Article extrait du Plein droit n° 22-23, octobre 1993
« De legibus xenophobis »

Les trompe-l’œil du Palais-Royal

Danièle Lochak

Professeur de droit, présidente du Gisti
L’effervescence qui s’est emparée des milieux politiques à propos du droit d’asile a contribué à entourer la décision rendue le 13 août 1993 par le Conseil constitutionnel d’une réputation sulfureuse qu’elle était loin de mériter.

Il arrive que Monsieur Pasqua ait raison. Par exemple lorsque, dans la même déclaration où il s’emporte violemment contre le Conseil constitutionnel, accusé d’empêcher le gouvernement d’appliquer sa politique et de paralyser sa juste lutte contre l’immigration clandestine, il ajoute in fine que « la philosophie de la loi n’est pas touchée, le cœur du dispositif non plus ».

De fait, si l’on met à part l’invalidation des dispositions concernant le droit d’asile, qui a suscité les réactions que l’on sait - et dont le Conseil constitutionnel n’avait sans doute pas anticipé l’ampleur -, sa décision est somme toute beaucoup moins audacieuse et emporte beaucoup moins de conséquences qu’on l’a prétendu de part et d’autre, que ce soit pour s’en féliciter - « une bonne nouvelle pour la démocratie », se sont exclamés les socialistes - ou pour s’en plaindre en dénonçant l’intolérable gouvernement des juges.

Le nombre relativement élevé de dispositions censurées - neuf au total, dont trois concernent le droit d’asile - ne doit pas faire illusion : il s’agit soit d’invalidations de portée limitée, soit d’invalidations apparemment plus importantes mais motivées de telle façon qu’elles laissent toute latitude au législateur pour réparer les « accrocs » introduits dans le dispositif initial. Quant aux réserves d’interprétation, dont le Conseil a fait un usage immodéré, et qui sont d’habitude une façon de sauver une disposition de la censure en en atténuant les effets attentatoires aux libertés, la plupart sont soit illusoires, soit inutiles, et peu d’entre elles sont de nature à conférer aux étrangers des garanties supplémentaires.

Enfin, même en sachant qu’il ne suffit pas qu’une mesure restreigne ou supprime des droits et garanties concédés antérieurement pour être ipso facto inconstitutionnelle, on n’en est pas moins surpris que le Conseil constitutionnel ait finalement validé certaines des dispositions les plus contestables de la loi.

Deux dispositions sont définitivement invalidées, qui concernent l’une et l’autre le regroupement familial : ont été jugés contraires au droit de mener une vie familiale normale d’une part l’interdiction de principe du regroupement familial pour les étudiants, d’autre part le nouveau délai de deux ans imposé au travailleur pour faire venir son nouveau conjoint en cas de remariage.

En ce qui concerne en revanche la rétention judiciaire, la faculté d’allonger de trois jours la rétention administrative, l’interdiction du territoire accompagnant automatiquement la reconduite à la frontière, la possibilité de faire temporairement obstacle à un mariage, enfin, l’impression d’audace apparente que donne cette accumulation de dispositions invalidées se dissipe très vite lorsqu’on examine plus attentivement leur motivation. À chaque fois, en effet, le Conseil constitutionnel ne conteste pas les pouvoirs supplémentaires donnés à l’administration ou aux magistrats dans leur principe mais seulement dans leurs modalités, de sorte que le gouvernement s’est empressé de présenter au Parlement un nouveau projet de loi reprenant les mêmes dispositions accompagnées de quelques contraintes supplémentaires dans l’utilisation de ces pouvoirs.

Ainsi de la rétention judiciaire. Elle concerne, on s’en souvient, l’étranger qui ne présente pas les documents de voyage ou ne donne pas les renseignements permettant de mettre à exécution une mesure d’éloignement du territoire - comportement qui constitue un délit passible de trois ans d’emprisonnement et de... dix ans d’interdiction du territoire (excusez du peu !). La disposition invalidée donnait au tribunal correctionnel la faculté d’ajourner le prononcer de la peine et de placer l’intéressé en rétention dans des locaux autres que pénitentiaires pendant une durée maximum de trois mois, l’étranger pouvant à tout moment mettre un terme à cette rétention s’il consent à présenter les documents ou communiquer les renseignements nécessaires à son éloignement du territoire.

Chantage à la liberté

Le Conseil constitutionnel a certes invalidé cette disposition, mais uniquement parce que la rétention n’était pas entourée de garanties au moins équivalentes à celles de la détention provisoire. Qu’à cela ne tienne : le gouvernement a revu sa copie en calquant le régime de la rétention judiciaire sur celui de la détention provisoire (sous réserve que le lieu de rétention n’est pas une prison) : permis de visite, possibilité d’accorder exceptionnellement une autorisation de sortie, possibilité de demander la mainlevée de la rétention, droit de demander une indemnité au cas où il y aurait relaxe en appel. Autant de garanties totalement illusoires, on s’en doute, et qui laissent subsister ce qui est le plus choquant dans cette procédure, à savoir : d’une part le chantage à la liberté exercé sur l’intéressé, la rétention n’ayant d’autre objet que d’exercer une pression sur lui afin qu’il se plie à l’injonction du magistrat ; d’autre part l’acceptation de l’existence de camps où les gens ne resteront plus sept jours, mais trois mois.

Par comparaison, l’allongement de trois jours supplémentaires de la rétention administrative paraissait presque anodin. Le Conseil constitutionnel l’a quand même invalidé, estimant qu’un tel prolongement était inconstitutionnel en l’absence d’urgence absolue et de menace d’une particulière gravité pour l’ordre public. Sans doute avait-il déjà invalidé une disposition de cette nature en 1986 pour les mêmes motifs ; mais le gouvernement et le Parlement avaient pris cette fois la précaution de subordonner cette possibilité au fait que l’étranger ne présente pas de documents de voyage permettant l’exécution d’une mesure d’éloignement, le délai supplémentaire étant censé faciliter cette exécution. Le Conseil constitutionnel n’a pas été convaincu par l’argument et est resté sur sa position : dix jours, c’est trop.

On ne peut pas donner entièrement tort à Monsieur Balladur lorsqu’il soulignait le caractère bien aléatoire des appréciations du Conseil. Sept jours de rétention administrative ne sont pas attentatoires à la liberté individuelle, mais dix jours oui ; trente jours en zone d’attente c’est trop, vingt jours c’est acceptable (encore que le Conseil constitutionnel n’a pas eu à se prononcer explicitement sur cette durée puisque la loi Quilès, contrairement à l’amendement Marchand, ne lui a pas été soumise) ; 90 jours de rétention judiciaire ne sont pas non plus inconstitutionnels, à condition d’en aligner le régime sur celui de la détention provisoire. Soit, mais ce n’est pas ainsi qu’on persuadera les profanes que le droit est une science rigoureuse.

Cela étant, le gouvernement a quelque peu triché, ici, en réécrivant les dispositions invalidées : la prolongation de trois jours pourra être autorisée non seulement dans les hypothèses suggérées par le Conseil constitutionnel mais aussi lorsque « des éléments de fait montrent que ce délai supplémentaire est de nature à permettre l’obtention [du document de voyage] ». Il ne court pas grand risque, à vrai dire, puisqu’il n’y aura sans doute pas de nouvelle saisine du Conseil, et qu’à supposer même qu’il y en ait une on n’a jamais vu jusqu’ici le Conseil invalider deux fois de suite les dispositions d’une même loi.

Un progrès plus théorique que réel

Troisième disposition invalidée : l’interdiction du territoire d’un an qui devait accompagner automatiquement la reconduite à la frontière. Le Conseil constitutionnel a estimé qu’elle violait le principe de la nécessité des peines, dans la mesure où l’interdiction du territoire ne dépendait pas de la gravité du comportement ayant motivé cet arrêté et avait un caractère automatique et une durée invariable. Le texte de remplacement sera donc ainsi rédigé : le préfet peut, en raison de la gravité du comportement ayant motivé la reconduite à la frontière et en tenant compte de la situation personnelle de l’intéressé, prendre une décision d’interdiction du territoire d’une durée maximale d’un an. Le progrès est certain, ne serait-ce que parce que les tribunaux administratifs pourront - s’ils sont saisis... - contrôler la décision du préfet. Reste qu’on comprend mal cette référence à la gravité du comportement de l’intéressé : la reconduite à la frontière ne peut sanctionner en effet que l’irrégularité du séjour, laquelle se ramène toujours en dernière analyse à l’absence de titre de séjour valable, de sorte qu’on perçoit mal a priori - sauf peut-être dans l’hypothèse de falsification des papiers - sur la base de quel critère on pourrait dégager une gradation dans la gravité du comportement de l’intéressé.

Le législateur, au demeurant, n’avait prévu jusqu’ici pour toutes les hypothèses de séjour irrégulier qu’une seule gamme de sanctions pénales, et une seule sanction administrative, ce qui tendrait à montrer qu’elles sont équivalentes à ses yeux.

En pratique, il y a fort à parier que l’interdiction du territoire sera systématiquement prononcée, sauf circonstances très particulières ; et comme il s’agit d’une décision distincte de la décision de reconduite, le recours contre cette interdiction ne sera sans doute pas suspensif et ne sera donc pas jugé avant que ses effets aient expiré. Le progrès, on le voit, risque d’être plus théorique que réel.

S’agissant du mariage, enfin, la décision du Conseil constitutionnel ne pouvait à première lecture que réjouir. Il y est dit en effet que les dispositions permettant au procureur de la République, saisi par le maire, de surseoir à la célébration du mariage en présence d’indices sérieux laissant présumer que le mariage n’est envisagé que dans un but autre que l’union matrimoniale, et cela pendant un délai pouvant aller jusqu’à trois mois, méconnaissent la liberté du mariage.

Malheureusement, une lecture plus attentive montre les limites de la décision. En effet, ce qui, aux yeux du Conseil constitutionnel, est contraire à la liberté du mariage, ce n’est ni le pouvoir donné au parquet de surseoir à la célébration du mariage, ni celui de s’y opposer, mais seulement la longueur du délai dont il dispose pour prendre une décision et l’absence de recours.

Le gouvernement ne s’y est pas trompé, qui a simplement prévu dans la nouvelle mouture de la loi que la durée du sursis ne pourrait excéder un mois et que la décision de sursis pourrait être contestée devant le président du tribunal de grande instance qui devra statuer dans les dix jours. Au passage, l’allusion aux buts de l’union matrimoniale - particulièrement contestable puisque le Code civil est muet sur les buts légitimes du mariage et laisse donc les conjoints juges de la finalité qu’ils entendent lui donner - a été opportunément supprimée.

Reste que la possibilité de retarder un mariage sur de simples présomptions de l’officier d’état civil est maintenue, de même que le droit pour un magistrat qui n’est pas un juge du siège d’y faire obstacle. Singulier contraste avec l’attitude que le juge constitutionnel avait adoptée en 1971 à propos de la liberté d’association, puisqu’il avait alors estimé que la simple possibilité donnée au préfet de surseoir à la délivrance du récépissé de déclaration afin de saisir le juge judiciaire en cas de doute sur la licéité de l’objet de l’association portait une atteinte intolérable à cette liberté.

En échange de quelques garanties supplémentaires, l’administration conserve ce qui était pour elle l’essentiel dès lors que le report du mariage permet d’organiser la reconduite à la frontière du futur conjoint étranger en situation irrégulière.

Des réserves bienvenues

En dehors des invalidations prononcées, le Conseil constitutionnel a fait, dans sa décision du 13 août 1993, un usage systématique de la technique de la « réserve d’interprétation », qui consiste à donner d’une disposition litigieuse une interprétation qui n’est pas nécessairement conforme à la volonté du législateur mais qui la sauve de l’invalidation.

L’interprétation « neutralisante » impose une interprétation du texte qui en neutralise ou en minimise les effets attentatoires aux libertés ; l’interprétation « constructive » développe le contenu de la loi en y ajoutant des dispositions qui n’y figuraient pas expressément ; l’interprétation « directive » précise à l’intention des autorités chargées d’exécuter la loi les modalités auxquelles son application est subordonnée si l’on veut qu’elle soit conforme à la Constitution [1]. À ces trois hypothèses la décision du 13 août 1993 invite à en ajouter une quatrième : l’interprétation... tautologique.

La décision du 13 août 1993 contient des interprétations neutralisantes qui sont assurément bienvenues : ainsi de la précision selon laquelle le refus d’une carte de résident à un étranger « qui vit en état de polygamie » ne vise que celui qui vit en France en état de polygamie, et non l’étranger marié sous le régime polygamique et dont les autres épouses, s’il en a, sont restées au pays. La précision est utile dans la mesure où ni l’exégèse des textes ni les travaux préparatoires ne permettaient de lever l’ambiguïté de la formule utilisée.

De même, il n’était pas inutile que le Conseil constitutionnel précise que la délivrance des visas de sortie n’est subordonnée à aucun pouvoir d’appréciation de l’administration et qu’on est bien là dans un régime de déclaration - que l’administration doit se borner à enregistrer - et non d’autorisation.

Des interprétations audacieuses

On peut encore se féliciter de ce que le Conseil constitutionnel ait précisé que la menace pour l’ordre public ne peut être opposée, pour lui refuser une carte de résident, au jeune étranger né en France et qui a la faculté, jusqu’à l’âge de 21 ans, de faire le fameux acte de volonté par lequel il deviendra français. Une exégèse subtile de l’article 15 plaidait certes en ce sens, mais on n’est jamais sûr - et c’est, on l’aura compris, un euphémisme - que l’administration se livre à des exégèses subtiles lorsqu’elles pourraient conduire à une interprétation des textes favorable aux étrangers.

Parmi les réserves d’interprétation constructives, deux paraissent particulièrement audacieuses sur le plan de la technique juridique, car elles font dire au texte infiniment plus que ce qu’il disait explicitement et dépassent de beaucoup l’intention probable du législateur. A priori protectrices pour les intéressés, elles risquent malheureusement de ne pas produire tous les effets positifs qu’on peut en attendre.

Il s’agit d’abord de l’interprétation de la disposition de l’article 36 de la loi qui impose la régularité du séjour pour bénéficier des prestations de sécurité sociale. Le législateur, déclare le Conseil constitutionnel, n’a pas entendu exclure les personnes concernées et leurs ayants droit du bénéfice de l’application du délai de prolongation automatique d’exercice des droits à prestations prévu par l’article L. 161-8 du code de la sécurité sociale, lequel prévoit que toute personne qui cesse de remplir les conditions pour relever d’un régime de sécurité sociale, soit en tant qu’assuré, soit en qualité d’ayant droit, bénéficie du maintien de ses droits à prestation pendant une durée fixée par décret, et qui est à l’heure actuelle d’un an. En clair : lorsqu’un étranger (majeur) perd son droit au séjour, il doit être désaffilié de la sécurité sociale s’il est assuré, et perd sa qualité d’ayant droit s’il l’avait ; mais, dit le Conseil, il doit bénéficier encore des prestations pendant un an. La précision est importante, et le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’allait pas de soi.

Il est malheureusement à craindre qu’on ne laisse pas aux intéressés le loisir de profiter de cette générosité, puisque pour pouvoir bénéficier des prestations de sécurité sociale il faudrait qu’ils continuent à résider en France, ce à quoi ils ne seront par hypothèse pas autorisés. Et s’ils restent en France, ce sera de façon clandestine, ce qui est de nature à les dissuader de se manifester auprès des caisses pour faire valoir leurs droits.

Même chose en ce qui concerne les avantages invalidité et vieillesse. L’objection faite au texte était qu’en l’absence de convention les pensions d’invalidité et de vieillesse ne peuvent être liquidées depuis le pays d’origine (une fois liquidées, elles sont toutefois exportables et n’exigent donc pas que l’intéressé reste en France). De sorte que l’exigence d’être en situation régulière pour en bénéficier entraînait des effets confiscatoires particulièrement choquants, l’intéressé ayant pu cotiser pendant de longues années où il a travaillé en France, y compris de façon parfaitement régulière, et se trouver finalement privé de retraite, ne pouvant revenir en France pour la liquider. À cette objection, le Conseil constitutionnel a trouvé la parade : le législateur, dit-il, en posant une condition de régularité du séjour, « a entendu [sic] que l’autorité administrative accorde, sous réserve des exigences de l’ordre public, aux étrangers qui solliciteraient leur entrée sur le territoire français pour obtenir cette liquidation un titre de séjour dont la durée est de nature à permettre effectivement celle-ci ».

Une générosité illusoire

On relève au passage une faille dans la générosité du Conseil constitutionnel : si l’intéressé représente une menace pour l’ordre public, tant pis pour lui, il devra faire une croix sur ses droits à pension. Curieux mélange des genres. Mais surtout, on imagine sans peine (le Conseil constitutionnel, lui, n’a pas l’air d’imaginer) les obstacles auxquels vont se heurter les intéressés pour obtenir le titre de séjour convoité. On attend avec impatience les instructions qui seront données aux consuls et aux préfets pour délivrer dans cette hypothèse visas et titres de séjour.

On trouve également dans la décision du 13 août deux exemples de réserves d’interprétation « directives », par lesquelles le Conseil constitutionnel précise à l’intention des autorités chargées de la mettre en œuvre les modalités d’application d’une disposition afin de la rendre compatible avec un principe de valeur constitutionnelle. Elles concernent le regroupement familial d’une part, les contrôles d’identité d’autre part. S’agissant du délai de deux ans imposé à l’étranger avant qu’il puisse faire venir sa famille, le Conseil constitutionnel a estimé que ce délai n’était pas excessif au regard du droit de mener une vie familiale normale à condition que la demande de regroupement puisse être formulée avant l’expiration de ce délai, de telle sorte que le regroupement familial soit effectif au bout de deux ans.

En clair, dans le mesure où il est prévu que le préfet dispose d’un délai maximum de six mois pour statuer sur la demande, les décrets d’application devront prévoir que la demande peut être déposée après dix huit mois de présence en France.

En ce qui concerne les contrôles d’identité, la réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel est hélas beaucoup moins audacieuse, alors que l’enjeu était bien plus important, puisqu’elle revient en gros à entériner la jurisprudence de la Cour de cassation sur les contrôles d’identité visant les étrangers. Est renvoyée à la police la responsabilité de se fonder sur des critères objectifs et d’agir sans discrimination, et aux tribunaux la responsabilité de censurer, réprimer et réparer - après coup, évidemment - les illégalités commises... dont on sait, hélas, qu’elles sont souvent irréparables. Ce faisant, le Conseil constitutionnel escamote la vraie question qui n’est pas de savoir, comme il fait semblant de le croire, si l’on porte atteinte au principe d’égalité en imposant aux étrangers une obligation à laquelle ne sont pas soumis les nationaux : présenter son titre de séjour à toute réquisition, mais si les éléments objectifs qui font présumer la qualité d’étranger ont une existence... objective.

Le Conseil constitutionnel, après la Cour de cassation, fait comme si la réponse à cette question était évidemment oui, alors que la qualité d’étranger se déduit exclusivement de l’application des règles du code de la nationalité, qui sont des éléments objectifs, certes, mais abstraits, que les policiers ne peuvent constater par la simple observation de la personne qu’il envisagent de contrôler. De sorte que la loi porte atteinte à la liberté d’aller et venir non pas des étrangers mais des personnes que l’on peut présumer telles sur la base d’éléments par essence contestables.

Enfin, la décision du Conseil constitutionnel introduit un nouveau type de réserves d’interprétation qu’on pourrait appeler « tautologiques », car elles se bornent à répéter sous une autre forme ce que dit le texte et ne sont donc ni des réserves, ni des interprétations.

Une réserve obscure et sans garantie

À propos du regroupement familial partiel, par exemple, dont on sait que la loi le prohibe en principe, tout en prévoyant des dérogations pour des motifs tenant à l’intérêt de l’enfant, le Conseil constitutionnel nous dit qu’« il doit être nécessairement admis qu’à cette fin [tenir compte de l’intérêt de l’enfant, semble-t-il] une demande de regroupement partiel pourrait être présentée », et que sous cette réserve d’interprétation la disposition n’est pas contraire à la Constitution. On ne voit pas bien, à vrai dire, sur quoi porte la réserve. Sans doute le Conseil veut-il dire qu’aucune demande de regroupement familial partiel ne pourra être rejetée comme irrecevable sans examen individuel du dossier, ce qui est la règle à chaque fois que l’administration dispose d’un pouvoir discrétionnaire. Obscure, la soi-disant réserve d’interprétation n’apporte aucune garantie concrète supplémentaire aux intéressés.

Il en va de même de la formule concernant le pouvoir de dérogation confié au ministre en matière d’accès à l’aide sociale. La disposition qui lui permet, pour tenir compte de circonstances exceptionnelles, de déroger à la règle subordonnant le bénéfice de certaines formes d’aide sociale à la régularité du séjour ou, s’agissant de l’aide médicale à domicile, à une condition de durée de résidence en France, « doit être entendue, est-il dit, comme destinée à assurer la mise en œuvre effective des principes énoncés [dans le] Préambule de la Constitution de 1946 ». Il s’agit en l’occurrence des principes selon lesquels la nation garantit à tous la protection de la santé et la sécurité matérielle et qui posent que tout être humain qui se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence.

Tautologie

À vrai dire, on se doutait un peu que le pouvoir de dérogation confié au ministre visait, outre à éviter la censure du Conseil constitutionnel, à remédier à des situations humainement inacceptables... Là encore, par conséquent, cette soi-disant réserve d’interprétation n’est pas une vraie réserve, et l’interprétation qu’elle donne du texte ne se hisse guère au-dessus du niveau de la tautologie.

On a là, de surcroît, une illustration emblématique des méfaits du formalisme juridique : pour le Conseil constitutionnel, il suffit qu’une dérogation soit possible à la rigueur de la règle pour que le principe constitutionnel soit sauf ; or pour qui connaît un peu le fonctionnement des administrations - en l’occurrence hôpitaux et services d’aide sociale - il est évident que l’existence d’un pouvoir de dérogation confié, qui plus est, au ministre, autorité lointaine sinon inaccessible, ne permettra pas de résoudre les innombrables problèmes qui se posent sur le terrain en matière d’accès aux soins, et souvent dans l’urgence.

Au bout du compte, les réserves d’interprétation, une fois ôtées celles qui sont obscures et/ou tautologiques, n’apportent que peu de garanties concrètes supplémentaires aux étrangers, soit parce qu’elles risquent de se révéler illusoires en pratique, soit parce qu’elles portent sur des points secondaires.

Et puis il y a la masse, plus importante encore, des dispositions qui ont totalement échappé à la censure du Conseil constitutionnel. Sans doute toute disposition contestable n’est-elle pas par là-même inconstitutionnelle. Sans doute aussi le Conseil était-il lié par ses précédents, et il était peu probable que, même éclairé sur leurs effets pervers, il consente à censurer en 1993 des dispositions qu’il avait laissé passer en 1986, telles celles concernant la limitation des bénéficiaires de la carte de résident ou encore l’affaiblissement des garanties de procédure en matière d’expulsion. Sans doute enfin y a-t-il un plafond que le Conseil constitutionnel ne saurait dépasser sous peine de s’exposer à des critiques mettant en cause sa légitimité.

Mais même si, faute de pouvoir invalider l’ensemble de la loi, il fallait choisir parmi les dispositions à invalider, il y en avait à notre sens qui méritaient de l’être en priorité, et que le Conseil n’a pas voulu censurer.

Responsabilité collective

Ainsi de la possibilité de retirer à son titulaire son titre de séjour lorsqu’il a fait venir son conjoint ou ses enfants en dehors de la procédure de regroupement familial : sanction manifestement disproportionnée à la faute commise, et qui surtout introduit dans notre droit une responsabilité collective, puisqu’elle équivaut à tenir l’étranger pour responsable de ce que sa famille ne repart pas dans son pays. La même sanction est applicable à l’étranger polygame qui a fait venir auprès de lui plus d’un conjoint, ou simplement d’autres enfants que ceux du premier conjoint, et elle encourt exactement les mêmes critiques.

On peut s’étonner aussi de ce que le Conseil constitutionnel ait validé la suppression du droit aux prestations de sécurité sociale lorsqu’une personne n’est plus en situation régulière. Même avec les réserves d’interprétation proposées par le Conseil constitutionnel, et dont on a montré plus haut qu’elles risquaient d’être inefficaces en pratique, l’effet confiscatoire est garanti. En effet, dans l’impossibilité où seront les caisses de détecter à temps les assurés étrangers qui perdent leur droit au séjour, les cotisations seront encaissées et les vérifications seront faites au moment du versement des prestations : les cotisations versées par l’assuré pendant la période où il était en situation irrégulière l’auront été en pure perte, dès lors que la restitution n’en est pas prévue, ce qui équivaut bien à une spoliation pure et simple.

Les DOM sont-ils la France ?

Le Conseil a également fait preuve d’une indulgence coupable en admettant l’inapplicabilité dans les DOM des garanties de procédure entourant la reconduite à la frontière : commission du séjour et recours suspensif. Il a estimé que ces dispositions étaient justifiées par l’état des flux migratoires dans certaines zones concernées et l’existence de contraintes administratives liées à l’éloignement ou à l’insularité des collectivités en cause.

Argumentation particulièrement contestable si l’on se rappelle : 1) que déjà en 1989 on avait prévu une période transitoire de 5 ans en la justifiant par les problèmes pratiques que pourrait soulever l’application immédiate de ces dispositions ; quatre ans plus tard, ces problèmes pratiques auraient dû être réglés et s’ils ne l’ont pas été c’est soit qu’on n’avait pas vraiment envie qu’ils le soient, soit que les raisons pratiques invoquées étaient un prétexte pur et simple ; 2) que le Conseil constitutionnel a toujours adopté une interprétation très restrictive des pouvoirs du législateur pour adapter dans les DOM la législation applicable en métropole. Accepter que les voies de recours ne soient pas les mêmes sur l’ensemble du territoire de la République, n’est-ce pas une atteinte caractérisée aux principes de l’unité et de l’indivisibilité de la République ? On a bien l’impression que, dès l’instant où l’immigration est en cause, la fin justifie les moyens, et que les DOM ne sont la France que lorsque cela arrange les hommes politiques de métropole.

Enfin, le Conseil constitutionnel a accepté que les organismes de sécurité sociale et de l’ANPE aient accès aux fichiers concernant le séjour des étrangers détenus par l’administration. Prenant prétexte de la référence faite dans la loi aux dispositions de la loi Informatique et Libertés, il a jugé qu’il n’y avait là aucune atteinte à la liberté individuelle. Or si la CNIL devra être consultée avant que ne soit pris l’acte réglementaire par lequel sera autorisée la transmission des informations contenues dans des traitements automatisés, on voit mal de quelle latitude elle disposera dès lors que le législateur a par avance autorisé cette transmission. Elle pourra sans doute poser quelques garde-fous en limitant le contenu des informations transmissibles et le nombre des personnes y ayant accès ; mais elle ne pourra pas s’opposer à cette transmission ; or c’est dans son principe même que celle-ci fait problème.

L’élargissement des finalités d’un fichier et plus encore l’élargissement des catégories de destinataires des informations qu’il contient comporte des risques évidents pour les personnes fichées. Cet élargissement devrait donc être strictement limité à ce qui est impérativement nécessaire pour atteindre l’objectif visé : ici, la vérification de la régularité du séjour de l’étranger qui demande son affiliation à la sécurité sociale ou le bénéfice d’une prestation. Or cet objectif pouvait parfaitement être atteint par la simple production d’un titre de séjour, sous réserve, en cas de doute sur sa validité ou son authenticité, d’interroger les services préfectoraux détenteurs des fichiers de gestion des étrangers. En transformant les caisses en destinataires des informations contenues dans ces fichiers, le législateur a ouvert une brèche importante dans le système de protection mis en place par la loi du 6 janvier 1978, qui repose sur les principes de finalité et de confidentialité, et ouvert la porte à de futures dérives qui risquent de ne plus concerner cette fois uniquement les étrangers.

Sur cette question, comme sur celles que l’on a évoquées plus haut, on aurait décidément aimé que le Conseil constitutionnel fasse preuve de plus de vigilance.

Quelques données juridiques

L’enjeu du débat sur les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel s’agissant du droit d’asile et sur la nécessité - ou non - d’une révision constitutionnelle est incompréhensible si l’on n’a pas en tête un certain nombre de données juridiques.

Les dispositions contenues dans la convention d’application des accords de Schengen en matière d’asile - qu’on retrouve à peu près identiques dans la convention de Dublin signée entre les douze États de la Communauté européenne mais qui n’a été encore ratifiée que par une minorité d’entre eux - prévoient qu’un seul État signataire sera responsable du traitement d’une demande d’asile formée par un étranger présent dans « l’espace Schengen », de façon à éviter que les gens ne tentent leur chance dans plusieurs pays successivement. Une série de critères hiérarchisés permet de désigner - en principe à coup sûr un État responsable de la demande et un seul.

Lorsque le Parlement français a autorisé la ratification de la convention de Schengen, le Conseil constitutionnel, saisi par les députés RPR d’un recours rédigé par Pierre Mazeaud (les mêmes qui aujourd’hui veulent « constitutionnaliser » Schengen...), a, dans une décision du 25 juillet 1991, estimé que cette convention ne contredisait aucune disposition de la Constitution. Pour arriver à cette conclusion, il a cependant pris soin de relever qu’elle réservait le droit pour chaque État, et donc pour la France, de traiter une demande dont la responsabilité incombe normalement à un autre État, et que la France pourrait donc notamment faire usage de ce droit lorsque le demandeur est susceptible de se réclamer du 4e alinéa du Préambule de 1946 aux termes duquel « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République » .

La loi Pasqua prévoit que lorsque le demandeur se trouve déjà sur le territoire français (par opposition à celui qui se présente à une frontière externe, en pratique dans un aéroport international, et qui peut être placé en zone d’attente pendant un délai maximum de 20 jours, le temps que le ministère de l’Intérieur vérifie que sa demande n’est pas manifestement mal fondée), il doit, avant de présenter sa demande à l’OFPRA, s’adresser à la préfecture pour demander à être admis au séjour sur le territoire français. Le préfet peut refuser l’admission au séjour dans quatre cas, et notamment parce que l’examen de la demande d’asile relève de la compétence d’un autre État en application d’une des conventions internationales souscrites par la France.

Contrairement aux trois autres hypothèses, dans lesquelles l’intéressé peut malgré tout saisir l’OFPRA qui examine sa demande en urgence, et est alors autorisé à se maintenir momentanément sur le territoire (en pratique, il sera placé en rétention, sous le coup d’une mesure de reconduite à la frontière), la loi excluait la saisine de l’OFPRA dans l’hypothèse où le refus se fondait sur l’incompétence de la France pour examiner la demande. C’est cette disposition que le Conseil constitutionnel a invalidée, en se fondant, semble-t-il (car la décision sur ce point n’est pas limpide), sur deux motifs : d’abord parce qu’en privant les intéressés de la possibilité de saisir l’OFPRA elle méconnaissait les droits de la défense ; ensuite, parce que le dispositif prévu pouvait aboutir à ce que des personnes susceptibles de se réclamer du 4e alinéa du Préambule de 1946 ne puissent faire valoir le droit à l’asile qui leur est constitutionnellement reconnu. L’invalidation de cette disposition a donc pour effet d’interdire le refoulement immédiat des demandeurs d’asile, même lorsque leur demande relève d’un autre État que la France, et oblige à leur donner la possibilité de saisir l’OFPRA en les autorisant à se maintenir provisoirement sur le territoire français.

Cette invalidation a provoqué les réactions que l’on sait de la part du gouvernement, prétendant que tout l’édifice de Schengen était ainsi jeté à bas. Est-ce exact ? Sur le plan de la logique juridique, il n’y a pas incompatibilité entre la loi Pasqua revue et corrigée par le Conseil constitutionnel et Schengen : tout ce que demande le Conseil, c’est que la possibilité laissée par la convention aux États parties d’examiner une demande d’asile qui ne relève pas d’eux soit effective, pour éviter que des personnes pouvant se réclamer du Préambule de 1946 ne se voient refuser l’asile en France. De ce point de vue, une révision de la Constitution sous le prétexte de rendre conforme le droit interne français avec les stipulations de Schengen est donc inutile. Cela étant, il est vrai que la position prise par le Conseil, qui oblige à accorder à tout demandeur d’asile arrivant en France la possibilité de saisir l’OFPRA - fût-ce en le maintenant en rétention et sans lui accorder le droit au séjour -, rend le dispositif de Schengen moins intéressant, moins « rentable » aux yeux du gouvernement, qui espérait pouvoir éliminer d’office un grand nombre de demandes préalablement triées par les préfectures.

Pour autant, le prétendu risque d’envahissement par les demandeurs d’asile ayant tenté en vain leur chance ailleurs est illusoire : le nombre de ceux qui pourront se réclamer du 4e alinéa du Préambule de 1946 est à l’évidence limité, et les autres n’auront aucun intérêt, s’ils veulent venir en France en profitant de la suppression du contrôle aux frontières, à déposer une demande. Une telle demande, qu’ils n’auront aucune chance de voir aboutir, ne leur donnera en effet aucun droit supplémentaire : ni droit au séjour, ni droit au travail, et elle aura au contraire comme conséquence de signaler leur présence aux autorités.

La réforme constitutionnelle, qui ne répond à aucune nécessité juridique impérieuse, aura deux conséquences néfastes (au moins) : une conséquence immédiate et concrète, d’abord, puisqu’elle permettra de contourner la décision du Conseil constitutionnel et de redonner aux préfets le pouvoir de faire reconduire immédiatement à la frontière les étrangers dont la demande d’asile relève d’un autre État ; une conséquence politique, symboliquement lourde, ensuite, dans la mesure où, sous le couvert d’une réforme soi-disant technique se traduisant par une référence anodine à des accords internationaux souscrits par la France, on aura bel et bien inscrit dans la Constitution une restriction au droit d’asile.

D.L.

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Notes

[1Sur cette typologie des réserves d’interprétation, voir : Dominique Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, Montchrestien, 3e éd. 1993, pp. 128-130.


Article extrait du n°22-23

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Dernier ajout : lundi 15 septembre 2014, 15:33
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