Article extrait du Plein droit n° 22-23, octobre 1993
« De legibus xenophobis »

La crise du droit d’asile à la lumière de l’histoire

Gérard Noiriel

Historien, Président du Comité d’Aide aux Intellectuels Réfugiés, Auteur de La Tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe (1793-1993), Calmann-Lévy, 1991
La polémique consécutive aux récentes décisions du Conseil constitutionnel montre qu’une fois de plus la réflexion sur le droit d’asile est enfermée dans des querelles d’experts et de gestionnaires, alors que la République en avait fait un principe politique, au sens fort du terme.

Le principe posé par la Constitution du 24 juin 1793 (art. 120) et réaffirmé par le Préambule de la Constitution de 1946, qui proclame que le peuple français « donne asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté. Il le refuse aux tyrans », rappelle en fait que le droit d’asile, dans sa version moderne, a été défini, à partir du XVIe siècle, par une rupture avec la conception religieuse antérieure. Désormais seul l’État, dans les limites du territoire sur lequel il exerce sa souveraineté, peut accorder l’asile et seuls ceux qui sont persécutés en raison de leur combat pour la démocratie peuvent en bénéficier (auparavant c’était l’Église qui exerçait cette prérogative, permettant souvent aux individus poursuivis pour des crimes et délits de droit commun d’échapper aux rigueurs de la loi). Contemporain de l’émergence des États-nations et du combat pour les droits de l’homme, le droit d’asile est d’emblée pris dans l’affrontement de deux logiques contradictoires : l’une privilégie la défense des intérêts de l’État, l’autre défend le combat pour la liberté. En 1793, la proclamation du droit d’asile traduit la volonté de mettre en pratique l’idéal universaliste des Républicains. Mais, quelques mois à peine après l’adoption de la Constitution de 1793, le Comité de Salut Public fait enfermer ou guillotiner les révolutionnaires étrangers les plus illustres qui s’étaient réfugiés en France.

Au XIXe siècle, c’est la Monarchie de Juillet qui se montrera la plus généreuse en matière d’accueil des réfugiés, non pas au nom des « droits de l’homme », mais par fidélité aux principes de la charité chrétienne. Plusieurs dizaines de milliers d’exilés, héros malheureux du « printemps des peuples » en Europe, prendront alors le chemin de la France. À cette époque, les réfugiés étrangers n’ont certes aucun droit juridique. Leur sort dépend le plus souvent du bon vouloir du prince et des recommandations en leur faveur qu’ils peuvent faire valoir. Mais l’État n’est pas alors en mesure de s’opposer à leur entrée sur le territoire, ni de leur interdire tel ou tel secteur du marché du travail (compte tenu de la séparation qui existe encore entre l’État et la société civile). C’est ainsi qu’un grand nombre de réfugiés étrangers (notamment Polonais) s’intégreront dans la société française en accédant à la fonction publique, en devenant électeurs, voire même élus, sans être pour autant citoyens français.

La révolution identitaire

C’est avec cette logique que va rompre la IIIe République à la fin du XIXe siècle en favorisant l’épanouissement de l’État-Providence (ou mieux, de l’État-social). Le triomphe de la démocratie parlementaire et des « conquêtes sociales » donne aux citoyens français un grand nombre de droits que l’État doit également protéger. La question de la nationalité (qui jusque-là ne préoccupait pas beaucoup de monde) devient alors un enjeu social et politique de première importance. Un étranger ne peut plus entrer sur le territoire national, encore moins y exercer une activité professionnelle, sans une autorisation officielle. Des pans entiers du marché du travail (fonction publique, professions libérales, chemins de fer...) sont maintenant interdits aux non-nationaux. D’où l’importance sociale que prend désormais la question de l’identification des individus (afin de s’assurer que les « ayants droit » ne sont pas des usurpateurs).

Sous la IIIe République se déroule ainsi une révolution moins visible que la révolution politique du siècle précédent, mais sans doute aussi importante pour l’histoire du XXe siècle : la révolution identitaire. Désormais, les hommes ne peuvent plus vivre une vie normale sans papiers d’identité. Le passeport qui, jusque là, était un instrument destiné à faciliter le déplacement des voyageurs, délivré par des autorités multiples (préfets, maires, responsables de sociétés de secours mutuel...), devient une pièce d’identité délivrée par le seul ministère de l’Intérieur. La pièce maîtresse de toute la machinerie mise en place par l’État pour protéger la société des citoyens contre les « agressions » extérieures est le fichier central de la police (inventé par Alphonse Bertillon) qui regroupe les fiches signalétiques des criminels récidivistes et des interdits de séjour.

La conception du droit d’asile va être profondément bouleversée par cette « nationalisation » des sociétés occidentales. D’une part, l’idéologie nationaliste qui accompagne ces mutations entraîne, dans les pays totalitaires, la persécution non plus des seuls militants révolutionnaires, mais des peuples entiers pourchassés parce qu’ils ne sont pas conformes aux normes nationales. Ce sont des millions d’individus qui prennent le chemin de l’exil. D’autre part, tous les individus dépendent désormais de leur État d’origine par le lien juridique qu’est la nationalité et la preuve bureaucratique qu’est le passeport. Alors qu’au XIXe siècle, l’ambassadeur français à Varsovie, par exemple, délivrait des passeports aux insurgés en fuite pour qu’ils puissent se réfugier en France, à présent, seul l’État persécuteur est habilité à délivrer ces documents. Et les pays d’accueil n’acceptent plus de recevoir chez eux des individus dépourvus de papiers.

Cette contradiction infernale se révèle dans toute son horreur au lendemain de la Première Guerre mondiale, quand des millions de réfugiés arméniens, russes, grecs, etc. partent désespérément à la recherche d’un pays d’accueil. Le droit international, grâce à la SDN puis à l’ONU tentera d’y porter remède. La Convention de Genève (1951) définira un statut international du réfugié ; mais elle ne remettra pas vraiment en cause le principe de la souveraineté des États, puisqu’elle laissera à ceux-ci la maîtrise de la procédure « d’éligibilité » (pour la France, création de l’OFPRA en 1952). Pour obtenir le statut de réfugié, le demandeur d’asile doit désormais prouver qu’il a bien été persécuté.

Cet éclairage historique, même très rapide, suffit pour montrer les causes structurelles de la crise actuelle du droit d’asile. Dans les années 1960 et 1970, la croissance économique des pays riches n’a pu se maintenir qu’au prix d’un élargissement considérable des marchés, à l’échelle planétaire. Les Occidentaux sont ainsi les premiers responsables de l’interdépendance de plus en plus étroite qui lie désormais tous les pays du globe. Tant que ces pays ont eu besoin de la main-d’œuvre étrangère pour satisfaire les exigences de la production, les réfugiés (qui constituent, ne l’oublions pas, à peine 5 % de la population immigrée présente aujourd’hui en France) pouvaient être accueillis facilement. Mais à partir du milieu des années 1970, la crise économique a révélé les limites de cette générosité.

La question de l’immigration est devenue d’autant plus sensible que la mondialisation des échanges (moyens de transport, images...) se heurte à des formes d’organisations politiques (États-nation) héritées du siècle dernier. À nouveau, les citoyens exigent de leurs représentants qu’ils protègent leurs intérêts en fermant les frontières nationales. Mais, aujourd’hui, cette clôture des espaces de privilèges que sont - au regard des malheurs de la planète - nos sociétés nanties, s’effectue au nom des principes démocratiques et elle est instrumentée par eux. Jamais l’État français n’a rejeté autant de demandeurs d’asile dans toute son histoire (plus de 90 %). Mais il le fait aujourd’hui au nom du « respect du droit ». Tous les candidats rejetés sont considérés comme de « faux réfugiés » parce qu’ils n’ont pas fourni les preuves de leur persécution.

Or, toute l’histoire du droit d’asile, que ce soit avant la guerre 1914-1918 pour les Arméniens, les années 1930 pour les juifs Allemands, ou l’époque actuelle pour les Tamouls, montre que, dans l’immense majorité des cas (pour les raisons exposées plus haut), trouver des preuves de persécution qui satisfassent les fonctionnaires des États d’accueil est impossible. L’examen de l’évolution de la jurisprudence de la Commission des recours des réfugiés a mis a nu l’espèce d’hypocrisie d’État qui règne aujourd’hui en matière de droit d’asile.

Quand la France avait besoin des immigrés, les pouvoirs publics se montraient compréhensifs en matière de preuve de persécution, acceptant par exemple des photocopies des pièces d’identité, des coupures de presse, des lettres de la famille... Mais depuis que les portes se sont fermées, les exigences se sont élevées, devenant de plus en plus difficiles à satisfaire ; ce qui ne pouvait qu’accroître le nombre de ceux que l’on pourra dénoncer comme des « faux réfugiés ». Par la magie du discours d’État, les responsabilités sont ainsi retournées. Si le nombre des réfugiés accueillis diminue, ce n’est pas à cause des nécessités politiques qui pèsent sur les États d’accueil, c’est la faute aux « demandeurs » d’asile eux-mêmes qui ne respecteraient plus la noble « tradition » du droit d’asile d’autrefois. Comme ce sont les pays d’accueil qui fabriquent (par la manipulation de la preuve) la définition du « réfugié » qui les arrange, ils peuvent ainsi garder le beurre et l’argent du beurre ; conserver la fiction de la générosité et de l’universalisme, sans renoncer au moindre de leurs privilèges. Mais les formes euphémisées de l’exclusion qui caractérisent les sociétés démocratiques actuelles rendent cette dernière quasiment invisible. Jamais nous n’avons rejeté autant de demandeurs d’asile mais jamais le discours humanitaire ne s’est étalé avec autant de bonne conscience [1].

La défense du droit d’asile est sans doute l’une des causes politiques qui a le plus mobilisé les intellectuels français depuis deux siècles. Si nous voulons prolonger cette tradition, il faut commencer par ouvrir une réflexion de fond susceptible de déboucher sur des réponses nouvelles, adaptées aux défis de notre époque.

* Cet article reprend, sous une forme légèrement modifiée, l’analyse publiée dans la revue de la Ligue des droits de l’homme, Hommes et Libertés, n° 71.

Militarisation contre les réfugiés ?



Serait-on en train de passer, sans trop le savoir, du temps de la lutte contre les flux migratoires au temps de la guerre contre l’entrée des étrangers non européens sur le territoire ? À en croire le thème retenu par l’armée et trois préfectures de régions Languedoc-Roussillon, Provence-Alpes-Côte-d’Azur et Corse - pour le premier « exercice de défense zonaux », organisé les 9 et 10 décembre 1992 dans le Sud-Est de la France - il faut le craindre.

Ces manœuvres, premières du genre depuis la création, en 1990, des « zones de défense » civile et militaire, se sont en effet déroulées sur l’hypothèse de l’irruption soudaine de « 11 411 réfugiés [qui] se présenteraient pour être accueillis aux frontières terrestres, maritimes et aériennes en 48 heures » .

L’exercice devait, selon ses organisateurs, « tester la mise en place des centres opérationnels de défense - zonal et départementaux - et la coopération civilo-militaire en cas de crise majeure » (sic).

« N’y voyez aucune intention politique, plaidait l’attaché de presse de l’état-major. Il fallait bien définir un objectif. Je ne sais pas pourquoi c’est celui-là qui a été retenu. Mais il ne visait aucun État en particulier. » Acte manqué, peut-être....

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(1) Je rappelle que l’Europe, le continent le plus riche du monde, accueille aujourd’hui moins de 5 % des 15 millions de réfugiés que compte la planète.




Notes

[1Je rappelle que l’Europe, le continent le plus riche du monde, accueille aujourd’hui moins de 5 % des 15 millions de réfugiés que compte la planète.


Article extrait du n°22-23

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Dernier ajout : jeudi 18 septembre 2014, 22:48
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