Article extrait du Plein droit n° 84, mars 2010
« Passeurs d’étrangers »

La grève des sans-papiers au miroir de la précarité

Le mouvement des travailleurs sans papiers connaît en France, depuis le 12 octobre 2009, une nouvelle vague de grèves. D’une ampleur sans précédent (6000 grévistes), celle-ci prolonge le mouvement de 2008. Le collectif Asplan (équipe de recherche formée depuis début 2008 pour suivre la grève des sans-papiers) revient ici sur la genèse de ce mouvement, les choix stratégiques qu’il a opérés et les défis qu’il a rencontrés. L’analyse du premier acte permet en effet d’éclairer les déplacements et les continuités qui caractérisent le second.

La vague de grèves de 2008 fait suite à une série de grèves pionnières (blanchisserie Modeluxe dans l’Essonne, restaurant La Grande Armée, à Paris, …) qui ont, dès 2006, dessiné les contours juridiques et politiques de ce mouvement, reprenant la revendication centrale de la lutte des sans-papiers, la régularisation, en l’associant au mode d’action traditionnel du mouvement ouvrier, la grève du travail. Ce faisant, elle a contribué à la construction d’une nouvelle figure, le « travailleur sans papiers  », qui se loge dans les contradictions d’une politique migratoire promouvant de nouveau l’immigration dite « économique ». Par leur statut, les travailleurs étrangers sans titre de séjour appartiennent, dans l’ensemble, au « salariat bridé [1] » : leurs possibilités de contestation ou de fuite face à l’employeur sont limitées. Toutefois, venant compliquer l’image de sans-papiers uniformément « sans droits, écrasés par la loi », les grèves ont fait apparaître des situations diversifiées, tant du point de vue des formes d’emploi que du contenu du travail. Depuis 2006, elles ont permis de montrer que tous les sans-papiers ne sont pas insérés dans des formes d’emploi illégales ou dites « atypiques » et qu’ils sont nombreux à occuper des emplois salariés formels dans des entreprises ayant pignon sur rue.

Les conditions d’emploi et de travail avaient plutôt été mises en sourdine au sein des mobilisations de sans-papiers des années 1990, notamment de peur que la mise en avant d’une activité salariée non autorisée ne joue au détriment des personnes concernées. Durant les prémisses du mouvement de 2008, aussi bien syndicats que pouvoirs publics ont d’abord eux aussi hésité sur le sens à donner aux preuves matérielles d’emplois déclarés (fiches de paie, numéro de sécurité sociale, avis d’imposition, etc.). Ce n’est qu’à l’issue d’affrontements et de tâtonnements que ces signes ont fini par être institués comme condition nécessaire à l’obtention de titres de séjour. Sur le plan politique, fiches de paie et avis d’imposition sont désormais des sources de fierté civique parfois brandies en symboles devant les caméras de télévision.

Ainsi, pour les premières grèves coordonnées de 2008, la CGT décide de faire reposer son action sur des situations « incontestables  » : les grévistes sont des salariés présentant les caractéristiques les plus « légitimes  » : déclarés et cotisants ; en contrat à durée indéterminée ; à temps plein ; embauchés directement par l’entreprise qui les utilise. Cette réaffirmation d’une norme d’emploi « standard  » a répondu aux critères limitatifs que le gouvernement avait progressivement opposés à l’action des grévistes. Elle peut sembler paradoxale dans la mesure où les étrangers pris dans leur ensemble sont prioritairement touchés par l’éclatement du droit du travail engendré par les réformes des trente-cinq dernières années. Les travailleurs, et singulièrement les travailleuses, en contrat à durée déterminée et a fortiori en intérim, à temps partiel et/ou au noir, se sont, dans un premier temps, retrouvés en position marginale.

Les mesures restrictives décidées par les gouvernements de droite depuis 2002 se sont accompagnées d’un nouveau discours sur l’« immigration choisie  », privilégiant le pouvoir discrétionnaire des préfectures au détriment des titres de séjour de longue durée et de plein droit. Dans le même temps, la loi du 24 juillet 2006 a remis au goût du jour la carte « salarié  » tombée en désuétude à la fin des années 1970.

Un séjour sous conditions

Cependant, en 2006, à l’issue de la première grève de travailleurs sans papiers, à la blanchisserie Modeluxe à Massy, les grévistes fournissent pour leur demande de régularisation les éléments habituels de dossiers « vie privée et familiale » (factures, certificats de résidence). Il n’est pas encore question de fiches de paie. Pour la régularisation des grévistes de Buffalo Grill, en 2007, un deuxième cap est franchi : la préfecture décide de régulariser uniquement les salariés que l’entreprise aura maintenus dans leur emploi. Elle anticipe ainsi l’article 40 de la loi Hortefeux du 20 novembre 2007 qui institutionnalisera cette possibilité. À l’hiver 2008, après une semaine de grève, les cuisiniers du restaurant de la Grande Armée près de l’Arc de Triomphe obtiennent des cartes de séjour d’un an. Pour la première fois dans l’histoire du mouvement, il ne s’agit pas de titres « vie privée et familiale  », mais de cartes portant la mention « salarié  ». Ce changement entérine la stratégie d’une « régularisation par le travail  » [2] tout e n orientant les ex-sans-papiers vers un séjour régulier plus contraint, puisque la carte « salarié  » peut obliger l’étranger à n’exercer qu’un métier déterminé dans une zone géographique donnée et fait peser une menace sur le renouvellement en cas de chômage [3].

Par la suite, près de 2000 travailleurs sans papiers entrent en grève au cours du second trimestre 2008, auxquels il faut ajouter environ 1500 salariés isolés dont les dossiers seront déposés mais qui ne participeront pas au mouvement. Ces grèves s’accompagnent de nombreuses occupations : restaurants, sièges sociaux, ou encore lieux symboliques comme la Maison de la propreté, à Villejuif, siège de la fédération des employeurs du nettoyage. L’occupation des lieux de production vise à obliger les employeurs à participer aux démarches de régularisation de leurs salariés. En effet, pour présenter un dossier de régularisation auprès d’une préfecture, il est indispensable de fournir deux formulaires remplis par l’employeur : dans l’un, celui-ci s’engage à payer la taxe Anaem [4] due pour l’emploi d’un salarié étranger en France ; dans l’autre, il doit mentionner les caractéristiques du contrat de travail proposé. Si les grèves et les occupations cherchent à faire pression sur l’employeur, la revendication finale s’adresse à l’État, ce qui a amené certains employeurs à contester la licéité des occupations et le fait qu’il s’agisse d’un conflit du travail. Les rares tribunaux saisis alors semblent n’avoir jamais requis l’expulsion de grévistes, incitant plutôt à la négociation. Par contraste, les grévistes de 2009, davantage en situation d’emploi sous-traitant et précaire, verront leurs occupations fortement mises en cause : la RATP, occupée par des travailleurs sans papiers de l’un de ses sous-traitants, l’entreprise Asten, parlera d’« intrusion de manifestants  » et déclarera dans un communiqué qu’« à [sa] connaissance aucun salarié travaillant sur ses sites n’est en situation irrégulière.  »

Faire pression sur les employeurs

En 2008, il s’agit d’obtenir des employeurs qu’ils remplissent les deux formulaires et qu’ils reconnaissent par là-même employer des travailleurs sans papiers. Beaucoup commencent par nier, mais finissent par admettre l’évidence face à des exemples de salariés licenciés pour défaut de papiers en règle et réembauchés sous une autre identité, ou par la découverte de plannings prouvant que des salariés étaient connus sous plusieurs identités successives, ou encore par des courriers de la Caisse primaire d’assurance maladie informant l’employeur de la situation du salarié. Lorsque les personnes ont travaillé dans l’entreprise sous une ou plusieurs identités – en utilisant des faux papiers ou des identités d’emprunt – l’employeur doit également établir un certificat de concordance attestant que le salarié concerné est bien celui auquel correspondent les feuilles de paie et les contrats fournis. Une fois les dossiers constitués, les occupations d’entreprises continuent, jusqu’à ce que tous les salariés grévistes, ou du moins une grande majorité d’entre eux, aient reçu des titres de séjour.

Si l’afflux de sans-papiers toujours plus nombreux a amplifié le mouvement, il a également accru les risques que se fissure son homogénéité. Les pouvoirs publics ont pour politique de freiner ou d’empêcher les régularisations de travailleurs sans papiers en jouant de la faible reconnaissance institutionnelle de leurs formes d’emploi « atypiques  ». Face à ce filtre, la stratégie des grévistes et des syndicats connaît souvent deux moments : une tentative de sortie de la forme d’emploi atypique par la pression sur les employeurs ; une tentative de reconnaissance de la forme d’emploi atypique comme voie d’accès possible et « normale » à la régularisation par la pression sur les pouvoirs publics.

Ainsi, de nombreux travailleurs du nettoyage, plus rarement de la restauration, ont des contrats à temps partiel. Or, lors de la régularisation, les Directions départementales du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (DDTEFP) s’assurent non seulement de la légalité des contrats, mais aussi du respect d’autres conditions. Si le temps de travail n’en fait pas formellement partie, il apparaît indirectement dans l’exigence de percevoir un Smic mensuel, puisque les salariés concernés sont le plus souvent embauchés au Smic horaire. Une augmentation drastique des salaires paraissant difficile à négocier, l’objectif des grévistes et des syndicats est d’obtenir un passage à temps plein. Cet objectif rencontre la résistance des employeurs, pour deux raisons principales : soit ils n’ont pas une charge de travail suffisante pour occuper un temps plein ; soit les temps partiels masquent en réalité des temps pleins ou quasi temps pleins (cas, par exemple, des femmes de chambre en hôtel auxquelles est imposé un quota de chambres infaisable). Le passage au temps plein amènerait donc les employeurs à rémunérer bien plus leurs salariés pour une charge de travail qui ne serait pas proportionnellement augmentée. De même, des travailleurs sans papiers intérimaires du bâtiment, comme par exemple ceux de l’agence Man-BTP à Paris, se sont d’abord adressés à l’entreprise de travail temporaire qui les emploie depuis des années, leur fournissant notamment des fiches de paie, pour demander leur régularisation. La direction a cédé assez rapidement mais, comme tous les autres dossiers de sans-papiers intérimaires, ceux de Man-BTP ont été rejetés par la préfecture. Tout en maintenant la grève, les grévistes et leurs soutiens ont alors décidé de se tourner vers les entreprises donneuses d’ordre afin d’obtenir les contrats d’embauche en CDI ou CDD de 12 mois requis pour espérer une régularisation. De grands groupes comme Vinci, Eiffage et Rabot Dutilleul utilisent en effet ces sans-papiers intérimaires sur leurs chantiers. Vinci s’est engagé à procéder à 26 embauches à durée indéterminée (après une formation d’un an), Rabot Dutilleul à quatre, et Eiffage à une. Pour les 52 salariés restants, le mouvement a décidé de s’attaquer au syndicat patronal des professionnels de l’intérim, services et métiers de l’emploi (Prisme). Celui-ci a entamé des négociations avec le ministère qui a publié, le 2 décembre, les premiers critères de régularisation pour les travailleurs intérimaires : justifier que le salarié a été employé 12 mois au cours des 18 derniers mois et apporter les garanties de maintenir ce taux d’activité au cours des prochaines années.

Dès le lancement des grèves du 15 avril 2008, enfin, une association, Femmes-Égalité, est intervenue pour défendre les femmes sans papiers qui travaillent, pour la plupart, chez des particuliers et au noir. Il est impossible à ces dernières de faire grève et d’occuper leurs lieux de travail puisqu’il s’agit de domiciles privés. De plus, l’absence de déclaration (Urssaf, fiches de paie ou chèques emploi service) les empêche d’attester d’un lien salarial. Pour espérer une régularisation, il leur faut obtenir des promesses d’embauche, ce qui implique de dénoncer le caractère informel de leur emploi mais aussi de lever le tabou de l’irrégularité de leur situation administrative, alors même que ces deux éléments rendent facile pour les employeurs un licenciement sans dommage. Certaines obtiennent de leurs employeurs des promesses d’embauche, mais pas à temps plein, les emplois concernés ne recouvrant souvent que quelques heures de travail hebdomadaires. La salariée doit donc compléter elle-même le temps partiel initial en cherchant d’autres employeurs particuliers. Les régularisations qui interviennent dans ce cadre ne peuvent l’être que dans l’aide à la personne. Aussi, plusieurs femmes ayant des qualifications tout à fait autres sont-elles contraintes de rechercher des promesses d’embauche exclusivement dans le secteur : l’accès à une carte « salarié  », alors que font défaut les formes canoniques du salariat, se paie d’une assignation des femmes à un métier conçu comme féminin.

« La préfecture, c’est la loterie  »

Au printemps 2009, pressées par les sans-papiers, submergées par les démarches administratives à accomplir, les organisations syndicales et associatives décident de relancer une nouvelle vague de grèves. Alors que les grévistes de 2008 réclamaient que leurs dossiers de demande de régularisation ne contiennent que quelques fiches de paie et une promesse d’embauche, les préfectures ont posé des conditions tenant non seulement aux caractéristiques de l’emploi mais aussi à l’ancienneté dans l’entreprise et sur le territoire français. Ces critères, restés variables d’une préfecture à l’autre durant des mois, ont été officialisés par une circulaire en décembre 2008 avant d’être abandonnés une fois le rapport de forces éteint. À nouveau, « la préfecture, c’est la loterie  », comme le disent les grévistes de 2009. Le deuxième mouvement de grève a donc un double objectif : rétablir et consolider ce qui avait été gagné, et si possible obtenir mieux.

Les sans-papiers entrés en grève à partir du 12 octobre 2009 sont ceux qui n’ont pas pu être régularisés suite aux grèves de 2008. Certains en effet, après avoir déposé un dossier et éventuellement obtenu un titre de séjour provisoire sont restés sans nouvelles de la préfecture et sont redevenus sans papiers quand ils ne sont pas tombés sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français. D’autres auraient souhaité se mettre en grève en 2008, mais ne pouvaient le faire car ils étaient seuls dans leur situation au sein de l’entreprise. Ce sont ceux que l’on appelle dans ce mouvement les « travailleurs individuels », qui seront regroupés pour cette seconde vague de grève dans des lieux d’occupation liés à un gros employeur ou à la branche (fédération patronale, organisme paritaire...). D’autres encore n’avaient pas pu trouver leur place dans la précédente vague de grèves car ils travaillent au noir : c’est le cas notamment de nombreux travailleurs chinois de la confection. Des travailleurs licenciés, enfin, rejoignent également le mouvement.

Dans leur affrontement, aussi bien initiateurs du mouvement que pouvoirs publics semblent avoir agi de manière pragmatique : le résultat final et paradoxal est imprévu pour les deux parties. Du côté des pouvoirs publics, la mise en avant d’une norme d’emploi comme filtre de la régularisation s’interprète d’abord et classiquement comme une stratégie de division du mouvement. Mais elle va à rebours de nombre de mesures politiques prises depuis les années 1970, attaquant l’hégémonie du CDI à temps plein (stabilisé par la loi de 1973 sur le licenciement) au moyen d’une diversification des contrats.

Du côté syndical, le paradoxe est symétrique. Prenant acte du fait que les grèves en faveur des régularisations, grèves déjà très dures et accompagnées pour beaucoup de lourdes pertes de salaire, ne pouvaient pas aisément s’aventurer sur la question plus générale de la précarité des contrats, les syndicats ont dû demander aux pouvoirs publics de réviser à la baisse les exigences en matière de qualité de l’emploi auxquelles ils conditionnaient la délivrance des titres de séjour.

Ce paradoxe n’est pas né avec la grève de travailleurs sans papiers. Certes, la plupart des autres conflits salariaux portent sur l’amélioration des conditions d’emploi et de travail. À ce titre, ils tendent à contester l’existence même de certaines formes d’emploi précaires. Mais ils visent aussi à augmenter les marges de lutte elles-mêmes et cherchent à faire reconnaître ceux qui sont touchés par les formes d’emploi précaires comme d’authentiques salariés fondés à lutter. En se situant au croisement de ces deux chemins tactiques, le mouvement des salariés sans papiers a hérité des tensions qui les traversent.




Notes

[1Yann Moulier-Boutang, De l’esclavage au salariat. Économie historique du salariat bridé, PUF, Paris, 1998.

[2Ce changement correspond aussi à la stratégie des préfectures d’augmenter de façon comptable l’immigration dite de travail par opposition à l’immigration dite familiale.

[3Néanmoins les grévistes régularisés semblent ne pas avoir subi de telles limitations, ni de difficultés majeures lors du premier renouvellement.

[4Devenue par la suite « taxe OFII » (Office français de l’immigration et de l’intégration).


Article extrait du n°84

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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