Article extrait du Plein droit n° 40, décembre 1998
« Les ratés de la libre circulation »
La couverture sociale des ressortissants des pays tiers : L’ouverture des frontières de la protection sociale
Hélène Gacon
Avocate
Il semble a priori surprenant d’évoquer la situation des ressortissants des États tiers dans un article consacré au système communautaire de protection sociale.
En effet, lorsque le règlement n° 1408/71 a été adopté, seuls six États membres avaient adhéré à la Communauté européenne et la population immigrée de ces États provenait en grande partie, mais pas exclusivement, d’autres États européens qui ont d’ailleurs, par la suite, adhéré à la Communauté. De plus, à l’origine, les États avaient décidé de se rapprocher les uns des autres pour mettre en commun leurs politiques économiques, et la dimension sociale de l’Europe était souvent absente.
Pour les États membres et les institutions communautaires, il n’y avait donc pas lieu de s’inquiéter de la place des ressortissants des États tiers dans la construction européenne.
Peu à peu, pourtant, ces derniers ont pris une place de plus en plus grande. Outre l’importance accordée à la protection sociale dans les accords d’association et de coopération(1), le Conseil a admis, lors de l’adoption du règlement n° 1408/71, que, dans le but principal de garantir des droits fondamentaux tels que le respect de la vie familiale et la protection des réfugiés, certains ressortissants d’États tiers pouvaient bénéficier des avantages du mécanisme de coordination des régimes de protection sociale existant en faveur des ressortissants communautaires.
La nécessité de garantir la protection sociale des ressortissants communautaires découle de la libre circulation qui leur est accordée par le Traité instituant la Communauté européenne et consolide cette liberté de se déplacer. Sur le plan communautaire, elle est assurée par un mécanisme de coordination des régimes nationaux, grâce aux règlements n° 1408/71 et n° 574/72 qui contiennent les règles de l’égalité de traitement, de la détermination et de l’unicité de la législation applicable, du maintien des droits acquis ou de l’exportation des prestations, et du maintien des droits en cours d’acquisition ou de la totalisation des périodes d’assurance(2).
Il s’agit là d’un ensemble de règles d’une rare complexité qui constitue le système de coordination le plus abouti qui ait jamais existé et qui couvre un ensemble géographique particulièrement étendu : les dix-huit États membres de l’Espace économique européen, à savoir les quinze appartenant à la Communauté européenne plus l’Islande, le Liechtenstein et la Norvège.
Pour une assimilation aux nationaux
La question qui vient immédiatement à l’esprit est celle de savoir si les ressortissants des États tiers bénéficient de ces règles communautaires et sont assimilés aux nationaux des États membres. En effet, le fait qu’ils résident légalement sur le territoire d’un État membre, parfois depuis longtemps, qu’ils cotisent, comme les nationaux, aux régimes de sécurité sociale auxquels ils sont affiliés, et qu’ils bénéficient des mêmes prestations de sécurité sociale laisse naturellement penser qu’une assimilation aux nationaux devrait leur être ouverte afin qu’ils puissent bénéficier des mêmes avantages que ceux qui sont reconnus aux ressortissants communautaires (égalité de traitement, exportation des prestations, etc.).
Un tel objectif s’inscrit en outre dans la tendance de plus en plus forte des États à accorder, même de manière encore limitée, une libre circulation des ressortissants des États tiers au sein de la Communauté européenne, à l’instar de celle qui est acquise, depuis plusieurs décennies, par les ressortissants communautaires. Cette ouverture des frontières devrait être accompagnée de la protection sociale souvent nécessaire aux déplacements intra-communautaires.
Coordination des régimes de sécurité sociale
Or, jusqu’à ce jour, l’entrée des ressortissants des États tiers parmi les bénéficiaires de la coordination européenne des régimes de sécurité sociale s’est avérée fort timide.
En effet, en application des règles relatives au champ d’application personnel du règlement n° 1408/71, ces bénéficiaires sont principalement les ressortissants des États membres de la Communauté européenne, à la condition qu’ils exercent une activité, salariée ou non (cette exigence disparaît lorsqu’il s’agit de la prise en charge des soins de maladie d’urgence : dans ce cas, toutes les catégories de ressortissants communautaires sont prises en compte). Les ressortissants des États tiers sont donc a priori écartés de ce mécanisme de coordination, même s’ils résident sur le territoire de l’un des États de manière régulière, stable et durable.
Ce n’est que dans des cas limités que leur situation est en pratique assimilée à celle des ressortissants communautaires. Premier cas, celui des membres de la famille d’un ressortissant communautaire.
La jouissance des règles communautaires de coordination est clairement établie à propos des ayants droit d’un ressortissant communautaire, même s’ils ont la nationalité d’un État tiers. Mais cette assimilation souffre déjà d’une certaine faiblesse, issue des principes dégagés par la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), selon lesquels les ayants droit jouissent seulement de droits dérivés.
En effet, dans l’arrêt Kermaschek de la CJCE, l’intéressée, de nationalité yougoslave, demandait à pouvoir bénéficier des dispositions du règlement n° 1408/71 relatives à la totalisation des périodes d’assurance ou d’emploi pour l’ouverture d’un droit aux prestations de chômage. Or, elle ne pouvait se prévaloir à cet effet de sa qualité de travailleur en Allemagne, puisqu’elle était ressortissante d’un pays tiers, et ne pouvait davantage arguer de sa qualité de conjoint d’un ressortissant allemand, puisque les dispositions en cause, relatives au chômage, étaient exclusivement applicables aux travailleurs.
Ultérieurement, dans deux autres arrêts, la Cour a maintenu cette exigence de rattachement, limitant aux membres de la famille d’un ressortissant communautaire l’ouverture des droits dérivés. Pour certaines prestations, la CJCE a corrigé ces effets restrictifs en admettant qu’elles pouvaient être versées non pas en tant que droit dérivé mais à titre principal en tant qu’avantage social au sens du règlement n° 1612/68, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté.
S’il en est ainsi, on pourrait en conclure que peu importe le fondement légal du versement de la prestation, dès lors que celle-ci est payée. L’intérêt de cette distinction réside dans les conséquences prévues par chaque texte : en effet, si une prestation est versée sur le fondement du règlement n° 1408/71, elle est ensuite, le cas échéant, exportable ; si elle entre dans le champ du règlement n° 1612/68, elle ne l’est pas.
Récemment, cependant, la Cour est revenue sur cette jurisprudence et a reconnu qu’au nom du principe fondamental de l’égalité de traitement figurant dans le règlement n° 1408/71, le membre de la famille d’un ressortissant communautaire pouvait revendiquer, de manière autonome, le versement d’une prestation sur le fondement de ce règlement. La CJCE estime, en effet, que l’impossibilité de se prévaloir du principe de l’égalité de traitement aurait des répercussions négatives sur la libre circulation des travailleurs, et que cette distinction entre droits propres et droits dérivés porterait atteinte à l’exigence fondamentale de l’ordre juridique communautaire que constitue l’uniformité d’application de ses règles.
Egalité de traitement
Les effets de cet assouplissement risquent cependant d’être relativement limités en ce qui concerne les membres de la famille ayant la nationalité d’un État tiers, car n’étant pas ressortissants d’un État membre de la Communauté, ils ne font pas partie des bénéficiaires du règlement n° 1408/71 et ne peuvent donc pas invoquer directement le principe de l’égalité de traitement figurant à l’article 3. La notion de droits dérivés subsiste donc pour eux et risque par conséquent de les exclure du bénéfice de certaines prestations.
Les réfugiés et apatrides sont également énoncés dans le règlement n° 1408/71 parmi les bénéficiaires des règles de coordination communautaires, mais uniquement lorsqu’ils ont déjà formellement acquis ce statut par les autorités désignées compétentes de l’un des États membres. Jusqu’à ce jour, la principale question qui semble se poser à leur sujet est celle de savoir s’ils doivent, avant d’invoquer les règles communautaires, se déplacer sur le territoire d’un État membre autre que celui dans lequel ils ont acquis le statut de réfugié.
En effet, nous savons que le mécanisme de coordination des régimes de sécurité sociale constitue un complément de la libre circulation des personnes. Mais, en application du règlement n° 1408/71, il suffit, dans bien des cas, qu’un titulaire soit simplement affilié au régime de sécurité sociale de l’un des États membres pour que l’une des dispositions soit mise en œuvre.
De plus, les réfugiés ne sont pas énoncés parmi les bénéficiaires de la libre circulation au sein de la Communauté européenne. Il semblerait alors incohérent d’exiger, au nom d’une réglementation, qu’ils aient exercé au préalable un droit qui ne leur est pas accordé par cette même réglementation.
On voit donc que les cas d’application du règlement n° 1408/71 aux ressortissants des États tiers résidant légalement sur le territoire de l’un des États membres sont très limités. Comment faire pour qu’ils bénéficient d’un régime analogue à celui des ressortissants communautaires ? La technique la plus « simple » serait d’étendre le champ d’application personnel de tout ou partie du règlement n° 1408/71.
Du point de vue juridique, cela ne poserait pas de difficulté particulière, encore que le fondement d’une telle modification devrait être discuté avec attention. Mais sur le plan politique, on peut s’attendre à de sérieuses résistances de la part de certains États membres.
Une telle extension du champ d’application personnel du règlement n° 1408/71 a déjà été envisagée par la Commission qui a proposé de modifier l’article 22 du règlement relatif à la prise en charge des soins d’urgence. Elle proposait d’introduire un article 22 bis, rédigé comme suit :
« Règles particulières pour certaines personnes.
[…] les dispositions de l’article 22 paragraphe 1, points a) et c) s’appliquent également aux personnes, quelle que soit leur nationalité, qui sont assurées en vertu de la législation d’un État membre et aux membres de leur famille résidant avec elle ».
Alors que l’unanimité semblait avoir été obtenue au cours des discussions préliminaires, cette proposition a finalement été rejetée au dernier moment par l’un des États membres.
L’opiniâtreté de la Commission
Cette modification du règlement aurait pourtant été très utile. Par exemple, dans le cas de figure suivant : un travailleur marocain, résidant légalement en Belgique se rend dans son pays d’origine pour ses congés annuels. Il voyage en voiture et traverse donc les territoires français et espagnol. Lors de la traversée de la France, il est victime d’un accident nécessitant une hospitalisation. Étant affilié au régime de sécurité sociale belge, l’administration française aurait, sur le fondement de ce nouvel article 22 bis du règlement n° 1408/71, fait l’avance des frais d’hospitalisation et aurait ensuite sollicité leur remboursement auprès des autorités belges, sans que ce travailleur marocain ait besoin de payer la moindre somme.
Le rejet de cette modification est d’autant plus regrettable que sa mise en œuvre n’aurait pas soulevé de difficulté particulière. Il s’agit, en effet, d’un mécanisme auquel les caisses
sont habituées, et les bénéficiaires sont parfaitement intégrés au système de sécurité sociale de l’État auquel ils sont affiliés puisqu’ils cotisent régulièrement.
Mais, depuis, la Commission, très attachée à l’extension du champ d’application personnel du règlement n° 1408/71, n’a pas hésité à reformuler une proposition, cette fois-ci bien plus ambitieuse que la précédente. Elle a en effet proposé de supprimer purement et simplement la référence à la nationalité figurant à l’article 2 du règlement, et qui définit le champ d’application personnel de l’ensemble du règlement de coordination, et de ne retenir que le rattachement au système de protection sociale de l’un des États membres, c’est-à-dire de ne garder que le critère de la résidence.
Ainsi, cet article 2, qui stipule actuellement que :
« Le présent règlement s’applique aux travailleurs salariés ou non salariés qui sont ou ont été soumis à la législation de l’un ou de plusieurs États membres et qui sont des ressortissants de l’un des États membres ou bien des apatrides ou des réfugiés résidant sur le territoire de l’un des États membres ainsi qu’aux membres de leur famille et à leurs survivants »,
deviendrait :
« Le présent règlement s’applique aux travailleurs salariés ou non salariés qui sont ou ont été soumis à la législation de l’un ou de plusieurs États membres ainsi qu’aux membres de leur famille et à leurs survivants ».
La Commission marque un grand pas en avant car, à l’heure où les États membres de la Communauté n’ont toujours pas trouvé d’accord pour permettre aux ressortissants d’États tiers résidant légalement sur le territoire d’un État membre de se déplacer librement et de manière durable au sein de la Communauté, elle propose néanmoins d’instituer un mécanisme automatique de coordination des régimes de sécurité sociale pour ceux qui satisfont aux conditions de séjour, encore fixées au niveau national, et résidant successivement dans plusieurs États membres de la Communauté.
Notes
(1) CATRED, FNATH, GISTI et ODTI, Handicapés et retraités : vers une égalité de traitement ?, juin 1997 ; GISTI, La circulation des étrangers dans l’espace européen, juin 1998.
(2) Règlement CEE n° 1408/71 du Conseil du 14 juin 1971 et CEE n° 574/72 du Conseil du 21 mars 1972. Textes reproduits dans le Code européen des personnes, Dalloz, 1996.
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