et les Verts. Trois petits partis non socialistes sont également plus ou moins critiques, les libéraux, les centristes et les chrétiens-démocrates. Mais le gouvernement peut compter sur le soutien solide du grand parti de droite, Moderata Samlingspartiet.

En avril 2005, le parlement suédois a débattu du sort d’une centaine d’enfants réfugiés apathiques, ressortissants de Russie et d’ex-Yougoslavie. Ces enfants sont hospitalisés et soignés pour « dévitalisation dépressive », une maladie due vraisemblablement aux longs mois passés dans l’incertitude et la précarité en attendant la décision qui leur accordera ou non un permis de séjour. Les plus atteints ne se nourrissent plus et ne boivent plus, sont mis sous perfusion. La majorité politique au parlement, dite « de béton », des sociaux-démocrates et de la droite a voté pour le refoulement de ces enfants et de leurs familles.

Les Églises s’engagent

Ce vote a suscité une vive réaction parmi les ONG et dans le grand public. Le Conseil chrétien suédois, le SKR, qui rassemble vingt-cinq églises, l’Église suédoise incluse (église d’État jusqu’au 1er janvier 2000), a pris l’initiative d’un Appel de Pâques pour une politique d’asile plus humaine. L’appel réclame aussi une amnistie générale pour tous les demandeurs d’asile déboutés qui n’ont pas encore été expulsés.

De très nombreux membres des églises se sont engagés dans la clandestinité en cachant des demandeurs d’asile en attente de l’exécution de la décision de refoulement. Leur nombre exact n’est pas connu mais il pourrait s’agir de plusieurs milliers de personnes. L’archevêque de l’Église suédoise, Monseigneur K.G. Hammar, leur a apporté son soutien moral : « L’Église en tant qu’organisation ne cache pas de réfugiés. Mais nous soutenons les personnes dans notre organisation qui considèrent cela comme un devoir  », a-t-il ainsi déclaré à Dagens Nyheter le 11 avril 2005.

L’archevêque critique le gouvernement et les autorités pour leur discours obsessionnel sur les « abus » engendrés par le système d’accueil suédois et pour le message officiel persistant selon lequel il faut « émettre des signaux décourageants » envers les nouveaux arrivants : « Je dis aux politiciens que nous savons bien qu’il existe des abus quant à l’assurance maladie. Personne ne veut pour autant démanteler l’assurance maladie. Mais en ce qui concerne le droit d’asile, on en vient à pratiquement rejeter tout le système sous prétexte qu’il y a des abus  ». Finalement, il parait que le gouvernement est près à reconsidérer certains refoulements, notamment ceux des familles avec enfants « dévitalisés ». Des nouvelles directives sont annoncées pour juillet 2005.

La rhétorique du gouvernement pour défendre les décisions restrictives prend de temps en temps un caractère « orwellien ». Le refoulement des enfants réfugiés apathiques a été enrobé dans un discours sur la nécessité d’un « langage clair » et de « signaux honnêtes » vis-à-vis des demandeurs et du monde extérieur.

Les autorités suédoises font preuve d’une profonde méfiance vis-à-vis des demandeurs d’asile, une méfiance causée par « l’obsession de l’abus ». Le nombre d’exilés sans statut a augmenté de manière exponentielle depuis les années quatre-vingt dix. En 1997, 34 % des demandeurs n’avaient pas de papiers en arrivant. En 2004, 94 % n’avaient ni passeport, ni permis de conduire, ni carte d’identité, ni billet de transport. Et de nombreux documents étaient faux. C’est un cercle vicieux qui s’établit ainsi : plus la politique de visa se durcit, moins les demandeurs d’asile se présenteront avec des papiers en règle. Et la politique des visas se durcit encore en conséquence.

Un comité gouvernemental vient de proposer un permis de séjour temporaire (de deux ans) à partir du 1er janvier 2006 pour les demandeurs d’asile qui ne coopèrent pas, afin de clarifier leur identité et leur itinéraire. Le comité cherche aussi à être moins généreux en matière de couverture sociale pour les sans-papiers.

Il est clair que la Suède se dirige vers une grande refonte de sa législation sur les étrangers. Le gouvernement a aussi proposé une redéfinition du concept d’asile : « Dans la nouvelle législation, il y aura une protection élargie pour les réfugiés. C’est le besoin de protection qui doit être au centre de la politique d’asile. Nous voulons affirmer de manière claire que le statut de réfugié s’adresse aux personnes risquant la persécution dans leur pays d’origine et non pas aux personnes malades ou affectées d’autres problèmes liés au séjour en Suède  », a déclaré le ministre de la migration dans une communiqué de presse. Reste à voir s’il s’en suivra vraiment une définition plus généreuse des motifs d’obtention de l’asile en Suède. C’est la question fondamentale ! D’un autre côté, le risque est bien là que la nouvelle législation réduise à néant la seule filière qui, dans les faits, permet actuellement d’obtenir un permis de séjour, à savoir les « raisons humanitaires ».

D’une manière ou d’une autre, en mars 2006, la situation des demandeurs d’asile va changer. La malheureuse Commission des étrangers (Utlänningsnämnden) va finalement disparaître et être remplacée par une organisation judiciaire. Cette Commission n’est pas un tribunal mais une instance administrative examinant les appels contre les demandes d’asile refusées par l’Agence des migrations. A l’avenir, les appels seront jugés par les trois tribunaux administratifs régionaux de Stockholm, Göteborg et Malmö, et la cour d’appel administrative de Stockholm fonctionnera comme dernière instance. Pour la première fois en Suède, le demandeur d’asile (et son avocat) aura la possibilité de se porter partie civile contre l’Agence des migrations devant un tribunal. Encore faudra-t-il voir si les tribunaux arriveront à interpréter correctement « les motifs de protection » pour l’obtention de l’asile. D’après le Conseil de législation, qui est le réviseur juridique suprême de toute nouvelle législation, la nouvelle loi reste floue sur ce point.

La Commission des étrangers laisse aussi un héritage sombre – environ dix mille appels non finalisés –, qui risqueront de bloquer totalement les nouvelles procédures. Ce sont ces dix mille cas que le Conseil chrétien veut faire disparaître par une amnistie générale. ;

Dessin de Pancho paru dans Le Monde du 1er octobre 2004



Article extrait du n°65-66

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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