Article extrait du Plein droit n° 22-23, octobre 1993
« De legibus xenophobis »

Le parti pris d’être étrangère : Clandestine, un livre d’Anne Tristan

Cinq cents ans après Christophe Colomb, Anne Tristan s’en est allée en Haïti et en République dominicaine. Elle qui était plus ou moins revenue du Front national à Marseille [1] et de Kanaky [2] n’est jamais revenue de la Caraïbe. À sa place et dans sa peau, c’est une jeune ouvrière dominicaine, Sonia Nunez Pineda, qui a tenté de franchir la frontière à Roissy et de demander l’asile à la France.

Clandestine [3] pourrait être le simple compte rendu de cette substitution d’identité, et un reportage sur les difficultés opposées à un étranger lors de son entrée sur le territoire. Anne Tristan y ajoute une sorte de métamorphose personnelle qui commence bien avant son aventure. Car, de toute évidence, l’appareil législatif et policier que la France et l’Occident opposent désormais aux plus défavorisés de la planète, l’existence d’un ordre du monde fondé sur l’injustice et sur la ségrégation, l’ont rendue depuis longtemps étrangère à sa patrie d’origine.

Plus qu’une curiosité de journaliste à la recherche d’un témoignage vécu sur la difficulté de fuir un pays d’oppression, le livre d’Anne Tristan exprime la révolte d’une citoyenne qui revendique pour chacun cette liberté de circulation sans laquelle les déclarations universelles des droits de l’homme n’ont pas plus de sens que le concept de communauté humaine. Tant que l’égalité n’entrera pas dans les faits, je prendrai le parti d’être étrangère, murmure sourdement et en substance Anne Tristan tout au long de Clandestine.

Était-il utile, pour elle, d’aller d’abord vérifier que, sous la sanglante dictature militaire haïtienne et sous la dictature soft de Joaquin Ballaguer à Santo Domingo, les victimes ordinaires de l’arbitraire et de la misère - paysans haïtiens, ouvriers et chômeurs dominicains - restent des membres à part entière de l’humanité ? C’est en tous cas dans une jubilation émue qu’Anne Tristan tisse des liens avec eux, écoute leurs espoirs, leurs rêves de démocratie, leurs désirs d’échapper à l’écrasement, leur goût pour la vie.

Sur place, elle fortifie, une nouvelle fois à leur contact, son credo personnel pour une autre gestion de la chose publique à l’échelle internationale. Là-bas, elle trouve matière à réadhérer à ses propres convictions. Dès lors, sa métamorphose ne sera plus l’occasion d’une aventure insolite et exotique. Anne Tristan veut appartenir, comme elle le peut, à cette majorité de l’humanité qui n’a d’autres droits que ceux qu’elle arrache. Et, puisque c’est comme ça, elle va aussi essayer d’arracher des droits à la France des droits de l’homme, avec les pauvres armes des pauvres.

D’où cette explosion spontanée de la notion d’étranger au fil du livre. Dès la frontière franchie au terme d’épreuves administratives qui composent un festival de je-m’en-foutisme et de mépris à l’encontre des droits élémentaires de la personne (lire l’extrait ci-dessous et surtout le bouquin), l’« étrangeté » n’est plus seulement affaire de passeport. Sont étrangers ceux qui, quelle que soit leur nationalité, assument quotidiennement une exclusion générée par le système administratif et social français, y compris dans ses secteurs les mieux intentionnés, par les associations caritatives ou des individus ordinaires. Anne Tristan se laisse absorber par une machinerie française qui fabrique des « étrangers » avec la bonne conscience des industries automatisées : avec méthode, organisation, technicité, productivité, souci du moindre coût et, parfois, de l’environnement.

Évidemment, dans un tel univers, le droit d’asile reste au mieux l’un des vestiges d’une civilisation disparue avant d’avoir véritablement existé, la trace théorique d’une velléité occidentale qu’on administre sous forme de loterie nationale. Mais sa violation n’est à tout prendre qu’un symptôme parmi beaucoup d’autres de la peur que les États entretiennent désormais à l’égard des couches sociales qu’ils marginalisent urbi et orbi.

Clandestine n’est pas à proprement parler un livre sur les zones d’attente, sur les frontières, sur le traitement des demandes d’asile. Il témoigne bien davantage du risque réellement mortel qui existe aujourd’hui, comme sous le régime naturel de la loi du plus fort, pour quiconque est né ou passe soudain du mauvais côté de la barrière, qu’elle soit nationale ou sociale. Sonia Nunez Pineda n’aurait rencontré aucun obstacle si, bien que toujours dominicaine, elle avait été une femme d’affaires, une romancière célèbre, la fille ou l’épouse d’un industriel. Anne Tristan n’a pas emprunté pour rien l’identité d’une ouvrière et d’une syndicaliste.

J.-P. A.


SONIA NUNEZ PINEDA, JEUNE DEMANDEUSE D’ASILE de République dominicaine, est enfermée depuis plusieurs jours au premier étage de l’hôtel Arcade qui, à proximité de l’aéroport de Roissy, sert de « zone d’attente ». Le ministère de l’Intérieur y entrepose les étrangers candidats à l’entrée sur le territoire avant de les refouler ou de les admettre en France. Parmi eux, les demandeurs d’asile ont droit à un interrogatoire particulier, mené par des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères, qui a pour but d’établir si leur requête du statut de réfugié est « manifestement non fondée ».

Anne Tristan relate ici (chapitre 5 de Clandestine, « La rencontre des deux mondes ») le contenu de cet entretien.

Les heures semblent devoir se répéter à l’identique. Il m’arrive d’en sourire en songeant à ces calendriers aztèques et incas où le temps est circulaire aussi. Je cède alors à l’illusion : notre zone est hors du temps, de celui d’aujourd’hui.

Cette chimère se dissipe subitement à la cinquantième heure de ma réclusion, quand le monde extérieur se rappelle par une brutale intrusion.

– Sonia, y a des gens qui t’appellent...

La jeune Colombienne, arrivée la veille, me secoue alors que je somnolais, je la suis les yeux embrumés. Dans le corridor, passe comme un éclair le jeune Tamoul au bandage. Il sort d’une pièce jusqu’alors fermée. La tâche de sang sur son pantalon a bruni, mais c’est bien lui. Où était-il donc passé ? Il pleure. Je le suis du regard mais on me pousse dans la pièce dont il vient de surgir. Deux hommes m’y dévisagent comme s’ils se moquaient. Leurs vêtements sont confortables et élégants, les miens piteux. Et ce fin sourire accroché à leur lèvre me dit qu’ils m’ont démasquée. J’aurais voulu rester un peu encore dans la peau de Sonia, ne pas devoir si tôt m’expliquer. Mais je ne peux plus esquiver. La porte s’est refermée.

Le plus grand, un blond bien en chair, me fait signe de m’asseoir. À son apparence, l’autre m’évoque le jeune Tamoul. Cette impression me chamboule de nouveau et du coup me remet les idées en place. C’est un interprète. Je ne me suis trompée qu’à moitié : c’est Sonia qui va devoir se justifier. Ils viennent de questionner le jeune blessé et mon tour est venu de subir cet interrogatoire dont on m’avait parlé. Entre ces bousculades, le texte de mon histoire m’a échappé. Ils auraient pu me prévenir, ne serait-ce que voici dix minutes. Le délai m’aurait suffi pour rassembler mes esprits ! Ignorent-ils combien ces brusques appels désarçonnent, ou cela aussi, refusent-ils de le savoir ?

Le destin de Sonia suspendu au bout d’un fil

J’imagine que ce blond doit être un tout jeune inspecteur, mais il ne s’est pas présenté. Il ne dit mot non plus en me tendant le récepteur du téléphone déjà décroché. Une voix féminine m’annonce dans un castillan au fort accent français qu’elle est ma traductrice, puis se tait, me laissant ignorer à qui est destiné cet entretien. En tous cas, elle va opérer à distance, sans le secours ni de mes mains ni de mes yeux pour me comprendre. Et si le refoulement ou l’entrée en France dépend de cet échange, alors le destin de Sonia est suspendu au bout de ce fil. Le blond doit me sentir tendue, car, par le truchement du haut parleur, il demande à la femme de me calmer, en lui expliquant que la vue du Tamoul en pleurs à dû m’affoler.

– Tu vas te tailler une réputation de boucher, lui rétorque t-elle en riant.

Il souligne, faussement gêné, que mon prédécesseur l’a vraiment agacé. Ses phrases, comme celles de l’interprète, sont précises et bien tournées. Ce sont des têtes calées, diraient les Haïtiens. J’avance mon siège plus près du bureau qui me sépare de lui, saisis mieux le combiné, essayant ainsi de me caler aussi. Mais c’est avec moi-même que cette partie serrée doit se jouer. Ne me l’a-t-on pas conseillé le jour de mon arrivée ? Je dois me concentrer afin de répéter exactement ce que j’ai déjà déclaré.

Ils me surprennent à ignorer, eux aussi, ce que sont les zones franches. Ils comprennent vite cependant, jugent mes explications trop longues, et décrètent qu’il « faut passer aux choses sérieuses ».

– Quand ont débuté vos ennuis, enchaîne la traductrice ?

Par où commencent-ils les autres ? Qu’une simple question peut être déroutante ! Si je m’en tiens aux derniers événements de mon histoire inventée, ils n’en saisiront pas la portée. Si en revanche, je remonte loin en arrière, ils s’impatienteront encore. Je n’ai aucune idée du temps qu’ils vont me consacrer. Je ne sais rien de toute façon. Dans ces conditions, qui peut aller à l’essentiel ?

Je me lance dans le récit de mes cinq dernières années, celles que j’ai le plus soignées, où j’ai accumulé aussi le plus de licenciements et de tracas. Je débite des paragraphes entiers du livre que j’ai appris par cœur, celui de l’ouvrière Teodora. Crispé sur une feuille, le blond note scrupuleusement chaque mot de la traduction, les journées trop longues, la chaleur des hangars, la hargne des contremaîtres et laisse échapper de temps à autre une remarque acide :

– Bon, admettons, ils font des petites journées dans ces zones, et alors ?

« Un pourcentage correct d’arrestations »

Ces conditions de travail ne suffisent pas à fonder ma demande d’asile. Je raconte l’incident de 1987, le tabassage de l’ouvrière enceinte, les manifestations indignées qui ont suivi dans la zone, les renvois et les arrestations qui n’ont pas tardé. Mon inconnue bute parfois sur ce parler rapide, dominicain, que je m’efforce de soigner. Elle me fait répéter. Son collègue me reproche d’être trop vague. Il lui faut la date, le nombre exact de licenciés et d’interpellés, ainsi que leur proportion par rapport aux manifestants. Les témoignages que j’ai lus ou recueillis étaient plus personnels et leurs auteurs moins calculateurs. C’est une habitude de journaliste, d’enquêteur, d’appréhender la réalité et le temps à coups de chiffres. Et puis, il y a eu tant de protestations, des grandes et des petites, comment tout comptabiliser ? J’improvise en avançant un nombre, important pour les licenciements, plus modéré pour les détentions en espérant qu’ils ne s’écartent pas trop de la vérité.

– C’est bon, commente le blond, cela représente un pourcentage correct d’arrestations.

Il a dû cocher une case dans sa tête. J’en suis sûre maintenant. Parallèlement à cette feuille qu’il noircit devant lui, il remplit l’invisible formulaire de ses déductions. Son esprit mathématique est certes peu sensible aux humanités : il ne me regarde jamais. Mais après tout, qu’importe, s’il admet que la répression existe en République dominicaine. C’est déjà un bon point s’il ne partage pas ce préjugé si répandu qu’un régime démocratique suffit à garantir toutes les libertés. Je sais bien cependant que je ne l’ai pas encore acquis à ma cause. Il interroge : étais-je syndicaliste à l’époque ? Ce doit être la deuxième case. Ma réponse négative suspend en l’air son stylo. Il laisse échapper un « Ben alors ? » déçu qui semble signifier que je lui ai fait perdre du temps. Je voulais simplement qu’il comprenne que l’ambiance des zones est pesante pour tout le monde et pas seulement pour les militants.

Je persiste à m’en tenir à mon lent récit. Sonia a longtemps hésité avant de se syndiquer, craignant comme les autres d’y perdre son emploi, le temps aussi de repérer ces contestataires condamnés à de brèves incursions clandestines dans les zones. L’interprète m’invite à accélérer en m’éperonnant à coups de « Bon, et après ? » et le blond laisse tomber de nouveaux commentaires qui me donnent à penser qu’il note beaucoup mais n’écoute pas toujours :

– C’est incroyable des conditions de travail pareilles. Mais que font les syndicats, il n’y en a pas ?

Je les lasse en somme à leur conter des mésaventures générales et non personnelles. J’espère, en arrivant à l’année 1990, celle des grandes grèves dominicaines, que je vais les intéresser, puisque je prétends que j’ai subi une détention de quinze jours en compagnie d’autres camarades. Mais ils m’assènent cette fois un « Bon, et avant ? ». Ensemble, ils passent en revue mes dires précédents et, soudain, ma traductrice soupire d’impatience :

– Tu vois, elle reconnait elle-même qu’elle n’avait rien subi de grave. Tu sais, elle doit être à peine militante.

Sa curieuse association me trouble. Croit-elle donc, à l’inverse, que les grands malheurs n’arrivent qu’aux grands combattants ? Son jugement semble fait, pourtant, et elle ne me demande que de « préciser » mon rôle exact dans le syndicat. Elle s’emporte d’ailleurs sur un malheureux quiproquo, quand je lui dis avoir été responsable au sein d’une directiva, d’une direction :

– Voilà, s’écrie-t-elle, qu’elle voudrait nous faire croire qu’elle est du comité directeur !

Souffrance insuffisante

J’ai beau rectifier, préciser qu’il arrive qu’on désigne de ce nom les minuscules équipes qui coordonnent les simples petites sections, elle m’écoute à peine et répète que je suis de plus en plus confuse. Son collègue acquiesce d’un ricanement léger, il est habitué ; ainsi dérapent selon lui tous les entretiens. Mais que cherchent-ils, que dois-je leur dire pour que leurs voix s’adoucissent ? Il annonce qu’il détient le moyen de faire avouer la vérité. Je dois décrire l’organigramme de la Centrale générale des travailleurs. Si je réussis l’exercice, ils pourront conclure que je suis militante. Mon interprète n’est pas convaincue. Elle conteste même et rappelle que leur service a rejeté tant de Kurdes sur ce genre de questions que les associations de droits de l’homme ont fini par s’insurger. Elle leur donne d’ailleurs raison : à la base d’un parti, les gens possèdent rarement ce genre de renseignements, a fortiori s’il s’agit de groupes clandestins et donc cloisonnés. Le blond objecte quelques arguments juridiques qui me demeurent obscurs et l’enjoint de « mettre la pression ».

Cette fois, la tête me tourne. Ils ont devant eux quelqu’un qui prétend avoir fui le banc des accusés mais ils l’assaillent comme un coupable. Et la tête me tourne plus encore quand je comprends la preuve qu’ils recherchent. Ils me soupçonnent de n’avoir souffert qu’au hasard des mésaventures générales, de ne pas être assez militante, pas assez l’artisan de mes propres ennuis. Il me revient, c’est vrai, cette phrase de la Constitution française qui dit que la France accorde l’asile aux combattants de la liberté pourchassés. Mais les autres, ceux qui subissent, les trop jeunes, les trop vieux, les trop malades pour se battre, ils n’auraient pas droit au refuge.

Je ne veux plus m’entendre reprocher en tout cas que je suis confuse. Cette critique est péremptoire, et ne le serait-elle pas que l’écoute agacée qui l’accompagne resterait injuste. Du coup, je simplifie l’énoncé des structures, ce qui ne m’épargne pas une nouvelle ironie au moment où mon interprète s’apprête à retransmettre. Son collègue en riant lui recommande de traduire lentement ces détails alambiqués qu’à son avis je n’ai pas pu m’empêcher de donner.

– Parce que c’est toujours compliqué avec les communistes, dit-il. Qu’est ce qu’ils peuvent nous ennuyer ces cocos, en l’occurrence ces trotskistes, pas vrai ?

La case « militante »

Que notre rencontre est un miroir déformant, je ne parviens plus à lire dans leurs yeux qui je suis vraiment : jamais je n’ai laissé entendre que Sonia possédait une idéologie, je n’avais pas même songé à lui en donner une. D’où tirent-ils ces a priori, est-ce moi qui, sans le savoir, les nourrit ou cède-t-il à une rancune intime, ou encore ne peut-il voir que ce qu’il sait ? Il m’inquiète, cet homme, à décréter ainsi ce que je suis et ne suis pas, puis il me stupéfie en se déclarant, pour la deuxième fois depuis le début de notre entretien, satisfait. L’organigramme énoncé correspond à ce qu’il attendait. Je réprime un sourire, j’ai décrit une organisation aux allures si jacobines, si centralisées, si françaises en somme. Sonia lui agrée mais quand elle et son monde sont déformés.

Enfin, voilà la deuxième case cochée ! Je suis bien une militante. Il leur reste à se convaincre que c’est à cause de cela que ma vie est devenue difficile. Ils reviennent sur ma détention de quinze jours. La cadence des questions se précipite. Ils me bousculent, comment se fait-il qu’une fois de plus, je ne sois pas en mesure de fournir des chiffres exacts ? Combien étaient-ils, ces nombreux camarades qui auraient été emprisonnés en même temps que moi ?.

– De toute façon, tempête mon inconnue au bout du fil, je ne vois pas comment elle peut affirmer qu’ils ont été détenus aussi, à moins qu’ils n’aient été tous dans la même pièce, ce qui, vu le nombre qu’elle avance, est impossible.

Plus je parle, plus ils s’irritent. Invitée à poursuivre, je raconte avoir quitté la ville où je venais de vivre tant de déboires, ma traductrice en tient compte et demande au jeune blond de noter que j’ai quand même éprouvé le besoin de fuir.

Réconfortée, je m’autorise à redonner un rythme lent à mon récit, persuadée qu’ils vont admettre qu’échaudée, j’ai hésité à me relancer dans une bataille. Mon interprète estime ensuite étonnant que j’ai eu besoin de l’appui d’un nouvel ami le jour où l’envie de créer une section m’a reprise. Elle est décidément de roc, ou fort innocente, pour trouver cela étrange. Puis, elle m’assène :

– Alors comme ça, votre syndicat, vous décidez de le créer à deux ?

Je ne parviens pas à écarter à temps ce nouveau quiproquo qui s’annonce et va nous heurter ; je hasarde un oui, en songeant à Billie, le jeune de la zone des Alcarrizos qui disait créer un syndicat quand il n’en était qu’à explorer l’idée. Mal m’en prend, elle jubile de ce que je ne connais rien. Parce qu’elle sait, explique-telle, qu’en Amérique latine créer un syndicat est une longue affaire, exige de multiples démarches administratives.

Son collègue prend bonne note, et ordonne que je décrive les tâches que j’ai eues dans ce nouveau syndicat. Lassée, je rétorque que j’y ai fait la même chose qu’auparavant. Ma traductrice cette fois manque me faire rire, en s’exclamant qu’il est « typiquement latino » de parler ainsi à coups de phrases vagues. Je n’ai pas le loisir de goûter cette jouissance du comédien qui réussit à passer la rampe. La « Latino » est sommée d’être plus précise et doit nommer ses camarades qui l’appuyaient dans son entreprise. Je blêmis, puis tente de reprendre le contrôle. Dans la pièce, l’interprète tamoul m’observe depuis le début de l’entretien, comme s’il guettait mon trouble. Pourtant, j’enrage. Dans quel monde vivent-ils pour ignorer à ce point que l’on ne sort jamais indemne de combats clandestins ? Croient-ils que l’on puisse parler libres et confiants quand on a fui et que l’on se retrouve dans une zone ? Que l’on peut donner des noms à des inconnus qui n’ont pas même confié celui de leur service ? Le visage du Haïtien Jonas me revient insistant. Il avait perdu, lui, jusqu’à la parole, et celle-ci lui revenait à peine en compagnie de ceux qui l’aidaient à fuir.

Une hésitation suspecte

– Tu vois elle hésite, dit mon interprète, son histoire ne tient pas la route.

– Oui, c’est léger, rétorque-t-il, elle se présente surtout comme une victime du capitalisme international.

Puis il rit de ces mots que je ne lui ai jamais soufflés et je me demande combien de temps ils vont encore s’attarder sur cette case que je croyais déjà marquée. N’avais-je pas donné la preuve que j’étais une militante, une self-made woman de mes ennuis ?

– Écoute, tranche toi-même, conclut la traductrice. C’est toi qui l’as en face de toi et qui peux voir si elle a l’air politisé.

Son collègue, pour la première fois, me jette un regard, à la dérobée. Je lui souris de toutes mes dents, avide de savoir à quelle mimique, à quel trait, il va discerner cet air-là. Il se penche vers son haut-parleur, y grogne un « bof », et je préfère penser que c’est de la pertinence de la question qu’il doute.

Il réalise soudain que mon récit est resté en plan à l’orée de l’année 1991 et, s’excusant, auprès de mon inconnue, d’avoir tant tardé, se déclare « victime de ses fréquentations ». Ce seraient les Sri-Lankais qui, « avec leurs récits embrouillés » l’auraient obligé à s’accoutumer à recouper tous les détails. Il se retient d’ailleurs de vérifier que je ne me contredis pas sur certaines dates. Mon interprète lui signifie qu’il exagère.

Enfin je peux me jeter dans la grande scène du dernier acte, celle que j’ai le plus répétée. Je la débite d’un trait, passionnée, et raconte cet automne 1992. J’évoque les protestations contre le cinquième centenaire du voyage de Colomb, les déploiements policiers, la tension dans mon entreprise au même moment, et ce licenciement accompagné cette fois de l’annonce qu’on ne m’embaucherait plus jamais dans la zone. J’ai voulu me défendre devant le médiateur. Des policiers sont venus une première fois pour m’intimider et saccager mon domicile, la seconde fois pour me menacer.

Tout m’est sorti du fond du ventre, j’ai retrouvé quelques mots d’argot de la zone, j’ai imité la peur et cette fois donné toutes les dates. Je reprends mon souffle, c’était parfait. La réaction de ma traductrice me fait l’effet d’un seau d’eau glacée :

– Alors là, comme d’habitude, tout se précipite. Elle sent que c’est la fin. Elle se perd en plus dans un tas d’anecdotes inutiles.

Elle s’égare à son tour dans la traduction, oublie de mentionner les menaces. Le blond, lui, bégaie les dates, débusque une incohérence : si j’ai été libérée au matin du 6 novembre d’une incarcération au poste de ma zone, et si j’ai vu le médiateur le 8, je ne peux pas dire qu’il s’est passé trois jours entre-temps. Je m’enferre en voulant rectifier cette étourderie. Mon beau récit aussitôt s’écroule et mon interlocuteur voudrait bien savoir d’ailleurs pourquoi, si j’étais tant menacée en novembre, j’ai tardé jusqu’en décembre pour m’envoler.

Je regrette de ne pas avoir le courage de lui dire que Jonas le Haïtien s’est terré un mois lui aussi, mais en espérant ce papier que la France exigeait de lui pour le laisser s’embarquer. Et parce que je me suis bornée à évoquer des problèmes d’argent, ils en déduisent que mon départ est lié à une question pratique plus qu’à une persécution.

– Et je remarque, ajoute t-il, qu’elle aurait aussi bien pu se réfugier dans son village natal.

Pas de place pour de nouveaux rêves

Sonia cherchait un horizon, il la renvoie au point de départ. Elle ne l’a pas ému, ni su lui faire comprendre que l’on s’épuise au fil des déceptions, et que l’on renonce quand surviennent de plus grand déboires. Cet homme fait son travail, c’est un mur.

Il est blindé comme les portes qui ferment notre étage, et est chargé, par ce monde hors la zone d’où il vient, d’annoncer que nous n’y trouverons pas de place pour nos nouveaux rêves. De ces rêves, j’ai même l’impression qu’il lui faut se venger :

– Demande-lui donc, en guise de conclusion, pourquoi ses copains du syndicat ne l’ont pas aidée à retrouver du travail. En France, ils se réservent les bons boulots, les camarades, et sont tous dans la fonction publique ! Ici, ils se tiennent la main et là-bas non ?

Je ne saurai jamais ce qui le pousse ainsi à la caricature, une frustration peut-être, un manque de solidarité. En tous cas, il me blesse : si je n’avais pas été militante, il ne m’aurait pas écoutée. J’en suis une, petite, et c’est en cette estime qu’il me tient. Il se rit de moi, de tous ceux qui ont fait Sonia, ceux qui veulent changer la vie et se résignent à changer de territoire. Je réplique, mais sans plus d’espoir de l’amadouer, que dans un pays qui compte 30 pour cent de sa population active au chômage, où l’administration licencie pour cause d’austérité, les amis ne sont pas d’un grand secours pour décrocher un emploi.

Ma traductrice me congédie presque dans la foulée, en me révélant enfin qui ils sont, au bout de quarante minutes d’entretien. Il est bien temps ! Ils appartiennent au ministère des Affaires étrangères ou à l’OFPRA, ce n’est pas très clair. Ils vont transmettre leur avis au ministère de l’Intérieur qui prendra seul la décision de me laisser ou non entrer en France afin que j’y dépose ma demande d’asile. Celle-ci, précise-t-elle, ne sera jugée sur le fond que plus tard. Je n’ai plus qu’à attendre.

Je sors un peu chancelante, sans que le blond m’ait saluée. Mon affaire est perdue. Je n’ai pas assez bien joué. Mon histoire était trop légère, trop légères toutes ces vies que j’ai emmêlées ! J’ai envie de pleurer. Je voudrais retrouver le jeune Tamoul qui était en larmes tout à l’heure, pour qu’il sache qu’il est tout de même possible de partager.

Je pousse plusieurs portes, m’excuse auprès de leurs locataires, finis par le découvrir au « 24 » où je n’étais jamais entrée. Il sursaute. Il pleure encore, parle à peine, et en anglais. À petits pas, à coups de murmures, je tente de l’apprivoiser. Il se tient le bras, fait signe qu’il a mal sous son bandage. J’essaie d’examiner la plaie, mais sa grimace m’affole et je cours chercher Lucia puisqu’elle a fait des études d’infirmière. Elle me suit étonnée de me voir cet air égaré puis comprend en un clin d’œil. Le pansement devrait être changé, mais le jeune homme refuse que l’on demande quoi que ce soit aux policiers. Les gestes doux de Lucia l’amènent à confier son nom, Indika, et sa vérité : c’est lui même qui s’est mutilé. Il s’est fait trois entailles.

– Une pour mon père, dit-il, tué par une bombe. Une pour ma mère, morte dans l’incendie de notre maison. Une pour mon frère, devenu guérillero.

C’est la guerre chez lui, croit-il devoir expliquer, entre les Tamouls et les Cinghalais et lui n’a pas voulu participer. Il saisit le bras de Lucia, me regarde dans les yeux, supplie qu’on l’aide à rester en France.

Nous ne réussissons même pas à l’obliger à manger. Dès son arrivée, il s’était mis en grève de la faim sans comprendre que, dans cette zone, personne ne s’en soucierait.

[Les intertitres sont de la rédaction.]

Anne Tristan
Clandestine
Coll. Au Vif, Stock, Paris,
1993, 270 pages, 110 F.




Notes

[1Au Front, Gallimard, 1987.

[2L’autre monde : un passage en Kanaky, Gallimard, 1990.

[3Clandestine, coll. Au Vif, Stock, 1993, 110 F.


Article extrait du n°22-23

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Dernier ajout : vendredi 19 septembre 2014, 17:23
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