Article extrait du Plein droit n° 31, avril 1996
« A la sueur de leur front »

Analyse de jurisprudence : Le Conseil d’État se penche sur la « situation de l’emploi »

Chargée d’instruire les dossiers de demande d’autorisation de travail présentés par les étrangers et d’examiner l’ensemble des critères exigés, la direction du travail, confortée par l’ampleur du chômage, a pris l’habitude de refuser quasi systématiquement toutes les demandes en se fondant sur un seul de ces critères : la situation de l’emploi dans la profession demandée. L’administration étant malgré tout tenue de motiver ses refus, un certain nombre d’entre eux ont été annulés par le Conseil d’État développant ainsi une jurisprudence fort intéressante dont il est utile de faire le point.

Sauf cas dérogatoires, l’exercice en France d’une activité professionnelle salariée par un étranger non communautaire est subordonné à l’obtention d’une autorisation préalable de l’administration, dans les conditions ainsi fixées à l’article R. 341-4 du code du travail : « pour accorder ou refuser le titre de travail sollicité, le préfet du département où réside l’étranger prend notamment en considération […] la situation de l’emploi présente et à venir dans la profession demandée par le travailleur étranger et dans la zone géographique où il compte exercer cette profession […] ».

La situation de l’emploi n’est qu’un des critères d’examen du dossier mentionnés à l’article R. 341-4 du code du travail. Pourtant, le développement du chômage en France a fait que, dans la plupart des cas, un refus fondé exclusivement sur la situation de l’emploi est opposé à une première demande d’autorisation de travail salarié, ce qui a ancré dans les esprits l’idée qu’il était désormais impossible à un étranger d’accéder à un premier emploi salarié en dehors des cas où la situation n’est pas opposable.
Quoique disposant, dans ce domaine, d’une compétence discrétionnaire, l’administration n’en est pas moins tenue, depuis la loi n° 79 587 du 11 juillet 1979, de motiver ses décisions de refus d’autorisation de travail et d’énoncer les critères en droit tirés de l’article R. 341-4 du code du travail, qui ont été opposés à la demande, ainsi que les considérations de fait qui ont conduit à son application (comme le rappelle la circulaire ministérielle n° 84-24 du 21 décembre 1984 publiée au JO du 12 janvier 1985).
Cette obligation de motivation en droit et en fait a permis au juge d’exercer un contrôle plus affiné des décisions administratives de refus d’autorisation de travail fondées sur la situation de l’emploi. Il s’est alors développé, ces dix dernières années, une jurisprudence tout à fait intéressante dont il convient de faire le point.

La présente analyse des arrêts du Conseil d’État rendus en la matière regroupe d’abord ceux qui ont trait à l’obligation de motivation des décisions administratives, puis d’une part ceux qui sont rendus sur la base de l’erreur de droit, d’autre part ceux qui évoquent la notion d’erreur manifeste d’appréciation.

Sont systématiquement annulées les décisions qui n’énoncent pas les éléments de fait qui sont à la base du refus énoncé.

Tel est le cas des décisions qui « se bornent à mentionner, sans même désigner la profession, que la situation de l’emploi dans la profession que souhaite exercer [le requérant] et dans la région considérée ne permet pas de donner une suite favorable à sa demande » (CE 9 octobre 1987 n° 62 198, ministre des affaires sociales c/Mpai).

Il en est de même de la décision « qui ne précise pas la zone géographique dans laquelle a été appréciée la situation de l’emploi pour la profession de vendeur demandée » (CE 22 juin 1988 n° 81 468, ministre des affaires sociales c/M. Sakho).

C’est encore le cas d’une décision de refus « au motif qu’il ressort tant des données statistiques que de l’ensemble des éléments de fait parvenus à la connaissance de mes services, que la situation présente et à venir de l’emploi, dans la profession que cet étranger souhaite exercer et dans la région considérée, ne permet pas d’envisager favorablement l’admission d’un nouveau travailleur sur le marché de l’emploi » (CE 9 novembre 1990 n° 86 984, ministre des affaires sociales c/Armoogum).

Deux décisions du directeur du travail et de l’emploi de Paris, dont la rédaction est à peu près similaire à la précédente ont encore été récemment annulées pour défaut de motivation (CE 31 mars 1995 n° 96 181, ministre des affaires sociales).

Comment apprécier la situation de l’emploi ?

Si la décision de refus est motivée conformément aux exigences légales, une première forme de recours consiste à invoquer l’erreur de droit commise par l’administration dans le sens et la portée à donner à l’article R. 341-4 du code du travail.
L’étude de la jurisprudence rendue sur ce fondement permet de voir dans quelle optique le Conseil d’État interprète le contenu de la règle de droit fixé par l’article R. 341-4 du code du travail et quelle démarche elle impose à l’administration dans l’étude des dossiers.

Relevons tout d’abord qu’il a été jugé que « les dispositions précitées du code du travail n’interdisent pas à l’autorité administrative de refuser le titre de travail sollicité en se fondant sur l’un seulement des éléments d’appréciation mentionnés par lesdites dispositions, que, par suite, le ministre […] n’a commis aucune erreur de droit en se fondant seulement sur la situation de l’emploi pour rejeter la demande » (CE 29 avril 1988, n° 84 409, Patel).

Qu’est-ce que la situation de l’emploi ? Quel sens donner à cette formule et quels sont les éléments de fait qui peuvent la faire ressortir ?

Selon les instructions figurant dans la circulaire ministérielle du 21 décembre 1984 précitée, l’administration consulte les tableaux statistiques du marché du travail établis mensuellement par l’ANPE, par qualification professionnelle et par groupe de métiers. Plus précisément, le juge impose qu’il soit procédé à un rapprochement des offres et des demandes d’emploi. Ainsi, n’est pas légalement justifiée la décision de refus du directeur départemental du travail de la Marne qui « se borne […] à faire état de 14 demandes d’emploi non satisfaites pour la profession [de dépanneur télé-vidéo] sur l’ensemble du département, dont 9 sur le secteur de Reims dans lequel [le requérant] comptait exercer son activité, sans mentionner la situation des offres d’emploi dans cette profession et dans cette zone géographique » (CE 12 février 1993 n° 127 875-127 970, ministre des affaires sociales c/Ayashi).

Consultant les tableaux statistiques du seul mois en cours lors de la demande d’autorisation de travail, comment l’administration pourrait-elle être à même d’apprécier la situation de l’emploi à venir ? Pour le juge, cette appréciation peut découler de la constatation d’un écart important entre les offres et les demandes d’emploi dans la profession et la région considérée. Ainsi, « pour refuser une autorisation de travail [au requérant], le Directeur départemental du travail du Val d’Oise s’est fondé sur ce que 591 demandeurs d’emploi étaient inscrits pour la profession d’infirmier dans la région en novembre 1987 pour 114 offres d’emploi ; le motif invoqué, qui tenait compte de la situation de l’emploi à venir et non pas seulement de la situation présente était de nature à justifier légalement le refus » (CE 22 mars 1993 n° 108 105, ministre de l’intérieur c/Gueye). Dans cette affaire, le tribunal administratif de Versailles avait annulé pour erreur de droit la décision litigieuse qui, se référant aux seules données statistiques d’un mois, avait méconnu la règle de droit qui faisait obligation à l’administration d’apprécier la situation de l’emploi à venir (TA Versailles 20 avril 1989, Gueye c/préfet du Val d’Oise, AJDA 1989, p. 556, note X. Prétot).

Une notion à « géographie variable »

Plus clairement encore, le Conseil d’État valide une décision de refus « fondée sur la circonstance qu’il existait un déséquilibre dans la région Rhône-Alpes entre le chiffre des offres d’emploi dans [la] profession de manœuvre en bâtiment, au nombre de 88, et celui des demandes d’emploi au nombre de 2 160 ; eu égard à l’ampleur de cet écart, la décision attaquée contenait nécessairement une appréciation sur la situation à venir ; il suit de là que c’est à tort que le tribunal administratif s’est fondé sur l’erreur de droit commise par le préfet pour annuler la décision attaquée » (CE 29 décembre 1993, n° 131 789, ministre des affaires sociales).

L’appréciation de la situation de l’emploi doit être faite dans la zone géographique où l’étranger compte exercer sa profession. Lorsqu’il y a discordance entre le département de résidence de l’étranger et celui du lieu précis de travail sollicité, l’administration saisie (celle du domicile du requérant) ne doit pas se fonder sur les statistiques à sa disposition dans sa propre zone géographique de compétence, mais rechercher celles qui sont pertinentes au regard de l’affectation géographique de l’emploi postulé.

Dès lors, repose sur une erreur de droit le refus de titre de travail opposé à un étranger lorsque les décisions successives du directeur départemental du travail du Rhône puis du ministre « se sont uniquement fondées sur ce que des demandes d’emploi non satisfaites pour la profession d’ingénieur d’essais existaient dans le département du Rhône, sans procéder à aucun moment à un examen de la situation de l’emploi dans la région où [le requérant], auquel était proposé un contrat de travail dans un établissement de la société Jeumont-Schneider situé à Champagne-sur-Seine (Seine-et-Marne), comptait exercer sa profession » (CE 25 juillet 1986 n° 68 849, ministre des affaires sociales c/Raveloson).

Notons ici qu’il est fait référence à l’implantation géographique de l’établissement qui devait constituer le futur lieu de travail du requérant, et non à celle du siège social de l’entreprise signataire du contrat d’engagement.

En revanche, la notion de zone géographique n’a pas encore fait l’objet d’une qualification juridique précise. Il apparaît que certaines décisions se fondent sur la situation de l’emploi dans le département (ex. CE 25 juillet 1986 précité), d’autres sur la situation de l’emploi dans le département et dans la ville (ex. CE 12 février 1993 précité), tandis que d’autres encore se fondent sur les statistiques de la région administrative (CE 29 décembre 1993 précité). Le seul recours tenté, semble-t-il, pour contester le choix de l’étendue géographique des statistiques retenues et ainsi obtenir une définition juridique de la notion de zone géographique n’a pas été couronné de succès : « en se fondant, pour rejeter la demande d’autorisation de travail présentée par [le requérant], sur la situation de l’emploi appréciée dans le département du Bas-Rhin, et non dans la seule localité de Wissembourg où l’intéressé comptait exercer son activité, le préfet du Bas-Rhin n’a pas méconnu les stipulations [applicables] ; par suite c’est à tort que le tribunal administratif s’est fondé, pour annuler la décision attaquée, sur ce qu’elle serait entachée d’une erreur de droit » (CE 12 juillet 1993, n° 117 478, ministre de la solidarité).

Enfin la décision de l’administration doit s’appuyer sur la situation de l’emploi dans la profession demandée.

Il a été jugé que le préfet de Paris avait commis une erreur de droit en se fondant, pour refuser l’autorisation de travail sollicitée, sur la situation de l’emploi pour la profession de secrétaire de direction alors que l’emploi en cause était un emploi de secrétaire trilingue comportant pour une large part des fonctions de traduction de textes techniques (CE 23 février 1994, n° 127 874 - 127 971, ministre des affaires sociales c/Florescu).

La nature de l’emploi

Il incombe donc à l’administration de déterminer précisément la nature de l’activité pour laquelle l’autorisation est sollicitée avant de confronter la demande aux statistiques de l’emploi ; cette décision aurait-elle été censurée pour erreur de droit si elle avait reposé sur des statistiques de traducteur technique (si elles existent), voire même plus simplement de traducteur ?

C’est le seul arrêt semblait-il fondé sur l’erreur de droit commise par défaut de qualification exacte de l’activité pour laquelle l’étranger sollicite une autorisation. L’erreur de l’administration réside plus souvent dans la non-prise en compte du degré de spécialisation de l’emploi postulé, non appréhendé par les statistiques de l’emploi, trop globalisantes : c’est à ce propos qu’on voit se développer avec succès des recours désormais fondés sur l’erreur manifeste d’appréciation.

En résumé, le contenu de la règle de droit fixé à l’article R. 341-4 du code du travail est, en matière de situation de l’emploi, à peu près bien défini par la jurisprudence. On sait maintenant que la situation de l’emploi est révélée par un nécessaire rapprochement des statistiques d’offres et de demandes d’emploi, que si l’administration peut limiter son examen au tableau statistique d’un seul mois, un écart significatif entre les offres et les demandes peut servir de support à l’appréciation de la situation à venir, que la zone géographique peut indifféremment être la région administrative ou le département du lieu de travail, sans être limitée à la ville, et enfin que l’administration doit définir précisément la nature de l’emploi sollicité avant de la confronter aux statistiques disponibles.

Dans les matières où le juge administratif n’exerce qu’un contrôle dit minimum, après s’être longtemps limité à un contrôle de droit pur, le juge, affermissant son autorité, a progressivement étendu son contrôle de légalité sur les appréciations auxquelles se livre l’administration quant aux faits retenus à l’appui d’une décision ; c’est le cas dans les domaines où l’administration dispose d’un pouvoir d’appréciation ou encore de pouvoirs de police générale de sécurité publique.

L’extension d’un tel contrôle repose sur l’idée que, même disposant d’un pouvoir d’appréciation, l’administration se doit d’agir avec un minimum de bon sens et de logique : le juge censure des erreurs grossières, des solutions déraisonnables. La censure par le juge de l’erreur manifeste d’appréciation s’est développée à partir des années 1960. Dans le domaine des étrangers, elle est apparue en matière de délivrance de carte de séjour (CE 22 juillet 1977, Rec. p. 366), ou d’expulsion (CE 21 janvier 1977, Rec. p. 38), en matière de régularisation (CE 24 février 1982, Rec. p. 88) ou de visa (CE 28 février 1986), enfin en matière de titre de travail.

L’erreur manifeste d’appréciation

Si, en 1985, et pour la première fois semble-t-il, le Conseil d’État a accepté de contrôler l’appréciation faite par l’administration d’un dossier de demande d’autorisation de travail au regard de la situation de l’emploi, c’est cependant pour juger qu’elle n’avait commis aucune erreur : « en se fondant, pour refuser [au requérant] l’autorisation de travailler, et, partant, de séjourner en France, sur la situation de l’emploi […], le préfet […] de l’Essonne n’a commis ni une erreur de fait ni une erreur manifeste d’appréciation » (CE 22 mars 1985, n° 58 068, ministre de l’intérieur c/Dia).

Dans les années 1980, l’ensemble des arrêts qui suivent concluent encore au rejet des recours fondés sur une erreur manifeste d’appréciation : « la décision [… ] refusant d’accorder [au requérant] l’autorisation de travail qu’il sollicitait en vue d’occuper un emploi de cuisinier est fondée sur ce que 758 demandeurs d’emploi étaient inscrits […] pour cette profession dans la région, dont 180 dans le département du Rhône […] Si l’intéressé fait valoir que la profession qu’il entendait exercer était celle de cuisinier spécialisé dans la cuisine tunisienne, cette circonstance n’est pas de nature à établir que la décision contestée repose sur une appréciation erronée de la situation de l’emploi au regard de sa demande » (CE 19 février 1988 n° 79 197, ministre des affaires sociales c/Hamzaoui).

Dans une autre affaire, le requérant avait demandé une autorisation de travail en vue d’exercer à Paris la profession d’ouvrier spécialisé en bijouterie ; le directeur départemental du travail puis le ministre avaient rejeté sa demande au motif que, dans la profession et la région considérées, l’agence nationale pour l’emploi ne disposait que de 5 offres d’emploi pour 59 demandes : le Conseil d’État a jugé que « si le requérant soutient […] que la profession dont il s’agit comporte plusieurs niveaux de qualification et qu’il est lui-même hautement qualifié, il ne ressort pas des pièces du dossier que la décision attaquée repose sur une appréciation manifestement erronée de la situation de l’emploi au regard de sa demande » (CE 29 avril 1988 n° 84 409, Patel).

De même, alors que la requérante avait sollicité une autorisation de travail pour exercer la fonction d’assistante technique dans une entreprise d’études et de réalisations de matériel de travaux publics : « en se fondant […], pour refuser la dite autorisation, sur le nombre des demandes d’emploi de cet ordre non satisfaites dans la région Île-de-France, le directeur départemental du travail de Paris n’a pas, quels que fussent les titres et qualifications invoqués par l’intéressée, commis une erreur manifeste d’appréciation » (CE 28 juillet 1989, n° 94 060, ministre des affaires sociales c/Mme Alatrakchi).

Ou encore, le préfet a pu légalement retenir la situation de l’emploi dans la profession de musicien sans tenir compte de la spécialité de musicien folklorique invoquée par l’intéressé (CE 1er avril 1992 n° 100 151, Lucena).

Enfin le Conseil d’État a également jugé « qu’il ne ressort pas des pièces du dossier qu’en refusant l’autorisation de travail demandée au motif que l’agence nationale pour l’emploi du Bas-Rhin avait enregistré 449 demandes d’emploi non satisfaites pour 19 offres dans la profession d’ouvrier spécialisé du bâtiment et des travaux publics, le préfet du Bas-Rhin […] ait commis une erreur manifeste d’appréciation » (CE 12 juillet 1993 n° 117 478, ministre de la solidarité).

Comme on le constate, tous ces dossiers traitent d’emplois faiblement ou moyennement qualifiés qui ne présentent pas d’originalité particulière susceptible d’être efficacement opposée aux classifications statistiques de l’ANPE.

Au-delà des statistiques

En revanche, dès 1988, se profile une autre jurisprudence qui censure de manière très instructive les décisions de l’administration pour erreur manifeste d’appréciation de la situation de l’emploi eu égard au contexte entourant les demandes d’autorisation de travail.

La première décision intéressante est la jurisprudence Sow : pour refuser d’accorder à M. Sow l’autorisation de travail qu’il sollicitait en vue d’exercer dans la région Île-de-France la profession d’ingénieur-logiciel ou informatique, le directeur départemental du travail des Hauts-de-Seine s’était fondé sur ce que l’ANPE disposait, pour la profession d’ingénieur-étude informatique, dans la région considérée, de 51 offres d’emploi pour 75 demandes ; « en estimant que, pour une telle profession qui exige un niveau de qualification élevée et dont le ministre […] ne conteste d’ailleurs pas qu’elle comporte diverses spécialisations, l’écart relativement faible existant entre les offres et les demandes d’emploi recensées […] caractérisait une situation de l’emploi de nature à justifier le rejet de la demande de M. Sow, le directeur départemental du travail et de l’emploi a commis une erreur manifeste d’appréciation » (CE 8 juillet 1988 n° 85 194, ministre des affaires sociales c/Sow).

Si le faible écart entre les offres et les demandes d’emploi semble ici avoir été déterminant, on voit néanmoins apparaître la prise en considération de l’existence possible de divers degrés de spécialisation au sein d’une profession, non appréhendés par les seules statistiques du chômage et du haut niveau de qualification de la profession concernée.

Ces deux derniers éléments sont à nouveau mis en avant par le Conseil d’État dans les affaires suivantes :
« considérant qu’il résulte des pièces du dossier que M. El Houari a sollicité une autorisation de travail pour exercer l’activité de responsable de la qualité dans le domaine du traitement de surface des métaux ; que ladite activité exige des connaissances techniques approfondies, distinctes de celles qui sont requises pour exercer les mêmes fonctions dans d’autres branches de la métallurgie, et que M. El Houari a acquises par une formation très spécialisée sanctionnée par un diplôme ; que l’entreprise qui souhaitait l’embaucher éprouvait des difficultés pour pourvoir ce poste du fait du manque de candidats qualifiés ; que, dans ces conditions, en opposant à M. El Houari un refus fondé sur les statistiques de l’emploi dans la profession de responsable de la qualité en métallurgie, sans prendre en compte la spécificité de l’activité que l’intéressé entendait exercer, le préfet de la Seine-et-Marne a commis une erreur manifeste d’appréciation » (CE 19 novembre 1993 n° 116 939, ministre de la solidarité c/ El Houari).

De même, « considérant que pour refuser à M. Kaci l’autorisation sollicitée, le préfet du Rhône s’est fondé sur la situation de l’emploi pour l’activité de billettiste dans la région Rhône-Alpes ; qu’il résulte des pièces du dossier que l’agence de voyage qui se proposait d’embaucher M. Kaci est spécialisée dans les voyages en Algérie et recherchait une personne ayant une grande connaissance de ce pays et capable de parler le français, l’arabe et le kabyle ; qu’ainsi, en estimant que la situation de l’emploi était de nature à justifier le rejet de la demande de M. Kaci, le préfet du Rhône a commis une erreur manifeste d’appréciation » (CE 23 février 1994 n° 112 779, ministre de la solidarité).

La spécificité de l’emploi

De la lecture de ces deux derniers arrêts, il ressort que peu importe que les chiffres du chômage soient élevés ou faibles : ils ne sont même pas relevés ; seuls comptent le niveau élevé de qualification du postulant (dans le premier cas), et surtout la spécialisation poussée ou la spécificité de l’emploi. On voit également apparaître la prise en considération de l’intérêt de l’entreprise.

Ces divers éléments ressortent nettement encore dans les affaires suivantes qui concernent des dossiers de demande d’introduction nominative de salariés étrangers déposés par des entreprises.

Dans l’affaire de la société Claude d’abord : « considérant qu’il ressort des pièces du dossier que pour s’opposer à l’introduction en France de M. Margairaz, de nationalité suisse, en qualité d’assistant-chef de produits pour lampes et appareils d’éclairage, le directeur départemental du travail des Hauts-de-Seine et le ministre des affaires sociales et de l’emploi se sont fondés sur le fait qu’il existait dans la région Île-de-France, pour la profession d’assistant-chef de produits, 88 demandes d’emploi non satisfaites pour 32 offres ; que toutefois, il n’est pas sérieusement contesté que l’autorité administrative n’a pas recherché si tout ou partie des demandeurs d’emploi recensés dans cette profession avaient la qualification professionnelle très spécifique exigée par la société Claude, que l’assistant-chef de produit que cette société souhaitait recruter devait en effet avoir, outre un diplôme d’ingénieur électricien, une qualification en « marketing » et la maîtrise de la langue anglaise ; que, dans ces conditions, l’écart entre le nombre des offres et des demandes d’emploi sur lequel se fonde l’administration, n’est pas significatif ; qu’il est, par ailleurs, établi que la société requérante, malgré des offres d’emploi diffusées par voie de presse, n’a pu recruter en France le collaborateur qu’elle recherchait ; que dès lors, en refusant de viser le contrat de travail de M. Margairaz, le directeur départemental du travail des Hauts-de-Seine et le ministre des affaires sociales et de l’emploi ont commis une erreur manifeste dans l’appréciation de la situation de l’emploi dans la profession demandée » (CE 2 février 1990 n° 89 551, ministre des affaires sociales c/Sté Claude).

« Permettre le bon fonctionnement de l’entreprise »

L’affaire qui suit présente des caractéristiques analogues :

« Considérant que pour refuser l’autorisation de travail que sollicitait la société Goldschmidt et Kenk pour le compte de Melle Hadrany, de nationalité autrichienne, qu’elle souhaitait engager en qualité de responsable du « back-office » de marchés à terme d’instruments financiers, le commissaire de la République du département de Paris s’est fondé sur ce qu’il ressortait tant des données statistiques que de l’ensemble des faits parvenus à sa connaissance que la situation présente et à venir ne permettait pas d’envisager favorablement l’introduction de ce travailleur et que l’Agence nationale pour l’emploi disposait pour cette profession d’un volant de 202 demandeurs d’emploi pour 13 offres d’emploi ; _ » que toutefois, il ressort des pièces du dossier, d’une part, que l’Agence nationale pour l’emploi n’a pas été en mesure de présenter des demandeurs d’emploi répondant aux qualifications requises par la société, dont il n’est nullement établi qu’elle aurait proposé une rémunération insuffisante, d’autre part, que le commissaire de la République, qui n’indique pas à quelle profession se rapportent les chiffres de demandeurs d’emploi sur lesquels il s’est appuyé pour rejeter la demande de la société, n’a pas tenu compte de la spécificité technique de l’emploi à pourvoir, qui était récemment apparu sur le marché du travail, ni des qualifications linguistiques indispensables au salarié pour occuper utilement cet emploi et permettre le bon fonctionnement de l’entreprise ; _ » qu’ainsi, en estimant, à partir des seuls éléments qu’il a retenus, que la situation de l’emploi était de nature à justifier le rejet de la demande de titre de travail de Melle Hadrany, le commissaire de la République du département de Paris a commis une erreur manifeste d’appréciation » (CE 31 mars 1995 n° 117 845, ministre de la solidarité c/Melle Hadrany).

On apprécie l’humour dont fait ici preuve le Conseil d’État et qui ressort de la confrontation entre d’une part les statistiques du chômage établies par l’ANPE et, d’autre part, l’incapacité de cet établissement de présenter à l’entreprise un demandeur d’emploi compétent (dans une procédure d’introduction, la demande effectuée par l’entreprise doit être déposée à l’ANPE afin que celle-ci puisse, le cas échéant, adresser à l’entreprise des demandeurs d’emploi, ce qui rendrait sans objet la procédure).

La force de l’impact que peut avoir l’argument tiré de l’intérêt de l’entreprise est plus caractérisé dans le cas qui suit, car il va constituer le seul fondement de la décision du Conseil d’État :
« Considérant que pour refuser d’accorder à M. Hayashi l’autorisation de travail que celui-ci sollicitait en vue d’exercer dans la région Île-de-France la profession de sommelier caviste, le préfet de la région Île-de-France, préfet de Paris s’est fondé […] sur ce que l’Agence nationale pour l’emploi ne disposait pour la profession « sommelier » et dans la région considérée, d’aucune offre pour 23 demandes ; _ » qu’il ressort des pièces du dossier […] que M. Hayashi était chargé, par la société La Tour d’Argent qui souhaitait développer ses relations avec ses clients japonais, de promouvoir les produits proposés par cet établissement auprès de cette clientèle ; _ » que seul un sommelier caviste de nationalité japonaise pouvait occuper ces fonctions dans des conditions permettant d’établir de véritables contacts avec les clients japonais, qu’ainsi, en estimant que la situation de l’emploi était de nature à justifier le rejet de la demande de M. Hayashi, le préfet a commis une erreur manifeste d’appréciation » (CE 19 juin 1992 n° 126 380, 126 401, Hayashi et Société La Tour d’Argent).

Les précédentes décisions du Conseil d’État étaient déjà rendues sur recours formés par des entreprises dans le cadre de procédure d’introduction. Ce n’était pas le cas ici où la demande d’autorisation de travail avait été déposée par l’étranger qui se trouvait déjà en France. Or, cette dernière décision présente aussi l’intérêt de statuer sur l’intérêt à agir d’une société contre une décision de refus d’autorisation de travail opposée à un étranger : considérant que […] le directeur départemental du travail de Paris a refusé à M. Hayashi l’autorisation de travail qu’il sollicitait ; que M. Hayashi, de nationalité japonaise, est employé en qualité de sommelier caviste par la société La Tour d’Argent ; qu’il est plus particulièrement chargé des relations avec la clientèle japonaise de cet établissement, qui entre pour une part significative dans son chiffre d’affaires ; que la décision attaquée était dès lors susceptible de modifier les relations de la Société […] avec sa clientèle japonaise ; qu’eu égard à ces circonstances particulières, la société La Tour d’Argent justifie d’un intérêt lui donnant qualité pour demander l’annulation de la décision refusant à M. Hayashi l’autorisation qu’il sollicitait ».

Cette possibilité d’action de l’entreprise ouvre des perspectives intéressantes d’affermissement de la jurisprudence. Si l’entreprise est en effet mieux à même que le salarié d’argumenter sur la spécificité de l’emploi proposé et de faire ressortir l’insuffisance de l’outil statistique comme seul critère d’appréciation de la situation de l’emploi, elle est aussi la seule à pouvoir demander la prise en compte de son intérêt dans l’étude d’un dossier de demande d’autorisation de travail déposé par un étranger.



Article extrait du n°31

→ Commander la publication papier
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : lundi 1er septembre 2014, 12:21
URL de cette page : www.gisti.org/article3700