Article extrait du Plein droit n° 40, décembre 1998
« Les ratés de la libre circulation »

Un passeur nommé Jésus-Christ

Thomas Hirénée Atenga

Journaliste
Le pèlerinage à Rome peut aussi être une porte d’entrée pour les immigrants… qui glissent ensuite dans la clandestinité.

Anastase Timba poursuivait sa formation dans le diocèse catholique de Lubumbashi (en ex-Zaïre, aujourd’hui République démocratique du Congo). Son zèle et son sens du service amenèrent ses supérieurs à lui proposer d’être consacré « Mokambi », dénomination locale des diacres laïcs.

En 1990, son curé l’aidait à se rendre en pèlerinage à Rome, aux sources de la foi catholique. Depuis, il n’a pas quitté la capitale italienne, pèlerin sans papier.

Après avoir suivi une courte formation en théologie destinée aux laïcs engagés, il s’est lancé dans le commerce d’objets exotiques, masques, sculptures, vannerie, etc. Mais il n’a jamais cherché à faire régulariser sa situation. « J’ai décidé de rester sur un coup de tête. Dès les premiers instants, je me suis bien senti dans ce pays. Avec mes compatriotes, nous formons actuellement une grande communauté et le Vatican nous a autorisés à ouvrir une paroisse là, en plein cœur de la ville. En cas de contrôle des papiers, nous savons toujours quoi faire », confie-t-il. Combien ont emprunté ce parcours pour entrer en Italie, soit pour y rester, soit en transit avant de gagner d’autres destinations ? Il est difficile de le savoir.

Une chose est certaine, par contre : parmi les personnes qui entrent régulièrement en Italie, puis deviennent des clandestins, le facteur « religieux » arrive en troisième rang.

D’après le rapport 1997 de Caritas Rome qui vient de paraître, 58 372 personnes ont été dans ce cas, loin devant le tourisme (47 360) et les demandeurs d’asile (5 128). A titre de comparaison, on peut citer les chiffres du regroupement familial (230 450) et ceux des travailleurs immigrés (720 243).

La Fondation des migrants confirme ces chiffres. Au Centre d’études sur l’immigration, on reconnaît que « Rome étant le siège du catholicisme, il paraissait normal, jusqu’alors, de voir des milliers de pèlerins débarquer chaque année sans qu’on cherche à savoir s’ils repartaient ou non. Mais, comme les autorités sont décidées à parvenir à une maîtrise des flux migratoires, les mouvements de cette nature sont intégrés dans les tentatives d’analyse et de compréhension du phénomène. »

Une tâche ardue

Mais la volonté affichée par les autorités italiennes risque de se heurter à de sérieuses difficultés. Outre le besoin de concertation et d’efforts à tous les niveaux du pouvoir, une harmonisation des positions des différentes forces dirigeantes s’avère nécessaire.

En effet, entre un pouvoir central déterminé à prouver à ses partenaires européens qu’il est capable de surveiller ses frontières et l’Église qui fait de la dignité des migrants un axe important de la nouvelle évangélisation, les voix ne s’accordent pas toujours quant aux moyens à mettre en œuvre pour contenir les arrivées d’étrangers.

A l’occasion de la dernière journée mondiale des réfugiés et des migrants, Jean-Paul II a délivré un message où il invite les prêtres, les religieux et religieuses, les laïcs ainsi que tous les hommes de bonne volonté à porter une attention particulière à l’étranger. Car, a-t-il déclaré, « la solidarité est d’abord un devoir humain avant d’être une exigence de l’enseignement du Christ. C’est la violence, l’intolérance, la misère et l’absence de perspectives de développement qui poussent des populations entières à quitter leur terre d’origine pour le chemin de l’exil. Ils doivent bénéficier de notre soutien et d’un meilleur accueil là où cela est possible ».

Giovanni Cheli, président du Conseil pontifical de la pastorale des migrants et des itinérants, estime qu’il ne faut pas voir dans le message du Pape « une apologie de l’immigration, mais plutôt un appel aux uns et aux autres à chercher des solutions communes et, surtout, à s’attaquer aux causes… »

Querelle de chiffres

Les organisations non gouvernementales et les associations répercutent ce message sur le terrain en mobilisant les populations en faveur des étrangers. Dans son rapport, Caritas Rome n’hésite pas à parler du « mythe des clandestins, créé et entretenu par une certaine opinion qui veut alarmer les Italiens et l’ensemble des pays de l’Union européenne ».

A l’appui, les auteurs du document estiment qu’un étranger sur quatre seulement est en situation irrégulière en Italie, moins de 25 % depuis 1990. Ils s’élèvent également contre les « allégations sans support documentaire de ceux qui laissent croire que, chaque année, près de 700 000 personnes traverseraient clandestinement l’Italie en direction de l’Allemagne, de la France ou de la Grande-Bretagne, et que ce chiffre aurait été de l’ordre de quatre ou cinq millions en 1997.

Le ministère de l’intérieur, qui a prêté son concours à la rédaction du rapport, estime qu’en moyenne, 60 000 individus tentant de rentrer sans papiers sont reconduits chaque année aux frontières. De plus, les clandestins ne sont pas toujours ceux que l’on croit : 3 451 personnes sans pièces d’identité ont récemment été interpellées sur le territoire italien… après vérification, il s’agissait de Français et de Suisses.

Timba, aujourd’hui âgé de 36 ans, suit de près le débat sur l’immigration et trouve que l’Italie est injustement mise en accusation. « L’hospitalité n’est pas un crime. C’est encore un des rares pays qui a le sens de valeurs comme la famille ».

Il sait de quoi il parle : sous couvert d’un pèlerinage, sa femme et ses trois enfants ont pu le rejoindre en 1995. Depuis lors, Timba pense sérieusement à faire régulariser sa situation. « Ma femme et moi pouvons nous en sortir. Mais mes deux filles et mon garçon ne sauraient rester longtemps sans papiers. C’est surtout en pensant à eux que je me dis qu’il faut essayer de quitter la clandestinité. »

L’avenir de ses enfants n’est pas l’unique motivation de Timba. Avec l’entrée en vigueur des accords de Schengen, il aimerait découvrir d’autres pays, pour « offrir de nouveaux débouchés à son commerce ».

Horizon 2000

Son vœu sera-t-il exaucé ? Les députés italiens ont adopté le 20 février dernier une nouvelle loi sur l’immigration, pourtant rejetée auparavant par le Sénat. Elle prévoit en particulier « l’expulsion généralisée » des sans-papiers. La Caritas italienne et la Fondation des migrants ont déjà dénoncé son caractère discriminatoire et ses conséquences sur l’image de marque de l’Italie alors qu’approche la célébration du jubilé de l’an 2000.

Tout en déplorant que les mouvements d’inspiration chrétienne n’aient pas été associés à l’élaboration de ce texte, les deux organisations ont demandé qu’il soit proposé, avant sa promulgation, « à la régularisation de plus de 200 000 personnes en situation irrégulière. Et que le législateur mette l’accent sur l’organisation de leur accueil, de leur intégration graduelle ainsi que sur la protection des communautés locales ».

« En se contentant d’expulser, poursuivent les organisations, non seulement le gouvernement actuel romprait avec la tradition généreuse de l’Italie en matière d’immigration, mais il mettrait aussi les pieds sur un terrain très glissant. »

Si le gouvernement fléchissait, les milliers de Timba présents sur le sol italien pourraient du coup respirer l’air de la liberté. Mais leur espoir est ténu. Le pouvoir vient de passer avec succès l’épreuve d’entrée dans la monnaie unique. Il veut maintenant s’employer à montrer que l’Italie n’est plus le ventre mou de l’immigration dans l’Union européenne.

Le gouvernement se sait aussi sous la surveillance de l’Église catholique qui, à travers les siècles a réussi à tisser un réseau complexe de relations qui la rendent incontournable en de telles circonstances.

Rome, qui prépare la fête du deuxième millénaire du christianisme, a entrepris sa grande toilette : construction de parkings souterrains ; remise en état des routes ; renouvellement des bus par la mairie… Parmi ceux qui visiteront la ville éternelle à cette occasion, des Timba ne manqueront sûrement pas. Et le cycle repartira.

(Article tiré de la revue Europ, n° hors-série « L’Europe à la recherche de citoyens », mai 1998. Europ, 4 rue du Faubourg Montmartre, 75009 Paris).



Article extrait du n°40

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Dernier ajout : jeudi 20 mars 2014, 22:15
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