Article extrait du Plein droit n° 31, avril 1996
« A la sueur de leur front »
En première ligne dans l’élasticité de l’emploi
Claude-Valentin Marie
Sociologue
Après plusieurs décennies d’appel continu à l’immigration de travail, le premier grand tournant pour l’emploi des étrangers date de 1973, année du premier choc pétrolier, où, pour la première fois dans l’après-guerre, leurs effectifs salariés régressent dans l’industrie. Depuis, la tendance n’a plus été démentie. Mais, la véritable rupture – c’est-à-dire la remise en cause radicale de la place qui leur avait faite dans l’appareil industriel dans les années de forte croissance – ne s’amorce que dix ans plus tard, en 1983. Date importante dans l’histoire économique nationale, puisqu’elle voit s’imposer les nouvelles orientations de politique économique de la gauche au pouvoir, cette année 1983 est donc aussi une date symbolique de l’histoire de l’immigration de travail en France.
L’automobile, avec ses licenciements continus depuis le milieu des années soixante-dix, fournit certainement l’exemple le plus emblématique de cette évolution. Aux premières vagues de suppressions d’emplois engagées dès 1973 et visant à de simples ajustements conjoncturels d’effectifs, succède, dix ans plus tard, un mouvement plus radical de recomposition – qualitative et quantitative – des collectivités de travail, répondant à une restructuration en profondeur des procédés de fabrication. Cette deuxième phase marque le terme de la logique d’emploi qui – pour répondre aux exigences de la modernisation de l’après-guerre – avait conduit au recrutement massif de salariés étrangers.
À des degrés divers, toute l’industrie se conforme à ce schéma. Il se complète d’une « extériorisation », via la sous-traitance, d’activités autrefois intégrées à l’activité de la grande industrie, accélérant un transfert (souvent artificiel) d’emplois vers le tertiaire. Pour faciliter cette mutation, le patronat et les nouveaux libéraux exigent très vite la levée des « rigidités » qui, à leurs yeux, freinent la fluidité du marché du travail. Dès les années 1984-1985, des pressions accrues sont exercées en ce sens sur les pouvoirs publics en vue d’une déréglementation des relations d’emploi et donc d’une révision du code du travail. L’enjeu est d’adapter les modes de gestion de la main-d’œuvre à la précarité croissante des emplois qu’impose la modernisation de l’appareil productif.
Le contexte ne pouvait, à l’évidence, que (re)valoriser les qualités prêtées à la main-d’œuvre étrangère. Sa plus grande « disponibilité » allait une fois encore être sollicitée pour pallier – au moins de manière temporaire – ces « inconvénients de la rigidité de la structure de la main-d’œuvre en France » que déplorait déjà… en 1962 le responsable de la politique d’immigration au ministère du travail [1].
1983-1990 : la grande industrie tourne la page de l’emploi étranger
Avec des réductions d’effectifs étrangers d’environ 12 % en moyenne annuelle, les années quatre-vingt sont incontestablement celles d’une véritable rupture avec les modes de gestion antérieurs. Si elles prolongent et amplifient un mouvement amorcé dix ans plus tôt, ces pertes ne s’inscrivent plus, on l’a dit, dans une logique d’ajustements conjoncturels ; elles participent désormais d’une redéfinition du paysage économique et social qui a pour symbole le « plan Delors ».
Reprenant en bonne part les thèses énoncées par Raymond Barre dès 1979, ce plan impose une révision radicale (alors inavouable !) des orientations initiales de la politique économique et sociale de la gauche. Converti aux vertus du néo-libéralisme, le gouvernement en place a pour nouveau credo : la rigueur, les grands équilibres, la désindexation des salaires et des prix, la course à la productivité. Cette « mutation stratégique », selon le mot de R. Salais, a pour conséquences inéluctables, non plus seulement des licenciements accrus, mais surtout un bouleversement des modes d’organisation du travail et un renouvellement des formes d’emploi.
Ces changements qualitatifs sont fondamentaux pour la question qui nous occupe. Ils expliquent que les réductions des effectifs étrangers aient, dans un premier temps (1982-1985), été plus sensibles dans les grands établissements (+ 500 salariés) prioritairement concernés par ces restructurations, épargnant un temps le BTP, l’imprimerie-édition et le textile-habillement. Au cours des trois années qui suivent (1985-1988) les licenciements se généralisent à toutes les activités du secondaire. Ils touchent également cette fois les établissements de taille moyenne, conséquence au niveau des sous-traitants des réductions ou des cessations d’activités des donneurs d’ordre.
Au total, en quinze ans (1973-1988), les entreprises industrielles ont réduit d’environ 40 % le nombre de leurs emplois occupés par les étrangers, opérant ainsi (aux moindres frais) le licenciement de plus d’un demi-million de salariés. Incontestablement, les étrangers ont payé à la crise et aux restructurations du secteur industriel un tribut plus lourd que les nationaux. Mais retenons qu’à compter de la suspension de l’immigration active de juillet 1974, il a fallu dix ans pour mettre un terme à une dynamique d’emploi inaugurée dans la fin des années cinquante. L’automobile en offre une parfaite illustration.
L’automobile : la fin d’une époque
Jusqu’au début des années quatre-vingt, et pour importants qu’ils soient, les licenciements d’étrangers dans l’automobile ne modifient pas leur place et leur fonction dans le secteur. Ils ne s’accompagnent d’aucun changement, ni dans l’organisation du travail ni dans le fonctionnement du marché du travail, susceptible de remettre en cause leur utilité dans les établissements où, depuis près de vingt ans, ils participent de manière structurelle au processus de production. Au contraire, forts de la conviction qui prévaut du caractère provisoire de la crise, beaucoup de chefs d’établissements manifestent vis-à-vis de leurs salariés étrangers une attitude que l’on peut qualifier d’ambivalente. D’un côté, ils trouvent moins coûteux (économiquement et socialement) de leur faire supporter le plus gros des réductions de personnel, de l’autre (signe d’une dépendance maintenue du secteur à leur égard), ils jugent tout autant nécessaire d’en protéger le « noyau dur », considéré alors comme indispensable au bon équilibre de leur organisation productive. Comme dans le BTP, mais pour des raisons différentes, la crainte est longtemps demeurée vive que la suspension de l’immigration laisse démunies les grandes entreprises au moment du redémarrage alors attendu de l’activité économique [2].
Pour conjurer ce risque, nombre d’entre elles initient dans cette période des politiques sociales (en matière de logement par exemple) favorisant la stabilisation de leur personnel « immigré ». Cette stratégie n’a pas manqué d’influencer les comportements , favorisant ou accentuant la sédentarisation de l’ensemble des étrangers, en contradiction avec l’action des pouvoirs publics qui, à la même période, tentaient d’activer de manière institutionnelle les retours au pays d’origine (le « million » de Stoléru). En tout cas, après avoir pâti, plus que les nationaux, des premiers effets de la crise (1973-1976), les salariés étrangers de l’automobile ont vu ensuite leur licenciement contenu en-deçà d’un certain seuil (1976-1979). Durant cette période et selon des spécificités propres à chaque entreprise, leur emploi a varié pour l’essentiel sous l’effet des difficultés conjoncturelles de la branche, de l’importance des décentralisations qui modifiaient le poids des différentes régions d’emploi, des conditions de fonctionnement des marchés locaux du travail et, aussi, des premières tentatives de rationalisation de la production.
Le plan Delors de 1983 change fondamentalement la donne et inaugure la seconde étape des mutations évoquées. En faisant admettre que les adaptations conjoncturelles d’effectifs aux fluctuations des marchés ne suffisent plus à améliorer durablement la compétitivité des entreprises, il conforte les dirigeants « modernistes » du secteur dans leurs projets de rénovation des procédés technologiques de fabrication, des modes de coopérations productives et des formes d’organisation du travail.
La course à la productivité
Cela se traduit par une généralisation de la technique du « juste à temps » permettant la production en temps réel sans stock d’une voiture pré-vendue [3]. Le mouvement s’accélère au long des années quatre-vingt et concerne l’ensemble des grands constructeurs européens. Il constituait, aux yeux des responsables, la seule réponse adaptée à la concurrence japonaise, jugée d’autant plus menaçante qu’elle s’installe au cœur même de l’Union européenne par le biais d’une production non soumise à contingentement (par exemple, Nissan en Grande-Bretagne et en Espagne), imposant ainsi de « l’intérieur » ses normes de productivité [4].
Instituée en « ardente obligation » et vivement encouragée par les pouvoirs publics, cette course à la productivité a certes permis d’obtenir des gains proches de 10 % par an (rapport de commission de l’Assemblée nationale sur l’automobile de juin 1992). Aucune entreprise ne s’y est soustraite, et notamment pas celles qui connaissaient des résultats positifs dans la période – tel PSA (5,5 milliards de bénéfices en 1991) –, confirmant qu’il ne s’agissait plus de simples réponses à des difficultés de conjoncture, mais bien de mutations structurelles de grande ampleur.
Pour le sujet qui nous occupe, la conséquence majeure de ces mutations a été la mise en cause du rôle de « l’O.S. », l’ouvrier typique de la ligne de montage automobile des années soixante, dont « l’immigré » a fourni le modèle. C’est dire que la modernisation de l’outil de production n’aura pas eu pour seul effet d’accentuer la réduction des effectifs étrangers entamée dans la phase précédente, elle en a surtout changé le sens et, par suite, modifié radicalement leurs perspectives d’emploi dans ce secteur. En termes concrets, cela a signifié la suppression de plus de la moitié des postes de travail occupés par les salariés étrangers qui, à eux seuls, ont supporté 42 % du total des pertes d’emploi du secteur durant ces quinze années (1975 à 1990) de crise et de restructuration de l’automobile.
L’aide à la réinsertion passe mieux que l’aide au retour
Les étrangers du reste ne s’y trompent pas. Parfaitement instruits par leur longue expérience ouvrière (seuls 3 % avaient une durée de séjour en France inférieure à dix ans, tandis que plus de la moitié y résidaient depuis plus de quinze ans), ils ne doutent plus, cette fois, qu’une page de l’histoire du travail ouvrier dans l’automobile allait être définitivement tournée. Entre-temps, le conflit social des usines Talbot (1983) [5] avait achevé d’édifier les plus incrédules sur leur avenir dans le secteur. Aussi, lorsqu’à compter du second semestre 1984, l’« aide à la réinsertion » leur est proposée [6], ils l’acceptent en grand nombre, à la différence de ce qui s’était passé pour l’« aide au retour », malgré l’absence de différence fondamentale entre les deux systèmes. L’examen détaillé des résultats de cette nouvelle incitation au départ de France nous renseigne autant sur la stratégie des entreprises que sur la lucidité des travailleurs.
Au 31 décembre 1987, 30 798 demandes avaient été déposées, 28 046 avaient reçu une réponse favorable, suivies de restitutions de titres de séjour et de travail. Les bénéficiaires ont entraîné avec eux le départ de 65 088 personnes, dont 10 638 conjoints et 26 404 enfants. Précisons, pour mieux apprécier la stratégie des entreprises, que cette aide avait pour finalité première d’accompagner leurs opérations de restructurations et faisait l’objet d’une convention avec l’État qui les engageait fermement. L’automobile a été sans conteste le secteur le plus intéressé : 35 % des bénéficiaires y étaient employés, contre seulement 18 % dans le bâtiment [7]. Pour mémoire, indiquons que l’automobile n’avait fourni que 10 % des bénéficiaires de l’aide au retour entre 1977 et 1980, contre 30 % pour le BTP.
Quasi-exclusivement salariés (95,2 %), « OS » ou manœuvres (71 %), les bénéficiaires étaient installés pour la plupart (97,1 %) depuis plus de dix ans en France et même, pour plus de la moitié (55 %), depuis plus de quinze ans. Ces hommes (94,2 %), âgés pour les trois quarts de trente-six à cinquante ans, étaient presque tous mariés, mais en forte majorité (60,8 %) vivaient seuls en France (leur famille étant restée au pays). Il n’est pas non plus négligeable que les Algériens aient été cette fois les plus prompts à réagir (41 % des bénéficiaires), eux qui avaient ostensiblement boudé l’aide au retour [8].
Une dépendance maintenue dans le BTP
Loin d’être surprenante, la disparité des résultats de l’aide à la réinsertion entre le BTP et l’automobile est au contraire significative de leur différence de situation à l’époque. Si les années 1983/1986 marquent, dans l’automobile, le terme du mode de gestion de la main-d’œuvre étrangère inauguré dans les années de forte croissance, dans le BTP, il n’en est encore rien. De 1973 à 1988, les licenciements d’étrangers y sont certes fort nombreux, mais ils demeurent pour l’essentiel liés à une dégradation globale de l’activité et n’indiquent aucune véritable remise en cause de leur fonction dans ce secteur.
Pour autant, la situation dans le BTP n’est plus celle d’avant la crise. Contrairement aux craintes de certains chefs d’entreprise, la restriction brutale du recours aux primo-migrants, à partir de juillet 1974, n’a pas eu les incidences négatives attendues sur l’organisation de leur activité. Quatre raisons majeures expliquent cette absence de difficultés : la réadaptation de l’activité du secteur, la rationalisation de l’organisation des chantiers, la restructuration des marchés et, surtout, le ralentissement durable de l’activité. Dans ce contexte, la disponibilité sur place de chômeurs étrangers, la poursuite des embauches illégales de nouveaux migrants et, surtout, l’accélération du recours à l’intérim et aux contrats à durée déterminée, ont suffi à assurer une régulation conjoncturelle satisfaisante de la demande de travail [9].
Soulignons que la forte progression des contrats à durée déterminée et de l’intérim a été jugée à l’époque (deuxième moitié des années 1970) particulièrement remarquable dans un secteur qui, par tradition, connaît une forte rotation de ses effectifs. En réalité, ces deux formes particulières d’emploi se substituaient à la rotation permanente de flux de primo-migrants, pour devenir depuis un trait essentiel de la gestion de la main-d’œuvre dans le secteur. En 1980 déjà, les contrats à durée déterminée représentaient un tiers du total des embauches et, à la fin de cette décennie, il était le premier utilisateur de travail temporaire.
S’ils ont assuré une régulation conjoncturelle satisfaisante, ces nouveaux modes de gestion n’ont rien changé aux problèmes de fond du BTP. Bien au contraire, la crise a rendu plus criante encore ses difficultés à recruter une main-d’œuvre nationale acceptant les conditions d’emplois offertes. Une note du ministère de l’environnement déplorait déjà en mars 1980 son « image de marque défavorable » : « Les jeunes hésitent à y entrer. Le nombre d’apprentis formés par la profession n’a cessé de diminuer depuis 1970 […]. Sa population vieillit, le besoin de renouvellement de sa main-d’œuvre n’est pas assuré dans tous les corps d’État ». Rien de tout cela n’a changé dix ans plus tard. Pour preuve, cette déclaration du président de la Fédération parisienne du bâtiment qui, en juillet 1991, reprenait presque mot pour mot l’appréciation précédente : « la situation est grave, les vieux partent à la retraite et il est de plus en plus difficile de trouver des jeunes motivés. Les centres de formation ne fournissent pas suffisamment de main-d’œuvre » [10].
Depuis, les choses semblent avoir encore pris une nouvelle dimension. Le diagnostic que formule en 1993 le PDG du groupe Lyonnaise des eaux/Dumez (dont le résultat net consolidé reculait de 65 % en 1992) est, à cet égard, dénué de tout optimisme : « L’activité décline, la concurrence s’accroît, les marges fléchissent ». La gravité de la situation faisait craindre au président de la Fédération nationale du bâtiment (FNB) un « cercle infernal ». « Pour survivre et pour préserver l’emploi, l’entrepreneur est tenté de prendre des marchés à tout prix […], il aura tendance à traiter des contrats à des prix déraisonnables, avec des marges laminées. Certains donneurs d’ouvrage, au mépris de leurs intérêts bien compris, accentuent la pression » [11]. Selon les experts de la FNB, cette pression a conduit, depuis 1985, à un gain de 25 % sur les temps d’intervention sur les chantiers. En obligeant les entreprises du bâtiment à fonctionner à « flux tendus », elle contribue vivement au travail illégal par le biais du développement massif de la sous-traitance.
C’est ce contexte qui détermine les perspectives de la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix. Il a pour traits principaux des difficultés conjoncturelles durables, une réduction de la commande publique, le contrôle plus étroit des conditions de passation des marchés qu’imposent les récentes affaires, une compétition internationale de plus en plus vive et une industrialisation accrue en amont des chantiers. La conjonction de ces facteurs concourt très vraisemblablement à une prochaine mutation structurelle du secteur, comparable à celle observée dans l’automobile dans les années quatre-vingt, qui ne manquera pas de bouleverser l’organisation de l’activité et la gestion des collectifs de travail. Il y a tout lieu de craindre que cette évolution prévisible soit, là aussi, peu favorable à l’emploi salarié, et a fortiori à celui des étrangers. Ce sont ces perspectives qu’à notre sens anticipent déjà le renforcement du poids des « majors » de la profession, le recul des établissements de niveaux intermédiaires et la dépendance accrue des petites entreprises.
Le corollaire – non moins grave – de cette évolution pourrait être une nouvelle dégradation de la sécurité sur les chantiers. En effet, l’impératif du « juste à temps », pèse de plus en plus lourdement sur leur préparation, sur l’organisation de l’encadrement et donc sur la prévention des risques, car les délais entre la commande et le début des travaux constituent désormais un argument essentiel pour l’attribution des marchés [12]. Le secrétaire de la fédération CFDT du bâtiment le confirme. Les accidents sont, selon lui, la conséquence de la « précarisation au sens large ; du recours aux intérimaires et à la sous-traitance. […] Avec l’industrialisation du bâtiment, on en arrive presque au chronométrage et c’est souvent dans les gros chantiers mécanisés que les accidents sont les plus fréquents » (Le Monde du 30 avril 90).
Un transfert massif vers le tertiaire
L’autre changement important des années quatre-vingt a été, on l’a dit, « l’extériorisation » massive d’activités autrefois intégrées au sein des grands établissements industriels qui a conduit à un fort transfert d’emplois et d’activité du secondaire vers le tertiaire [tableau 2]. La réorientation de la mobilité intersectorielle des salariés étrangers et le glissement de leur emploi de l’industrie vers les services s’accordent parfaitement à cette dynamique. Alors qu’en 1975, deux tiers des étrangers salariés étaient employés dans l’industrie et le bâtiment, contre un peu plus d’un quart dans les services, ces proportions sont, quinze ans plus tard (1990), totalement inversées [graphique].
Trois traits conformes à la dynamique globale de l’emploi en France caractérisent ce glissement : les sociétés d’intérim y jouent un rôle important, les femmes y prennent une part croissante, et de nouvelles formes illégales d’emploi trouvent là une occasion de se développer. Mais, soulignons surtout que la progression des salariés étrangers dans les services a accompagné et facilité (comme autrefois dans l’industrie) la prolétarisation et la taylorisation du secteur, entamées, elle aussi, au nom d’une « modernisation » et d’une « rationalisation » de son activité.
L’ampleur de ce mouvement a été tel qu’il s’est traduit [13] par une inflexion positive de l’emploi des étrangers : pour la première fois depuis dix-huit ans leur part dans l’ensemble des salariés comptabilisés était en légère progression. Ce renversement de tendance s’explique à la fois par le glissement structurel déjà évoqué [14] et par une conjoncture de l’emploi qui, dans la période considérée, leur a été moins défavorable [15]. Les différences observées selon la taille des entreprises confirment cette double détermination : l’emploi des étrangers continue de décroître plus rapidement que celui des nationaux dans celles de grande taille (500 salariés et plus) en pleine restructuration ; à l’inverse, ils renforcent leur position dans les établissements de moins de 200 salariés, bénéficiant d’une relance de l’activité, via la sous-traitance.
1975-1990 : 500 000 salariés étrangers de moins dans le secteur industriel
Les résultats du dernier recensement confirment en tous points les indications précédentes. En mars 1990, on ne comptait plus en France que 1 304 144 actifs étrangers occupés, soit une perte d’environ 14 % en quinze ans, alors que, dans le même temps, le total des Français occupés augmentait de près de 8 %. Dans la période, plus d’un travailleur étranger sur trois travaillant dans l’industrie y a vu son emploi supprimé. Partout le licenciement des étrangers a été (en valeur relative) deux fois plus élevé que celui des nationaux, les pertes les plus vives ayant été enregistrées dans les secteurs qui, par le passé, en avaient le plus embauchés (les mines, la sidérurgie, l’automobile) et qui, à l’occasion de la crise, ont fait peser prioritairement sur eux les conséquences de la chute de leur activité. Soulignons que la réduction de moitié du nombre des salariés étrangers dans les industries des biens intermédiaires et de biens d’équipements (deux de leurs principaux secteurs d’emploi) n’a été d’aucun profit pour les nationaux, contrairement aux prévisions de la thèse dite de la « substitution » [16]. Présentée parallèlement à l’« aide au retour », cette thèse, très en vogue à la fin des années soixante-dix, laissait croire à leur remplacement quasi mécanique par des nationaux par le seul moyen d’une politique de « revalorisation du travail manuel ».
Le recensement confirme également le transfert massif de la création d’emplois du secondaire au tertiaire qui, durant ces quinze années, a connu un solde positif de plus de 3 500 000 postes de travail, compensant largement les pertes du secondaire. L’adaptation des étrangers à cette mutation n’a pas été moins remarquable que dans l’industrie – mais en sens inverse cette fois – puisqu’ils ont, en valeur relative, davantage profité de ces créations d’emploi que les nationaux. La tendance se vérifie tout particulièrement dans les « services marchands fournis aux entreprises » où leur nombre a quasiment triplé depuis 1975 (+ 261 %), soit trois fois plus que les nationaux (+ 93 %).
L’ampleur de ces évolutions confirme ce que nous disions du rôle joué par les étrangers dans les mutations du système productif, tant dans la période de forte croissance (les années soixante) que dans celle plus récente (1975-1990) de « crise » et de restructuration [tableau 2 et graphique]. Dans le premier cas, leur flexibilité (on disait alors « souplesse ») a facilité l’ajustement rapide et efficace de l’offre à la demande de travail [17], à une époque où les décideurs se plaignaient de la trop forte rigidité de comportement de la main-d’œuvre nationale. Dans le second, ils ont concouru autant à différer les conséquences sociales de « la crise » pour les nationaux (licenciements massifs dans l’industrie) qu’à faciliter la restructuration du système productif (forte mobilité vers le tertiaire). Ils ont, chaque fois, parfaitement répondu à cette exigence de « flexibilité » tenue aujourd’hui pour un gage essentiel de la « modernité ».
Rejetés massivement des grands établissements industriels, les actifs étrangers n’ont pas seulement répondu aux nouvelles offres d’emploi salarié du tertiaire, ils ont aussi vu progresser leur effectif dans la catégorie des actifs non-salariés. Déjà remarquable entre 1975 et 1982 (+ 26,5 %), cette progression a été plus vive encore de 1982 à 1990 (+ 62,5 %) et d’autant plus significative cette fois qu’elle contraste avec une réduction de 3 % des effectifs correspondants chez les nationaux.
Un dynamisme parfaitement adapté
En 1990, il a été recensé en France 133 394 actifs étrangers non salariés. Une vision complète du phénomène exige cependant d’ajouter à ce résultat celui relatif aux Français par acquisition. Ensemble, ces deux groupes issus des migrations de travail de l’après-guerre représentent plus de 10 % du total des artisans recensés en France en 1990, et légèrement plus de 9 % de l’ensemble des commerçants. Cet élargissement du champ d’observation souligne de plus le caractère essentiellement urbain du phénomène. À titre d’exemple, en 1982 déjà, 15,7 % des artisans, commerçants et chefs d’entreprise de l’agglomération parisienne étaient étrangers ou d’origine étrangère ; en 1990, ce pourcentage s’élevait à 21,6 %.
Cette progression des artisans étrangers est, elle aussi, étroitement liée aux mutations de l’économie nationale. Si l’expansion des « trente glorieuses » avait favorisé un fort développement du salariat au détriment de l’artisanat, l’arrêt de la croissance a, dès le milieu des années 1970, inversé cette tendance, même s’il a fallu attendre 1979 et les aides publiques aux chômeurs créateurs d’entreprise pour enregistrer une progression significative du travail indépendant. Le mouvement ira dès lors en s’accélérant avant de décliner de nouveau à la fin des années quatre-vingt.
Victimes prioritaires de la crise, les étrangers ne tirent pas d’emblée de cette évolution un profit égal à celui des Français. Il faut attendre la loi de juillet 1984, qui instaure la carte unique de long séjour et surtout supprime les restrictions antérieures à l’inscription au registre des métiers, pour que s’accélère la création par eux de petites entreprises artisanales. Trois grandes raisons expliquent leur démarche.
La première est liée à l’évolution de la demande d’activité dans un contexte de réduction de l’offre d’emploi salarié et de transformation des modes de gestion de la main-d’œuvre. Le BTP en offre une parfaite illustration. Deux facteurs y ont stimulé le renouveau de la demande d’activité artisanale : l’évolution du marché national (au profit de la rénovation et la réhabilitation de l’habitat) et la multiplication, sur les grands chantiers, des sous-traitances « en cascade » [18]. La seconde raison tient aux interventions de l’État, et notamment à ses incitations au développement de l’activité non salariée, souvent ciblées sur des publics spécifiques. La troisième raison, enfin, a trait aux évolutions propres à l’immigration elle-même [19] et aux opportunités liées à l’organisation communautaire : l’expérience et le savoir-faire du groupe, la forte « disponibilité » à accepter des conditions de travail peu favorables, les possibilités de mobilisation de l’épargne par le biais de réseaux d’entraide, et, souvent, l’expérience personnelle acquise sur le tas durant l’activité salariée antérieure.
Cela posé, il reste que beaucoup de ces facteurs favorables au développement de l’activité indépendante sont aussi susceptibles d’occasionner des dérives vers l’illégalité. Ils contribuent à l’émergence de nouveaux espaces d’activité, parfois à la marge de l’économie régulière, ou assurant une transition entre les activités régulières et les activités irrégulières. Soyons nets, les dérives observées concernent l’ensemble de l’activité artisanale, et aucune n’est spécifique aux étrangers. Elles forment un écheveau de pratiques illégales où se croisent : l’utilisation abusive des aides financières de l’État, le détournement des règles organisant les rapports salariaux et les prestations de services entre entreprises, ou encore le non-respect des règles propres à l’emploi des étrangers.
Ce sont ces abus qui conduisent au travail clandestin, à l’emploi d’étrangers sans titre ou au marchandage. Pour certains analystes, ces pratiques témoignent d’un manque de vigilance de l’État et d’une faiblesse de la répression. Pour d’autres, au contraire, elles sont le signe d’une trop grande rigidité des règlements encadrant l’activité des entreprises. Les premiers réclament plus de sévérité dans les contrôles et les condamnations, les seconds, à l’inverse, demandent d’assouplir toujours plus les règles qui encadrent l’activité économique. Un des enjeux majeurs pour l’avenir de la cohésion de nos sociétés tient justement dans ce nécessaire équilibre entre la liberté d’entreprendre et l’impératif de protection par l’État des intérêts des salariés et de la collectivité. La question du travail illégal, des délocalisations d’activité vers les pays à bas salaire et de l’immigration irrégulière se situe au cœur de cet enjeu.
Une contribution également socio-politique
De la gestion conjoncturelle de la crise de la seconde moitié des années soixante-dix, à la restructuration des années quatre-vingt/quatre-vingt-dix, le concours de main-d’œuvre étrangère aura été chaque fois déterminant pour répondre aux nouvelles exigences de flexibilité, de fluidité de l’offre globale de travail. Les réductions massives des effectifs salariés étrangers dans l’industrie [20], leur forte pénétration dans le tertiaire, la stabilisation relative de leur emploi dans les petits établissements et le renouvellement des formes de travail illégal, ont ainsi accompagné, favorisé et même anticipé la mutation des systèmes productif et d’emploi et le renouvellement des relations du travail. Bien que les modalités en soient très différentes, cette dynamique est comparable à celle qui a été à l’œuvre à la veille et pendant la modernisation de l’appareil productif des années soixante, lorsque la mobilité et la flexibilité de la force de travail étrangère ont été requises pour favoriser sur le marché du travail « un meilleur ajustement entre l’offre et la demande de travail » [21], au coût social et politique le plus bas.
Dans la période contemporaine, et en dépit de la perte d’influence des syndicats, les résistances du monde salarial face aux liquidations d’entreprises, à la remise en cause des droits sociaux ou aux reconversions-déclassements, n’ont jamais pu être totalement négligées. La présence des étrangers a été – dans un premier temps au moins – d’une grande utilité sur ce plan, en jouant à merveille son rôle d’amortisseur des contradictions du système. Supportant en première ligne les conséquences les plus négatives des mutations décrites, ils ont de fait atténué les tensions sociales au sein du monde du travail, et évité leurs répercussions trop immédiates et trop brutales à toute la société civile. Cette dimension socio-politique de leur contribution à la « modernisation » de notre société a été, on ne le souligne pas assez, aussi importante que leur fonction économique [22].
Tableau 1 – Évolution de la part des étrangers dans le total des salariés des principaux secteurs industriels – octobre 1973 à décembre 1991
Activité économique | oct. 1973 | oct. 1976 | oct. 1979 | avril 1982 | déc. 1985 | déc. 1988 | déc. 1991 |
Minerais et métaux non ferreux | 16,5 | 15,1 | 13,6 | 12,3 | 10,7 | 9,4 | 8,2 |
Minerais et métaux ferreux | 13,3 | 13,6 | 13,0 | 11,8 | 9,9 | 10,0 | 8,9 |
Matériaux de construction | 15,6 | 13,8 | 12,4 | 12,2 | 11,8 | 10,9 | 10,5 |
Fonderie et travail des métaux | 15,4 | 14,6 | 14,2 | 12,3 | 11,4 | 9,8 | 9,9 |
Construction automobile | 24,8 | 19,7 | 18,6 | 15,8 | 13,5 | 12,0 | 11,4 |
Industrie textile et habillement | 9,6 | 9,5 | 9,7 | 8,6 | 8,7 | 7,6 | 7,8 |
Industrie du caoutchouc | 16,3 | 15,0 | 14,6 | 12,4 | 11,1 | 9,2 | 8,8 |
Bâtiment, génie civil et agricole | 31,1 | 27,2 | 28,0 | 23,4 | 23,0 | 21,0 | 21,1 |
Ensemble | 11,9 | 10,4 | 10,2 | 9,2 | 8,4 | 7,3 | 7,7 |
Tableau 2 – Évolution des effectifs occupés par nationalités et grands groupes d’activités, de 1975 à 1990
Activité économique | 1975 | Etrg. (%) | 1990 | Etrg. (%) | Évolution entre 1975 et 1982 (en%) | % étrg.* | ||
Total | Franç | Etrang. | ||||||
Ensemble | 20 943 900 | 7,2 | 22 232 974 | 5,8 | + 6,1 | + 7,7 | - 14,2 | - |
Agriculture | 2 108 680 | 4,1 | 1 250 994 | 3,5 | - 40,7 | - 40,3 | - 48,8 | 4,9 |
Industrie | 8 074 040 | 12,3 | 6 692 221 | 9,0 | - 17,1 | - 14,1 | - 38,8 | 27,8 |
- dt. automobile | 499 010 | 17,3 | 394 492 | 10,8 | - 20,9 | - 14,7 | - 50,7 | 41,9 |
- dt. BTP | 1 906 070 | 21,3 | 1 638 468 | 16,3 | - 14,0 | - 8,6 | - 34,0 | 51,5 |
Service | 10 761 180 | 4,1 | 14 289 759 | 4,5 | + 32,8 | + 32,1 | + 49,0 | 6,0 |
- dt. serv. march. entrep. | 791 225 | 5,2 | 1 555 902 | 7,0 | + 97,0 | + 93,0 | + 261,0 | 8,8 |
- dt serv. march. particul. | 1 447 605 | 4,22 | 2 505 294 | 4,6 | + 73,1 | + 72,4 | + 88,0 | 5,1 |
Source : RP 1975 et 1990
Notes
[1] M. Massenet, « L’apport de la main-d’œuvre d’origine algérienne au développement économique français », Bulletin SEDEIS, n° 850, 1er février 1962.
[2] En l’état d’organisation de leur processus de production, les entreprises craignaient en effet de ne pouvoir enrayer, par le seul recours aux nationaux, la tendance déjà ancienne à la baisse de leurs effectifs les moins qualifiés. Voir Les stratégies de restructuration de l’emploi dans les grands groupes industriels, IREP, Grenoble/ministère du travail, Paris 1979.
[3] Cette technique permet aux entreprises de réduire leur coût global de production en évitant le stockage jugé trop onéreux des pièces détachées à proximité des chaînes de montage, grâce à des livraisons effectuées à mesure de la réalisation du produit final. À titre d’exemple, le site de Peugeot-Sochaux, qui occupait un peu plus de 20 000 salariés au début des années quatre-vingt-dix et produisait environ 1 700 voitures par jour, était desservi à l’époque par une noria quotidienne de 700 camions. Soulignons que cette organisation a eu de profondes répercussions sur l’évolution des conditions d’emploi et de travail dans le secteur des transports.
[4] Le différentiel de productivité entre les constructeurs japonais et européens était alors évalué à 40 %.
[5] Conflit à propos duquel le premier ministre de l’époque, Pierre Mauroy, avait parlé de « conflit islamique ».
[6] Décret n° 84-310 du 27 avril 1984. Ce sont les grévistes étrangers eux-même qui avaient exigé, alors que les négociations s’enlisaient, que soit ajouté à la négociation le dossier de leur retour au pays.
[7] Aucun autre secteur n’en a fourni plus de 7 %.
[8] Au total les Maghrébins ont fourni 59,4 % des bénéficiaires de l’aide à réinsertion, contre 26,0 % pour les Européens, Portugais pour l’essentiel (20,5 %).
[9] R.E. Verhaeren, La précarisation de l’emploi dans le bâtiment et les travaux publics, 1983, Université des sciences sociales de Grenoble, ministère de l’urbanisme et du logement.
[10] Propos rapportés par Les Echos du 4 juillet 1991.
[11] Interview au Figaro du 27 janvier 1993.
[12] Les plus exposés sont bien sûr les salariés (Français ou étrangers) embauchés sur emplois précaires. Tous secteurs confondus, les intérimaires sont « victimes d’accidents plus nombreux et plus graves ». Dans son rapport de 1992, le Conseil supérieur de la prévention des risques professionnels déplore « l’absence presque systématique de [leur] formation à la sécurité du travail », à quoi s’ajoute « le désintérêt, voire l’absence de l’encadrement et de la maîtrise pour ces travailleurs ».
[13] Résultats de la dernière enquête « Activité et condition d’emploi de la main-d’œuvre » (ACEMO), décembre 1991.
[14] De 1988 à 1991, la part des étrangers s’accroît dans l’ensemble des services, à l’exception de la réparation automobile.
[15] Ils stabilisent leur situation, parfois l’améliorant, dans la plupart des activités du secondaire, à l’exception de l’automobile et des secteurs qui lui sont liés, sidérurgie et industrie du caoutchouc.
[16] Avec l’idée d’une occupation indue de postes de travail par les étrangers.
[17] Cf. C.-V. Marie, L’immigration étrangère en France, Paris, ADRI, déc. 1985.
[18] Il faut dire aussi que ce mouvement renouvelle une longue tradition d’activité indépendante des étrangers qui a toujours été un des moteurs de leur ascension sociale, depuis le début du siècle, à une époque où, d’une manière générale, l’artisanat jouait un grand rôle dans la mobilité sociale. Voir A.M. Faidutti-Rudolph, L’immigration italienne dans le sud-est de la France, Paris, 1974.
[19] Pêle-mêle : l’évolution du statut administratif des populations, la transformation de leur projet de vie, la modification de leurs relations avec leur pays d’origine, l’accélération de la circulation de capitaux entre la France et leur pays d’origine et, enfin, le nombre grandissant d’actifs qui n’ont plus beaucoup d’espoir de trouver un emploi salarié.
[20] Sur le chômage des étrangers, l’évolution de leur qualification et le développement du salariat féminin, voir C.-V. Marie, « L’immigration en France dans les années 90 », Sociologie du travail, XXXVI, 2/94, Paris, juin 1994.
[21] M. Massenet, op. cité.
[22] C.-V. Marie, « Entre économie et politique : le clandestin, une figure sociale à géométrie variable », in Pouvoirs, n° 47, PUF, Paris, 1988.
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