Article extrait du Plein droit n° 84, mars 2010
« Passeurs d’étrangers »
Les enfants passeurs de Mayotte
Rémi Carayol
Journaliste indépendant
C’est un procès comme on en voit toutes les semaines – ou presque – à Mayotte. Un gamin se présente, dépenaillé (dans la tenue qu’il portait lors de son arrestation), à la barre du tribunal de première instance de Mamoudzou. Encadré par deux gendarmes qui font, bien souvent, deux fois sa corpulence, il ne fait pas le fier. Le juge le regarde de haut, un peu blasé tout de même. Le procureur aussi, plus énervé. Si l’audience se poursuit, le représentant du ministère public ne manquera pas de rappeler à quel point l’immigration clandestine est « un drame » auquel il convient de mettre un terme, et de pointer du doigt ces passeurs sans vergogne, qui mènent si souvent à la mort leurs innocents passagers. Ce type de procès peut se dérouler le matin, l’après-midi, le soir… La plupart du temps, les audiences sont des « comparutions immédiates ». Pas le temps d’étudier chaque cas, un passeur est un passeur… Avocats peu informés, mal payés. Juges pressés, fatigués. Procès bâclés.
Nous sommes en avril 2009, et c’est un procès tout ce qu’il y a de plus commun à Mayotte. Hachim [1] est accusé d’avoir « aidé » des personnes à entrer irrégulièrement sur le territoire de Mayotte, avec cette circonstance aggravante qu’il a mis leur vie en danger, énonce le président du tribunal. Ils venaient de Bambao, l’un des principaux ports de départ des kwassa [2] qui relient jour et nuit l’île d’Anjouan à celle de Mayotte. La première forme, avec la Grande Comore et Mohéli, l’Union des Comores, indépendante depuis 1975 ; la seconde est restée française, bien qu’appartenant au même ensemble, après un imbroglio juridico-politico-diplomatique qu’il serait trop long de développer ici. Trente ans après, les conséquences de cette « séparation » représentent un casse-tête pour l’administration française : pour des raisons économiques ou familiales, des milliers de Comoriens tentent, chaque année, de venir à Mayotte. Selon le dernier recensement de l’Insee (2007), sur 186 000 habitants, près de 40 % seraient « étrangers », dont une grande majorité en situation irrégulière.
La barque d’Hachim, à la coque légère, a été conçue pour transporter au plus dix pêcheurs – elle en contenait 32. Comme tant d’autres ces dernières années, elle s’est fait intercepter à quelques kilomètres des côtes mahoraises, après sept heures de traversée. Hachim s’est immédiatement présenté comme le passeur. À la barre du tribunal, il dit n’avoir que 17 ans. Il a arrêté ses études très tôt, n’avait aucune chance de trouver du travail chez lui, n’a ni femme ni enfants. Il le sait bien : en France, un mineur ne peut être jugé comme un adulte. Il s’en sortira à bon compte, se dit-il, à condition que le juge accepte de reconnaître qu’il n’a pas 18 ans. Hachim n’a aucun papier pour le prouver, et quand bien même en aurait-il, les juridictions françaises ne font guère confiance aux papiers comoriens – le pays est présenté par la France comme l’un des pires en matière de fraude à l’état civil. Le juge est dubitatif. « Vous ne semblez pas avoir 17 ans… » Il ne répond pas ; laisse son avocat, commis d’office, développer une argumentation désormais bien connue : « Dans le doute, vous devez le relâcher, ou tout du moins ordonner une expertise médicale ». Le juge réfléchit. Hachim n’est pas bien grand, un peu chétif. Il ne parle que quelques mots de français mais lui assure, dans un dernier sursaut, qu’il est né en 1992. Le procureur fait la moue. Encore un qui va y échapper, semble-t-il se dire. Finalement, le juge ordonne une expertise médicale. Hachim sera, en attendant, détenu dans le département « mineurs » de plus en plus fréquenté de la maison d’arrêt de Majicavo…
Dans la salle, les gendarmes se contiennent. Un agent de la PAF (police aux frontières) résume leur désarroi : « Quand on intercepte un kwassa, on se dit que ça n’a pas de sens pour les passagers. Ils seront renvoyés directement à Anjouan mais reviendront. On le sait. Mais cela ne sert pas à rien, se dit-on. Au moins, les passeurs seront mis au trou. C’est notre récompense – une manière de se dire qu’on ne fait pas ça pour rien. Mais depuis quelques mois, on assiste à une recrudescence de passeurs mineurs. Ils se dénoncent tout de suite et savent qu’ils ressortiront bientôt. »
La chasse aux passeurs lancée en 2005 par les autorités françaises à Mayotte [3], qui s’est traduite par une explosion du nombre d’arrestations en mer et de procès [4], a abouti, du côté des organisateurs de la traversée, à l’utilisation de plus en plus fréquente de mineurs. Parfois, ceux-ci sont véritablement les conducteurs des barques. Mais la plupart du temps, ils ne sont que de simples passagers qui, en échange d’une traversée moins chère, acceptent de se faire passer pour le passeur en cas d’arrestation. « Pour traverser le bras de mer qui relie Anjouan à Mayotte [70 km environ, ndlr], il faut une certaine expérience », témoigne Abdou, un pêcheur anjouanais. « Un gamin de 17 ans ne l’a pas, cette expérience. Pas plus qu’un gamin de 19 ou 20 ans. C’est un suicide de partir avec un jeune à la barre ».
Les passeurs sont généralement des pêcheurs qui comptent un certain nombre de sorties en mer. « Ce qui arrive, au départ, c’est que les rabatteurs font en sorte qu’il y ait des mineurs dans le tas. Ou du moins des jeunes qui ont l’air d’être mineurs. Avant le départ, ils conviennent avec la famille de l’enfant d’un prix moindre : 50 ou 100 euros au lieu de 150, 200 ou plus. En cas d’arrestation en mer, les conducteurs lui remettront la barre. Ils se fondront alors dans le lot des passagers et échapperont à la prison. Le jeune aussi, bien souvent ».
Un magistrat qui a officié à Mayotte quatre ans durant a vu la naissance de ce phénomène. « Auparavant, on n’avait que très rarement des passeurs mineurs. Mais plus on en arrêtait, plus on en rencontrait à la barre. Le phénomène a vraiment explosé en 2007. On n’est pas dupes. On sait que la plupart du temps ils ne servent que de faire-valoir. D’ailleurs, souvent, ils nous disent exactement ce qu’il s’est passé ».
Pour le magistrat, cette dérive démontre l’extrême vénalité des « mafias » qui organisent le passage, « prêtes à utiliser des gamins ». Mohamed, un militant qui aide les sans-papiers vivant à Mayotte à défendre leurs droits et connaît bien la question pour s’être rendu régulièrement à Anjouan, dénonce pour sa part l’« hypocrisie » de la justice. « À Anjouan, combien de gamins ne vont plus à l’école et n’ont pas de travail ? Des milliers. Ils sont évidemment prêts à jouer les passeurs s’ils savent qu’ils auront une chance d’aller à Mayotte pour un moindre prix. »
Jawad [5] fut de ceux-là. Il est arrivé en 2008 à Mayotte, en provenance de Domoni, un autre port anjouanais. Il raconte : « J’avais 16 ans. Je n’allais plus à l’école depuis le primaire car je devais aider mes parents aux champs. Un jour, j’ai décidé d’aller à Mayotte pour leur envoyer de l’argent et avoir un avenir. Je me suis renseigné pour partir. Je pensais que je devrais débourser 150 ou 200 euros, mais je savais que je pourrais essayer de m’arranger. J’ai quelques connaissances en mécanique. J’ai proposé de servir de mécanicien en cas de problème. Le passeur m’a dit : “On en a déjà un. Mais on peut te proposer autre chose : si on se fait arrêter, tu prendras la barre et tu diras aux flics que c’est toi le passeur”. J’ai accepté évidemment ! Au lieu de 200 euros, j’ai payé 50 euros. On est arrivé sain et sauf. On n’a vu aucune patrouille ».
D’autres ont moins de chance. Une fois interceptés par une des nombreuses vedettes de la PAF ou de la gendarmerie qui sillonnent le lagon toutes les nuits, ils passent sous les fourches caudines de la justice française. Or, bien souvent, celle-ci ne fait pas cas de leur soi-disant minorité. Un avocat : « Les autorités utilisent le test osseux pour définir l’âge des passeurs. Mais il a été prouvé que ce test, réalisé pour des Américains blancs dans les années 60, n’est en rien adapté à la corpulence d’un gamin africain. » Régulièrement, les avocats du barreau de Mamoudzou dénoncent l’utilisation de ce test. En octobre 2008, ils ont été (indirectement) soutenus, dans leur démarche, par la Défenseure des enfants, Dominique Versini, qui a rappelé, lors d’une conférence de presse tenue à Mayotte, que l’utilisation de ce test n’est pas suffisante. « Le doute doit bénéficier à l’accusé. Or ce test entretient le doute. Mais cela ne gêne pas outre-mesure la justice. C’est un scandale ! » estime l’avocat.
Ainsi, bien souvent, des passeurs qui se disent mineurs sont reconnus majeurs par le test. « Il est reconnu que ce test peut se tromper d’une année sur l’âge. Or très souvent, il dit que le jeune a 19 ans, 18 ans… » Le magistrat rétorque que « si l’on devait libérer tous les passeurs qui se disent mineurs, on n’en aurait plus un seul en prison ». Il rappelle en outre que nombreux sont les majeurs qui se font passer pour des mineurs – ce qui n’est pas faux. Mais il reconnaît que « le test osseux n’est pas suffisant ».
Peines lourdes pour les « assassins »
À Anjouan, on ne se pose pas autant de questions. « Si on ne nous emprisonnait pas automatiquement, on ne donnerait pas la barre aux enfants », assure Djaloud, un passeur occasionnel. Pour lui, la justice française fait une erreur en comparant les passeurs à des criminels. « Nous ne sommes pas des meurtriers. Moi, je suis un pêcheur. J’essaye de vivre comme je peux, et le passage me permet de gagner de l’argent pour payer à manger à ma famille. Si je n’avais pas ça, on crèverait de faim. Quand je pars, je suis conscient du danger. Et mes passagers aussi. »
Les autorités françaises leur reprochent de ne pas être équipés de matériel de sécurité – un deuxième moteur, des gilets de sauvetage, un GPS ! – et de surcharger les barques. « Mais nous les passeurs, on ne décide de rien ! C’est notre patron qui décide du nombre de passagers. » Les exemples de passeurs qui ont refusé de partir avec un grand nombre de passagers ne sont pas rares. Et Djaloud de rappeler : « Nous aussi, les passeurs, sommes en danger. Nous non plus n’avons pas de gilet. Et bien souvent d’ailleurs, un des deux pilotes prend la barque pour rester à Mayotte. C’est un passager comme les autres. »
Pour Mohamed, le militant associatif, l’erreur d’appréciation des autorités sur la réelle responsabilité des passeurs est à l’origine de la dérive de l’utilisation des mineurs. « Peut-on en faire des criminels assoiffés de sang comme veulent nous les présenter les représentants de l’État ? Je ne le crois pas. Et tant qu’on les jugera comme tels, ils essaieront d’échapper à la justice et sacrifieront des gamins. »
En janvier dernier, Nicolas Sarkozy, à l’occasion d’une visite de quatre heures sur le territoire mahorais, avait cru bon de qualifier les passeurs d’« assassins ». Il ne faisait que reprendre à son compte l’antienne des magistrats et des préfets successifs, qui ont fait de cette caricature leur exercice favori ces dernières années. Les actes ont suivi.
Un passeur pris pour la première fois écope presque toujours – et suivant une procédure élaborée selon le mode du « copiécollé » – d’une peine d’un an de prison ferme, et en effectue généralement la moitié. Un récidiviste est, lui, condamné, dans la plupart des cas, à quatre ans de prison. Aujourd’hui, la maison d’arrêt de Majicavo, où l’on constate une surpopulation de 270 %, héberge en majorité des passeurs. Parmi eux, combien sont des mineurs ?
Notes
[1] Prénom d’emprunt
[2] Nom donné sur place aux embarcations qui relient clandestinement Anjouan à Mayotte, et plus globalement aux barques servant à la pêche.
[3] Chasse aux passeurs qui a coïncidé avec une chasse aux sans-papiers vivant à Mayotte : alors qu’en 2004, 8 599 personnes avaient été reconduites à la frontière à Mayotte, en 2009, ce chiffre est passé à 19 972. En 2006, 2007 et 2008, il avoisinait les 16 000.
[4] En 2009, 290 kwassa ont été interceptés au large de Mayotte (+13 % par rapport aux résultats de l’année 2008). Les autorités françaises disposent pour cela de trois radars (bientôt un quatrième), de huit vedettes (bientôt dix) et d’un hélicoptère depuis le mois de décembre 2009.
[5] Prénom d’emprunt.
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